LA FOI BAHA'IE
L'émergence d'une religion mondiale
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2. La foi baha'ie
Le début du dix-neuvième siècle fut une période d'attente messianique dans le
monde islamique comme dans le monde chrétien. En Perse, deux théologiens influents,
Shaykh Ahmad-i-Ahsa'i et son disciple et successeur, Siyyid Kazim-i-Rashti,
enseignaient une doctrine radicalement divergente de la croyance chiite orthodoxe.
Outre leur interprétation plus allégorique que littérale du Qur'an, les Shaykhis,
ainsi qu'étaient dénommés leurs disciples, proclamaient l'imminence du retour
de l'Imam Mahdi, rédempteur et successeur désigné de Mohammed .
[Nota: Pour une étude récente sur cette doctrine, voir de Vahid Rafati The
Development of Shaykhi Thought in Shi`i Islam et de Henri Corbin En Islam iranien;
aspects spirituels et philosophiques vol. 4.]
Leur enseignement suscita un large intérêt et donna naissance à une ferveur
attentiste comparable à celle de groupes chrétiens contemporains, tels les Millérites
qui, en Europe comme en Amérique, attendaient impatiemment le retour de Jésus-Christ.
[Nota: Voir, par exemple, de Whitney R.Cross The Burned-over District et
de Ira V.Brown Watchers for the Second Coming, the Millenial Tradition in America
dans Mississippi Valley Historical Review vol. 39, n° 3, 1952, pp. 441-458.]
Peu avant sa mort en 1843, Siyyid Kazim exhorta ses disciples à se disperser
à la recherche du Promis qui devait être bientôt révélé. Il souligna le fait
que, selon le calendrier islamique, l'année prédite était 1260 A.H., c'est-à-dire
exactement mille années lunaires après la disparition de l'Imam caché.
Pour l'un des plus éminents shaykhis, Mulla Husayn, cette recherche prit brusquement
fin lorsque, le soir du 23 mai 1844, il rencontra dans la ville de Chiraz un
jeune homme du nom de Siyyid (titre porté par les descendants de Mohammed) `Ali-Muhammad,
qui lui annonça être ce Promis que les shaykhis recherchaient. Le jeune siyyid
entreprit ce même soir de développer cette révélation en un long document intitulé
Qayyumu'l-Asma' qui devint par la suite la pierre angulaire de la foi babie.
Ce document identifie son auteur comme étant un messager de Dieu dans la lignée
de Jésus, de Mohammed et de ceux qui les ont précédés. Dans des exposés ultérieurs,
Siyyid `Ali Muhammad se désignera également lui-même du titre musulman traditionnel
de Bab, bien que le contexte démontre à l'évidence qu'il associe à ce terme
un concept spirituel très différent de ceux qui lui avaient été attribués auparavant
.
[Nota: Il a été avancé par des opposants à la foi baha'ie que les succès
initiaux l'encouragèrent à faire évoluer sa modeste proclamation vers une proclamation
plus ambitieuse. Ce qui, de toute évidence, est faux. La déclaration que fit
le Bab à Mulla Husayn en dévoilant pour la première fois son titre le décrit
non seulement comme un messager de Dieu, mais plus spécifiquement comme le Souvenir
de Dieu, et la Preuve de Dieu, titres qui font référence sans équivoque possible
à l'avènement tant attendu de l'Imam caché. Il fut clairement et immédiatement
établi que cette revendication audacieuse avait été comprise à la fois par ses
disciples et par le clergé musulman. L'un des premiers à accepter le Bab, Mulla
`Aliy-i-Bastami, quitta la Perse presque aussitôt après avoir accepté le Bab
en 1844, emportant avec lui une copie du Qayyumu'l-Asma', et fut arrêté et inculpé
d'hérésie peu après son arrivée dans les environs de Bagdad. En 1845, il fut
officiellement condamné sous cette inculpation par un édit fatva lors d'une
assemblée commune des clergés chiite et sunnite. Cette condamnation se basait
sur sa croyance en celui qui proclamait être la source d'une révélation semblable
à celle du Qur'an, et le Bab fut condamné en tant qu'auteur. Pour une étude
plus détaillée sur le sujet, voir de Muhammad Afnan et William S.Hatcher Western
Islamic Scholarship and Baha'i Origins, dans Religion, vol. 15, 1985. ]
Le charme et la force de la personnalité du Bab ainsi que son étonnante capacité
à dévoiler le sens des passages les plus obscurs du Qur'an incitèrent Mulla
Husayn à déclarer sa foi .
[Nota: Voir Shoghi Effendi,
L'Ordre mondial de Baha'u'llah,
Lettres sélectionnées, pp. 115-127.]
Il devint ainsi le premier croyant de la foi babie. En l'espace de quelques
semaines, dix-sept autres chercheurs reconnurent dans le Bab le messager promis.
Celui-ci conféra à ces dix-huit premiers croyants le titre de Lettres du Vivant
et les envoya proclamer par toute la Perse que le jour de Dieu, tel que l'avaient
annoncé le Qur'an et les Écrits saints qui l'ont précédé, s'était levé.
Siyyid `Ali-Muhammad, que l'histoire connaît sous le nom de Bab, est né à Chiraz,
le 20 octobre 1819, dans une famille de négociants .
[Nota: Les quatre principales sources utilisées pour l'histoire de la religion
babie sont : Shoghi Effendi,
Dieu passe près de nous;
Hasan Balyuzi, The Bab, The Herald of the Day of Days; Nabil-i-A`zam (Muhammad-i-Zarandi),
La chronique de Nabil ,
Relation des premiers jours de la révélation baha'ie; Joseph Arthur, comte de
Gobineau Les Religions et Philosophies dans l'Asie Centrale.]
Son père et sa mère étaient tous deux descendants du prophète Mohammed. Le père
du Bab mourut alors que celui-ci était enfant; aussi fut-il élevé par son oncle
maternel Haji Mirza Siyyid `Ali, qui devint par la suite l'un des disciples
du Bab les plus dévoués et l'un des premiers martyrs de la nouvelle foi. Tous
les écrits qui nous restent sont unanimes à témoigner de ce que le Bab était
un enfant extraordinaire. Bien que, n'ayant reçu qu'un enseignement rudimentaire
en lecture et en écriture, ainsi qu'il était coutumier pour cette minorité d'enfants
perses qui recevaient une éducation quelle qu'elle fût, il faisait preuve d'une
sagesse innée qui étonnait son maître et les autres adultes qu'il vînt à côtoyer.
À ces qualités de l'esprit, il fallait ajouter une nature profondément spirituelle.
Alors qu'il n'était encore qu'un jeune garçon, il passait déjà de longs moments
en prière et en méditation. Un jour, tandis que son maître protestait qu'il
n'était pas nécessaire à un enfant de son âge de consacrer tant de temps à la
prière, le Bab lui aurait répondu qu'il avait été chez son grand-père et qu'il
essayait de l'imiter. Il faisait référence au prophète Mohammed, que ceux qui
pouvaient prétendre être de sa descendance directe appelaient parfois ainsi.
Le Bab quitta l'école peu de temps avant son treizième anniversaire, et à quinze
ans il rejoignit son oncle dans leur commerce familial de Chiraz. Peu après,
on l'envoya s'occuper de la gestion de ce commerce à Bushihr. Tout en continuant
cette carrière commerciale, où il s'était acquis une certaine réputation par
son intégrité et ses compétences, il poursuivit ses méditations et en consigna
certaines par écrit. Au printemps 1841, il quitta Bushihr pour entreprendre
toute une série de visites prolongées dans diverses villes saintes musulmanes,
liées aux tombeaux des Imams martyrisés. Lors de sa visite à Karbila, le Bab
rencontra Siyyid Kazim; ce dernier l'accueillit avec vénération et enthousiasme
tout en préférant ne rien expliquer aux autres, ce qui surprit grandement ses
étudiants. Le Bab ne resta que peu de temps avec le groupe qui entourait Siyyid
Kazim puis retourna en Iran où il épousa Khadijih, fille d'une autre famille
de négociants à laquelle il était apparenté à un degré éloigné. C'est moins
de deux années plus tard qu'eut lieu à Chiraz sa déclaration à Mulla Husayn.
L'étape suivante consistait à proclamer publiquement la nouvelle foi. Elle débuta
par une visite du Bab au centre de pèlerinage du monde musulman, les villes
soeurs de La Mecque et de Médine en Arabie. Le vendredi 20 décembre 1844, debout,
la main posée sur la porte de la Kaaba, le tombeau le plus saint du monde islamique,
le Bab déclara publiquement : Je suis le Qa'im dont vous attendez la venue.
Il adressa aussi une tablette, ou lettre, particulière au chérif de La Mecque,
gardien des tombeaux, dans laquelle il faisait la même déclaration. En aucune
de ces deux occasions, et bien qu'il ait été traité avec respect, les autorités
islamiques sunnites ne portèrent une attention sérieuse à ses déclarations.
Aucunement ébranlé, le Bab fit voile vers la Perse où les activités d'enseignement
des Lettres du Vivant commençaient à susciter une vive émotion, tant parmi le
clergé que le public en général.
Pour le clergé musulman chiite, les déclarations du Bab étaient non seulement
hérétiques mais constituaient une menace pour les fondements de l'islam. L'islam
orthodoxe affirmait que Mohammed était le Sceau des prophètes et par conséquent
le messager de la dernière révélation de Dieu aux hommes jusqu'au jour du Jugement.
Seul l'islam est resté pur et aucunement affaibli, parce que son livre, le Qur'an,
retransmet la parole authentique du Prophète lui-même. À partir de cela, la
théologie musulmane a continué d'affirmer que l'islam contenait tout ce dont
l'humanité pouvait avoir besoin d'ici au jour du Jugement, et qu'aucune autre
révélation d'ordre divin ne pourrait survenir, ni ne surviendrait.
La déclaration qu'avait faite le Bab de sa mission constituait par conséquent
un défi pour les piliers centraux de ce système théologique. Pour les chiites,
la branche dominante de l'islam en Perse, ce défi était particulièrement intense.
Pendant des siècles, le dogme chiite avait accordé une autorité illimitée sur
toutes les affaires humaines à la personne de l'Imam caché dont l'avènement
devait marquer le jour du Jugement. En fait, il avait été prouvé que les chahs
eux-mêmes ne régnaient qu'en tant que mandataires de l'Imam. C'est pourquoi,
à travers toute la Perse, des mollahs s'opposèrent violemment au Bab dès qu'ils
entendirent parler de sa revendication. Cette opposition ne fit que s'intensifier
après que le Bab eut dénoncé l'ignorance courante et la perversion, qui prévalaient
dans le clergé, ignorance et perversion qu'il considérait comme les principaux
obstacles au progrès du peuple persan.
L'hostilité des mollahs ne se limita pas aux accusations portées depuis leur
chaire. Dans la Perse du dix-neuvième siècle, le clergé chiite représentait
un système de pouvoir et d'autorité parallèle à celui du chah. Une grande partie
de la vie quotidienne était réglementée par la loi religieuse islamique sous
la juridiction des mujtahids et des docteurs en théologie. En théorie, les jugements
rendus par ces tribunaux ecclésiastiques dépendaient du soutien du gouvernement
séculier pour leur mise en application. En pratique, le clergé chiite avait
ses propres ressources qui lui permettaient d'imposer ses décrets. L'une des
principales autorités actuelles en la matière décrit la situation qui prévalait
en Perse à l'époque où le Bab annonça sa mission :
Pendant presque toute la période Qajar, on rencontre, en particulier à Isfahan
et Tabriz, des cas de mujtahids entourés de ce que l'on pourrait appeler des
armées privées. Au départ, elles étaient plutôt composées de francs brigands
(luti's) que de mollahs. Les luti's, qui formaient originellement des confréries
chevaleresques semblables à celles de leurs homologues, les fati's, en Anatolie
et dans les territoires arabes, soutenaient le pouvoir clérical en bravant l'État
et en imposant des fatvas. En échange de quoi ils étaient autorisés à piller
et à voler, trouvant asile, lorsqu'ils étaient poursuivis, dans des refuges
connus sous le nom de " bast " qui n'étaient autres que les mosquées et les
résidences des `ulamas .
[Nota: Hamid Algar Religion and State in Iran, 1784 -1906, p. 19.]
Ces armées privées servaient de fer de lance à une autre ressource, plus puissante
encore, dont disposaient les mollahs. En déclarant que tel ennemi était un infidèle,
le clergé pouvait soulever des foules parmi la population fanatique - et totalement
ignorante - des villes et des villages et les faire déferler dans les rues pour
défendre celle qui était considérée comme la seule vraie foi. Des groupes hétérodoxes,
mais aussi, l'État lui-même, ont fréquemment ressenti le pouvoir de cette arme
cléricale.
En dépit de la menace grandissante que représentait cette dernière, la période
allant de 1845 à 1847 vit une importante augmentation du nombre de personnes
qui se déclarèrent babies ou disciples du Bab. Et, en fait, un certain nombre
de ces personnes étaient issues du clergé. Parmi les nouveaux croyants se trouvait
un théologien brillant, de grande renommée, du nom de Siyyid Yahyay-i-Darabi,
qui reçut plus tard le nom de Vahid (l'Unique). Le Bab avait été placé en résidence
surveillée par le gouverneur de Chiraz, à la demande du clergé musulman de la
région. Vahid y avait été envoyé pour l'interroger à la demande de Muhammad
Shah souverain de la Perse, qui avait eu vent de ce nouveau mouvement et désirait
obtenir des informations de première main. Il n'est pas surprenant que, après
avoir entendu parler de la conversion de Vahid, le chah ait envoyé des ordres
pour que le Bab soit immédiatement conduit à la capitale, Téhéran, sous escorte,
tout en étant traité comme un hôte estimé. Le Bab avait auparavant exprimé son
propre désir de rencontrer le souverain et de lui expliquer pleinement sa mission.
Malheureusement, ce projet échoua. Muhammad Shah était un homme faible et inconstant,
entrant déjà dans la dernière phase d'une maladie qui devait l'emporter dans
l'année. De plus, il était totalement dominé par son Premier ministre, Haji
Mirza Aqasi, l'un des personnages les plus étranges de l'histoire de l'Iran
.
[Nota: Gobineau dit de Muhammad Shah et de son Premier ministre : Muhammad
Shah, dont j'ai déjà parlé, était un prince d'un naturel tout à fait particulier
- naturel relativement commun en Asie, mais que les Européens ont rarement vu
et encore moins compris... Sa santé avait toujours été très mauvaise; goutteux
au dernier degré, il souffrait pratiquement sans répit. Son caractère, naturellement
faible, était devenu mélancolique, et comme il avait particulièrement besoin
d'affection mais n'en trouvait que peu dans sa propre famille parmi ses femmes
et ses enfants, il avait concentré toute son affection sur le vieux mollah qu'était
son tuteur. Il en avait fait son seul ami, son confident, puis son tout-puissant
Premier ministre, et pour finir, sans exagération aucune, son dieu... Le haji
était, quant à lui, un dieu tout à fait particulier. Il n'est pas absolument
certain qu'il ne croyait pas lui-même laisser à ce dont Muhammad Shah était
convaincu. En toutes situations, il professait les mêmes principes d'ordre général
que le souverain et les lui avait en toute bonne foi inculqués. Les Religions
et Philosophies, pp. 160-162. ]
Le Premier ministre avait été le tuteur du chah pendant son enfance et ce dernier
avait une confiance aveugle en lui. Craignant de perdre irrévocablement son
influence sur le chah si celui-ci rencontrait le Bab, le Premier ministre ordonna
que le Bab soit emmené en grand secret à la forteresse de Mah-Ku, dans la province
d'Adhirbayjan, au nord du pays sur la frontière russe. Il prétexta que l'arrivée
du Bab dans la capitale pourrait provoquer des affrontements entre ses disciples
et ceux du clergé orthodoxe, et que cela engendrerait vraisemblablement des
désordres publics semblables à ceux que l'on rencontrait communément à cette
époque .
[Nota: Nicolas écrit : Voici une anecdote qui montre à quels sentiments le
Premier ministre obéissait lorsqu'il influait sur la volonté du Chah. Le prince
Farhad Mirza, alors jeune homme, était l'élève de Haji Mirza Aqasi. Il raconta
par la suite : " Un jour, alors que je me promenais avec lui dans le jardin
et qu'il semblait de bonne humeur, je me hasardai à lui demander : " Haji, pourquoi
as-tu envoyé le Bab à Mah-Ku ? " et il me répondit : " Tu es encore jeune et
il est des choses que tu ne peux comprendre, mais ce dont tu peux être certain
c'est que, s'il était venu à Téhéran, nous ne serions pas en train de marcher
ensemble en ce moment, libres, sous ces ombrages. " Siyyid `Ali-Muhammad, dit
le Bab, cité dans
La chronique de Nabil ,
pp. 227-228, de Nabil-i-A`zam.]
Du reste, le Premier ministre, qui était originaire de l'Adhirbayjan, avait
très certainement choisi cette région parce qu'il espérait que les habitants
kurdes de ces montagnes sauvages seraient tout à fait hostiles au Bab et à son
message. À son plus vif déplaisir, il en fut tout autrement. La nouvelle foi
se répandit même en Adhirbayjan, et le gouverneur et les autres officiers de
la forteresse de Mah-Ku furent désarmés par le charme et la sincérité de leur
prisonnier. Dans un dernier effort pour contenir ce qu'il considérait comme
une menace grandissante, Haji Mirza Aqasi fit transférer le Bab de Mah-Ku dans
une autre forteresse tout aussi isolée, Chihriq. Le même processus se répéta,
et le chef kurde responsable de la forteresse, Yahya Khan, devint également
un fervent admirateur du Bab.
Réalisant que le chah était sur le point de mourir et craignant l'antagonisme
qu'une mauvaise administration avait suscité parmi les groupes influents de
Perse, Haji Mirza Aqasi essaya de s'attirer les bonnes grâces du puissant clergé
musulman qui était violemment opposé au Bab et qui avait formellement condamné
le nouveau mouvement. À la demande expresse de ce clergé, le Premier ministre
ordonna que le Bab fût conduit à Tabriz et jugé devant une assemblée d'éminents
ecclésiastiques.
Le procès eut lieu à l'été 1848 et, au dire de tous, s'avéra grotesque. Il apparut
clairement que son seul but était d'humilier le prisonnier .
[Nota: Voir Shoghi Effendi,
Dieu passe près de nous,
pp. 20-21. Balyuzi décrit ce procès dans le détail dans The Bab, pp. 139-145.
Voir aussi de Browne, A Traveller's Narrative, pp. 277-290.]
Il fut décidé à la fin du procès que le Bab recevrait une punition corporelle,
en conséquence de quoi il fut soumis à la bastonnade .
[Nota: Bastonnade sur la plante des pieds, utilisée comme punition ou comme
torture.]
Les blessures qui en résultèrent eurent une conséquence inattendue : elles mirent
le Bab en relation avec le seul Occidental qui ait laissé un récit écrit de
sa rencontre avec lui. Alors qu'on lui infligeait la bastonnade, l'un des mollahs
frappa le Bab au visage et l'on demanda à un médecin anglais, le Dr. William
Cormick, de le soigner. Voici son récit :
" [Le Bab] était un homme très doux, d'apparence fragile, plutôt petit
de taille, au teint très clair pour un Persan et dont la voix douce et mélodieuse
me frappa profondément... En fait, tout dans son regard et dans son maintien
prédisposait en sa faveur. Sur sa doctrine je n'entendis rien de ses propres
lèvres, bien que l'on ait dit qu'il existait dans sa religion une certaine approche
du christianisme... Assurément, le fanatisme musulman n'existe pas dans sa religion
comme c'était le cas avec les chrétiens, pas plus qu'il n'y a cette entrave
à la liberté des femmes qui existe maintenant [dans l'islam] ".
[Nota: Cité dans The Bab, de Balyuzi, pp. 146-147.]
Tandis que le Bab était retenu en prison, ses disciples subissaient des attaques
de plus en plus vives de la part de la foule que les mollahs chiites soulevaient.
Se posa alors à eux la question de l'autodéfense. L'islam, à la différence du
christianisme, renferme la doctrine très mal comprise du jihad, qui permet la
conversion des populations païennes par la force des armes. Elle permet aussi
aux musulmans de se défendre lorsqu'ils sont attaqués, mais interdit toute forme
de guerre agressive ainsi que la conversion forcée des autres peuples du Livre
(c'est-à-dire les disciples d'une autre religion révélée, ce qui sous-entendait
d'une manière générale les juifs et les chrétiens) .
[Nota: Pour une étude plus approfondie sur le sujet, voir Western Islamic
Scholarship and Baha'i Origins, de Muhammad Afnan et William S.Hatcher.]
Élevés dans ce système de valeurs musulman, les babis se sentaient totalement
en droit de se défendre et de défendre leurs familles contre les attaques des
mollahs. Certains s'attendaient peut-être même à ce que le Bab révélât sa propre
doctrine du jihad.
Auquel cas, ils furent sans doute déçus. Dans le Qayyumu'l-Asma', le Bab analysa
dans le détail les principes de base du concept du jihad dans le Qur'an et demanda
à ses disciples d'observer les lois du gouvernement en place dans la société
où ils vivaient. Le Bab demanda que toute forme de jihad agressive fût d'abord
soumise à son approbation, approbation qui ne fut pas donnée en dépit de la
violence accrue du conflit qui les opposait au clergé chiite.
Ces restrictions s'avérèrent être une première étape dans le démantèlement progressif
d'un concept qui avait été l'une des doctrines fondamentales de la religion
islamique. Lorsque le Bayan, le livre contenant les lois de la foi du Bab, fut
révélé par la suite, aucune doctrine du jihad n'y fut inclue. Les babis étaient
ainsi libres de se défendre s'ils étaient attaqués, mais il leur était interdit
de proclamer la dispensation babie au moyen d'une épée ainsi qu'y avaient été
autorisés les disciples du prophète Mohammed dans une Arabie préislamique où
prévalaient des moeurs barbares. La protection et la victoire finale de sa foi,
avait dit le Bab, se trouvaient entre les mains de Dieu.
Tandis que le Bab était emprisonné et jugé dans le nord de l'Iran, le nombre
de ses disciples continuait à croître dans les autres parties du pays. Et, alors
qu'il se déclarait publiquement à Tabriz, un important groupe d'éminents babis
se réunit dans le village de Badasht. Cette conférence s'avéra être d'une grande
importance pour le développement de la foi babie. Parmi ces babis renommés se
trouvait une femme extraordinaire, Qurratu'l-`Ayn, connue dans l'histoire baha'ie
sous le nom de Tahirih (la Pure).
Née dans une famille d'érudits et de théologiens, Tahirih était devenue l'une
des plus grandes poétesses de toute la Perse. Afin d'apprécier l'importance
de cette performance, il faut savoir que les femmes musulmanes de cette époque
étaient particulièrement cloîtrées et inhibées. Grâce à l'influence d'un oncle
et d'un cousin qui étaient devenus des disciples de Shaykh Ahmad, Tahirih put
rencontrer quelques-uns des premiers babis. Bien qu'elle ne rencontrât jamais
le Bab, elle correspondit avec lui, déclara sa foi et fut nommée par lui Lettre
du Vivant.
La conférence de Badasht - c'est l'une des principales raisons avancées - était
destinée à décider des démarches à entreprendre pour libérer le Bab de la forteresse
de Chihriq. La réunion fut cependant galvanisée de manière inattendue par l'exposé
audacieux de Tahirih sur quelques-unes des implications du message du Bab. Certains
babis avaient peut-être considéré le fondateur de leur foi comme un réformateur
religieux; il se peut aussi que les connotations traditionnelles du mot bab
en aient leurré d'autres. Tahirih clarifia explicitement les implications des
déclarations du Bab lui-même sur sa mission, déclarations qu'il fit pour la
première fois la nuit où il se révéla à Mulla Husayn : il était l'Imam Mahdi
tant attendu, celui qui devait se lever de la maison de Mohammed. Il était donc
un messager de Dieu, le fondateur d'une nouvelle dispensation religieuse indépendante.
De même que les premiers chrétiens avaient dû se libérer des lois et ordonnances
de la Torah, de même les babis étaient appelés à se libérer des exigences de
la Shari'ah islamique. De nouveaux enseignements sociaux avaient été révélés
par le Bab et c'était vers eux que les babis devaient se tourner. Afin de rendre
cet exposé plus mémorable, Tahirih parut, lors d'une des sessions de la conférence,
sans le voile requis par la tradition musulmane. Son action, et d'autres semblables,
mirent durement à l'épreuve la foi de nombreux babis parmi les plus conservateurs
et ne firent qu'accroître l'antagonisme avec les musulmans orthodoxes. Des histoires
délirantes faisant des babis des athées, qui croyaient en la promiscuité sexuelle
et en la communauté de biens, étaient âprement répandues par des mollahs déterminés
à faire passer le mouvement pour un ennemi à la fois de la décence et de l'ordre
public .
[Nota: Les premiers récits fragmentaires de commentateurs occidentaux en
Perse répètent bon nombre de ces histoires glanées, semble-t-il, auprès de relations
musulmanes dont ils dépendaient presque entièrement pour leur compréhension
de la langue persane et leur interprétation des questions d'ordre religieux
du pays. Momen (The Babi and Baha'i Religions, pp. 3-17) réunit un certain nombre
de ces rapports parmi lesquels des références à la rebellion, au nihilisme,
à l'athéisme et à la communauté de femmes et de biens. Ce n'est qu'après des
études plus approfondies effectuées par Gobineau, Browne, Nicolas et d'autres,
qui purent communiquer directement avec des adeptes de la nouvelle foi, que
ces impressions furent rectifiées. ]
La situation fut rendue un peu plus instable encore en septembre 1848, lorsque
Muhammad Shah succomba finalement à ses nombreuses maladies. Sa mort déclencha
une période de convulsions politiques, chose courante dans un cas de ce genre,
alors que se posait le problème de la succession
[Nota: Gobineau écrivit : Un changement de pouvoir est toujours un moment
très critique en Asie centrale. En Perse, dans le Turkestan, dans les États
arabes s'établit une période d'anarchie qui peut durer longtemps, qui peut prendre
une tournure plutôt violente et tumultueuse mais qui parvient toujours à laisser
en suspens l'application des lois selon le principe que la volonté du souverain
a, pour un temps plus ou moins long, disparu... C'est comme une montre qui s'arrête;
les ressorts ne sont pas et ne devraient pas être changés; mais en attendant
qu'elle soit à nouveau remontée manuellement, elle ne marche plus. De plus,
il y a de nombreux intérêts et passions pour allumer, ranimer et attiser la
flamme de la discorde générale. S'il y a plusieurs prétendants au trône, ils
désirent le désordre de manière à accroître leurs chances de succès et à se
trouver des partisans actifs. Les Religions et les Philosophies, pp. 175-176.]
Haji Mirza Aqasi fut renversé par ses ennemis politiques, et les mollahs profitèrent
du désordre qui s'ensuivit pour intensifier leur campagne contre l'hérésie babie.
Dans la province de Mazindaran, un groupe d'environ trois cents babis, sous
la direction de Mulla Husayn et du plus éminent disciple du Bab, un jeune homme
nommé Quddus (qui avait accompagné le Bab lors de son pèlerinage à La Mecque),
se trouvèrent assiégés dans une petite forteresse qu'ils avaient érigée en toute
hâte autour d'un tombeau isolé dédié à un saint musulman, Shaykh Tabarsi. Ils
avaient parcouru avec enthousiasme toute la province, proclamant que le Qa'im
promis était apparu et invitant tous ceux qui les entendaient à se lever et
à les suivre. Le clergé local chiite les avait accusés d'hérésie et avait soulevé
la population de plusieurs villages dans le but de les attaquer. Les babis ne
s'étaient pas plutôt retranchés derrière les palissades qu'ils avaient élevées
à Shaykh Tabarsi, que les mollahs les accusèrent d'être responsables du désordre
civil que les propres fulminations du clergé contre l'hérésie et l'apostasie
avaient suscité. Dans l'atmosphère particulièrement lourde qui entourait la
lutte pour le pouvoir parmi les héritiers de Muhammad Shah, cette nouvelle accusation
imprudente servit d'étincelle à la poudre. Mirza Taqi Khan, qui était par ailleurs
un homme tout à fait compétent mais impitoyable et particulièrement méfiant,
avait remplacé Haji Mirza Aqasi comme grand vizir. Ayant décidé que le mouvement
babi devait être anéanti, le nouveau vizir envoya une force armée pour soutenir
les efforts des mollahs et de leurs partisans.
Le siège de Tabarsi devint cependant une cause d'humiliation pour les adversaires
des babis. Pendant l'année qui suivit, des armées comptant des milliers d'hommes
furent envoyées, l'une après l'autre, pour venir à bout des quelques centaines
de défenseurs du fort, et toutes, à tour de rôle, subirent une défaite décisive.
Finalement, on encouragea la petite garnison qui avait déjà perdu un grand nombre
de ses membres - dont Mulla Husayn - à se rendre en lui promettant solennellement,
sur une copie du Qur'an, qu'elle serait libérée. Ils n'avaient cependant pas
plutôt quitté l'abri que représentait la forteresse, qu'ils furent attaqués
par les assiégeants. Beaucoup furent tués sur-le-champ, d'autres furent torturés
à mort, et les survivants furent dépouillés de leurs possessions et vendus comme
esclaves. Quddus fut remis entre les mains des dirigeants ecclésiastiques de
la région qui le traînèrent dans les rues, le mutilèrent et pour finir le tuèrent.
Des événements similaires eurent lieu dans deux autres grands centres, Nayriz
et Zanjan. Dans ces deux villes, les forces armées des princes Qajar vinrent
soutenir les foules que le clergé chiite avait rendues hystériques, déterminé
comme il l'était à exterminer tous les disciples de cette nouvelle religion.
À Nayriz, même le fait que les babis aient été conduits par un personnage aussi
éminent que Vahid ne réussit pas à calmer la rage des autorités locales et d'une
foule furieuse et surexcitée. Vahid périt dans le massacre qui suivit la capture
du petit fort dans lequel les babis assiégés avaient trouvé refuge. À Zanjan,
comme à fort Shaykh Tabarsi, on s'assura de la reddition des défenseurs babis
en leur faisant de fausses promesses de paix et d'amitié signées et scellées
sur une copie du Qur'an, à la suite de quoi les prisonniers furent massacrés
de la même manière.
Malgré des tentatives évidentes par diverses autorités politiques et religieuses
de supprimer ou de minimiser parmi le public la connaissance de ces trois confrontations
avec les babis ( Shaykh Tabarsi, Nayriz et Zanjan), il y eut des survivants
de chacune d'elles qui témoignèrent des évènements qu'ils avaient vus. Les transcriptions
de ces narrations de première main ont constitué les sources primaires du travail
historique écrit plusieurs années plus tard par Nabil-i-A`zam .
[Nota: Voir Shoghi Effendi,
Dieu passe près de nous,
éd. 1976 p. 44.]
Des scènes de violence eurent lieu dans tout le pays. Averties par les mollahs
que les biens des apostats étaient confisqués, de nombreuses autorités locales
se mirent aussi à pourchasser les babis. Même une position sociale élevée n'offrait
aucune protection. Dans la capitale, Téhéran, à peu près en même temps que le
massacre de Zanjan, sept personnalités éminentes et profondément respectées
parmi les négociants et les universitaires furent mises à mort publiquement
et avec une grande cruauté, parce qu'elles refusaient d'abjurer leur nouvelle
foi. Un exemple révélateur du déchaînement général suscité est celui de l'assassina
de Mirza Qurban `Ali : considéré comme une personne d'une rare sainteté, il
avait servi de mentor spirituel à la famille royale ainsi qu'à plusieurs membres
du gouvernement
[Nota: Voir Nabil-i-A`zam (Muhammad-i-Zarandi),
La chronique de Nabil .]
La responsabilité de la majorité de ces atrocités et de celles qui devaient
suivre incombe non seulement au clergé chiite, mais aussi au nouveau Premier
ministre, Mirza Taqi Khan. Le nouveau souverain, Nasiri'd-Din Shah, était un
adolescent de seize ans; ainsi, une fois de plus, l'autorité du monarque tombait
entre les mains du Premier ministre. Mirza Taqi Khan se trouvait à la tête de
la faction qui avait établi le nouveau souverain après avoir triomphé des partisans
des deux autres héritiers du trône. Ayant conclu que son propre pouvoir ainsi
que la stabilité générale du régime ne seraient que plus sûrement établis si
l'on supprimait le mouvement babi, il avait participé aux horreurs de fort Shaykh
Tabarsi, de Nayriz et de Zanjan, ainsi qu'à la mort de ceux que l'on appelait
désormais les sept martyrs de Téhéran. Il était maintenant déterminé à frapper
le mouvement en plein coeur.
Alors que le siège de Zanjan se poursuivait, Mirza Taqi Khan ordonna au gouverneur
de l'Adhirbayjan de conduire le Bab à Tabriz et d'y organiser une exécution
publique .
[Nota: Plusieurs représentants du corps diplomatique occidental essayèrent
en vain de faire changer d'avis le Premier ministre, soutenant qu'une telle
persécution ne ferait que répandre davantage les enseignements qu'il redoutait.
(Voir Momen, Babi and Baha'i Religions, pp. 71-72, 103.)]
Mirza Taqi Khan ne possédait pas de pouvoirs personnels suffisants pour donner
un tel ordre et, de plus, n'avait pas consulté les autres membres du gouvernement.
C'est pourquoi le gouverneur de l'Adhirbayjan, qui avait été progressivement
amené à respecter son captif, refusa d'exécuter l'ordre de Mirza Taqi Khan.
Ce dernier fut finalement contraint d'envoyer son propre frère, Mirza Hasan
Khan, pour accomplir cette besogne. En toute hâte, on conduisit le Bab à Tabriz
où il fut demandé aux principaux mujtahids de traiter le cas en fonction de
la loi religieuse plutôt que civile. Ainsi que l'avait prévu Mirza Taqi Khan,
le clergé accepta aussitôt de coopérer en signant un arrêt de mort officiel
sous l'inculpation d'hérésie. Le 9 juillet 1850, en présence de milliers de
personnes qui avaient envahi les toits et les fenêtres de la place publique,
on fit les derniers préparatifs à l'exécution. S'ensuivit un événement tout
à fait extraordinaire.
Le Bab et l'un de ses disciples furent suspendus par des cordes contre le mur
d'une caserne militaire, et un régiment de sept cent cinquante soldats arméniens
chrétiens fut amené pour former le peloton d'exécution. Le colonel du régiment,
un certain Sam Khan, répugnait à exécuter l'ordre reçu qui, craignait-il, attirerait
sur sa tête les foudres de Dieu. On raconte que le Bab lui donna l'assurance
suivante : " Suivez les instructions qui vous ont été données, et si votre intention
est sincère, le Tout-Puissant vous délivrera certainement de vos craintes. "
[Nota: Cité dans Shoghi Effendi,
Dieu passe près de nous,
p. 50..]
De nombreux témoins oculaires ont attesté de ce qui suit :
[Nota: Momen, Babi and Baha'i Religions, (pp. 77-82) a réuni un certain nombre
de récits de témoins visuels de l'événement, rapportés par des commentateurs
occidentaux.]
Le régiment fut mis en place et sept cent cinquante coups de fusil partirent.
La fumée produite par ces armes, qui se chargeaient par la bouche, obscurcit
la place. Lorsqu'elle se dissipa, les spectateurs incrédules aperçurent le compagnon
du Bab debout, indemne, devant le mur; le Bab avait disparu ! Les cordes auxquelles
étaient suspendus les deux hommes avaient été sectionnées par les balles. Une
recherche frénétique s'ensuivit et l'on retrouva le Bab, indemne lui aussi,
dans la pièce qu'il avait occupée la nuit précédente. Il donnait calmement ses
dernières instructions à son secrétaire.
La foule était dans tous ses états, et le régiment arménien refusa de participer
derechef à cette exécution. Mirza Hasan Khan se vit menacé par la réelle possibilité
que la foule, d'humeur changeante et qui avait tout d'abord acclamé puis dénoncé
le Bab, ne vît dans la délivrance de ce dernier un signe de Dieu et ne se levât
pour le soutenir. Un régiment de musulmans fut formé à la hâte, le Bab et son
compagnon suspendus une nouvelle fois le long du mur, et une seconde salve fut
tirée sur eux. Cette fois les corps des deux prisonniers furent criblés de balles.
Les dernières paroles du Bab à la foule furent celles-ci :
" Ô toi, génération rebelle ! Si tu avais cru en moi, chacun de tes membres
aurait suivi l'exemple de ce jeune dont le rang est plus élevé que celui de
la plupart d'entre vous, et se serait spontanément sacrifié sur mon chemin.
Le jour viendra où vous me reconnaîtrez; ce jour-là j'aurai cessé d'être avec
vous. "
[Nota: Cité dans Shoghi Effendi,
Dieu passe près de nous,
p. 51.]
Les circonstances extraordinaires qui entourèrent la mort du Bab suscitèrent
une nouvelle vague d'intérêt pour son message. L'histoire se répandit comme
une traînée de poudre, non seulement parmi les Persans, mais aussi parmi les
diplomates, les négociants, les conseillers militaires et les journalistes qui
constituaient une communauté européenne conséquente en Perse à cette époque.
Les paroles d'un diplomate consulaire français, A.L.M. Nicolas, donnent une
idée de l'impact que ce drame eut en Perse sur des Occidentaux cultivés :
" C'est l'un des plus magnifiques exemples de courage qu'il ait été donné à
l'humanité de contempler, et c'est aussi une preuve admirable de l'amour que
notre héros portait à ses concitoyens. Il s'est sacrifié pour l'humanité; pour
elle il a donné son corps et son âme; pour elle il a subi les privations, les
affronts, les injures, la torture et le martyre. Il a scellé de son sang le
pacte de la fraternité universelle et, comme Jésus, il a payé de sa vie l'annonce
du règne de la concorde, de l'équité et de l'amour du prochain. "
[Nota: A.L.M. Nicolas Siyyid `Ali-Muhammad, dit le Bab, cité dans Shoghi
Effendi,
Dieu passe près de nous,
p. 52. ]
La mort du Bab cependant, survenant peu de temps après l'extermination de la
plupart des personnalités marquantes de la foi - dont la majorité des Lettres
du Vivant - porta un coup terrible à la communauté babie. Elle la privait du
guide dont elle avait besoin pour, d'une part supporter les persécutions qui
s'intensifiaient, et d'autre part maintenir l'intégrité du mode de vie enseigné
par le Bab.
Les babis avaient constamment souligné que leur seul souci était de proclamer
les nouveaux enseignements spirituels et sociaux révélés par le Bab. Ils pensaient
aussi, du fait que leurs idées religieuses fondamentales et leur comportement
s'étaient édifiés sur les bases de leur origine islamique, qu'ils avaient le
droit de se défendre et de défendre leurs familles, à condition de ne pas utiliser
l'agressivité à des fins religieuses. Une fois que les figures marquantes parmi
celles qui avaient compris le message du Bab furent écartées par la répression
brutale de Mirza Taqi Khan, il devenait prévisible que des éléments inconstants
parmi les babis s'avéreraient incapables d'observer la discipline d'origine.
Ce fut le cas lorsque, le 15 août 1852, deux jeunes babis, obsédés par les souffrances
dont ils avaient été les témoins et conduits au désespoir par l'attitude des
autorités, déchargèrent un pistolet sur le chah. Le souverain ne fut que légèrement
blessé, car le pistolet n'était chargé que de grenaille; mais cette atteinte
à la vie du monarque déclencha une nouvelle vague de persécutions sur une échelle
de loin supérieure à tout ce dont le pays avait déjà été témoin. Le règne de
la terreur s'ensuivit.
Le capitaine Alfred von Goumöens, attaché militaire autrichien au service du
chah, a laissé un récit de ces événements. Horrifié par les cruautés dont on
l'obligeait à être le témoin, il présenta sa démission, puis écrivit une lettre
qu'il publia dans un journal de Vienne et dont voici un extrait :
" Écoutez bien ceci mon ami, vous qui vantez la sensibilité et la morale européennes
! et accompagnez-moi auprès de ces infortunés qui, les yeux arrachés, sont obligés
de manger, sur les lieux mêmes de l'action et sans aucune sauce, leurs propres
oreilles coupées; dont les dents sont arrachées avec une violence inhumaine
par la main du bourreau; dont les crânes dénudés sont tout simplement défoncés
à coups de marteau; accompagnez-moi au bazar illuminé par de malheureuses victimes
dont on a entaillé de chaque côté la poitrine et les épaules pour y insérer
des mèches allumées. J'en ai vu qu'on traînait, enchaînées, à travers le bazar,
précédées d'un orchestre militaire, et dans lesquelles ces mèches avaient brûlé
si profondément que la graisse crépitait par à-coups dans les blessures comme
une lampe qui charbonne. Il n'est pas rare que l'infatigable ingéniosité de
l'Oriental découvre de nouvelles tortures. Ainsi ils écorchent la plante des
pieds du babi, trempent ses blessures dans de l'huile bouillante, ferrent ses
pieds comme les sabots d'un cheval et forcent la victime à courir. Nul cri ne
s'échappe de la poitrine du supplicié; la torture est supportée dans un silence
de mort par les sens engourdis du fanatique; il lui faut maintenant courir;
le corps ne peut endurer ce que l'âme a supporté, et il tombe. Qu'on lui donne
le coup de grâce ! Qu'on le délivre de sa douleur ! Mais non ! Le bourreau brandit
son fouet et - j'ai dû moi-même en être le témoin - la malheureuse victime cent
fois torturée se met à courir. C'est le commencement de la fin. Pour ce qui
est de la fin elle-même, elle consiste à suspendre à un arbre, par les mains
et les pieds, la tête en bas, le corps roussi et troué; chaque Persan peut alors
exercer à son gré son adresse au tir, à une distance déterminée, mais pas trop
proche du noble gibier mis à sa disposition. J'ai vu des cadavres déchirés par
près de cent cinquante balles . "
[Nota: Cité dans
Dieu passe près de nous,
de Shoghi Effendi, p. 63. L'ambassadeur russe, le prince Dolgoroukov, qui fut
lui aussi témoin de ces cruautés, les dénonça au cours d'une entrevue personnelle
avec le chah en les qualifiant de pratiques barbares qui n'avaient pas cours
même parmi les nations les plus sauvages. De même, le chargé d'affaires britannique
protesta auprès des autorités persanes contre des pratiques que le gouvernement
de Sa Majesté pensait n'exister que parmi les tribus barbares de ... l'Afrique.
(Momen, Babi and Baha'i Religions, pp. 100-101.)]
La principale victime de ces nouvelles persécutions fut la poétesse Tahirih
qui avait été placée en résidence surveillée pendant quelque temps. L'une des
caractéristiques de ce nouvel âge que la révélation du Bab engendrerait, proclamait-elle,
serait la suppression des restrictions qui maintenaient la femme dans un état
d'infériorité. Prévenue qu'elle avait été condamnée à mort, Tahirih dit à son
geôlier : " Vous pouvez me tuer dès que vous le désirerez, mais vous ne pourrez
pas empêcher l'émancipation des femmes . "
[Nota: Cité dans
Dieu passe près de nous,
de Shoghi Effendi, p. 72.]
Ainsi se termina ce que les baha'is appellent la dispensation du Bab, première
étape de l'histoire baha'ie. Pendant une courte période, toute la Perse faillit
connaître des changements sociaux radicaux. Si le Bab avait nourri le projet
de se saisir du pouvoir politique ainsi que le lui imputaient ses ennemis, il
y en avait peu pour penser qu'il n'aurait pas pu prendre la tête du pays. Les
qualités extraordinaires de ses principaux disciples, la sensibilité manifeste
du public à ce nouveau message religieux, la démoralisation et l'esprit de discorde
qui sévissaient chez les dirigeants civils et ecclésiastiques, ainsi que la
courte période de désordre civil qui accompagna la fin de la maladie du chah
et sa mort, tout concourait à créer une situation où il ne restait plus au Bab
qu'à profiter des offres d'aide dont on l'accablait avec insistance.
Vers la fin de l'année 1846, le gouverneur général d'Isfahan, Manuchihr Khan,
l'un des plus puissants hommes du royaume, avait offert au Bab toute son armée
et ses richesses, le pressant de marcher sur Téhéran en vue d'une confrontation
avec le clergé et le chah. Un tel acte aurait été totalement justifié par la
croyance chiite. D'après le principe fondamental sous-jacent à la monarchie
en Perse, le chah occupait uniquement des fonctions de régent : il administrait
le royaume au nom de l'Imam Mahdi. Étant donné que la principale revendication
du Bab fût qu'il incarnait cette autorité spirituelle tant attendue, et que
les pensées et les esprits les plus avisés du royaume le reconnaissaient en
tant que tel, Muhammad Shah et Nasiri'd-Din Shah auraient dû, pour être fidèles
aux enseignements chiites, étudier ses revendications avec le plus grand respect
et le plus grand soin. S'ils ne le firent pas, ce fut uniquement en raison de
l'intervention des dirigeants politiques et religieux qui craignaient que le
Bab ne menaçât l'autorité que leur position leur conférait.
En refusant de précipiter le dénouement, même au prix de sa propre vie, le Bab
témoignait de manière décisive du caractère pacifique de sa mission et de sa
confiance absolue dans les forces spirituelles qui, ainsi qu'il l'avait toujours
dit, étaient son seul soutien.
Quels étaient donc ces enseignements qui, depuis le début, provoquaient une
réaction si violente et pour lesquels le Bab et des milliers d'autres offraient
si volontiers leur vie ? La réponse est loin d'être simple. Le message du Bab
faisant plus spécifiquement référence aux problèmes théologiques de l'islam
chiite, il est très difficile à des esprits occidentaux de comprendre une grande
partie des questions dont traitent ses Écrits. Une des principales raisons du
succès du Bab à convaincre des théologiens éminents et toute une foule de jeunes
séminaristes fut, très certainement, sa maîtrise apparemment aisée des questions
les plus abstruses et controversables de la jurisprudence, des prophéties et
des croyances de l'islam.
Il semblait extraordinaire à ses interlocuteurs qu'un jeune homme si peu versé
dans les domaines de la connaissance - qui étaient la principale préoccupation
de l'intelligentsia en Perse - fût capable de confondre si facilement de vénérables
théologiens qui avaient passé leur vie à les étudier et qui avaient fondé sur
eux leur carrière sociale. Les premiers récits historiques des babis s'attardent
longuement sur les détails de ces commentaires et les effets qu'ils produisaient
sur leurs interlocuteurs. Ces sujets paraissent souvent particulièrement obscurs
au lecteur européen ou nord-américain .
[Nota: Une traduction du Bayan, Le Bayan Persan, fut faite en français par
A.L.M. Nicolas, représentant consulaire du gouvernement français, qui vécut
très longtemps en Perse.]
En dépit de cette maîtrise, le Bab n'encouragea pas les érudits, les membres
du clergé et les séminaristes qui rejoignaient sa cause à cultiver un tel savoir.
Il sera peut-être plus aisé de saisir les raisons de cette attitude en connaissant
l'appréciation portée sur les études théologiques chiites par l'orientaliste
britannique Edward Granville Browne. Browne a qualifié les traités, commentaires,
surcommentaires et notes, qui passaient pour une activité intellectuelle dans
la Perse du dix-neuvième siècle, de fatras illisibles, dont l'existence même
devait être déplorée par des érudits sérieux, ajoutant que de grands islamologues
partageaient son avis :
Shaykh Muhammad `Abduh, ancien grand mufti d'Égypte et chancelier de l'université
d'al-Azhar - l'islam actuel n'a sans doute pas produit de penseur plus éclairé
ni d'amoureux plus enthousiaste de la langue et de la littérature arabes - avait
l'habitude de dire que toutes ces sottises devraient être brûlées, car elles
ne faisaient qu'encombrer les bibliothèques, entretenir les lubies et masquer
le savoir véritable. C'était l'avis d'un théologien renommé et érudit, aussi
devons-nous n'avoir aucun scrupule à l'adopter...
[Nota: E.G. Browne, A Literary History of Persia, pp. 415-416.]
Ces idées avaient déjà été fortement exprimées par le Bab. Son principal ouvrage,
le Bayan, prévoit un temps où, en Perse, l'héritage accumulé d'une énergie gaspillée
serait entièrement détruit et les capacités intellectuelles de son peuple libérées
des superstitions. Il y parle de la venue d'un âge qui verra apparaître de tout
nouveaux domaines d'érudition et de science, et dans lequel même le savoir d'un
jeune enfant surpassera de loin les connaissances courantes à son époque .
[Nota: Cité dans
La chronique de Nabil ,
pp. 82-83. Les opposants musulmans à cette nouvelle foi faisaient courir le
bruit qu'un État babi détruirait tous les livres. Une fois qu'eut lieu la séparation
d'avec l'islam chiite, Baha'u'llah abrogea de tels interdits; voir aussi Aqdas
§ 77. ]
Le message social du Bab est par conséquent bien plus intéressant que ses vastes
commentaires théologiques. L'islam se différencie du christianisme principalement
en ce qu'il met l'accent sur la révélation en tant que guide pour une organisation
détaillée de la société. Le Qur'an prévoit l'établissement d'une société entièrement
musulmane. Mohammed fit le premier pas dans cette direction lorsqu'il établit
le premier État musulman dans la ville de Médine. Le fait que le début du calendrier
musulman corresponde à l'hégire et à l'établissement de l'État musulman à Médine,
alors que le calendrier chrétien commence avec la date de naissance présumée
de Jésus, est très significatif. Loin de rendre à César ce qui appartient à
César, les enseignements islamiques contiennent toute une série de directives
d'ordre moral ayant trait à l'administration par l'État des affaires publiques.
Les musulmans chiites s'attendaient à ce que, sans équivoque, l'Imam Mahdi,
à son retour, montre la voie du salut à l'âme et réaffirme également le concept
d'une nation appelant l'humanité à la droiture .
[Nota: Qur'an, 3: 104. Voir aussi 2: 143.]
C'est dans ce contexte que le message du Bab doit être compris. Les esprits
et les coeurs de ses interlocuteurs étaient enfermés dans un monde mental qui
n'avait que peu évolué depuis l'époque médiévale, si ce n'est pour devenir plus
obscurantiste, isolé et fataliste .
[Nota: On peut se rendre compte de l'étendue de cette régression dans le
régime établi en Iran après 1979 par la république islamique où l'on a mis entièrement
en application les conceptions des mollahs chiites sur la nature et la société
humaines. ]
Le Bab surmonta ce problème en créant le concept d'une société totalement nouvelle,
une société qui, tout en conservant une grande partie des éléments culturels
et religieux familiers à ses auditeurs, pourrait susciter, ainsi que les événements
allaient le montrer, de nouvelles motivations particulièrement fortes. Il demanda
au chah et au peuple de Perse de le suivre et de l'aider à établir cette nouvelle
société. Pendant le peu de temps qui lui restait encore à vivre, il élabora
un système de lois destiné à diriger les affaires publiques, à maintenir la
paix et l'ordre public, à gérer les activités économiques, à réglementer les
institutions sociales telles que le mariage, le divorce et l'héritage, et à
développer les relations entre l'État babi et les autres nations. Prières et
méditations, sagesse prophétique et préceptes moraux furent révélés pour l'individu.
Ces enseignements ont été décrits par un historien baha'i comme volontairement
rigides, complexes et stricts. Leur but était de provoquer une rupture avec
le système de référence musulman des croyants et de les mobiliser en vue d'un
rôle unique à jouer dans l'histoire de l'humanité .
[Nota: Shoghi Effendi,
Dieu passe près de nous,
voir pp. 23-27.]
Ce rôle est un thème que l'on retrouve dans chaque chapitre du Bayan, et auquel
la transformation spirituelle et sociale de la Perse devait servir de prélude.
Le Bab proclamait que le but principal de sa mission était de préparer la venue
de la manifestation universelle de Dieu. Il se référait à ce sauveur en tant
que " Celui que Dieu rendra manifeste ". Le Bab lui-même, bien que messager
indépendant de Dieu au même titre que Moïse, Jésus et Mohammed, était le précurseur
de celui que toutes les religions du monde attendaient. Le terme bab avait de
bien plus grandes implications dans cette nouvelle révélation qu'il n'en avait
dans l'islam; le Bab était la Porte permettant d'accéder à la manifestation
de Dieu dont le message serait porté dans le monde entier.
Des passages du Bayan et d'autres Écrits du Bab traitent longuement de ce sujet
central. Ils mettent en évidence le fait que le Bab considérait sa dispensation
religieuse comme purement transitoire. Lorsque le Promis apparaîtrait, il révélerait
des enseignements pour l'âge à venir et déciderait si le système babi était
ou non à conserver en partie :
" Mille lectures attentives du Bayan ne peuvent égaler la lecture attentive
d'un seul des versets qui sera révélé par
[Nota: Shoghi Effendi,
Le Bab refusa de spécifier la date de la venue du Promis, mais il précisa que
ce serait pour bientôt. Plusieurs de ses disciples apprirent qu'ils verraient
de leurs propres yeux Celui que Dieu rendrait manifeste et auraient le privilège
de le servir. Le Bayan et d'autres Écrits font référence de manière énigmatique
à l'an neuf et à l'an dix-neuf. De plus, le Bab affirma catégoriquement que
personne ne pourrait faussement prétendre être Celui que Dieu rendrait manifeste
et parvenir à faire valoir un tel titre. Il mit en garde les babis, afin qu'ils
ne s'opposent à quiconque revendiquerait un tel titre mais observent plutôt
le silence, de sorte que Dieu puisse accomplir sa propre volonté en la matière.
Au fidèle et remarquable Vahid par exemple, le Bab écrivit :
" Par la droiture de celui dont le pouvoir fait germer la graine et qui insuffle
à toute chose l'esprit de vie, si je devais être assuré qu'au jour de sa manifestation
tu le renierais, je te désavouerais sans hésitation et je répudierais ta foi...
Si, d'autre part, on me disait qu'un chrétien, qui n'a pas juré fidélité à ma
foi, crût en lui, celui-là je le considérerais comme la prunelle de mes yeux
. "
[Nota: Cité dans
L'Ordre mondial de Baha'u'llah,
p. 95, de Shoghi Effendi.]
L'État babi par conséquent, s'il avait existé, n'aurait servi que d'agent réceptif
pour le message du Promis à venir et pour sa rapide diffusion à travers le pays.
Les martyres du Bab et de la majorité de ses plus proches disciples, ainsi que
le massacre de plusieurs milliers de ses partisans, firent avorter cette vision
avant même qu'elle ne pût se réaliser. En fait, il semblait en 1852 que la mission
du Bab eût échoué et que sa foi fût sur le point de disparaître .
[Nota: Pour une vue rétrospective de la signification de la mission du Bab,
voir : Douglas Martin, The Mission of the Bab, dans Baha'i World, vol. 3, 1994-1995.]