Archéologie du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain


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TROISIEME PARTIE: LA METAPHYSIQUE

Chapitre XI. Le vocabulaire philosophique et technique de Baha'u'llah


XI.1. Un problème unique dans l'histoire religieuse

L'émergence de la Révélation baha'ie peut être considérée comme un phénomène à bien des égards unique dans l'histoire des religions. Pour la première fois, une religion apparaît dans le contexte d'une civilisation développée, et par conséquent, dès le début de son histoire, se trouve en contact avec une religion établie avec laquelle elle entre en concurrence dans un milieu culturel riche, où se mêlent des mouvements philosophiques, politiques et sociaux hautement développés.
Moïse et Muhammad prêchèrent à des tribus du désert dont la culture était limitée à leurs traditions.
Zoroastre vécut dans un milieu qui n'était pas très différent.
Bouddha apparut dans un pays qui, certes, avait une longue tradition religieuse, et où rivalisaient plusieurs écoles philosophiques, mais où cette culture n'était l'apanage que d'une infime minorité et où les masses restaient éloignées de toutes subtilités intellectuelles.
Jésus se manifesta dans un pays où existait une profonde culture rabbinique et lui-même montra à maintes occasions qu'il maîtrisait parfaitement cette culture. Cependant, celle-ci était souvent étrangère au peuple, et d'ailleurs elle n'eut que peu d'influence sur le développement consécutif du Christianisme.
Le Christianisme et l'Islam rencontrèrent par la suite la culture grecque, mais ce ne fut qu'après la mort de leur fondateur, et leur assimilation posa d'énormes problèmes. C'est donc bien la première fois dans l'histoire religieuse de l'humanité que nous voyons apparaître une nouvelle religion dans une société ayant atteint un haut niveau culturel. Cela pose bien sûr des problèmes spécifiques que n'avait eu à résoudre aucun autre fondateur de religion. Avant donc l'entrer plus en détail dans l'analyse des textes baha'is pour tenter d'en dégager les éléments d'une métaphysique, nous devons essayer d'approfondir quelques uns de ces problèmes.


XI.2. L'héritage culturel

Le premier problème est celui du vocabulaire et ce qu'on pourrait appeler le niveau de langage de la Révélation. Muhammad, pour exprimer les nouveaux concepts de l'Islam, et devant la pauvreté de l'arabe du Hijaz en vocabulaire abstrait, avait dû avoir recours à des emprunts à des langues étrangères telles que l'hébreu, l'araméen, le yéménite, et le pahlavi. Baha'ullah s'est exprimé, quant à lui, en arabe et en persan, langues qui avaient déjà une longue existence, un riche passé culturel, et qui abondent en termes mystiques, métaphysiques et philosophiques.
Baha'u'llah n'a pas pu ignorer la richesse de sa culture arabo-persane. Non seulement, il a hérité de la langue coranique et de la vaste littérature persane, mais il a dû aussi tenir compte des apports culturels des divers courants mystiques musulmans et de nombreuses écoles philosophiques dont l'enseignement avait été transmis jusqu'à son époque. Non seulement, il ne pouvait éviter d'avoir recours au vocabulaire qu'ils lui léguaient, mais il ne pouvait non plus ignorer les problématiques qui pendant de nombreux siècles les avaient nourris.

Face à cette situation, Baha'u'llah a choisi d'assumer dans sa totalité son héritage linguistique. Il a eu recours à l'ensemble du vocabulaire que pouvait lui fournir le persan et l'arabe, et les mots qu'il emploie, sont empruntés aux horizons de pensées les plus divers. On trouve également chez lui de très nombreux termes qui sont utilisés dans le Coran comme on trouve un vocabulaire emprunté à la philosophie hellénistique (1), à la scolastique mutakalimin, au néoplatonisme (2), à la métaphysique d'Ibn 'Arabi, au soufisme et de différentes écoles mystiques, à la théosophie illuminative des ishraqis, au shaykhisme, etc... Sans oublier inutile l'apport fondamental du Bab qui, dans ses nombreux commentaires du Coran, va se s'approprier toute une partie du vocabulaire coranique en donnant aux mots de nouvelles définitions généralement métaphoriques, et parfois fort éloignées du sens originel. Le Bab n'a pas hésité à forger de nouveaux concepts avec tout un vocabulaire nouveau. Le concept même de "Manifestation divine" a été largement élaboré dans le Bayan persan avant d'être repris par Baha'u'llah dans le Livre de la Certitude.


XI.3. Les aspects techniques du vocabulaire de Baha'u'llah

Saisir le sens de ce vocabulaire technique est parfois très difficile, car le vocabulaire philosophique arabo-musulman est assez pauvre et, en tout cas, ne s'est pas développé de la même façon que le vocabulaire philosophique européen. En occident, quand un philosophe invente un nouveau concept, il aura soin de souligner son originalité en créant une expression nouvelle qui sera soit un mot nouveau créé à partir du grec ou du latin, soit une expression composée de plusieurs mots aptes à traduire sa pensée.
En orient, les philosophes ont rarement inventé des mots ou des expressions. L'apport linguistique majeur s'est fait dans les trois premiers siècles de l'Islam lorsqu'on a traduit du grec et du syriaque les principaux ouvrages de la philosophie hellénistique et qu'il a fallu alors créer ex nihilo le vocabulaire arabe nécessaire. Après cette période de traduction, la langue philosophique ne s'est que très peu enrichie.
A chaque fois qu'un philosophe était amené à créer un concept nouveau ou à transformer de manière significative un concept ancien, il devait avoir recours à l'emploi d'un terme ancien sans pouvoir le modifier ou créer un mot nouveau à partir d'une racine comme les langues occidentales l'ont elles-mêmes fait à partir du latin et du grec. Il en résulte que les termes philosophiques changent constamment de sens selon les écoles et selon les auteurs.
Cela s'explique par le fait que les penseurs musulmans n'ont accordé aucune valeur à l'originalité. Leur quête philosophique est la recherche d'une Urphilosophie, d'une vérité pure, intemporelle, où l'expression de l'individu n'a aucune place, et qui n'est pas, comme pour l'occident, la recherche d'un sens à la vie. Le problème se complique lorsque les auteurs ont eux-mêmes caché la définition de certains termes qu'ils utilisent afin que celle-ci ne fut connue que de leurs disciples, comme c'est le cas pour le shaykhisme. Parfois, ils ont même volontairement cherché à induire en erreur le lecteur profane sur le sens de certaines de leurs expressions, afin de se protéger de toute accusation d'hérésie.

Certains problèmes se posent lorsque le vocabulaire est clairement d'origine grecque, ou lorsqu'il a un équivalent latin qui peut lui-même provenir du grec en passant par l'arabe, pour traduire l'expression arabe équivalente. Faut-il vraiment traduire mahiyya par quiddité? Le mot arabe vient de la même expression grecque que le latin quiditas.
La question "Ma huwa?" est la traduction exacte du grec "Ti to on?" à laquel on répond par le "To ti en einai". (3) Quiditas, de "quid?", "qu'est-ce que?", a d'ailleurs été forgé pour traduire Avicenne en latin. Mais l'histoire de ce mot en occident diverge par la suite profondément de celle de son représentant en orient. En Perse, le mot a pris une grande diversité de significations selon les Écoles. C'est pourquoi on peut effectivement se demander si le mot mahiyya doit être traduit par quiddité.
Face à ces problèmes, Shoghi Effendi avait pris une option qui ne pouvait être la nôtre pour des raisons purement philologiques. Il s'est concentré sur le sens spirituel des Écrits de Baha'u'llah et il a souvent renoncé à en rendre le sens philosophique. On perd dans les traductions anglaises les multiples allusions à la culture ambiante qu'il eut été impossible de rendre dans une langue étrangère.
Il arrive souvent que Shoghi Effendi ait dû transposer des images qui en anglais auraient perdu toute signification, rendre un membre de phrase par un mot ou un mot par une phrase complète. Dans tous les cas, il lui était impossible de rendre la richesse de contenu mystique et philosophique de la langue arabe ou persane.

Le vocabulaire philosophique dont a hérité Baha'u'llah est donc extrêmement flou et chaque mot appelle une interrogation pour en préciser le sens. Baha'u'llah n'a d'ailleurs jamais lui-même cherché à préciser ce vocabulaire. Jamais il ne donne la définition d'un mot. C'est 'Abdu'l-Baha qui le plus souvent a apporté les précisions indispensables.
On peut donner parfois plusieurs interprétations d'un texte selon que l'on va donner à un mot un sens tiré du vocabulaire shaykhi ou ishraqi, par exemple. Le vocabulaire de Baha'u'llah est très fluctuant et il peut varier dans des textes différents selon les interlocuteurs, voire parfois dans le même texte. Par exemple, ainsi que nous l'avons vu dans certaines tablettes le mot ruh signifie "âme" et nafs signifie "esprit", alors que dans d'autres tablettes, c'est nafs qui signifie "âme" et ruh qui signifie "esprit".
Il semble que ce soit Baha'u'llah qui ait consciemment choisi cette forme d'écriture, soulignant par là que ce qu'il voulait dire se trouvait au-delà des mots et devait être directement saisi par l'intuition. De plus, utiliser un vocabulaire philosophique soigneusement défini l'aurait immanquablement conduit à formuler un système philosophique et métaphysique, et c'est par dessus tout ce qu'il ne voulait pas. Car le rôle d'une Manifestation divine n'est pas de fonder une école philosophique. Il faut laisser ce rôle aux penseurs des générations futures.

On trouve dans les Écrits de Baha'u'llah des conceptions philosophiques et métaphysiques, mais ces conceptions ne forment pas un système au sens où un système est clos sur lui-même. La révélation divine ne se laisse emprisonnée dans aucun système. On ne trouve donc chez Baha'u'llah aucun exposé didactique. La mission d'une Manifestation divine ne consiste pas à résoudre des problèmes philosophiques, pas plus qu'elle n'est de résoudre des problèmes de physique ou de biologie.
Par contre, on trouve chez 'Abdu'l-Baha et notamment dans les "Leçons de Saint Jean d'Acre", un certain nombre d'exposés didactiques où 'Abdu'l-Baha se sert, avec beaucoup de dextérité, du vocabulaire de la vieille scolastique musulmane très imprégnée d'aristotélisme et de platonisme, pour venir éclairer heureusement les Écrits de Baha'u'llah. Ceci explique que nous serons souvent amener à nous fonder sur les Écrits d''Abdu'l-Baha, plus que sur ceux de Baha'u'llah, pour expliquer les grandes lignes de la pensée ontologique du fondateur de la Foi baha'ie.


XI.4. Le caractère implicite de la métaphysique de Baha'u'llah

Les conceptions philosophiques et métaphysiques de Baha'u'llah apparaissent plus souvent de manière implicite qu'explicite. C'est ce que nous avons vu au chapitre précédent avec l'étude très précise du vocabulaire des mondes divins, dans le recueil des Munajat notamment. Notre étude dans ce chapitre avait été essentiellement philologique. Nous allons maintenant essayer de lui donner un sens philosophique et métaphysique.
Comme jadis l'avait fait Bouddha, Baha'u'llah a cherché à rester à l'écart des disputes philosophiques et théologiques de son temps. Baha'u'llah cite et mentionne souvent les grands poètes persans, mais il ne cite que de manière exceptionnelle les philosophes et les théologiens musulmans.
Lorsque donc Baha'u'llah aborde un problème philosophique, ce n'est jamais à travers les différents éléments d'un débat d'école, mais à leur niveau le plus général et le plus universel. Jamais Baha'u'llah ne répond à une argumentation. Il se contente toujours d'exposer le problème et sa solution en faisant abstraction des débats. Le meilleur exemple de cette méthode est le livre "Les sept vallées" qui expose la conception baha'ie de l'union de l'homme avec Dieu et qui est indirectement une réfutation du panthéisme et de la conception du monisme existentiel de l'école de Hallaj et d'Ibn 'Arabi.

Dans la Tablette sur l'univocité de la Réalité (Lawh-i-Basiratu'l-Haqiqat), Baha'u'llah expose les deux conceptions ontologiques de son époque: celle du monisme existentiel d'Ibn 'Arabi et celle dit du monisme testimonial de l'école orthodoxe. Cependant les deux exposés sont biaisés. Aucun n'est un exposé fidèle du monisme existentiel ou du monisme testimonial, car d'une part Baha'u'llah n'a voulu conserver de ces deux systèmes que ce qu'il lui paraissait compatible avec sa pensée et d'autre part il prend soin de nous les présenter comme deux points de vue complémentaires et non comme deux théories opposées. Ainsi il se tient à l'abri de toute polémique.
Bien que Baha'u'llah soit apparemment très éloigné de la position d'Ibn 'Arabi, jamais il ne laisse échapper une condamnation abrupte et toujours il s'efforcera de mettre en avant ce qu'il y a de plus positif dans l'enseignement du shaykh. Cela peut-être parfois assez déroutant, car lorsque Baha'u'llah rapporte une opinion d'une école ou d'un maître, c'est souvent pour exposer ses propres idées de manière déguisée afin de ne pas heurter la conscience de son public. 'Abdu'l-Baha use des mêmes procédés dans son Commentaire du Trésor caché.

Comprendre les conceptions mystiques et philosophiques de Baha'u'llah passe donc par une étude très précise des textes et donc de leur vocabulaire, en oubliant jamais qu'un même mot est susceptible de recevoir plusieurs définitions. On peut distinguer trois grandes classes de vocabulaire: le vocabulaire coranique, le vocabulaire philosophique et théologique et le vocabulaire mystique et poétique.

Chacune de ces classes se subdivise en nombreuses sous-classes. Il n'est pas suffisant par exemple de constater qu'un terme est d'origine coranique, car il faut également connaître les interprétations des principaux exégètes. Nous avons vu que le mot Malakut est coranique, mais nous ne comprendrions pas son sens dans les Écrits de Baha'u'llah si nous ne connaissions pas son histoire à travers la littérature exégétique et philosophique islamique. De plus, le Bab a lui-même écrit un très grand nombre de commentaires du Coran dans lesquels il donne aux termes coraniques des sens totalement nouveaux auxquels Baha'u'llah se réfère constamment.

Le vocabulaire mystique et poétique de Baha'u'llah est d'une approche beaucoup plus simple. Il se fonde sur ce qu'on pourrait appeler la culture de "l'honnête homme" de son époque; culture essentiellement nourrie de poésie avec les grands poètes qu'il cite les plus fréquemment: Rumi, 'Attar, Hafiz et Sa'di. Encore faut-il se méfier de ce vocabulaire qui comprend de nombreux détournements de sens. Baha'u'llah procède souvent par des allusions voilées qui ne sont d'un accès ni facile, ni immédiat.


XI.5. Influence néoplatonicienne dans la culture persane

Mais le vocabulaire qui pose le plus de problème est bien sûr le vocabulaire philosophique et théologique de Baha'u'llah. Il est moins abondant que le vocabulaire coranique, mais il ne présente pas l'avantage comme le premier d'avoir un ouvrage de référence et une source unique. Ce vocabulaire est essentiellement néoplatonicien. Par néoplatonicien, il faut entendre le néoplatonisme musulman qui est en fait une synthèse entre le platonisme, l'aristotélisme et le néoplatonisme de Plotin et de Proclus auxquels se sont superposés les apports personnels de Farabi et d'Avicenne. Il inclut également les apports des Ishraqiyyun, de l'Ecole d'Isfahan et du shaykhisme.

Ceci implique que certains textes de Baha'u'llah ne peuvent bien se comprendre sans une bonne connaissance du néoplatonisme musulman, et que le néoplatonisme musulman ne peut être connu sans une bonne connaissance de l'ensemble de la philosophie grecque. Nous en verrons des exemples très précis. Pour cette raison, avant d'aborder les problèmes métaphysiques essentiels que pose la conception baha'ie des mondes divins, et plus particulièrement des rapports entre les mondes spirituels et notre monde physique, nous examinerons les éléments de la philosophie grecque et musulmane qui sont en rapport avec ce qui nous intéresse.

Bien entendu, ceci pose la question de savoir si Baha'u'llah était lui-même néoplatonicien comme certains l'ont affirmé. Le fait que Baha'u'llah ait utilisé le vocabulaire néoplatonicien pose des questions complexes qui touchent à la philologie, à la métaphysique et même à la philosophie de l'histoire. Ceci nous amène à poser le problème du statut des philosophes grecs dans l'histoire de la révélation.

Baha'u'llah connaissait très bien l'histoire de la philosophie grecque. Dans la Tablette de la sagesse, il cite Empédocle, Hippocrate, Socrate, Platon et Aristote (4). Pour lui manifestement le plus important de tous est Socrate qu'il qualifie de "plus distingué d'entre les philosophes" (5), et il dit de lui que non seulement il maîtrisait les sciences courantes parmi les hommes, mais aussi "celles qui sont voilées à leur esprit" (6).
Socrate était donc pour lui très proche de l'inspiration divine, et c'est à lui qu'il attribue l'essentiel des mérites philosophiques de Platon. Il est étonnant que Baha'u'llah ait consacré un développement aussi important à la philosophie grecque et qu'il parle si peu des philosophes musulmans. Mais sans doute était-il trop conscient de la dépendance de la philosophie musulmane à l'égard de la philosophie grecque.

Baha'u'llah ne se contente pas d'utiliser un vocabulaire néoplatonicien. Sa pensée prend parfois une tournure nettement platonicienne, et cela sur au moins trois points. La métaphysique de Baha'u'llah se présente comme une philosophie de l'émanation. Dans certaines de ses tablettes, il semble accréditer l'idée d'un monde intermédiaire des archétypes entre le monde physique et les mondes spirituels. C'est ce monde intermédiaire que les philosophes appellent "Monde imaginal". Enfin, certains textes de Baha'u'llah paraissent accréditer une division de la réalité entre un monde intelligible et un monde sensible. Nous nous efforcerons de répondre à ces questions dans les chapitres qui suivent notre exposé général sur le néoplatonisme.

Cette allure vaguement néoplatonicienne a trompé de nombreux orientalistes qui n'ont pas vu l'originalité de la pensée de Baha'u'llah. Notre étude montrera que si la métaphysique de Baha'u'llah est bien une philosophie de l'émanation, l'expression du concept et les conceptions métaphysiques qui le sous-tendent sont totalement originales.

Si on devait rattacher Baha'u'llah à une école de pensée, c'est moins au néoplatonisme de Plotin et de Proclus qu'au platonisme lui-même qu'il faudrait le faire; et cela n'est pas étonnant puisque ce sont Socrate et Platon qui ont ouvert pour l'Antiquité la seule voie possible entre l'investigation personnelle de la Nature et du Cosmos et la découverte d'un Dieu transcendant. Pour Baha'u'llah, il y a bien une religion de Socrate et de Platon, mais cette religion est inspirée et non révélée. En cela, il suit d'ailleurs Ghazali et Suhrawardi. Ceci explique également qu'à bien des égards la pensée baha'ie soit souvent plus proche des solutions retenues par le Christianisme que de celles des principales écoles de l'Islam.

Il y a cependant un point fondamental sur lequel Baha'u'llah diverge de Platon et se rapproche d'Aristote. Platon avait adopté certaines idées de Démocrite sur le changement et il pensait que le monde sensible était un monde mouvant et insaisissable sur lequel l'homme ne pouvait baser aucune certitude. La certitude ne pouvait venir que du Monde intelligible. Pour cette raison, pour Platon, ce n'est qu'une fois que l'homme a véritablement compris la nature de l'Un qu'il peut descendre dans la compréhension du multiple. C'est donc, comme pour Descartes, la métaphysique qui conditionne la physique.
Pour Aristote, au contraire, seule l'étude du multiple peut, en nous permettant de remonter la chaîne des causes nous amener à la compréhension du monde intelligible. Sans la certitude du monde sensible, jamais l'homme ne pourrait s'élever à la contemplation de l'intelligible.
On retrouve chez Baha'u'llah le même doute quant aux capacités de l'intuition humaine de s'élever directement à l'intelligence des réalités spirituelles. L'homme par lui-même ne peut avoir aucune certitude sur les réalités spirituelles, alors que pour la connaissance du monde sensible la raison lui permet d'atteindre un degré acceptable de certitude. Ceci explique que chez Baha'u'llah la science en général, et surtout la science occidentale, soit tant valorisée.
Ce n'est que par le pouvoir de la Révélation et l'enseignement des Manifestations divines que l'homme peut atteindre la certitude quant aux mondes spirituels. Néanmoins, le caractère métaphorique du monde sensible nous permet dans une certaine mesure de nous élever vers le monde spirituel. Lorsque l'homme veut saisir la nature des réalités spirituelles, il est prisonnier du langage courent qui n'existe qu'en fonction des réalités du monde sensible.
La seule voie ouverte consiste donc bien, en prenant appui sur la révélation à l'élever du sensible au spirituel, du multiple à la Cause des causes. Baha'u'llah diverge cependant d'Aristote en ce qu'il ne fait pas pleinement confiance à la raison. Pour lui, Révélation, raison, tradition et intuition sont quatre modes de connaissances qui doivent être utilisés de manière complémentaire. Même la Révélation doit être validée par la raison.

Le Christianisme fit également du néoplatonisme sa langue philosophique, non sans que cela suscite un grave crise, la crise origèniste du IIIe siècle. Mais des pères de l'Église comme Clément d'Alexandrie, Grégoire de Nysse, Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze sauront réviser totalement la doctrine philosophique pour en faire une réception critique et tempérée qui permettra son adaptation à la doctrine des Évangiles. Pendant près de mille ans, du Pseudo-Denys l'Aréopagite jusqu'à Bonaventure, le néoplatonisme sera la langue philosophique d'expression du Christianisme, jusqu'à ce que Saint Thomas d'Aquin la remplace par l'aristotélisme qui présentait à ses yeux l'avantage de pouvoir expliquer la transsubstantiation.

Pendant un millénaire le néoplatonisme fut la lingua franca du monde philosophique. Non seulement, il s'imposa à partir du IIIe siècle chez les grecs païens, non seulement, il fut adopté par les chrétiens, mais il se répandit même chez les populations sémites de Syrie et dans l'empire perse. En orient, il fut véhiculé avec la médecine grecque qui était la meilleure de son époque et bénéficia ainsi de son prestige qui était reconnu même par les arabes.

Le néoplatonisme a donc été la langue universelle des grandes religions révélées. C'est peut-être cette universalité qui a fait que Baha'u'llah a adopté son vocabulaire. Nous devons cependant prendre garde à ne pas tirer la pensée de Baha'u'llah vers ce platonisme. Des emprunts de vocabulaire peuvent parfois traduire une parenté de pensée, sans plus. Si Baha'u'llah a conservé le concept central de l'Émanation, nous verrons que sur la plupart des autres points, sa pensée entre en conflit avec le platonisme, comme avec tous les systèmes philosophiques de son temps. Cependant, il ne nous paraît pas possible de comprendre la pensée philosophique de Baha'u'llah sans l'avoir préalablement située par rapport aux principales écoles philosophiques de son époque. C'est pourquoi nous consacrerons un chapitre entier au néoplatonisme qui nous paraît être un point de référence fondamental.



Notes

(1) Tel que par exemple 'unsur (élément), hayula (matière), zarra (atome), illa (cause).

(2) Tel que par exemple faid (émanation), 'alam al-mithal (monde imaginal).

(3) cf. E. Gilson, L'Être et l'Essence, Paris,1987, pp. 56-64.

(4) Il site également sous le nom arabisé de Balinus un philosophe qui est vraissemblablement Appolonius de Tyane.

(5) Tablets of Baha'u'llah, p. 146. L'arabe dit "siyyid al-falasafa", c'est-à-dire "maître", "seigneur", "chef des philosophes".

(6) ibid. p. 146.

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