L'esprit antropique
Par Jean-Marc Lepain


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Chapitre IX. Le problème de la contingence et de l'intelligibilité de l'univers

9.1. La querelle du déterminisme

Les questions que l'on peut soulever à propos de la rationalité et de l'intelligibilité du monde sont également liées à une question très importante qui est celle du déterminisme ou de l'indéterminisme de l'univers.
Nous avons vu que l'indéterminisme est souvent soutenu par ceux qui, soit veulent rejeter le principe anthropique hors de la science, soit veulent limiter les conséquences du principe fort afin d'échapper à toute forme de téléologie. En couvrant tous l'éventail des possibles, l'univers ne fait aucun choix puisqu'il fait tous les choix. Il n'y a donc plus de coïncidences troublantes. Il n'y a plus à s'étonner que nous vivions dans un univers hautement improbable du point de vue de la statistique, puisque tous les univers possibles existent.
Dans un chapitre précédent, nous avons évoqué les implications scientifiques et épistémologiques de ce débat sur le déterminisme. Il nous reste maintenant à en envisager les implications philosophiques, et plus particulièrement celles qui concernent la rationalité et l'intelligibilité du monde et la manière dont les Écrits baha'is éclairent ce problème.

La question du déterminisme a profondément changé de sens au cours de ce siècle tant au plan scientifique, qu'au plan philosophique. Comme nous l'avons vu, toute théorie physique est par essence déterministe puisque ce n'est que dans le cadre du déterminisme qu'il est possible de formuler des lois de portée générale. Cependant, ce siècle a connu deux crises du déterminisme.
Une crise issue de la mécanique quantique dont nous avons déjà parlée. Cette première crise a conduit à l'abandon par la majorité des scientifiques du déterminisme dynamique de type laplacien, soit pour le déterminisme statistique, soit pour une forme d'indéterminisme.
Une seconde crise plus récente est intervenue. Celle-ci est issue de la thermodynamique généralisée et a conduit à un dépassement du déterminisme simple par l'effacement de l'antithèse entre matière et organisation. Les concepts de déterminisme et d'indéterminisme ont changé de sens, comme leur interprétation philosophique a changé de valeur, ce qui, comme le note Krzysztof Pomian, va toujours de paire avec un réaménagement du savoir dans son ensemble. [136]
Au XIXe siècle, les thèses déterministes étaient fondamentalement liées à la philosophie positiviste qui visait, en particulier, à exclure les questions métaphysiques du champs de la science. L'indéterminisme présentait une position de repli pour les thèses spiritualistes qui voyaient dans le monde l'acte de Dieu. Un acte gratuit et inexplicable, dont l'intelligibilité dépassait l'homme.
Aujourd'hui les positions se sont inversées. D'abord parce que le déterminisme laplacien a cédé du terrain face aux modèles probabilistes. Ensuite parce qu'on s'est aperçu que le maintien d'un déterminisme absolu conduit à la réintroduction de manière cachée de la téléologie dans la physique. Le déterminisme accompagne souvent les thèses des partisans du Principe anthropique fort, et devient alors facilement le soutien de positions spiritualistes qui se refusent à voir dans l'univers le fruit d'un hasard facétieux.

La question du déterminisme fait donc un grand retour aussi bien dans l'épistémologie que dans la philosophie. Elle paraît fondamentalement liée à une nouvelle conception de la science qui, certes, n'en est qu'à ses premiers linéaments, mais qui commence à s'imposer avec force.
Il n'en s'agit pas moins d'un problème extraordinairement complexe qui se répercute en chaîne sur toute une série de questions et d'oppositions, telles les oppositions entre nécessité-contingence, causalité-finalité, régularité-irrégularité, stable-instable, ouvert-fermé, reversible-irreversible, local-non local, changement-permanence, symétrie-asymétrie, matière-organisation, réalisme-idéalisme, transcendance-immanence, etc. Aucun de ces couples ne recouvre le champs de l'opposition entre déterminisme et indéterminisme.
Tout modèle déterministe doit faire une place à l'instabilité et à l'asymétrie. C'est surtout les mariages possibles entre ces oppositions qui sont importants. Traiter tous ces aspects dépasse bien entendu le cadre de cette étude. Nous devons nous contenter ici d'une image simplifiée et nous dirons que le déterminisme recouvre les domaines de l'ordre, de la nécessité et du descriptible, alors que l'indéterminisme recouvre les domaines du désordre, du hasard, de l'aléatoire, et de l'indescriptible.

Au plan épistémologique, la compréhension de la causalité, de l'aléatoire, et du hasard est donc au coeur du problème du déterminisme. Au plan philosophique, la question revient à tirer les conséquences d'un nouveau modèle de la causalité qui pourrait émerger, mais surtout de trancher la question de savoir si le problème épistémologique du déterminisme ou de l'indéterminisme peut être traiter séparément de la question de la liberté de l'homme, de sa place dans l'univers, du sens que celui-ci présente pour lui, de son intelligibilité et du statut de la raison.


9.2. Le problème de la causalité

On a confondu la crise des modèles déterministes avec la crise du déterminisme lui-même. Or, ce que cette crise des modèles déterministes nous apprend, c'est qu'il n'existe pas un déterminisme, mais plusieurs. Les déterminismes peuvent se définir par rapport à deux sortes de paramètres sous-jacents: les théories épistémologiques qui servent par exemple à définir le déterminisme dynamique du XIXe siècle ou le déterminisme statistique de la mécanique quantique, et les méthodes et langages qui caractérisent l'expression d'une certaine forme de déterminisme comme le déterminisme mathématique et le déterminisme physique. Il est ensuite possible de marier chacune des options.
Cependant, lorsqu'on remonte en amont, tout déterminisme est d'abord l'expression d'une certaine idée de la causalité. Or, définir la causalité n'est pas simple, et depuis Aristote les idées des hommes ont bien varié à ce sujet, en dépit de ce que voudrait nous faire croire le sens commun pour qui la notion de causalité serait simplement une notion empirique que l'on pourrait facilement dégager de l'observation. Fondamentalement, on peut distinguer un déterminisme métaphysique, dont la meilleure expression se trouve chez Leibniz, qui repose sur l'idée que tout phénomène est l'effet d'une cause, d'un déterminisme épistémologique, dont on trouve le meilleur exemple chez Laplace, selon lequel tout système doit avoir une évolution prédictible à partir du moment où les conditions du système sont déterminées.
Au XIXe siècle, on a considéré que le déterminisme épistémologique était plus scientifique que le déterminisme métaphysique parce qu'il avait une portée prédictive. En effet, le déterminisme métaphysique s'est surtout attaché à expliquer le comment des choses en remontant vers leur origine, alors que le déterminisme épistémologique s'orientait vers l'évolution future des systèmes. Ce dont on se rendait moins compte, c'est que cette capacité prédictive ne nous donnait qu'un faux semblant de l'avenir car, dans son mécanisme, elle effaçait la temporalité.
En effet, les lois mises en cause disaient qu'en quelque point de l'évolution du système on devait être, à tout moment, en mesure de fournir tous ses paramètres. Les processus de calcul de paramètres devaient être absolument identiques, qu'ils s'appliquent au passé ou au futur, qu'on s'approche de l'origine du système ou de sa fin. Aujourd'hui, la supériorité du déterminisme épistémologique paraît beaucoup moins fondée.
On sait que la complexité peut atteindre un tel degré, qu'elle ne peut plus être traitée autrement que statistiquement. L'aléatoire résulte souvent de phénomènes dont la complexité défie le calcul ou la modélisation, autant par l'esprit humain que par l'ordinateur. De plus, on sait maintenant qu'on peut produire non seulement de l'aléatoire à partir de systèmes rigoureusement déterministes, mais également du déterminisme à partir de systèmes rigoureusement aléatoires; c'est la notion d'ordre par le bruit, ou d'ordre par fluctuation.
D'ailleurs, l'intérêt s'est aujourd'hui largement déplacé. On s'intéresse moins aux lois génératrices des phénomènes et plus aux interactions qui sont à la base de l'organisation des systèmes. Dans ce domaine, on rencontre infiniment moins d'évolution linéaire et beaucoup plus de phénomènes stochastiques. Par conséquent, le temps joue un rôle fondamental, car des bifurcations sont toujours susceptibles d'apparaître, et les phénomènes qualitatifs l'emportent sur les effets quantitatifs. La nature contient de nombreux systèmes dynamiques instables. C'est pourquoi, on est aujourd'hui beaucoup moins sûr de la notion de prédictibilité et, de ce fait, le déterminisme causal de Leibniz retrouve tous ces charmes.


9.3. Causalité réaliste et causalité idéaliste

Mais le déterminisme causal n'est pas monolithique non plus. La notion de causalité est, comme nous l'avons vu, susceptible d'interprétations multiples. [137] On distingue une conception idéaliste ou positiviste de la causalité, et une conception réaliste.

Pour les réalistes, "les causes sont génératrices ou efficientes. Elles exercent une action." [138] Cette conception remonte à Aristote, et a dominé tout le Moyen Âge et la Renaissance. Newton fut un des premiers à remettre en cause cette conception, par son idée de la force de gravitation, en introduisant ainsi une force invisible dont le mode d'action était inconnu.

Pour les idéalistes ou positivistes, "les causes sont des conditions suffisantes ou déterminantes" [139]. Cette conception, qui dérive de Malebranche et de Hume, a une forte connotation cartésienne, et c'est en cela qu'elle plaît aux positivistes. Elle met l'accent sur la formulation de lois générales. En même temps, elle lie étroitement les lois de la rationalité de l'esprit humain à l'objectivation des phénomènes en sous-entendant que les lois de la rationalité expriment les rapports nécessaires entre les choses, et c'est en ce sens qu'elle est reprise par le programme idéaliste dont on voit à l'occasion les racines cartésiennes.

Depuis le début du siècle, l'évolution de la physique, sous l'influence de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique, a fait pencher fortement la balance en faveur d'une interprétation idéaliste de la causalité. Pourtant, les choses sont moins simple qu'elles n'y paraissent de prime abord.

Une question centrale au débat est celle de savoir si la vitesse de la lumière est une limite à la transmission des influences causales comme le prédit la théorie de la relativité. D'un point de vue réaliste, qui était celui d'Einstein, toute influence causale, entre deux objets éloignés dans l'espace, nécessite la transmission d'une action ou d'un signal qui constitue une réalité indépendante. Par conséquent, aucune influence physique ne peut se propager plus vite que la lumière. Pourtant, certaines expériences, comme celle d'Aspect, on mis en évidence des corrélations dans l'évolution de certains phénomènes quantiques qui montrent qu'il en va autrement. On enregistre une violation du principe de séparabilité, d'ailleurs prédites par la mécanique quantique.

La première question qui se pose est de s'avoir s'il existe des influences supra lumineuses, et si oui, de savoir si elles obéissent à un enchaînement temporel de la causalité classique compatible avec une interprétation réaliste. Si les influences supra lumineuses n'existent pas, la causalité classique n'aura qu'à faire l'effort de se plier aux conceptions relativistes et quantiques en gardant l'essentiel de sa substance. Si on admet l'existence d'influences supra lumineuses, soit il faut trouver une interprétation totalement nouvelle du formalisme en introduisant des concepts ad hoc difficilement acceptables d'un point de vue épistémologique, soit il faut abandonner complètement la conception classique de la causalité et proposer un nouveau modèle d'influence causal.

Le problème est de déterminer comment la causalité est reliée à l'espace-temps, et donc, à un niveau plus fondamental, de déterminer si la réalité est inscrite dans ce même espace temps. La séparabilité implique l'immersion des objets dans l'espace temps. S'il y a violation de cette séparabilité, et si les influences supra lumineuses n'existent pas, alors nous avons une preuve sérieuse que la réalité n'est pas inscrite dans l'espace-temps.
Mais alors, nous ne pouvons plus maintenir une conception réaliste de la réalité et, par voie de conséquence, de la causalité. La non séparabilité, constatée expérimentalement, doit donc être considérée comme un argument extrêmement sérieux en faveur de la causalité idéaliste en particulier, et de toutes les conceptions idéalistes en général, du moins dans le cadre des théories de la relativité et de la mécanique quantique et de l'interprétation de leur formalisme tels qu'ils existent actuellement. Cependant, une acceptation sans réserve de ces conceptions idéalistes n'est pas sans engendrer de nouveaux problèmes et de nouvelles contradictions qui montrent peut-être le caractère encore peu satisfaisant des théories physiques.


9.4. La causalité rétrograde

Une façon de maintenir une conception réaliste de la causalité a été proposée au prix de graves distorsions du concept même puisque la distinction entre causes et effets se trouve perdue. Il s'agit de la causalité rétrograde. Certaines formes de causalité peuvent remonter le temps permettant ainsi de connecter des événements ou des phénomènes également séparés dans l'espace. Cela nous ramène évidemment au Principe anthropique qui par certains côtés rappelle cette hypothèse. Olivier Costa de Beauregard a proposé une interprétation de la mécanique quantique fondée sur la causalité rétrograde [140].

Cependant, la causalité rétrograde pose un certain nombre de problèmes qui la rendent difficilement acceptable. Tout d'abord, il faudrait expliquer pourquoi la causalité rétrograde serait limitée au monde des particules alors que tous les phénomènes macroscopiques obéissent à la causalité. Si la causalité rétrograde limite ses effets aux objets quantiques, cela suggère que cette forme de causalité dépend de certaines propriétés particulières des objets quantiques qui ne se retrouvent pas dans les objets macroscopiques.
Bien que indéniablement les objets quantiques ont des propriétés différentes des objets macroscopiques, on ne voit pas précisément lesquelles de ces propriétés pourraient en être la cause et pourquoi. Les propriétés liées à la causalité rétrograde semblent être des propriétés ad hoc. En second lieu, il faudrait expliquer pourquoi et comment un même objet quantique obéit en certaine circonstance à la causalité classique et en d'autres à la causalité rétrograde. C'est le cas, par exemple, de deux particules de spin arbitraire s créées à l'état de singulet. Pour certaines valeurs de s, la causalité rétrograde pourrait être utilisée pour expliquer les phénomènes de corrélation, mais quand " s tend vers l'infini ", toutes les connections causales redeviennent classiques aux limites.

Certains aspects de la causalité rétrograde ressemblent trop à des hypothèses ad hoc pour convaincre complètement. Cependant, si on veut rester dans un cadre réaliste on est bien obligé de disjoindre la causalité de l'espace-temps. Les autres options consistent toutes à remettre en cause fondamentalement la mécanique quantique ce qui ne peut évidement être exclu.
L'une d'entre elle consiste à imaginer un éther ou un système de Lorentz. Une autre option consiste à introduire l'hypothèse d'un milieu sub-quantique pour lequel les lois de la relativité et de la mécanique quantique ne serait plus valables. Cela est une hypothèse beaucoup plus crédible. C'est deux hypothèses permettent d'échapper à la causalité rétrograde, mais toute impliquent de sérieuses violations du concept de la causalité classique. La non séparabilité de certains phénomènes quantiques entraîne définitivement le dépassement des concepts classiques de causalité, de localité et d'espace-temps [141].


9.5. Réalité et espace-temps

La non séparabilité de certains phénomènes quantiques ayant été établie de manière expérimentale, nous avons là une preuve, ou du moins une très forte présomption, que la réalité n'est pas inscrite dans l'espace-temps, ce qui est un argument très fort en faveur de la conception idéaliste du monde, car toute conception réaliste semble entrainer l'inscription de la réalité dans l'espace-temps.

David Bohm a cherché à résoudre ce problème en construisant une théorie où la non séparabilité s'incrit dans une conception réaliste du phénomène quantique sans changer non plus l'interprétation usuelle du formalisme. Bohm distingue entre un monde de particules d'une part, et d'autre part un champs physique réel qui ne serait porteur d'aucune force, mais qui serait responsable des états non séparables.
Nous voyons que celon cette conception les particules sont bien immergées dans l'espace-temps, en accord avec les conceptions réalistes. Mais si la réalité du phénomène quantique doit être comprise comme l'association de la particule avec le champs physique, alors cette réalité n'est pas totalement dans l'espace-temps. La réalité est donc composée de deux "ordres": un "ordre développé" qui inclut l'espace-temps, et un "ordre enveloppé" qui est en-dehors de l'espace-temps [142].

Toutes les autres conceptions de la non séparabilité, même celles fondées sur la causalité rétrograde, ou les théories impliquant un éther ou un espace de Lorenz, impliquent que la réalité n'est pas inscrite dans l'espace-temps. L'alternative est de prétendre, comme l'a fait Einstein, que la mécanique quantique est incomplète.

L'examen de ces positions d'un point de vue philosophique va bien au-delà d'un débat sur la seule causalité. Les conséquences de la non séparabilité sont étonnamment proches des thèses de la métaphysique baha'ie. En effet, la métaphysique baha'ie affirme l'existence d'un niveau de la réalité plus fondamental que le niveau atomique ou quantique. Elle affirme l'existence d'une continuité entre l'intelligible et le sensible, avec le passage d'un point de conversion à partir duquel la réalité phénoménale émergerait pour produire le sensible.
Elle prévoit également une rupture de l'intelligibilité humaine aux alentours de ce point de conversion. Mais en dépit de cette rupture de l'intelligibilité elle maintient l'unité du sensible et du spirituel au sein d'une seule réalité. Le rapport entre réalité et phénomène est ainsi fortement distendu.
Une même réalité peut se manifester à différents niveaux de phénoménalité, chacun caractérisé par une ontologie propre. Le "réel", au sens où l'entendent les physiciens, ne serait que la manifestation d'une surréalité (haqiqat) dont la nature serait purement spirituelle ou intelligible et qui, par conséquent, serait totalement indépendante de l'espace-temps.
Dans ce cas, il ne serait pas possible de déterminer le niveau le plus fondamental de la réalité physique. Le concept de "niveau fondamental" n'a plus aucun sens, pas plus qu'une image dans un miroir posséderait un niveau plus fondamental dans la réalité que le miroir reflète, pour reprendre une image utilisée dans certains textes baha'is.
Le miroir est un opérateur de conversion ontologique. Il transforme une réalité physiques existant de manière indépendante, en une autre réalité, le reflet, dotée d'une existence tout aussi réelle que les objets physiques, mais pourtant doté d'une modalité ontologique complètement différente. Le point de coalescence (taqyid) des Écrits baha'is agirait comme ce miroir en tant qu'opérateur de conversion, permettant de passer d'un mode d'existence purement intelligible à un mode sensible. On voit que le mode d'existence sensible est totalement dépendant du mode d'existence intelligible.


9.6. Causalité et concept d'action

On en est aujourd'hui à se demander si, comme pour la relation qui lie le déterminisme épistémologique au déterminisme métaphysique, la causalité idéaliste constitue un progrès aussi définitif qu'on la cru. La causalité idéaliste a permis un progrès considérables. Sans elle, il aurait sans doute été impossible de formuler aussi clairement ce que pouvait être la notion de loi en physique.
Elle présente cependant un certain nombre de faiblesses. Tout d'abord, elle ne recouvre plus une catégorie unique d'intelligibilité parce qu'elle n'a pas un mode d'action spécifié. Les positivistes ont cru que le mode d'action causal dans les phénomènes sensibles était unique.
Cette unicité est aujourd'hui complètement remise en cause. Les idéalistes ont longtemps pensé qu'il était suffisant d'admettre que cette unicité était conceptuelle pour ne considérer que la phénoménalité accessible à l'entendement humain sans s'interroger sur l'en-soi sous-jacent au phénomène. Certains phénomènes quantiques ont aujourd'hui brisé cette unicité conceptuelle.
La deuxième faiblesse de la causalité idéaliste réside dans son caractère réductionniste qui s'applique mal à l'étude des systèmes et aux problèmes de l'organisation. Dans la causalité idéaliste, on marie une loi générale à l'analyse d'une chaîne causale. L'analyse qui en ressort est fatalement dominée par l'idée de succession où, comme nous l'avons déjà dit, le flux temporel est réduit au flux de la causalité. De ce fait, le concept d'action, si important dans la causalité réaliste, est totalement évacué au profit du concept de succession.
Aujourd'hui, ce concept d'action semble reprendre sont droit de cité, que ce soit en physique fondamentale que dans l'étude des systèmes complexes. La raison est le concept d'action permet d'aborder les transformations successives d'un système dans leur globalité et de préserver ainsi une unité qui est caractéristique de toute organisation.


9.7. Cause finale et Principe anthropique fort élargi

Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'un retour à la causalité réaliste soit souhaitable. On est de plus en plus conscient des inconvénients de ces deux conceptions, d'où le désir naturel de dépasser leurs contradictions pour rechercher une nouvelle conception de la causalité.
Si certaines tentatives ont été faites dans ce sens, il faut dire que l'on est encore loin d'une formulation très claire. Il est cependant intéressant de voir que Demaret et Lambert prônent un retour à une certaine conception aristotélicienne de la causalité dans le cadre du Principe anthropique.
Ceux-ci écrivent que de nombreux travaux, notamment dans le domaine biologique, "montrent la nécessité d'une extension de la notion de cause en science", et ils ajoutent: "Le respect de la complexité propre aux organismes vivants, d'une part, et la nécessité d'expliquer la valeur des constantes fondamentales de la physique, la forme de ses lois ou les conditions initiales de l'univers dans sa totalité, d'autre part, pourraient bien exiger un élargissement du concept de causalité utilisé par les scientifiques et corrélativement une profonde modification de la philosophie dominante implicite aux savoirs et pratiques scientifiques." [143]
René Thom, dans un contexte tout à fait différent a également défendu une conception aristotélicienne de la causalité.

Dans la pensée aristotélicienne, la notion de causalité recouvre l'ensemble des conditions qui sont nécessaires pour qu'une chose existe; d'où la distinction entre cause matérielle, cause formelle, cause efficiente, et cause finale. Ce qui peut aujourd'hui séduire dans l'analyse aristotélicienne de la causalité, c'est sa volonté d'appréhender le phénomène dans sa globalité.
Demaret et Lambert proposent de réintroduire la notion de cause finale. La cause efficiente est celle qui produit un effet, alors que la cause finale représente ce vers quoi cet effet fait tendre le phénomène; par conséquent la finalité conçue comme une intention. La cause finale représente donc la téléonomie ou la téléologie d'un phénomène selon le niveau auquel on se place.

A l'inverse de Demaret et Lambert, René Thom accorde pour sa part plus d'importance à la notion de cause efficiente et de cause formelle et rejette complètement la notion de cause finale. Il voit dans la théorie des catastrophes un moyen de réintroduire dans la science les causes efficientes qui représentent des facteurs déclenchants aux conséquences disproportionnées.
Jean Largeault écrit: "Les causes efficientes agissent alors concurremment à une cause formelle cachée, qui peut se décrire par la configuration d'un puits de potentiel. Les causes de ce genre jouent un rôle dans la production des discontinuités des morphologies. Disons qu'elles vivent dans l'espace de contrôle et qu'elles se manifestent au point de bifurcation." [144]
On voit que la causalité aristotélicienne peut servir des positions diamétralement opposées tout en étant soutenue par une même foi déterministe. Le déterminisme peut servir de base à des philosophies très différentes, ausi bien spiritualistes que matérialistes. La coupure qui sépare René Thom de Demaret et Lambert est la même que celle qui séparait jadis les stoïciens de Saint Augustin.

Pour approfondir la notion de cause finale, Demaret et Lambert s'appuient sur Saint Thomas d'Acquin [145].
Saint Thomas pense que tout être agit en fonction d'une finalité qui est inscrite dans sa nature même. La finalité est donc intérieure à l'être et non extérieure. Mais la finalité est d'abord une potentialité. L'être a une certaine liberté pour l'accomplir, et chez l'être humain cette liberté est totale. Cependant, il est normal que chaque être tende vers sa finalité. C'est le conatus de Leibniz.
Demaret et Lambert proposent donc de prendre le Principe anthropique fort élargi comme cause finale globale de l'univers. A la lumière de cette analyse, ils distinguent deux interprétations de ce principe: un Principe fort élargi externe et un Principe fort élargi interne. Le principe externe peut se formuler comme suit: "L'univers est soumis globalement à une contrainte qui force, de l'extérieur, ses éléments à s'organiser de telle façon qu'ils concourent à l'apparition d'êtres humains."
Le principe interne, inspiré de Saint Thomas d'Acquin, dit quant à lui: "Chaque élément de l'univers porte en lui des potentialités qui, s'actualisant, collaborent en fin de compte à faire surgir la vie humaine;" [146]

Cette idée de potentialité s'actualisant joue un rôle fondamental dans la pensée de Baha'u'llah, que ce soit en ce qui concerne l'homme ou l'univers. Ainsi que nous l'avons déjà dit, l'homme en tant que manifestation de l'Esprit anthropique et conscience capable de comprendre son créateur a toujours existé comme une potentialité dans l'univers. L'évolution biologique qui permet la manifestation de l'intelligente consciente est donc le télos que poursuit le cosmos au plan matériel.
Au plan spirituel, l'homme est le porteur de nouvelles potentialités destinées à s'actualiser progressivement au fur et à mesure de son évolution spirituelle. Le télos, qui embrasse à la fois les mondes matériels et spirituels, est selon Baha'u'llah, la manifestation de la divinité et constitue une finalité qui se situe bien au-delà de l'entendement humain.


9.8. Structures et réseaux causales

L'idée particulièrement importante qui nous paraît ressortir d'une conception baha'ie de la causalité, est que la causalité doit être analysée en fonction des différents niveaux de finalité existant dans l'univers.

Toute cause recherche un effet, et les causes s'organisent en réseaux. Il faut donc admettre que les réseaux de causalité poursuivent eux aussi, à un niveau plus global, une finalité qui constitue l'aboutissement du système. Le problème de ce genre d'analyse réside dans le fait qu'il est difficile de cerner les limites des réseaux de causalité et de définir quelle part peut jouer le hasard, car le hasard n'est rien d'autre que la rencontre fortuite de deux chaînes causales fondamentalement étrangères l'une à l'autre.
Nous pensons quant à nous que si, évidemment, la notion de cause finale retrouve une certaine pertinence, elle ne suffit pas à expliciter une nouvelle conception de la causalité. En dehors du télos de la cause finale il faut prendre en considération le fait fondamental que l'univers se compose de plusieurs niveaux de causalité.
Cette notion de cause finale permet de relier entre eux des réseaux de causalité qui ne sont pas reliés par une cause efficiente, mais n'en semblent pas moins poursuivre une finalité commune. L'introduction de cette notion de cause finale permet de réduire considérablement la part que prend l'aléatoire dans notre univers et concoure à renforcer le déterminisme. Cette notion de cause finale est finalement un moyen d'introduire de manière contrôlée la téléologie dans la science. Cette téléologie permet de faire la liaison entre les systèmes scientifiques et les systèmes philosophique à l'intérieur d'une conception théosophique du monde.

L'idée d'une causalité à plusieurs niveaux permet de construire une image de la réalité en parfait accord avec l'analyse des phénomènes et permet de ménager un espace où l'analyse scientifique de la causalité peut s'articuler avec une analyse philosophique, voire théologique. Chaque système constituant la réalité, chaque sous système, chaque phénomène, chaque être, poursuit une finalité locale qui lui est propre et dispose donc de son propre système de causalité.
Chaque système causal est a son tour englober dans un système causal plus vaste où les finalités coopèrent. On en trouve une image dans la société. Au niveau individuel, chaque individu poursuit sa propre finalité sans réellement tenir compte de la finalité des autres individus. Pourtant, au niveau de la société dans son ensemble, nous ne constatons pas l'anarchie à laquelle on pourrait s'attendre, mais au contraire une certaine harmonie.
Baha'u'llah dit même que la désintégration sociale s'installe quand les individus perdent de vue leur finalité individuelle qu'il situe à un niveau spirituel. Plus l'homme comprendra le caractère spirituel de la nature humaine, plus il sera conscient de sa finalité et plus le niveau d'harmonie s'élèvera dans la société. Il y a donc dans ce modèle un principe causal qui ne repose pas sur une cause efficiente.
L'harmonie peut exister au niveau social, non pas parce qu'il existe une volonté consciente des individus de collaborer à une finalité commune, mais surtout parce que chaque individu est doté de potentialités différentes qui font que chacun ne poursuit pas un but identique.
De la même façon, on peut penser que c'est un nombre très limité de propriétés des éléments les plus fondamentaux de l'univers qui détermine l'harmonie des propriétés, toujours plus riches, que font naître leurs combinaisons dans des systèmes plus complexes, qui eux-mêmes se combinent en systèmes plus complexes encore, etc. Ainsi la téléologie globale de l'univers est déterminée par un nombre très restreint de propriétés qui se trouveraient contenues dans les éléments les plus fondamentaux de la réalité physique.

Plus que de causalité, il faut maintenant parler de structure causale. Lorsqu'on aborde l'étude des systèmes on ne peut plus se contenter d'une conception légaliste de la causalité opérant uniquement à travers des lois générale. L'analyse de l'organisation semble absolument irréductible.
Un système possède quelque chose qui ne se retrouve dans aucune de ses parties prises séparément. Comment alors distinguer entre l'organisation elle-même et la causalité ? La causalité peut aisément rendre compte de l'engendrement des phénomènes, mais il lui est difficile de rendre compte de propriétés nouvelles qui peuvent naître de l'organisation de ces phénomènes dans un système. Le délicat équilibre de notre écosystème planétaire résulte de phénomènes de nature complètement différente.
Il y a tout d'abord des phénomènes qui relèvent de la physique fondamentale, comme par exemple les réactions atomiques qui se déroulent au coeur du soleil, mais aussi les interactions qui déterminent finalement la taille des arbres et des animaux. On trouve également des phénomènes chimiques, des phénomènes géologiques, des phénomènes biologiques, etc. L'équilibre de notre écosystème paraît donc en apparence l'exemple caractéristique d'un équilibre purement fortuit puisqu'il résulte de la rencontre de chaînes causales fondamentalement étrangères l'une à l'autre.

Cette conception de la causalité comme structure causale tourne résolument le dos à la causalité idéaliste. Elle suppose donc une ontologie sous-jacente. C'est l'absence de cette réflexion ontologique qui pour le moment bloque une véritable réflexion sur la causalité, comme elle bloque d'ailleurs une véritable réflexion sur les phénomènes quantiques. Nous pensons que l'étude des textes de Baha'u'llah, en complète rupture avec la métaphysique classique, pourrait certainement permettre de dégager des solutions originales.

L'idée de différents niveaux de causalité dans l'univers est particulièrement éclairante pour le problème du déterminisme. Le caractère déterministe ou non d'un phénomène dépend souvent du niveau auquel se place l'observateur. L'aléatoire peut être généré à partir de systèmes déterministes, néanmoins trop complexes pour être formalisés. De la même façon, on peut penser que le hasard existe lorsqu'il s'agit de localiser une particule, mais il n'existe plus au niveau de la fonction d'onde. L'équation de Schrödinger évolue de manière tout à fait déterministe. L'indétermination qui existe au niveau de la particule est peut-être due à l'interaction de l'observateur. Ce type de hasard n'empêche d'ailleurs pas la prédictibilité. On fait la même constatation dans le domaine des turbulences et des systèmes dynamiques instables.

Le fait que des événements se précédent ou se succèdent causalement dépend du système de référence. Si plusieurs systèmes de référence coexistent, alors l'ordre causal peut changer d'un système à l'autre. Si maintenant nous considérons l'univers dans sa globalité comme un système causal unique, nous devons admettre que nous ne connaissons pas l'ordre causale et la succession exacte des causes dans leur rapport avec l'espace-temps. Nous ne savons d'ailleurs pas si l'univers dans globalité peut être considéré comme s'inscivant dans l'espace-temps, puisque nous avons vu qu'au niveau quantique la réalité ne l'était pas.


9.9. Localité et intelligibilité

Une causalité à niveaux multiples peut permettre de rendre compte de problèmes qui lient le local au non local. Les rapports qui lient le local au non local peuvent expliquer en particulier comment certains phénomènes apparaissent tantôt déterminés, tantôt indéterminés, en fonction du niveau d'observation où se situe l'observateur. Dans l'état actuel, nous sommes obligés de faire coexister au sein de la physique des causalités locales avec des causalités non locales.

Dans la physique classique, et même moderne, il n'y a de place que pour les phénomènes locaux. Cette localité signifie que le phénomène doit être circonscrit à l'intérieure de certaines limites. Ces limites peuvent être spatio-temporelles, mais aussi mathématiques. Notre notion de la causalité est profondément liée à cette localité.
Cependant, la physique contemporaine atteint aujourd'hui des niveaux de la réalité où la notion de localité perd de son sens. Du même coup, la notion de causalité se trouve ébranlée. Certaines expériences, comme celles sur le changement de direction du spin de deux particules ayant une même origine, mais se déplaçant dans des directions différentes, supposent non seulement une transmission instantanée de l'information, mais également une causalité où il n'y a pas de transport d'action. Dans cette perspective, la localité pourrait procéder de l'illusion anthropique à travers l'expression de repairs spatio-temporels liés au langage qui soutendent la compréhension rationelle.

'Abdu'l-Baha explique clairement que la non localité est une des caractéristique des phénomènes spirituels. Cela ne veut pas dire que tous les phénomènes non locaux sont de nature spirituelle. Cependant, dans l'hypothèse d'un continuum entre le spirituel et le matériel passant par le point de coalescence, il serait normal que les règles d'intelligibilité se déforment et finissent par se briserà mesure où l'on approche de ce point.

Ce qui apparaît, c'est que certaines formes de causalité sont liées à l'observation de homme. Certaines relations causales apparaissent si on considère que l'homme est premier, alors qu'elles demeurent cachées dans un univers sans téléologie. Il existe un rapport entre la localité qui est une norme d'intelligibilité des phénomènes et ce que nous avons appelé le Principe phénoménologique de Baha'u'llah selon lequel ce que l'homme perçoit de la réalité tient autant à l'homme qu'à la réalité.
Si l'homme n'était qu'un accident dans l'univers, cela condamnerait la science à n'être qu'une entreprise vaine ne débouchant finalement que sur de l'inintelligible. Si, au contraire, l'homme est ontologiquement premier par rapport à l'univers, alors il y a compatibilité de sens entre le sens intrinsèque de l'univers et le sens que l'homme porte en lui même.
En projetant sur l'univers le sens que l'homme porte en lui, l'homme révèle non seulement le sens caché de l'univers, mais il se comprend lui-même. Finalement, tous les efforts de l'homme pour comprendre l'univers ne sont qu'un effort pour se comprendre soi-même. C'est en cela que réside toute leur importance.
Baha'u'llah ajoute encore que la compréhension de l'homme par lui-même est équivalente à la connaissance de Dieu. C'est du moins ce qui en approche le plus. C'est pour cela qu'elle constitue un idéal inaccessible. Nous voyons que cette relation circulaire du sens entre l'homme, l'univers et Dieu doit être, par nécessité, fondamentalement téléologique. La téléologie est une des conditions qui doit nécessairement exister pour que l'univers ait un sens pour l'homme. Elle devient également un principe fondamental pour garantir un minimum de rationalité et d'intelligibilité du monde.


9.10. Conjonction des opposés

Les oppositions entre les différents niveaux d'observation, ainsi qu'entre le local et le non local, montrent peut-être qu'il est impossible de produire une image du monde synthétique. La dichotomie entre le spirituel et le matériel en l'homme implique l'impossibilité d'une intelligibilité unique.
La coopération de différents points de vue sur le monde semble absolument nécessaire. Cette impossibilité de produire une image unique et synthétique du monde découle de l'intelligibilité partielle de la création. Elle explique qu'au sein même des Écrits de Baha'u'llah on trouve la superposition d'images opposées et contradictoires. C'est le cas par exemple de la question du caractère à la fois fini et infini du monde, commençant dans le temps ou éternel, de certaines "réalités essentielles" ou "intelligibles" présentées comme créées ou incréées, existantes ou non existantes, etc.
'Abdu'l-Baha dit d'ailleurs que de tels problèmes proviennent avant tout de l'inadéquation du langage pour traduire la réalité [147]. Nous retrouvons là un vieux principe de la théosophie qui est celui de la conjonction des opposés. Mais ici il ne s'agit plus d'affirmer que le négatif fini par rejoindre le positif.
La conjonction des opposés est chez Baha'u'llah la superposition de représentations incompatibles entres elles et cependant déclarées complémentaires, exactement comme les descriptions du phénomène quantique en tant qu'onde et en tant que particule. Cette conjonction des opposés présente une des limites de l'intelligibilité, mais aussi le moyen de rendre intelligible ce qui fondamentalement est inintelligible en supprimant la rationalité du langage courant.
On peut également interpréter cette conjonction des opposés comme un moyen de surmonter la localité de l'observateur afin d'écarter l'illusion anthropique. C'est cette possibilité de faire coexister dans l'esprit humain des représentations contradictoires en faisant appel à des modes de pensé intuitifs qui fait que l'illusion anthropique doit être analyser comme un phénomène différent du principe phénoménologique et peut être partiellement surmontée.


9.11. Désordre, complexité et intelligibilité

La philosophie baha'ie ne pourrait certainement pas s'accommoder d'un univers totalement indéterminé qui serait le règne de l'aléatoire et du probable. Cependant, a l'inverse de certaines philosophies spiritualistes, elle n'est pas condamnée au déterminisme absolu.
Par leur richesse, les Écrits de Baha'u'llah n'imposent pas une image du monde définitive. Ils laissent la place non seulement à l'expression de nombreuses théories scientifiques très variées, mais également à plusieurs interprétations philosophiques possibles. Il serait donc très dangereux de lier dès aujourd'hui l'épistémologie baha'ie à telle ou telle théorie.
Si l'indéterminisme est une conception radicale du monde, le déterminisme peut exister sous de nombreuses formes. Sur le plan métaphysique, la seule exigence que pose l'épistémologie baha'ie est l'existence d'un déterminisme global ou supra cosmique.
Ultimement, le monde dans sa finalité doit être déterministe, mais ce déterminisme global peut très bien coexister avec certaines formes d'indéterminisme locale. Après tout, admettre la liberté de l'homme, c'est déjà admettre une certaine dose d'indéterminisme. Le déterminisme absolu ne peut exister que du point de vue de Dieu, c'est-à-dire du point de vue d'une connaissance universelle à laquelle l'homme ne peut prétendre.
Cependant, la complémentarité de modes de description déterministes et indéterministes, que ce soit par rapport à la science ou à la liberté humaine, pose en soi un problème philosophique. Dans la pensée baha'ie, le point de vue de Dieu, c'est-à-dire le déterminisme absolu, relève d'une forme de rationalité qui échappe à l'homme et qui n'est donc pas immédiatement intelligible.

Le déterminisme global n'exclut pas l'existence de phénomènes aléatoires, et par conséquent indéterminés. Mais il prétend deux choses: la première consiste dans le fait que, d'une part, d'un point de vue supra cosmique, qui est le point de vue de Dieu, et donc inintelligible, l'univers doit être déterministe, et que, d'autre part, globalement au niveau local la pondération des phénomènes déterminés doit être supérieure à celle des phénomènes indéterminés, ce qui s'accorde avec l'observation.
La description en termes statistiques de certains phénomènes revêt plusieurs significations. Les phénomènes représentant un hasard réellement primitif, avec une distribution purement aléatoire, sont plutôt rares et sujets à des interprétations divergeantes, alors que le plus souvent les descriptions statistiques correspondent à des phénomènes dont la complexité défie l'esprit humain.
Dans ces systèmes à très haute complexité les chaînes causales et les niveaux de causalité semblent inexplicablement intriqués. La complexité s'accompagne souvent d'un haut niveau d'instabilité locale, si bien que des micro phénomènes locaux peuvent entraîner des conséquences en apparence disproportionnées à l'échelle du système. Cette instabilité et cette disproportions des effets avec les causes rendent l'évolution de ces systèmes imprédictible, ce qui leur donne une apparence aléatoire.
Cependant, on peut remarquer que l'évolution de ces systèmes complexes et imprévisibles fluctue souvent dans des limites bien précises, ce qui montre que tout n'est pas permis. L'évolution des conditions atmosphériques en est le meilleurs exemple. Bien que les prévisions à long termes soient impossibles, chacun sait qu'il y a peu de chance que d'ici à l'année prochaine les glaces polaires descendent jusqu'à Brest ou que tombent deux mètres d'eau sur le Sahara. Aléatoire ne signifie donc pas hasard.
Les phénomènes aléatoires, comme les phénomènes atmosphériques, obéissent à un déterminisme global qui les empêchent de devenir fou. Le hasard pur procède lui de la rencontre de deux chaînes causales complètement étrangères. Les phénomènes qui composent un système aléatoire peuvent avoir une finalité commune, alors que dans une rencontre due au hasard, chaque élément possède une finalité propre et étrangère l'une à l'autre, comme deux inconnus qui se croisent sur le trottoir d'une grande ville.
Ce hasard pur est ce qui ne souffre aucune explication. Ce hasard n'est jamais créateur. Depuis que l'homme existe, et depuis qu'il a la possibilité, soit par l'observation soit par le calcul, de remonter le temps, il n'a pu repérer aucune modification structurelle de notre univers qui soit due au hasard. Au contraire, ce qui semble caractériser notre univers est que le hasard pur, bien qu'existant, soit sans effet sur lui.

Le déterminisme global dont nous parlions ne peut être posé que comme une règle a priori, mais néanmoins absolument nécessaire pour garantir une intelligibilité maximum du monde. Cependant, il n'y a pas de doute que ce déterminisme globale doive être considéré comme un postulat métaphysique et non comme une donnée scientifique. Certes, la science nous fournit de nombreux indices en sa faveur. Certes nous pouvons constater que ce postulat s'accorde avec le fonctionnement de la science telle que nous le connaissons aujourd'hui. Nous sommes néanmoins convaincus qu'il sera à jamais impossible de démontrer rigoureusement ce déterminisme global, tout comme les partisans de l'indéterminisme seront à jamais dans l'impossibilité d'apporter une preuve définitive de ce qu'ils avancent.

Cette impossibilité d'apporter une preuve du déterminisme ou de l'indéterminisme de l'univers s'apparente au problème des fondements de la connaissance sur lequel nous reviendrons et entretient d'étroite relation avec les questions ontologiques. L'indéterminisme peut facilement se passer d'ontologie. Le déterminisme ne le peut qu'en sacrifiant totalement l'intelligibilité du monde. Un monde déterminé et intelligible implique une ontologie, aussi minimale soit-elle.
En effet le déterminisme implique une unité causale, qui est d'ailleurs explicitement affirmée par Baha'u'llah, notamment à travers ce que nous avons appelé le principe de contingence et l'unicité épistémologique. Cette unité causale implique que l'univers soit fermé sur ses rapports internes. Derrière cette question se profile le problème de savoir si le monde est fait d'une seul substance ou pas. Formulé de cette façon le problème est peut-être mal posé parce que le mot "substance" n'a pas un sens précis dans les Écrits baha'is.
Ceux-ci préfèrent parler "d'unicité de réalité" ou "unicité d'essence" (basit al-haqiqa). Ce monisme essentiel est indispensable pour assurer la libre opération des causes efficientes et préserver l'intégrité du dessein téléologique. Les causes efficientes représentent l'aspect immanent des lois de l'univers gérant les rapports internes d'un univers fermé, alors que la cause finale et téléologique présente forcément une importante composante transcendante, et donc l'ouverture de l'univers sur un ordre causal extérieur.


9.12. Déterminisme et liberté de l'homme

L'analyse de la question du déterminisme est l'exemple caractéristique d'un problème où il devient impossible d'exclure les questions métaphysiques de la science. A notre sens, il n'est pas possible de trancher cedébat sans faire appel à une conception du monde plus vaste que les simples problèmes de cosmologie et notamment sans aborder la question de la liberté de l'homme.
Finalement, opter pour le déterminisme ou l'indéterminisme, c'est aussi opter pour des systèmes philosophiques qui on des implication jusque dans la morale quotidienne. Le désir de séparer l'activité scientifique de l'activité philosophique et des problèmes de valeurs est un des mythes de l'idéologie post-moderne. Cette même idéologie post-moderne semble avoir un a priori idéaliste pour l'indéterminisme, précisément parce que ce point de vue peut être philosophiquement plus neutre et garantir à l'homme une liberté absolue.
C'est bien la motivation qui semble ressortir des écrits de Prigogine et Stengers qui veulent réduire la question de la liberté de l'homme à un simple "problème pratique" [148] et qui considèrent que "la dérive du déterminisme en science vers celle de la nécessité philosophique" est "philosophiquement inadmissible", même si elle "n'est pas pour autant surprenante" [149].
Ils tentent de démontrer que "la question du déterminisme scientifique ne relève... pas de la métaphysique." [150]
La démonstration est d'autant plus obscure que, paradoxalement, elle se place uniquement sur le terrain philosophique en tentant de revenir à la controverse entre Leibniz et Clarke, porte-parole de Newton. Clarke figure en fait Prigogine et Leibniz représente René Thom. C'est pourquoi la manière dont la philosophie de Leibniz est présentée est sujet à caution.
Par ailleurs, seul le point de vue de Leibniz sur le déterminisme est présenté, sans doute parce que Prigogine pense que les idées de Clarke ne l'aideraient pas beaucoup et qu'il préfère présenter en réponse à Leibniz-Thom son propre point de vue. La véritable question qui est posée ici n'est pas seulement de savoir si le monde est déterminé ou indéterminé, mais de savoir s'il existe une relation entre le déterminisme ou l'indéterminisme du monde et la liberté de l'homme, et si le principe de causalité implique une ontologie sous-jacente. René Thom l'affirme: "Il faut bien voir que, dans le conflit déterminisme-hasard, on n'échappe pas à l'hypostase métaphysico-théologique." [151]

On se souvient que Clarke accuse Leibniz de croire en un monde trop parfaitement déterministe, puisqu'une fois que Dieu a fait de ce monde le meilleur possible, Dieu n'a plus à intervenir, chaque monade étant programmée irréversiblement. Leibniz croit que le principe de raison suffisante ne souffre pas d'exception. Par conséquent, il n'y a pas de place pour le hasard dans un tel monde.
Selon Prigogine et Stengers, Leibniz aurait fait une distinction entre "le problème métaphysique du déterminisme et le problème pratique de la liberté" [152].
Il s'agirait non pas d'une articulation de type kantien, mais de l'articulation de deux domaines d'intelligibilité l'un relevant du "connaître" et l'autre de "l'être". Cette dictinction est exacte sur le fond, mais peut-être fausse dans la formulation. Si Leibniz distingue bien deux niveaux d'intelligibilité, il est peu probable qu'il eut consenti à qualifier l'un de "métaphysique" et l'autre de "pratique".
Dans le choix de ce vocabulaire, il est clair que, pour Prigogine et Stengers, le plan "pratique" doit l'emporter sur le plan métaphysique. Afin de bien comprendre le problèm,e il nous faut remonter aux textes de Leibniz dans la Théodicée et dans le Discours de métaphysique.
Le chapitre XIII du Discours soutient que "la notion individuelle de chaque personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, on y voit les preuves a priori de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l'un est arrivé plutôt que l'autre. Mais ces vérités, quoique assurées ne laissent pas d'être contingente,s étant fondées sur le libre arbitre de Dieu ou des créatures, dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nécessité." [153]
Si le destin d'Adam, et à travers lui de la race humaine, est parfaitement déterminé au niveau ontologique, car relevant de la nature de l'homme, nul ne pouvait prévoir le pêché d'Adam et le destin de l'homme [154].
La liberté de l'homme relève donc de la sphère du connaître. La raison en est que le connaître procède d'un point de vue fini, alors que la connaissance ontologique de l'être déterminé n'appartient qu'à Dieu.
Le comportement de l'homme relève de sa connaissance. Or la connaissance de l'homme ne peut qu'être qu'approximative, ce qui explique que le comportement de l'homme ne peut jamais être totalement déterminé. A l'inverse, la connaissance divine est absolue et infinie, l'action de Dieu est donc toujours parfaitement déterminée.
La nature étant le miroir de la connaissance de Dieu, le monde offre l'image d'un parfait déterminisme où partout règne le principe de raison suffisante. Les monades sont parfaitement fermée sur elles-mêmes. Elle sont mues par leur déterminisme interne sans possibilité de s'influencer les unes les autres [155]. Ainsi l'ordre de la nature peut être parfaitement déterministe tout en rendant possible la liberté de l'homme.

Prigogine et Stengers voient dans la tentative de Leibniz d'assurer la prépondérance du déterminisme dans la nature tout en maintenant la liberté de l'homme un échec qui démontre que le déterminisme dans l'ordre de la nature n'est pas une question métaphysique, mais une question qui relève de la science. Il ne serait donc pas possible de lier la question du déterminisme à celle de l'homme ?
L'assimilation qu'ils font entre la pensée de René Thom et celle de Leibniz paraît tout à fait abusive, mais néanmoins très représentative des arguments qui s'échangent dans ce débat, particulièrement quand le Principe anthropique est en cause, car celui-ci fait passer cette question du déterminisme au premier rang des questions fondamentales pour construire une interprétation rationnelle de l'univers.
Si on voulait rouvrir ce débat avec toutes ses implications, - ce que nous ne ferons pas - il nous faudrait analyser le problème de la prédestination et du libre arbitre dans ses rapports avec l'image du monde depuis la controverse entre Pélage et Saint Augustin jusqu'à nos jours [156], et cela en passant par tous les grands théologiens chrétiens, catholiques ou protestants, par Descartes, Arnauld et le jansénisme, etc. Par ailleurs, en tant que déterministe, les vues de Thom sont certainement extrêmistes, et on peut se demander si elles sont toujours représentatives, même s'il a le mérite de poser les vrais problèmes.

Si nous nous référons maintenant aux Écrits baha'is, nous voyons que la question est traitée de manière tout à fait nouvelle. Dans la métaphysique classique, la question de la liberté de l'homme est résolument traitée en parallèle à la question de la liberté de Dieu.
Si le libre arbitre est propre à l'homme comment faire pour que celui-ci n'entre pas en conflit avec la toute-puissance et l'omniscience de Dieu? Si Dieu nous à fait tel que nous sommes, en nous dotant de nos qualités, mais aussi de nos faiblesses, s'il connaît d'avance nos intentions et nos actes, comment la liberté de l'homme est-elle encore possible?
Les Écrits baha'is n'apportent pas une réponse claire à ces problèmes parce qu'ils considèrent qu'y répondre supposerait se poser du point de vue de Dieu et de sa connaissance infinie, ce que nous ne pouvons évidemment faire. Dans la vie humaine, le libre arbitre et la prédestination coexistent ensemble sans que jamais la responsabilité de l'homme ne soit remise en cause. Ils sont comme la chaîne et la trame d'un même tissus.
Nous n'entendons pas traiter ici de ce problème complexe parce que ce qui nous préoccupe c'est la question du déterminisme universel. Plaider l'indéterminisme général, comme certains philosophes et scientifiques idéalistes n'est pas neutre du point de vue de la philosophie de l'homme. Il est clair qu'on ne voit pas comment on pourrait, par exemple, faire coexister un univers fondamentalement indéterminé avec la prédestination calviniste.
Si l'univers est indéterminé, l'homme n'est que le produit du hasard. Sa responsabilité est d'abord envers lui-même et ensuite envers son espèce. Un tel système entraîne deux conséquences: d'une part l'homme ne peut avoir de nature prédéterminée autre que la nature qu'il se donne à lui-même, et d'autre part les valeurs que l'homme adopte, en tant qu'individu et en tant que groupe social, ne peuvent être que le produit de son libre choix.
L'indéterminisme idéaliste n'est que la contrepartie dans la science de l'idéologie post-moderne qui nie toute nature à l'homme et voit dans l'individu la source de ses propre valeurs. D'un autre côté, il est sûr que plus un système philosophique est fondé sur un univers déterminé, plus il devra composer avec la liberté de l'homme et plus la question de la prédestination se posera.

Dans les Écrits baha'is, la question de la liberté de l'homme et de la détermination de l'univers n'est pas posée comme dans la métaphysique classique par rapport à Dieu, mais par rapport à un monde intermédiaire de valeurs. Le monde matériel n'est qu'une modalité du monde spirituel. Ceci implique l'existence d'une unité de structure entre le monde matériel et le monde spirituel.
Cette identité de structure est d'ailleurs une des garanties de l'intelligibilité du monde. Par conséquent, de même que le monde matériel est régi par des lois, de même le monde spirituel est lui aussi régi par des lois. Plus encore, on peut dire que les lois du monde matériel, les lois de la physique, ne sont qu'une expression particulière de ces lois spirituelles.
Le monisme épistémologique qui considère que l'univers physique est régi par une loi unique est ici étendu à toute la création, matérielle et spirituelle. Nous voyons également la notion de loi et de valeur se confondre, ce qui est une des caractéristiques de la philosophie baha'ie. Le comportement de l'homme doit à la fois tenir compte des lois matérielles et des lois spirituelles. L'homme n'est donc pas la source de ses valeurs.
Les valeurs spirituelles sont clairement transcendantes à l'univers. Certes l'homme n'a qu'une connaissance relative et imparfaite de ses lois, mais le propre de l'évolution humaine est de permettre à l'homme de découvrir progressivement ces valeurs.
Le monde des valeurs est donc un monde strictement déterministe. Cependant, l'homme a une liberté relative d'accepter ou de ne pas accepter ces valeurs. Il ne connaît d'ailleurs pas de manière directe ces valeurs. Celles-ci ne se révèlent à lui qu'au fur et à mesure de l'évolution psychologique, sociale et spirituelle de la race humaine. Plus l'homme fait des progrès matériels, plus de nouvelles exigences morales se présentent à lui. Sa liberté d'acceptation de ces valeurs est néanmoins relative parce que certaines valeurs sont indispensables pour la survie de l'espèce.
Le non respect de certaines d'entre elles peut entraîner de sérieuses conséquences dans le développement spirituel individuel et de grandes souffrances, tant pour l'individu que pour la collectivité. Si la liberté de l'homme peut apparaître presque totale, puisqu'il a la liberté de se détruire et de nier ce qu'il y a de plus fondamental dans sa propre nature, cette liberté est infiniment moins grande lorsqu'on considère l'espèce dans son ensemble parce que les contraintes qui pèsent sur l'espèce sont infiniment plus grandes que les contraintes qui pèsent sur l'individu.

On peut se demander si l'antinomie qu'on trouve dans la pensée occidentale entre le libre arbitre et la prédestination, le déterminisme et l'indéterminisme, n'est pas le résultat d'une conception au départ dualiste du monde qui oppose radicalement la matière et l'esprit. Il est clair que plus cette opposition est forte, plus on séparera les ordres d'intelligibilité.
On dira que cette opposition est surmontée dans le matérialisme moderne qui fait de l'esprit un produit de la matière et de la complexité. Dans ce cas, l'indéterminisme est la conséquence d'un monisme, ce qui montre bien qu'il est impossible d'évacuer la métaphysique de ce débat. Si on veut maintenir un dualisme transcendantal, il devient difficile de ne pas appliquer un strict déterminisme à l'esprit et donc d'aboutir au Dieu de Leibniz complètement déterminé par le principe de raison suffisante, ou le Dieu de Luther et Calvin où le nombre des élus est compté dès la création du monde.
Ces systèmes entrent fatalement en contradiction avec le Christianisme qui, comme toutes les religions révélées, prône la responsabilité morale de l'homme. On a vu comment Leibniz surmonte le problème, de manière fort peu convainquante il est vrai. D'un autre côté, Luther et Calvin sont obligés de faire intervenir la grâce.
Cette grâce représente la liberté de Dieu. Mais elle contribue à le rendre inintelligible. Nous avons ici les deux pôles opposés du déterminisme transcendantal chrétien fondé sur la dualité entre la matière et l'Esprit. La position inverse de l'indéterminisme fondé sur le monisme immanental peut être illustrée par Spinoza.
S'il n'existe qu'une seule substance, et que par conséquent l'esprit et la matière ne font qu'un, Dieu doit être considéré comme indéterminé, tout en étant cause de tout. La contingence du monde est sauvée et les notions de liberté et de nécessité sont isolées l'une par rapport à l'autre. Tout découle de la nature de Dieu (notons bien qu'il ne s'agit pas de sa volonté). Liberté et nécessité coexistent librement dans un système où il n'y a plus de transcendance et où les normes morales deviennent forcément immanentes.
Le déterminisme du monde implique l'indéterminisme de Dieu qui devient une cause première impersonnelle. Cette attitude a une influence qui se retrouve chez certains scientifiques contemporains; Einstein en est le meilleur exemple. Il faut cependant reconnaître que nous sommes dans un système fondamentalement étranger au Christianisme et incompatible avec une révélation.

La solution proposée à ce problème dans les Écrits de Baha'u'llah est radicalement différente. D'un côté, on trouve l'affirmation d'un monisme contingentiel. La matière trouve son origine dans l'Esprit, que Baha'u'llah appelle "la volonté première" [157].
Elle en est une modalité. Elle procède de lui par émanation. L'Esprit est cause agente de la création et l'Esprit est contingent. Il est donc déterminé. L'Esprit et la matière demeurent différents comme deux modalités de la réalité. Il ne s'agit donc pas d'un monisme substantiel qui conduirait, comme chez Spinoza, à une forme de panthéisme et à l'indétermination de la cause première. Dans ce système, Dieu est au-delà du problème de la contingence.
Ce n'est plus par rapport à lui que se pose le problème de l'intelligibilité du monde. Ce problème de l'intelligibilité du monde est posé par rapport à l'Esprit dans le cadre de la contingence. L'Esprit comme la matière est contingents. Dieu est "l'Inconditionné", sa liberté est totale. La liberté de l'homme est également préservée, mais elle est limitée par le déterminisme général de la création. L'unité contingentielle de la création explique également que la structure causale du monde matériel soit un reflet de la structure causale et de la contingence du monde spirituel.
Le monisme épistémologique de la philosophie baha'ie dont nous avons parlé dans le deuxième chapitre de cette étude s'explique par ce monisme contingentiel dont il n'est qu'une modalité. Les lois physiques de l'univers sont immanentes à sa structure causale qui est déterminée par une loi unique dont les "racines" ou la "source" (asl) ne se trouvent pas dans la réalité physique, mais est en correspondance avec le monde spirituel.


9.13. Caractère métaphysique du problème anthropique

Nous avons déjà beaucoup insisté sur le fait que le Principe anthropique était lié à un ensemble de questions relevant d'une problématique unique qui révèle à quel point il est impossible à la science de se passer d'a priori métaphysiques. Aussi ne reviendrons nous pas sur cet aspect du problème.
Nous voulons plutôt réfléchir ici à l'impact que peut avoir sur la philosophie en général, et sur la philosophie baha'ie en particulier, le surgissement de telles questions. On a vu à quel point les questions épistémologiques sont devenues importantes dans la philosophie du XXe siècle.
L'immense essor qu'a connu la connaissance humaine durant cette période a demandé un effort constant d'interprétation de la science, de sa signification par rapport à l'être humain, à la civilisation et à l'histoire. Ceci montre clairement que l'activité philosophique n'est pas une activité autonome, mais que la philosophie n'a de sens et de portée que dans la mesure où elle croise les champs du savoir humain et aide à clarifier notre compréhension de la condition humaine, de notre position dans le cosmos et dans l'histoire.
C'est pour cette raison que les questions que suscite le Principe anthropique ne peuvent plus être traitées uniquement sous leur angle épistémologique et qu'elles doivent s'ouvrir sur un champ plus vaste que nous n'hésitons pas à appeler champs métaphysique. Cela peut paraître tout à fait paradoxal à une époque où on a tant proclamé la fin de la métaphysique, où celle-ci a été cent fois condamnée par toutes les autorités et où il a été radicalement démontré qu'elle n'avait plus aucune pertinence. Le fait que nous avons vu resurgir au cours de notre étude des questions métaphysiques montre à l'évidence que le concept de métaphysique n'est plus aussi clair qu'il l'a été.
La philosophie est coutumière du fait de voir ressuscité ce qui peu avant était proclamé définitivement mort. Cela peut s'expliquer par "l'illusion du tournant" qui fait croire à chaque génération que sa façon de philosopher n'est plus commensurable avec la façon de philosopher des générations précédentes. Il est vrai que l'histoire de la pensée humaine procède par bond et par révolution, mais il est non moins vrai que ces bonds et ces révolutions sont reliés ensemble par une indéniable continuité.

Ce que le Principe anthropique fait apparaître sous nos yeux est peut-être une nouvelle façon de concevoir la métaphysique en liaison avec une problématique ancienne (le fondement de la rationalité) mais dont l'approche a été complètement renouvelée par les sciences fondamentales.
Nous ne chercherons pas ici à tracer ce que pourrait être pour la philosophie un nouveau programme métaphysique, ni à saisir les différences qui existent entre la métaphysique classique et la nouvelle métaphysique. La métaphysique classique est bien morte, comme était morte avant elle la métaphysique médiévale et la métaphysique grecque. Il suffit pour s'en convaincre de relire Le Discours de Métaphysique de Leibniz, ou certaines pages de L'Éthique de Spinoza ou des Méditations de Descartes. Il se dégage de ces pages un ennui mortel que le lecteur ne parviendra à surmonter que s'il dispose d'une forte motivation.
L'enthousiasme qu'a suscité la parution de tels livres en leur temps est définitivement perdu. Bien sûr, on continue à les lire, ce qui prouve qu'ils ne sont pas dénués de toute valeur. Mais ce qui a changé c'est la motivation du lecteur. On ne les lit plus parce qu'on s'attend à ce que la vérité lumineuse en surgisse nue dans toute sa splendeur, mais parce qu'on s'intéresse à l'histoire des idées. Ces livres ont définitivement perdu leur actualité, même s'ils peuvent parfois nourrir une inspiration occasionnelle. Ce que montre à l'évidence la problématique qui surgit de la question du Principe anthropique, c'est que l'objet de la métaphysique classique n'est pas l'objet de la nouvelle métaphysique.

On se sera sans doute aperçu que le mot "métaphysique" prend, dans le contexte de la philosophie baha'ie un sens particulier. Une des thèses que nous avons constamment cherché à mettre en évidence est que Baha'u'llah inaugure un nouveau genre de métaphysique. Il n'y a pas pire contresens que de lire ses Écrits en prêtant aux mots leur sens scolastique ou en les interprétant à la lumière des définitions classiques.
Chez Baha'u'llah, chaque mot, chaque expression, doit être soigneusement réinterprété dans son contexte et laissé, par le libre jeu de l'herméneutique spirituelle, la place à de multiples interprétations. Il s'agit d'une application à l'herméneutique du principe phénoménologique.
S'il existe une métaphysique baha'ie, c'est une métaphysique herméneutique et interprétative. Cette métaphysique vise seulement à mettre en place une symbolique mettant en jeu des représentations permettant de saisir intuitivement et rationnellement la réalité dans ses différentes manifestations.
La manière dont l'appréhension de la réalité se fait à travers ses représentations symboliques fait appel autant à la rationalité qu'à l'intuition afin de rendre ces représentations accessibles à une forme d'intelligibilité qui cherche à dépasser l'horizon de la rationalité du langage courant. La métaphysique baha'ie ne prétend donc en aucun cas être une science, mais seulement un art; un art herméneutique. Elle ne prétend ni atteindre, ni décrire la chose en soi.
Cette impossibilité d'atteindre la chose en soi est affirmée explicitement par 'Abdu'l-Baha: "L'homme ne peut distinguer que les manifestations ou les attributs d'une chose, [158] tandis que son identité ou sa réalité demeure inaccessible. Par exemple, nous appelons cette chose une fleur. Mais que comprenons-nous par ce nom et cette appellation? Nous comprenons que les qualités caractéristiques de cet organisme nous sont perceptibles, cependant sa réalité ou identité élémentaire et intrinsèque demeure inconnue." [159]
Cependant, si la chose en soi est inaccessible à l'entendement de l'homme, ce n'est ni la fin de la science, ni la fin de la métaphysique, et la métaphysique, au sens de philosophie divine, ou de théosophie (falsafiy-i-ilahiyyih) demeure indispensable pour donner à l'homme une compréhension de l'univers dans toutes ses dimensions en harmonisant les différentes perspectives que nous pouvons avoir de la réalité.

Cette sorte de métaphysique doit donc être considérée comme un langage particulier, distinct du langage courant au même titre que le langage mathématique. Comme tout langage, ce langage est constitué de signes qui sont des représentations métaphoriques d'une certaine réalité. Dans ce cas, il s'agit d'une réalité non empirique et purement intuitive.

Ces préoccupations sont très loin de la métaphysique classique dont Aristote avait posé les fondements et dont le Christianisme et l'Islam ont repris les prémices. Aristote définissait la métaphysique comme la science de "l'Être en tant qu'Être". Aristote visait l'Être dans la chose autant que l'Être universel comme principe [160].
En étudiant la relation entre l'Être et l'Étant, Aristote croyait pouvoir dire quelque chose sur l'Être. Cette relation a permis à la théologie chrétienne et musulmane de reprendre la question en introduisant Dieu considéré comme l'Étant premier et le plus parfait, lui en qui, comme dira Saint Thomas d'Acquin, l'essence et l'existence coïncident parfaitement.
Poursuivant ces prémices jusque dans leurs ultimes conséquences, la métaphysique classique cherchera le fondement du monde, et donc de la rationalité, dans cet Étant le plus parfait, l'Ens summe perfectum de Descartes [161].
Nous reviendrons sur ce problème. La métaphysique baha'ie n'a pour objet ni l'Être en tant qu'être, ni l'Étant le plus parfait source de tous les étants. Nous avons vu que l'affirmation de l'infinie transcendance de Dieu a pour conséquence de le rejeter hors de portée de tout discours humain et donc hors de portée de la métaphysique.
De l'Être en tant que tel, il n'en est pas non plus question dans les Écrits de Baha'u'llah. Ce silence a un sens. Il équivaut à une condamnation. Le concept d'Être n'a pas sa place dans la métaphysique baha'ie. Il s'agit d'une simple commodité langagière. Si l'Être sort de la métaphysique, reste t-il une ontologie possible? Nous croyons avoir amplement répondu à cette question dans notre Archéologie du Royaume de Dieu. L'ontologie trouve alors son sens véritable en entreprenant de répondre à la seule question qui est un sens et qui est "Pourquoi l'univers existe-t-il et pourquoi suis-je là à me poser cette question". Nous commençons à entrevoir comment la question anthropique peut se trouver au coeur de l'ontologie et de la métaphysique.

Dans ces conditions, peut-on encore proclamer la fin de la métaphysique? Ce qui apparaît maintenant nettement, c'est que pour comprendre la science, et ce que la science a à nous dire de la réalité, l'épistémologie n'est plus suffisante. L'étanchéité que la science avait établi entre le phénoménal et le non phénoménal est en train de disparaître. Les questions existentielles, et par conséquent les problèmes de valeurs, resurgissent au coeur même de la science. Se demander si l'univers a un sens pour l'homme n'est plus une question que la science peut éviter. Trouver ce sens et l'établir est l'objet pour nous de la nouvelle métaphysique et la question qui se trouve, nous semble-t-il au coeur de l'enseignement de Baha'u'llah.


9.14. L'Esprit anthropique comme structure métaphysique

Comme nous l'avons vu un des enseignements les plus essentiels que nous apporte le Principe anthropique est que l'existence de l'homme doit être considérée comme plus fondamentale que l'existence de l'univers. Bien sûr une telle affirmation peut recevoir deux interprétations: l'une idéaliste, l'autre réaliste.
Pour les idéalistes, le fait que l'existence de l'homme doit être regardée comme plus fondamentale que celle de l'univers découle de notre structure mentale. Nous ne pouvons pas échapper au fait que nous sommes des êtres pensants qui pensent sur leur propre existence, et que toute notre expérience de la réalité se trouve affectée par ce fait. Pour les réalistes, c'est ontologiquement que l'existence de l'homme doit être considérée comme plus fondamentale que celle de l'univers.
Dans les Écrits baha'is, c'est bien entendu dans le sens réaliste qu'on retrouve énoncé ce principe en terme quasiment identiques. Dieu n'a créé le monde matériel qu'en vue de l'homme afin que celui-ci puisse le connaître et l'aimer. L'homme est la finalité de l'univers comme le fruit est la finalité de l'arbre. L'homme est la cause finale de l'univers. Il n'en est pas seulement l'aboutissement, mais aussi l'origine.

Ce qui est très remarquable dans les Écrits baha'is c'est que ce raisonnement anthropique ne s'applique pas seulement à l'homme, mais également à la Manifestation divine. De même que l'homme doit être regardé comme la finalité du monde physique, de même la Manifestation divine doit être regardée également comme la finalité du monde spirituel. 'Abdu'l-Baha explique que l'homme doit être considéré comme la Manifestation de Dieu (mazhar-i-ilahi) dans l'ordre de la nature, comme le prophète est la Manifestation de Dieu dans l'ordre humain (Nasut et Malakut), et nous pourrions ici ajouter comme la Manifestation universelle (Mazhar-i-kulli) est la Manifestation de Dieu dans les mondes spirituels supérieurs (Jabarut).
Mais si on considère la Manifestation, sous sa forme individuelle ou universelle, comme la finalité de la création, alors on doit également la considérer comme la cause finale. C'est sans doute une des explications que l'on peut donner à certaines déclarations que l'on trouve dans les Écrits du Bab et de Baha'u'llah ou ceux-ci se présentent comme la cause de la création.
On trouve des affirmations semblables chez Saint Paul qui salue le Christ comme créateur du monde et dans l'Ancien Testament où ce rôle est tenu par la "Sagesse". Dans tout les cas, nous sommes bien face à ce que nous avons appelé "l'Esprit anthropique". Cet Esprit anthropique se manifeste dans chaque ordre de la création. Il possède deux caractéristiques: il est esprit capable de connaître le créateur et il est manifestation de Dieu pour les ordres inférieurs.


9.15. A la recherche du fondement de la rationalité

En quoi la rationalité se fonde? Cette question est peut-être l'une des plus fondamentales que puisse se poser la philosophie et se trouve au carrefour où se croisent la science et la métaphysique, voire la religion. Cette question est susceptible de recevoir trois types de réponses qui peuvent, ensuite, varier considérablementement dans leurs articulations, leurs développements et leurs nuances.
La rationalité peut se fonder en Dieu ou dans tout autre principe transcendant, dans le monde, dans l'homme ou dans le rapport réciproque d'un de ces termes avec les autres. La métaphysique classique s'est attachée au premier type de réponse. L'Âge des Lumières a cherché le fondement de la rationalité dans le monde, tandis que la philosophie contemporaine le cherche plutôt dans l'homme. Cependant, aucune de ces approches n'a été véritablement confrontée aux problèmes de la physique fondamentale ou à certains développements des mathématiques qui connaissent, eux aussi, leur crise des fondements.

Ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le souligner, l'image qui se dégage de la rationalité dans les Écrits baha'is est extrêmement large. Le pouvoir rationnel de l'homme, ainsi que le souligne en maintes occasions 'Abdu'l-Baha, est un pouvoir qui dépasse ce monde matériel et phénoménal, pour lui permettre de s'élever au-dessus des lois de la nature, afin de les embrasser toutes. Le pouvoir rationnel de l'homme ne s'oppose pas à son pouvoir spirituel. La capacité rationnelle est tout entière contenue dans sa capacité spirituelle. Le rationnel est tout entier contenu dans le spirituel. En ce qui concerne le développement intérieur de l'homme, la maîtrise de sa rationalité est une étape importante et indispensable vers la conquête de sa spiritualité.

Dans l'Archéologie du Royaume de Dieu, nous avons cherché à approfondir la notion de "mondes divins" en montrant qu'on pouvait assimiler chaque monde à une catégorie onto-herméneutique. Fondamentalement, il y a une unité de toute la création. Par conséquent, lorsque nous parlons de mondes différents, nous le faisons que sous l'effet de l'illusion anthropique qui nous masque l'unicité de la réalité sous l'apparence de la multiplicité. Cependant, cette unicité de la réalité peut recouvrir des modes d'être différents. Chaque mode d'être représente un mode d'intelligibilité. Il n'y a des modes d'être différents que parce que il y a des modes d'intelligibilité différents. Si nous étions affranchis de l'illusion anthropique, nous pourrions embrasser tous les modes d'intelligibilité et alors nous percevrions l'unicité de la réalité. Ce que nous appelons la rationalité n'est donc peut-être qu'un mode d'intelligibilité lié au situs ontologique propre à l'homme.

Si nous considérons la rationalité comme une partie intégrante de la nature spirituelle de l'homme, nous comprenons aisément que la rationalité humaine ne peut rester figée. Elle est destinée à se développer et à se transformer au fur et à mesure que se développe la spiritualité de l'homme. La rationalité est le processus qui caractérise la relation de l'homme au monde. Par conséquent, il n'y a rien d'étonnant à constater que la rationalité scientifique se transforme et évolue.


9.16. L'homme comme fondement de la connaissance

Nous avons vu que d'un point de vue baha'i, la rationalité ne peut pas se fonder en Dieu. Ce serait revenir à la métaphysique classique et au cartésianisme. La rationalité ne peut pas non plus se fonder sur la réalité parce que la notion de réalité a cessé d'être évidente de par soi pour devenir de plus en plus élusive et incertaine. Il ne reste donc plus que l'homme. On pourrait donc dire qu'en cela la pensée baha'ie se rapproche de la philosophie contemporaine. Ce serait vrai si toute deux donnaient aux concepts d'homme et d'humanitude (humanitas) la même valeur, ce qui est pourtant loin d'être le cas.

Pour beaucoup de contemporains, affirmer que le fondement de la rationalité se trouve en l'homme, c'est avant tout proclamer son caractère relatif. Finalement, la rationalité serait comme les valeurs sociales ou comme la nature humaine. Dire que l'homme est à lui-même sa propre nature, c'est affirmer qu'il n'y a pas de nature humaine donnée par la nature.
L'homme doit construire sa propre nature. Il est libre de son choix et condamné à assumer cette responsabilité. Cette philosophie post-moderne nie de même qu'il existe un monde des valeurs existant indépendamment de l'homme. L'individu est la source de ses propres valeurs et les valeurs sociales résultent de l'accord intersubjectif sur un certain nombre de valeurs communes. L'attitude de la pensée post-moderne sur la rationalité découle de cette position sur la nature humaine et sur les valeurs sociales. Il n'y a pas de rationalité universelle, comme il n'y a pas de valeurs universelles et de nature humaine universelle. Il n'y a de rationalité que considérée dans un moment particulier de l'histoire et du procès de naturalisation. L'homme est totalement maître du destin qu'il se choisit.

La pensée baha'ie, tout en partant de prémices très proches, arrive à des conclusions radicalement différentes. D'un côté, elle proclame que la nature de l'homme est spirituelle. De l'autre, elle affirme la liberté de l'homme d'accomplir cette nature, tout en considérant que le choix de ne pas accomplir celle-ci place l'homme dans une situation de régression et d'aliénation.
Cette nature spirituelle n'est pas non plus donnée par la nature. Il s'agit plutôt d'un projet téléologique qui est transcendant à l'homme et qui le relie à un absolu plus grand que lui; un idéal vers lequel l'homme doit tendre. Cet idéal demeure voilé et obscur. Il ne se découvre que progressivement au fur et à mesure des progrès humains et à travers la révélation progressive.
Le développement du procès de spiritualisation qui révèle à l'homme sa nature lui révèle en même temps le monde des valeurs dont l'essence est également spirituelle. C'est par ces valeurs que la nature humaine se naturalise. A chaque étape du procès de naturalisation correspond une historicisation des valeurs. C'est en ce sens que les valeurs humaines sont relatives. En fait elle ne sont pas relatives mais "historiales".
L'homme découvre progressivement ces valeurs au fur et à mesure qu'il réalise son développement spirituel. Mais cette relativité historique des valeurs ne signifie nullement que celles-ci trouvent leur source dans l'homme. Les valeurs spirituelles sont inscrites dans la création comme les lois de la physique sont inscrites dans l'univers.
Le déploiement du procès de rationalisation ne fait qu'obéir à la même logique. Il existe une rationalité universelle qui constitue un idéal inatteignable pour l'homme. Cette rationalité universelle émane directement des mondes divins. Elle embrasse tous les mondes de la création. Elle constitue l'intelligibilité de la création pour Dieu. Elle est donc fondamentalement inaccessible à l'homme.
Toutes les formes de rationalité découlent de cette rationalité universelle et et se déploient en fonction de chaque situs ontologique. L'homme ne peut pas fonder sa rationalité sur la rationalité de Dieu comme le croyait Descartes. La rationalité humaine est spécifique. Elle est propre au situs ontologique de l'homme. Cependant, cette rationalité n'est pas figée. Elle doit évoluer, parce que l'homme en tant que manifestation le plus parfaite de l'Esprit anthropique est une créature infiniment perfectible.

'Abdu'l-Baha enseigne que pour connaître l'univers l'homme doit se connaître lui-même. Nous voyons donc que la connaissance de soi est posée comme fondement de toute connaissance contingente.
Mais dans une autre tablette, il indique que pour se connaître soi-même l'homme doit d'abord connaître Dieu, parce que la connaissance de Dieu est dans le monde de la connaissance comme la lumière du soleil dans le monde physique. Si le soleil ne brillait pas, nous serions plongés dans l'obscurité comme des aveugles.
Dans le monde de la "Philosophie divine" (falsafiyy-i-ilahi), la connaissance de Dieu est comme la lumière du soleil. Il faut que cette lumière éclaire les réalités pour les rendre intelligible. Il y a là un paradoxe puisque Dieu est réputé dans les Écrits baha'is incognicible. Si pour se connaître soi-même il faut d'abord connaître Dieu, et si Dieu est incognicible, cela montre clairement que la connaissance de soi ne peut être regardée que comme un idéal.
De même que l'homme ne connaîtra jamais Dieu, de même il ne se connaîtra jamais complètement. Ce n'est que parce que l'homme progresse dans la connaissance de Dieu, autrement dit qu'il développe sa nature spirituelle miroir des attributs divins, qu'il progresse dans la connaissance de lui-même et s'ouvre les portes de la connaissance du monde. Le fait que l'homme ne puisse se connaître totalement découle de sa structure ontologique.
Les attributs divins apparaissent en l'homme à l'état de potentialité pour s'actualiser progressivement. Cette actualisation représente une marche vers la perfection qui ne prendra jamais fin. L'homme est donc à la fois une créature inachevée, parce que promise à évoluer vers une perfection qu'elle n'atteindra jamais, et infini parce que le puissance de la potentialité qui est en elle est infinie. C'est cette infinitude, dans les deux sens du terme, qui fait que l'homme ne peut se connaître lui-même. Néanmoins, nous voyons clairement ici que l'homme apparaît comme fondement de toute connaissance.

L'idée au coeur du Principe anthropique que l'existence de l'homme est plus fondamentale que celle de l'univers, non seulement s'insère très bien dans cette philosophie, mais relève des mêmes mécanismes d'analyse. Les deux approches prennent l'homme pour fondement. Mais la pensée baha'ie en tire de plus certaines conséquences quant à l'intelligibilité et la rationalité du monde. Si la rationalité universelle demeurera à jamais inintelligible à l'homme, la relation quelle établit entre l'homme et l'univers garantit que la rationalité de l'univers est accessible à l'homme tant que celui-ci ne cherche pas à dépasser l'horizon de son situs ontologique.
Le fait que l'homme doit être considéré comme le macrocosme et l'univers comme le microcosme garantit non seulement que la structure d'intelligibilité de l'univers est accessible à la raison humaine, mais que la téléologie présente dans l'univers est soumise à la téléologie du devenir humain comme manifestation de l'Esprit anthropique.



Notes

136. Krzysztof Pomian, "Le déterminisme: histoire d'une problèmatique", in La Querelle du déterminisme, Le Débat, Gallimard, éditeur Krzysztof Pomian, Paris, 1990.

137. cf. Jean Largeault, "Cause, causalité, déterminisme", in La querelle du déterminisme, op. cit.

138. ibid . p. 174.

139. ibid. p. 173.

140. Olivier. Costa de Beauregard, "Foundation of Quantum Mecanics" in Proceedings. of International Symposium, Tokio, 1983.

141. Jairo Roldan, op. cit. p. 207.

142. ibid. p. 202.

143. Demaret et Lambert, op. cit., p. 210.

144. Jean Largeault, "Causes causalité, déterminisme", in La Querelle du déterminisme, op. cit., p. 191.

145. Demaret et Lambert, op. cit., p. 214-217., p.

146. ibid. p. 215.

147. 'Abdu'l-Baha, "Tafsir-i-Kuntu Kanzan Makhfian", in Makatib, tome II, p. 39-40.

148. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La querelle du déterminisme six ans après, in La querelle du déterminisme, op. cit. p. 250.

149. ibid. p. 249.

150. ibid. p. 252.

151. R. Thom, Préface à P.S. de Laplace, Essai sur les probabilités, Paris, 1986.

152. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, op. cit. p. 250.

153. Leibniz, Discours de métaphysique, éd. Pocket, Agora, Paris, 35.

154. cf. Lettre de Leibniz au Landgrave Ernest von Hesse-Reinfelds en date du 12 avril 1686, Correspondance entre Leibniz et Arnauld, in Discours de métaphysique, op. cit., pp. 159-165

155. Leibniz, Discours de métaphysique, op. cit., chapitre IX, p. 31-32. et chapitre XIV p. 38-40.

156. cf. l'analyse que nous avons donné de cette controverse dans notre essai Saint Augustin peut-il être sauvé ? et la bibliographie qui l'accompagne.

157. cf. K. Brown, A Baha'i Perspective on the Origin of Matter, in The Journal of Baha'i Studies, vol. 2, n° 3, Ottawa, 1989-1990, pp. 15-44. voir particulièrement la conclusion. Voir également les chapitres que nous avons consacrés à cette question dans Archéologie du Royaume de Dieu, Ontologie des mondes divins dans les Ecrits de Baha'u'llah.

158. C'est-à-dire ce que précédemment nous avons appelé la "phénoménalité".

159. 'Abdu'l-Baha, Promulgation of Universal Peace, p. 421.

160. Aritote, Métaphysique, E, 1, 1026a 30.

161. Descartes, Méditations, op. cit. V, p. 186


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