L'esprit
antropique
Par Jean-Marc Lepain
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Chapitre IX. Le problème de la contingence et de l'intelligibilité
de l'univers
9.1.
La querelle du déterminisme
Les questions que l'on peut soulever à propos de la rationalité et de l'intelligibilité
du monde sont également liées à une question très importante qui est celle du
déterminisme ou de l'indéterminisme de l'univers.
Nous avons vu que l'indéterminisme est souvent soutenu par ceux qui, soit veulent
rejeter le principe anthropique hors de la science, soit veulent limiter les
conséquences du principe fort afin d'échapper à toute forme de téléologie. En
couvrant tous l'éventail des possibles, l'univers ne fait aucun choix puisqu'il
fait tous les choix. Il n'y a donc plus de coïncidences troublantes. Il n'y
a plus à s'étonner que nous vivions dans un univers hautement improbable du
point de vue de la statistique, puisque tous les univers possibles existent.
Dans un chapitre précédent, nous avons évoqué les implications scientifiques
et épistémologiques de ce débat sur le déterminisme. Il nous reste maintenant
à en envisager les implications philosophiques, et plus particulièrement celles
qui concernent la rationalité et l'intelligibilité du monde et la manière dont
les Écrits baha'is éclairent ce problème.
La question du déterminisme a profondément changé de sens au cours de ce siècle
tant au plan scientifique, qu'au plan philosophique. Comme nous l'avons vu,
toute théorie physique est par essence déterministe puisque ce n'est que dans
le cadre du déterminisme qu'il est possible de formuler des lois de portée générale.
Cependant, ce siècle a connu deux crises du déterminisme.
Une crise issue de la mécanique quantique dont nous avons déjà parlée. Cette
première crise a conduit à l'abandon par la majorité des scientifiques du déterminisme
dynamique de type laplacien, soit pour le déterminisme statistique, soit pour
une forme d'indéterminisme.
Une seconde crise plus récente est intervenue. Celle-ci est issue de la thermodynamique
généralisée et a conduit à un dépassement du déterminisme simple par l'effacement
de l'antithèse entre matière et organisation. Les concepts de déterminisme et
d'indéterminisme ont changé de sens, comme leur interprétation philosophique
a changé de valeur, ce qui, comme le note Krzysztof Pomian, va toujours de paire
avec un réaménagement du savoir dans son ensemble. [136]
Au XIXe siècle, les thèses déterministes étaient fondamentalement liées à la
philosophie positiviste qui visait, en particulier, à exclure les questions
métaphysiques du champs de la science. L'indéterminisme présentait une position
de repli pour les thèses spiritualistes qui voyaient dans le monde l'acte de
Dieu. Un acte gratuit et inexplicable, dont l'intelligibilité dépassait l'homme.
Aujourd'hui les positions se sont inversées. D'abord parce que le déterminisme
laplacien a cédé du terrain face aux modèles probabilistes. Ensuite parce qu'on
s'est aperçu que le maintien d'un déterminisme absolu conduit à la réintroduction
de manière cachée de la téléologie dans la physique. Le déterminisme accompagne
souvent les thèses des partisans du Principe anthropique fort, et devient alors
facilement le soutien de positions spiritualistes qui se refusent à voir dans
l'univers le fruit d'un hasard facétieux.
La question du déterminisme fait donc un grand retour aussi bien dans l'épistémologie
que dans la philosophie. Elle paraît fondamentalement liée à une nouvelle conception
de la science qui, certes, n'en est qu'à ses premiers linéaments, mais qui commence
à s'imposer avec force.
Il n'en s'agit pas moins d'un problème extraordinairement complexe qui se répercute
en chaîne sur toute une série de questions et d'oppositions, telles les oppositions
entre nécessité-contingence, causalité-finalité, régularité-irrégularité, stable-instable,
ouvert-fermé, reversible-irreversible, local-non local, changement-permanence,
symétrie-asymétrie, matière-organisation, réalisme-idéalisme, transcendance-immanence,
etc. Aucun de ces couples ne recouvre le champs de l'opposition entre déterminisme
et indéterminisme.
Tout modèle déterministe doit faire une place à l'instabilité et à l'asymétrie.
C'est surtout les mariages possibles entre ces oppositions qui sont importants.
Traiter tous ces aspects dépasse bien entendu le cadre de cette étude. Nous
devons nous contenter ici d'une image simplifiée et nous dirons que le déterminisme
recouvre les domaines de l'ordre, de la nécessité et du descriptible, alors
que l'indéterminisme recouvre les domaines du désordre, du hasard, de l'aléatoire,
et de l'indescriptible.
Au plan épistémologique, la compréhension de la causalité, de l'aléatoire, et
du hasard est donc au coeur du problème du déterminisme. Au plan philosophique,
la question revient à tirer les conséquences d'un nouveau modèle de la causalité
qui pourrait émerger, mais surtout de trancher la question de savoir si le problème
épistémologique du déterminisme ou de l'indéterminisme peut être traiter séparément
de la question de la liberté de l'homme, de sa place dans l'univers, du sens
que celui-ci présente pour lui, de son intelligibilité et du statut de la raison.
9.2. Le problème de la causalité
On a confondu la crise des modèles déterministes avec la crise du déterminisme
lui-même. Or, ce que cette crise des modèles déterministes nous apprend, c'est
qu'il n'existe pas un déterminisme, mais plusieurs. Les déterminismes peuvent
se définir par rapport à deux sortes de paramètres sous-jacents: les théories
épistémologiques qui servent par exemple à définir le déterminisme dynamique
du XIXe siècle ou le déterminisme statistique de la mécanique quantique, et
les méthodes et langages qui caractérisent l'expression d'une certaine forme
de déterminisme comme le déterminisme mathématique et le déterminisme physique.
Il est ensuite possible de marier chacune des options.
Cependant, lorsqu'on remonte en amont, tout déterminisme est d'abord l'expression
d'une certaine idée de la causalité. Or, définir la causalité n'est pas simple,
et depuis Aristote les idées des hommes ont bien varié à ce sujet, en dépit
de ce que voudrait nous faire croire le sens commun pour qui la notion de causalité
serait simplement une notion empirique que l'on pourrait facilement dégager
de l'observation. Fondamentalement, on peut distinguer un déterminisme métaphysique,
dont la meilleure expression se trouve chez Leibniz, qui repose sur l'idée que
tout phénomène est l'effet d'une cause, d'un déterminisme épistémologique, dont
on trouve le meilleur exemple chez Laplace, selon lequel tout système doit avoir
une évolution prédictible à partir du moment où les conditions du système sont
déterminées.
Au XIXe siècle, on a considéré que le déterminisme épistémologique était plus
scientifique que le déterminisme métaphysique parce qu'il avait une portée prédictive.
En effet, le déterminisme métaphysique s'est surtout attaché à expliquer le
comment des choses en remontant vers leur origine, alors que le déterminisme
épistémologique s'orientait vers l'évolution future des systèmes. Ce dont on
se rendait moins compte, c'est que cette capacité prédictive ne nous donnait
qu'un faux semblant de l'avenir car, dans son mécanisme, elle effaçait la temporalité.
En effet, les lois mises en cause disaient qu'en quelque point de l'évolution
du système on devait être, à tout moment, en mesure de fournir tous ses paramètres.
Les processus de calcul de paramètres devaient être absolument identiques, qu'ils
s'appliquent au passé ou au futur, qu'on s'approche de l'origine du système
ou de sa fin. Aujourd'hui, la supériorité du déterminisme épistémologique paraît
beaucoup moins fondée.
On sait que la complexité peut atteindre un tel degré, qu'elle ne peut plus
être traitée autrement que statistiquement. L'aléatoire résulte souvent de phénomènes
dont la complexité défie le calcul ou la modélisation, autant par l'esprit humain
que par l'ordinateur. De plus, on sait maintenant qu'on peut produire non seulement
de l'aléatoire à partir de systèmes rigoureusement déterministes, mais également
du déterminisme à partir de systèmes rigoureusement aléatoires; c'est la notion
d'ordre par le bruit, ou d'ordre par fluctuation.
D'ailleurs, l'intérêt s'est aujourd'hui largement déplacé. On s'intéresse moins
aux lois génératrices des phénomènes et plus aux interactions qui sont à la
base de l'organisation des systèmes. Dans ce domaine, on rencontre infiniment
moins d'évolution linéaire et beaucoup plus de phénomènes stochastiques. Par
conséquent, le temps joue un rôle fondamental, car des bifurcations sont toujours
susceptibles d'apparaître, et les phénomènes qualitatifs l'emportent sur les
effets quantitatifs. La nature contient de nombreux systèmes dynamiques instables.
C'est pourquoi, on est aujourd'hui beaucoup moins sûr de la notion de prédictibilité
et, de ce fait, le déterminisme causal de Leibniz retrouve tous ces charmes.
9.3. Causalité réaliste et causalité idéaliste
Mais le déterminisme causal n'est pas monolithique non plus. La notion de causalité
est, comme nous l'avons vu, susceptible d'interprétations multiples. [137]
On distingue une conception idéaliste ou positiviste de la causalité, et une
conception réaliste.
Pour les réalistes, "les causes sont génératrices ou efficientes. Elles exercent
une action." [138] Cette conception
remonte à Aristote, et a dominé tout le Moyen Âge et la Renaissance. Newton
fut un des premiers à remettre en cause cette conception, par son idée de la
force de gravitation, en introduisant ainsi une force invisible dont le mode
d'action était inconnu.
Pour les idéalistes ou positivistes, "les causes sont des conditions suffisantes
ou déterminantes" [139]. Cette conception,
qui dérive de Malebranche et de Hume, a une forte connotation cartésienne, et
c'est en cela qu'elle plaît aux positivistes. Elle met l'accent sur la formulation
de lois générales. En même temps, elle lie étroitement les lois de la rationalité
de l'esprit humain à l'objectivation des phénomènes en sous-entendant que les
lois de la rationalité expriment les rapports nécessaires entre les choses,
et c'est en ce sens qu'elle est reprise par le programme idéaliste dont on voit
à l'occasion les racines cartésiennes.
Depuis le début du siècle, l'évolution de la physique, sous l'influence de la
théorie de la relativité et de la mécanique quantique, a fait pencher fortement
la balance en faveur d'une interprétation idéaliste de la causalité. Pourtant,
les choses sont moins simple qu'elles n'y paraissent de prime abord.
Une question centrale au débat est celle de savoir si la vitesse de la lumière
est une limite à la transmission des influences causales comme le prédit la
théorie de la relativité. D'un point de vue réaliste, qui était celui d'Einstein,
toute influence causale, entre deux objets éloignés dans l'espace, nécessite
la transmission d'une action ou d'un signal qui constitue une réalité indépendante.
Par conséquent, aucune influence physique ne peut se propager plus vite que
la lumière. Pourtant, certaines expériences, comme celle d'Aspect, on mis en
évidence des corrélations dans l'évolution de certains phénomènes quantiques
qui montrent qu'il en va autrement. On enregistre une violation du principe
de séparabilité, d'ailleurs prédites par la mécanique quantique.
La première question qui se pose est de s'avoir s'il existe des influences supra
lumineuses, et si oui, de savoir si elles obéissent à un enchaînement temporel
de la causalité classique compatible avec une interprétation réaliste. Si les
influences supra lumineuses n'existent pas, la causalité classique n'aura qu'à
faire l'effort de se plier aux conceptions relativistes et quantiques en gardant
l'essentiel de sa substance. Si on admet l'existence d'influences supra lumineuses,
soit il faut trouver une interprétation totalement nouvelle du formalisme en
introduisant des concepts ad hoc difficilement acceptables d'un point de vue
épistémologique, soit il faut abandonner complètement la conception classique
de la causalité et proposer un nouveau modèle d'influence causal.
Le problème est de déterminer comment la causalité est reliée à l'espace-temps,
et donc, à un niveau plus fondamental, de déterminer si la réalité est inscrite
dans ce même espace temps. La séparabilité implique l'immersion des objets dans
l'espace temps. S'il y a violation de cette séparabilité, et si les influences
supra lumineuses n'existent pas, alors nous avons une preuve sérieuse que la
réalité n'est pas inscrite dans l'espace-temps.
Mais alors, nous ne pouvons plus maintenir une conception réaliste de la réalité
et, par voie de conséquence, de la causalité. La non séparabilité, constatée
expérimentalement, doit donc être considérée comme un argument extrêmement sérieux
en faveur de la causalité idéaliste en particulier, et de toutes les conceptions
idéalistes en général, du moins dans le cadre des théories de la relativité
et de la mécanique quantique et de l'interprétation de leur formalisme tels
qu'ils existent actuellement. Cependant, une acceptation sans réserve de ces
conceptions idéalistes n'est pas sans engendrer de nouveaux problèmes et de
nouvelles contradictions qui montrent peut-être le caractère encore peu satisfaisant
des théories physiques.
9.4. La causalité rétrograde
Une façon de maintenir une conception réaliste de la causalité a été proposée
au prix de graves distorsions du concept même puisque la distinction entre causes
et effets se trouve perdue. Il s'agit de la causalité rétrograde. Certaines
formes de causalité peuvent remonter le temps permettant ainsi de connecter
des événements ou des phénomènes également séparés dans l'espace. Cela nous
ramène évidemment au Principe anthropique qui par certains côtés rappelle cette
hypothèse. Olivier Costa de Beauregard a proposé une interprétation de la mécanique
quantique fondée sur la causalité rétrograde [140].
Cependant, la causalité rétrograde pose un certain nombre de problèmes qui la
rendent difficilement acceptable. Tout d'abord, il faudrait expliquer pourquoi
la causalité rétrograde serait limitée au monde des particules alors que tous
les phénomènes macroscopiques obéissent à la causalité. Si la causalité rétrograde
limite ses effets aux objets quantiques, cela suggère que cette forme de causalité
dépend de certaines propriétés particulières des objets quantiques qui ne se
retrouvent pas dans les objets macroscopiques.
Bien que indéniablement les objets quantiques ont des propriétés différentes
des objets macroscopiques, on ne voit pas précisément lesquelles de ces propriétés
pourraient en être la cause et pourquoi. Les propriétés liées à la causalité
rétrograde semblent être des propriétés ad hoc. En second lieu, il faudrait
expliquer pourquoi et comment un même objet quantique obéit en certaine circonstance
à la causalité classique et en d'autres à la causalité rétrograde. C'est le
cas, par exemple, de deux particules de spin arbitraire s créées à l'état de
singulet. Pour certaines valeurs de s, la causalité rétrograde pourrait être
utilisée pour expliquer les phénomènes de corrélation, mais quand " s tend vers
l'infini ", toutes les connections causales redeviennent classiques aux limites.
Certains aspects de la causalité rétrograde ressemblent trop à des hypothèses
ad hoc pour convaincre complètement. Cependant, si on veut rester dans un cadre
réaliste on est bien obligé de disjoindre la causalité de l'espace-temps. Les
autres options consistent toutes à remettre en cause fondamentalement la mécanique
quantique ce qui ne peut évidement être exclu.
L'une d'entre elle consiste à imaginer un éther ou un système de Lorentz. Une
autre option consiste à introduire l'hypothèse d'un milieu sub-quantique pour
lequel les lois de la relativité et de la mécanique quantique ne serait plus
valables. Cela est une hypothèse beaucoup plus crédible. C'est deux hypothèses
permettent d'échapper à la causalité rétrograde, mais toute impliquent de sérieuses
violations du concept de la causalité classique. La non séparabilité de certains
phénomènes quantiques entraîne définitivement le dépassement des concepts classiques
de causalité, de localité et d'espace-temps [141].
9.5. Réalité et espace-temps
La non séparabilité de certains phénomènes quantiques ayant été établie de manière
expérimentale, nous avons là une preuve, ou du moins une très forte présomption,
que la réalité n'est pas inscrite dans l'espace-temps, ce qui est un argument
très fort en faveur de la conception idéaliste du monde, car toute conception
réaliste semble entrainer l'inscription de la réalité dans l'espace-temps.
David Bohm a cherché à résoudre ce problème en construisant une théorie où la
non séparabilité s'incrit dans une conception réaliste du phénomène quantique
sans changer non plus l'interprétation usuelle du formalisme. Bohm distingue
entre un monde de particules d'une part, et d'autre part un champs physique
réel qui ne serait porteur d'aucune force, mais qui serait responsable des états
non séparables.
Nous voyons que celon cette conception les particules sont bien immergées dans
l'espace-temps, en accord avec les conceptions réalistes. Mais si la réalité
du phénomène quantique doit être comprise comme l'association de la particule
avec le champs physique, alors cette réalité n'est pas totalement dans l'espace-temps.
La réalité est donc composée de deux "ordres": un "ordre développé" qui inclut
l'espace-temps, et un "ordre enveloppé" qui est en-dehors de l'espace-temps
[142].
Toutes les autres conceptions de la non séparabilité, même celles fondées sur
la causalité rétrograde, ou les théories impliquant un éther ou un espace de
Lorenz, impliquent que la réalité n'est pas inscrite dans l'espace-temps. L'alternative
est de prétendre, comme l'a fait Einstein, que la mécanique quantique est incomplète.
L'examen de ces positions d'un point de vue philosophique va bien au-delà d'un
débat sur la seule causalité. Les conséquences de la non séparabilité sont étonnamment
proches des thèses de la métaphysique baha'ie. En effet, la métaphysique baha'ie
affirme l'existence d'un niveau de la réalité plus fondamental que le niveau
atomique ou quantique. Elle affirme l'existence d'une continuité entre l'intelligible
et le sensible, avec le passage d'un point de conversion à partir duquel la
réalité phénoménale émergerait pour produire le sensible.
Elle prévoit également une rupture de l'intelligibilité humaine aux alentours
de ce point de conversion. Mais en dépit de cette rupture de l'intelligibilité
elle maintient l'unité du sensible et du spirituel au sein d'une seule réalité.
Le rapport entre réalité et phénomène est ainsi fortement distendu.
Une même réalité peut se manifester à différents niveaux de phénoménalité, chacun
caractérisé par une ontologie propre. Le "réel", au sens où l'entendent les
physiciens, ne serait que la manifestation d'une surréalité (haqiqat) dont la
nature serait purement spirituelle ou intelligible et qui, par conséquent, serait
totalement indépendante de l'espace-temps.
Dans ce cas, il ne serait pas possible de déterminer le niveau le plus fondamental
de la réalité physique. Le concept de "niveau fondamental" n'a plus aucun sens,
pas plus qu'une image dans un miroir posséderait un niveau plus fondamental
dans la réalité que le miroir reflète, pour reprendre une image utilisée dans
certains textes baha'is.
Le miroir est un opérateur de conversion ontologique. Il transforme une réalité
physiques existant de manière indépendante, en une autre réalité, le reflet,
dotée d'une existence tout aussi réelle que les objets physiques, mais pourtant
doté d'une modalité ontologique complètement différente. Le point de coalescence
(taqyid) des Écrits baha'is agirait comme ce miroir en tant qu'opérateur de
conversion, permettant de passer d'un mode d'existence purement intelligible
à un mode sensible. On voit que le mode d'existence sensible est totalement
dépendant du mode d'existence intelligible.
9.6. Causalité et concept d'action
On en est aujourd'hui à se demander si, comme pour la relation qui lie le déterminisme
épistémologique au déterminisme métaphysique, la causalité idéaliste constitue
un progrès aussi définitif qu'on la cru. La causalité idéaliste a permis un
progrès considérables. Sans elle, il aurait sans doute été impossible de formuler
aussi clairement ce que pouvait être la notion de loi en physique.
Elle présente cependant un certain nombre de faiblesses. Tout d'abord, elle
ne recouvre plus une catégorie unique d'intelligibilité parce qu'elle n'a pas
un mode d'action spécifié. Les positivistes ont cru que le mode d'action causal
dans les phénomènes sensibles était unique.
Cette unicité est aujourd'hui complètement remise en cause. Les idéalistes ont
longtemps pensé qu'il était suffisant d'admettre que cette unicité était conceptuelle
pour ne considérer que la phénoménalité accessible à l'entendement humain sans
s'interroger sur l'en-soi sous-jacent au phénomène. Certains phénomènes quantiques
ont aujourd'hui brisé cette unicité conceptuelle.
La deuxième faiblesse de la causalité idéaliste réside dans son caractère réductionniste
qui s'applique mal à l'étude des systèmes et aux problèmes de l'organisation.
Dans la causalité idéaliste, on marie une loi générale à l'analyse d'une chaîne
causale. L'analyse qui en ressort est fatalement dominée par l'idée de succession
où, comme nous l'avons déjà dit, le flux temporel est réduit au flux de la causalité.
De ce fait, le concept d'action, si important dans la causalité réaliste, est
totalement évacué au profit du concept de succession.
Aujourd'hui, ce concept d'action semble reprendre sont droit de cité, que ce
soit en physique fondamentale que dans l'étude des systèmes complexes. La raison
est le concept d'action permet d'aborder les transformations successives d'un
système dans leur globalité et de préserver ainsi une unité qui est caractéristique
de toute organisation.
9.7. Cause finale et Principe anthropique
fort élargi
Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'un retour à la causalité réaliste soit
souhaitable. On est de plus en plus conscient des inconvénients de ces deux
conceptions, d'où le désir naturel de dépasser leurs contradictions pour rechercher
une nouvelle conception de la causalité.
Si certaines tentatives ont été faites dans ce sens, il faut dire que l'on est
encore loin d'une formulation très claire. Il est cependant intéressant de voir
que Demaret et Lambert prônent un retour à une certaine conception aristotélicienne
de la causalité dans le cadre du Principe anthropique.
Ceux-ci écrivent que de nombreux travaux, notamment dans le domaine biologique,
"montrent la nécessité d'une extension de la notion de cause en science", et
ils ajoutent: "Le respect de la complexité propre aux organismes vivants, d'une
part, et la nécessité d'expliquer la valeur des constantes fondamentales de
la physique, la forme de ses lois ou les conditions initiales de l'univers dans
sa totalité, d'autre part, pourraient bien exiger un élargissement du concept
de causalité utilisé par les scientifiques et corrélativement une profonde modification
de la philosophie dominante implicite aux savoirs et pratiques scientifiques."
[143]
René Thom, dans un contexte tout à fait différent a également défendu une conception
aristotélicienne de la causalité.
Dans la pensée aristotélicienne, la notion de causalité recouvre l'ensemble
des conditions qui sont nécessaires pour qu'une chose existe; d'où la distinction
entre cause matérielle, cause formelle, cause efficiente, et cause finale. Ce
qui peut aujourd'hui séduire dans l'analyse aristotélicienne de la causalité,
c'est sa volonté d'appréhender le phénomène dans sa globalité.
Demaret et Lambert proposent de réintroduire la notion de cause finale. La cause
efficiente est celle qui produit un effet, alors que la cause finale représente
ce vers quoi cet effet fait tendre le phénomène; par conséquent la finalité
conçue comme une intention. La cause finale représente donc la téléonomie ou
la téléologie d'un phénomène selon le niveau auquel on se place.
A l'inverse de Demaret et Lambert, René Thom accorde pour sa part plus d'importance
à la notion de cause efficiente et de cause formelle et rejette complètement
la notion de cause finale. Il voit dans la théorie des catastrophes un moyen
de réintroduire dans la science les causes efficientes qui représentent des
facteurs déclenchants aux conséquences disproportionnées.
Jean Largeault écrit: "Les causes efficientes agissent alors concurremment à
une cause formelle cachée, qui peut se décrire par la configuration d'un puits
de potentiel. Les causes de ce genre jouent un rôle dans la production des discontinuités
des morphologies. Disons qu'elles vivent dans l'espace de contrôle et qu'elles
se manifestent au point de bifurcation." [144]
On voit que la causalité aristotélicienne peut servir des positions diamétralement
opposées tout en étant soutenue par une même foi déterministe. Le déterminisme
peut servir de base à des philosophies très différentes, ausi bien spiritualistes
que matérialistes. La coupure qui sépare René Thom de Demaret et Lambert est
la même que celle qui séparait jadis les stoïciens de Saint Augustin.
Pour approfondir la notion de cause finale, Demaret et Lambert s'appuient sur
Saint Thomas d'Acquin [145].
Saint Thomas pense que tout être agit en fonction d'une finalité qui est inscrite
dans sa nature même. La finalité est donc intérieure à l'être et non extérieure.
Mais la finalité est d'abord une potentialité. L'être a une certaine liberté
pour l'accomplir, et chez l'être humain cette liberté est totale. Cependant,
il est normal que chaque être tende vers sa finalité. C'est le conatus de Leibniz.
Demaret et Lambert proposent donc de prendre le Principe anthropique fort élargi
comme cause finale globale de l'univers. A la lumière de cette analyse, ils
distinguent deux interprétations de ce principe: un Principe fort élargi externe
et un Principe fort élargi interne. Le principe externe peut se formuler comme
suit: "L'univers est soumis globalement à une contrainte qui force, de l'extérieur,
ses éléments à s'organiser de telle façon qu'ils concourent à l'apparition d'êtres
humains."
Le principe interne, inspiré de Saint Thomas d'Acquin, dit quant à lui: "Chaque
élément de l'univers porte en lui des potentialités qui, s'actualisant, collaborent
en fin de compte à faire surgir la vie humaine;" [146]
Cette idée de potentialité s'actualisant joue un rôle fondamental dans la pensée
de Baha'u'llah, que ce soit en ce qui concerne l'homme ou l'univers. Ainsi que
nous l'avons déjà dit, l'homme en tant que manifestation de l'Esprit anthropique
et conscience capable de comprendre son créateur a toujours existé comme une
potentialité dans l'univers. L'évolution biologique qui permet la manifestation
de l'intelligente consciente est donc le télos que poursuit le cosmos au plan
matériel.
Au plan spirituel, l'homme est le porteur de nouvelles potentialités destinées
à s'actualiser progressivement au fur et à mesure de son évolution spirituelle.
Le télos, qui embrasse à la fois les mondes matériels et spirituels, est selon
Baha'u'llah, la manifestation de la divinité et constitue une finalité qui se
situe bien au-delà de l'entendement humain.
9.8. Structures et réseaux causales
L'idée particulièrement importante qui nous paraît ressortir d'une conception
baha'ie de la causalité, est que la causalité doit être analysée en fonction
des différents niveaux de finalité existant dans l'univers.
Toute cause recherche un effet, et les causes s'organisent en réseaux. Il faut
donc admettre que les réseaux de causalité poursuivent eux aussi, à un niveau
plus global, une finalité qui constitue l'aboutissement du système. Le problème
de ce genre d'analyse réside dans le fait qu'il est difficile de cerner les
limites des réseaux de causalité et de définir quelle part peut jouer le hasard,
car le hasard n'est rien d'autre que la rencontre fortuite de deux chaînes causales
fondamentalement étrangères l'une à l'autre.
Nous pensons quant à nous que si, évidemment, la notion de cause finale retrouve
une certaine pertinence, elle ne suffit pas à expliciter une nouvelle conception
de la causalité. En dehors du télos de la cause finale il faut prendre en considération
le fait fondamental que l'univers se compose de plusieurs niveaux de causalité.
Cette notion de cause finale permet de relier entre eux des réseaux de causalité
qui ne sont pas reliés par une cause efficiente, mais n'en semblent pas moins
poursuivre une finalité commune. L'introduction de cette notion de cause finale
permet de réduire considérablement la part que prend l'aléatoire dans notre
univers et concoure à renforcer le déterminisme. Cette notion de cause finale
est finalement un moyen d'introduire de manière contrôlée la téléologie dans
la science. Cette téléologie permet de faire la liaison entre les systèmes scientifiques
et les systèmes philosophique à l'intérieur d'une conception théosophique du
monde.
L'idée d'une causalité à plusieurs niveaux permet de construire une image de
la réalité en parfait accord avec l'analyse des phénomènes et permet de ménager
un espace où l'analyse scientifique de la causalité peut s'articuler avec une
analyse philosophique, voire théologique. Chaque système constituant la réalité,
chaque sous système, chaque phénomène, chaque être, poursuit une finalité locale
qui lui est propre et dispose donc de son propre système de causalité.
Chaque système causal est a son tour englober dans un système causal plus vaste
où les finalités coopèrent. On en trouve une image dans la société. Au niveau
individuel, chaque individu poursuit sa propre finalité sans réellement tenir
compte de la finalité des autres individus. Pourtant, au niveau de la société
dans son ensemble, nous ne constatons pas l'anarchie à laquelle on pourrait
s'attendre, mais au contraire une certaine harmonie.
Baha'u'llah dit même que la désintégration sociale s'installe quand les individus
perdent de vue leur finalité individuelle qu'il situe à un niveau spirituel.
Plus l'homme comprendra le caractère spirituel de la nature humaine, plus il
sera conscient de sa finalité et plus le niveau d'harmonie s'élèvera dans la
société. Il y a donc dans ce modèle un principe causal qui ne repose pas sur
une cause efficiente.
L'harmonie peut exister au niveau social, non pas parce qu'il existe une volonté
consciente des individus de collaborer à une finalité commune, mais surtout
parce que chaque individu est doté de potentialités différentes qui font que
chacun ne poursuit pas un but identique.
De la même façon, on peut penser que c'est un nombre très limité de propriétés
des éléments les plus fondamentaux de l'univers qui détermine l'harmonie des
propriétés, toujours plus riches, que font naître leurs combinaisons dans des
systèmes plus complexes, qui eux-mêmes se combinent en systèmes plus complexes
encore, etc. Ainsi la téléologie globale de l'univers est déterminée par un
nombre très restreint de propriétés qui se trouveraient contenues dans les éléments
les plus fondamentaux de la réalité physique.
Plus que de causalité, il faut maintenant parler de structure causale. Lorsqu'on
aborde l'étude des systèmes on ne peut plus se contenter d'une conception légaliste
de la causalité opérant uniquement à travers des lois générale. L'analyse de
l'organisation semble absolument irréductible.
Un système possède quelque chose qui ne se retrouve dans aucune de ses parties
prises séparément. Comment alors distinguer entre l'organisation elle-même et
la causalité ? La causalité peut aisément rendre compte de l'engendrement des
phénomènes, mais il lui est difficile de rendre compte de propriétés nouvelles
qui peuvent naître de l'organisation de ces phénomènes dans un système. Le délicat
équilibre de notre écosystème planétaire résulte de phénomènes de nature complètement
différente.
Il y a tout d'abord des phénomènes qui relèvent de la physique fondamentale,
comme par exemple les réactions atomiques qui se déroulent au coeur du soleil,
mais aussi les interactions qui déterminent finalement la taille des arbres
et des animaux. On trouve également des phénomènes chimiques, des phénomènes
géologiques, des phénomènes biologiques, etc. L'équilibre de notre écosystème
paraît donc en apparence l'exemple caractéristique d'un équilibre purement fortuit
puisqu'il résulte de la rencontre de chaînes causales fondamentalement étrangères
l'une à l'autre.
Cette conception de la causalité comme structure causale tourne résolument le
dos à la causalité idéaliste. Elle suppose donc une ontologie sous-jacente.
C'est l'absence de cette réflexion ontologique qui pour le moment bloque une
véritable réflexion sur la causalité, comme elle bloque d'ailleurs une véritable
réflexion sur les phénomènes quantiques. Nous pensons que l'étude des textes
de Baha'u'llah, en complète rupture avec la métaphysique classique, pourrait
certainement permettre de dégager des solutions originales.
L'idée de différents niveaux de causalité dans l'univers est particulièrement
éclairante pour le problème du déterminisme. Le caractère déterministe ou non
d'un phénomène dépend souvent du niveau auquel se place l'observateur. L'aléatoire
peut être généré à partir de systèmes déterministes, néanmoins trop complexes
pour être formalisés. De la même façon, on peut penser que le hasard existe
lorsqu'il s'agit de localiser une particule, mais il n'existe plus au niveau
de la fonction d'onde. L'équation de Schrödinger évolue de manière tout à fait
déterministe. L'indétermination qui existe au niveau de la particule est peut-être
due à l'interaction de l'observateur. Ce type de hasard n'empêche d'ailleurs
pas la prédictibilité. On fait la même constatation dans le domaine des turbulences
et des systèmes dynamiques instables.
Le fait que des événements se précédent ou se succèdent causalement dépend du
système de référence. Si plusieurs systèmes de référence coexistent, alors l'ordre
causal peut changer d'un système à l'autre. Si maintenant nous considérons l'univers
dans sa globalité comme un système causal unique, nous devons admettre que nous
ne connaissons pas l'ordre causale et la succession exacte des causes dans leur
rapport avec l'espace-temps. Nous ne savons d'ailleurs pas si l'univers dans
globalité peut être considéré comme s'inscivant dans l'espace-temps, puisque
nous avons vu qu'au niveau quantique la réalité ne l'était pas.
9.9. Localité et intelligibilité
Une causalité à niveaux multiples peut permettre de rendre compte de problèmes
qui lient le local au non local. Les rapports qui lient le local au non local
peuvent expliquer en particulier comment certains phénomènes apparaissent tantôt
déterminés, tantôt indéterminés, en fonction du niveau d'observation où se situe
l'observateur. Dans l'état actuel, nous sommes obligés de faire coexister au
sein de la physique des causalités locales avec des causalités non locales.
Dans la physique classique, et même moderne, il n'y a de place que pour les
phénomènes locaux. Cette localité signifie que le phénomène doit être circonscrit
à l'intérieure de certaines limites. Ces limites peuvent être spatio-temporelles,
mais aussi mathématiques. Notre notion de la causalité est profondément liée
à cette localité.
Cependant, la physique contemporaine atteint aujourd'hui des niveaux de la réalité
où la notion de localité perd de son sens. Du même coup, la notion de causalité
se trouve ébranlée. Certaines expériences, comme celles sur le changement de
direction du spin de deux particules ayant une même origine, mais se déplaçant
dans des directions différentes, supposent non seulement une transmission instantanée
de l'information, mais également une causalité où il n'y a pas de transport
d'action. Dans cette perspective, la localité pourrait procéder de l'illusion
anthropique à travers l'expression de repairs spatio-temporels liés au langage
qui soutendent la compréhension rationelle.
'Abdu'l-Baha explique clairement que la non localité est une des caractéristique
des phénomènes spirituels. Cela ne veut pas dire que tous les phénomènes non
locaux sont de nature spirituelle. Cependant, dans l'hypothèse d'un continuum
entre le spirituel et le matériel passant par le point de coalescence, il serait
normal que les règles d'intelligibilité se déforment et finissent par se briserà
mesure où l'on approche de ce point.
Ce qui apparaît, c'est que certaines formes de causalité sont liées à l'observation
de homme. Certaines relations causales apparaissent si on considère que l'homme
est premier, alors qu'elles demeurent cachées dans un univers sans téléologie.
Il existe un rapport entre la localité qui est une norme d'intelligibilité des
phénomènes et ce que nous avons appelé le Principe phénoménologique de Baha'u'llah
selon lequel ce que l'homme perçoit de la réalité tient autant à l'homme qu'à
la réalité.
Si l'homme n'était qu'un accident dans l'univers, cela condamnerait la science
à n'être qu'une entreprise vaine ne débouchant finalement que sur de l'inintelligible.
Si, au contraire, l'homme est ontologiquement premier par rapport à l'univers,
alors il y a compatibilité de sens entre le sens intrinsèque de l'univers et
le sens que l'homme porte en lui même.
En projetant sur l'univers le sens que l'homme porte en lui, l'homme révèle
non seulement le sens caché de l'univers, mais il se comprend lui-même. Finalement,
tous les efforts de l'homme pour comprendre l'univers ne sont qu'un effort pour
se comprendre soi-même. C'est en cela que réside toute leur importance.
Baha'u'llah ajoute encore que la compréhension de l'homme par lui-même est équivalente
à la connaissance de Dieu. C'est du moins ce qui en approche le plus. C'est
pour cela qu'elle constitue un idéal inaccessible. Nous voyons que cette relation
circulaire du sens entre l'homme, l'univers et Dieu doit être, par nécessité,
fondamentalement téléologique. La téléologie est une des conditions qui doit
nécessairement exister pour que l'univers ait un sens pour l'homme. Elle devient
également un principe fondamental pour garantir un minimum de rationalité et
d'intelligibilité du monde.
9.10. Conjonction des opposés
Les oppositions entre les différents niveaux d'observation, ainsi qu'entre le
local et le non local, montrent peut-être qu'il est impossible de produire une
image du monde synthétique. La dichotomie entre le spirituel et le matériel
en l'homme implique l'impossibilité d'une intelligibilité unique.
La coopération de différents points de vue sur le monde semble absolument nécessaire.
Cette impossibilité de produire une image unique et synthétique du monde découle
de l'intelligibilité partielle de la création. Elle explique qu'au sein même
des Écrits de Baha'u'llah on trouve la superposition d'images opposées et contradictoires.
C'est le cas par exemple de la question du caractère à la fois fini et infini
du monde, commençant dans le temps ou éternel, de certaines "réalités essentielles"
ou "intelligibles" présentées comme créées ou incréées, existantes ou non existantes,
etc.
'Abdu'l-Baha dit d'ailleurs que de tels problèmes proviennent avant tout de
l'inadéquation du langage pour traduire la réalité [147].
Nous retrouvons là un vieux principe de la théosophie qui est celui de la conjonction
des opposés. Mais ici il ne s'agit plus d'affirmer que le négatif fini par rejoindre
le positif.
La conjonction des opposés est chez Baha'u'llah la superposition de représentations
incompatibles entres elles et cependant déclarées complémentaires, exactement
comme les descriptions du phénomène quantique en tant qu'onde et en tant que
particule. Cette conjonction des opposés présente une des limites de l'intelligibilité,
mais aussi le moyen de rendre intelligible ce qui fondamentalement est inintelligible
en supprimant la rationalité du langage courant.
On peut également interpréter cette conjonction des opposés comme un moyen de
surmonter la localité de l'observateur afin d'écarter l'illusion anthropique.
C'est cette possibilité de faire coexister dans l'esprit humain des représentations
contradictoires en faisant appel à des modes de pensé intuitifs qui fait que
l'illusion anthropique doit être analyser comme un phénomène différent du principe
phénoménologique et peut être partiellement surmontée.
9.11. Désordre, complexité et intelligibilité
La philosophie baha'ie ne pourrait certainement pas s'accommoder d'un univers
totalement indéterminé qui serait le règne de l'aléatoire et du probable. Cependant,
a l'inverse de certaines philosophies spiritualistes, elle n'est pas condamnée
au déterminisme absolu.
Par leur richesse, les Écrits de Baha'u'llah n'imposent pas une image du monde
définitive. Ils laissent la place non seulement à l'expression de nombreuses
théories scientifiques très variées, mais également à plusieurs interprétations
philosophiques possibles. Il serait donc très dangereux de lier dès aujourd'hui
l'épistémologie baha'ie à telle ou telle théorie.
Si l'indéterminisme est une conception radicale du monde, le déterminisme peut
exister sous de nombreuses formes. Sur le plan métaphysique, la seule exigence
que pose l'épistémologie baha'ie est l'existence d'un déterminisme global ou
supra cosmique.
Ultimement, le monde dans sa finalité doit être déterministe, mais ce déterminisme
global peut très bien coexister avec certaines formes d'indéterminisme locale.
Après tout, admettre la liberté de l'homme, c'est déjà admettre une certaine
dose d'indéterminisme. Le déterminisme absolu ne peut exister que du point de
vue de Dieu, c'est-à-dire du point de vue d'une connaissance universelle à laquelle
l'homme ne peut prétendre.
Cependant, la complémentarité de modes de description déterministes et indéterministes,
que ce soit par rapport à la science ou à la liberté humaine, pose en soi un
problème philosophique. Dans la pensée baha'ie, le point de vue de Dieu, c'est-à-dire
le déterminisme absolu, relève d'une forme de rationalité qui échappe à l'homme
et qui n'est donc pas immédiatement intelligible.
Le déterminisme global n'exclut pas l'existence de phénomènes aléatoires, et
par conséquent indéterminés. Mais il prétend deux choses: la première consiste
dans le fait que, d'une part, d'un point de vue supra cosmique, qui est le point
de vue de Dieu, et donc inintelligible, l'univers doit être déterministe, et
que, d'autre part, globalement au niveau local la pondération des phénomènes
déterminés doit être supérieure à celle des phénomènes indéterminés, ce qui
s'accorde avec l'observation.
La description en termes statistiques de certains phénomènes revêt plusieurs
significations. Les phénomènes représentant un hasard réellement primitif, avec
une distribution purement aléatoire, sont plutôt rares et sujets à des interprétations
divergeantes, alors que le plus souvent les descriptions statistiques correspondent
à des phénomènes dont la complexité défie l'esprit humain.
Dans ces systèmes à très haute complexité les chaînes causales et les niveaux
de causalité semblent inexplicablement intriqués. La complexité s'accompagne
souvent d'un haut niveau d'instabilité locale, si bien que des micro phénomènes
locaux peuvent entraîner des conséquences en apparence disproportionnées à l'échelle
du système. Cette instabilité et cette disproportions des effets avec les causes
rendent l'évolution de ces systèmes imprédictible, ce qui leur donne une apparence
aléatoire.
Cependant, on peut remarquer que l'évolution de ces systèmes complexes et imprévisibles
fluctue souvent dans des limites bien précises, ce qui montre que tout n'est
pas permis. L'évolution des conditions atmosphériques en est le meilleurs exemple.
Bien que les prévisions à long termes soient impossibles, chacun sait qu'il
y a peu de chance que d'ici à l'année prochaine les glaces polaires descendent
jusqu'à Brest ou que tombent deux mètres d'eau sur le Sahara. Aléatoire ne signifie
donc pas hasard.
Les phénomènes aléatoires, comme les phénomènes atmosphériques, obéissent à
un déterminisme global qui les empêchent de devenir fou. Le hasard pur procède
lui de la rencontre de deux chaînes causales complètement étrangères. Les phénomènes
qui composent un système aléatoire peuvent avoir une finalité commune, alors
que dans une rencontre due au hasard, chaque élément possède une finalité propre
et étrangère l'une à l'autre, comme deux inconnus qui se croisent sur le trottoir
d'une grande ville.
Ce hasard pur est ce qui ne souffre aucune explication. Ce hasard n'est jamais
créateur. Depuis que l'homme existe, et depuis qu'il a la possibilité, soit
par l'observation soit par le calcul, de remonter le temps, il n'a pu repérer
aucune modification structurelle de notre univers qui soit due au hasard. Au
contraire, ce qui semble caractériser notre univers est que le hasard pur, bien
qu'existant, soit sans effet sur lui.
Le déterminisme global dont nous parlions ne peut être posé que comme une règle
a priori, mais néanmoins absolument nécessaire pour garantir une intelligibilité
maximum du monde. Cependant, il n'y a pas de doute que ce déterminisme globale
doive être considéré comme un postulat métaphysique et non comme une donnée
scientifique. Certes, la science nous fournit de nombreux indices en sa faveur.
Certes nous pouvons constater que ce postulat s'accorde avec le fonctionnement
de la science telle que nous le connaissons aujourd'hui. Nous sommes néanmoins
convaincus qu'il sera à jamais impossible de démontrer rigoureusement ce déterminisme
global, tout comme les partisans de l'indéterminisme seront à jamais dans l'impossibilité
d'apporter une preuve définitive de ce qu'ils avancent.
Cette impossibilité d'apporter une preuve du déterminisme ou de l'indéterminisme
de l'univers s'apparente au problème des fondements de la connaissance sur lequel
nous reviendrons et entretient d'étroite relation avec les questions ontologiques.
L'indéterminisme peut facilement se passer d'ontologie. Le déterminisme ne le
peut qu'en sacrifiant totalement l'intelligibilité du monde. Un monde déterminé
et intelligible implique une ontologie, aussi minimale soit-elle.
En effet le déterminisme implique une unité causale, qui est d'ailleurs explicitement
affirmée par Baha'u'llah, notamment à travers ce que nous avons appelé le principe
de contingence et l'unicité épistémologique. Cette unité causale implique que
l'univers soit fermé sur ses rapports internes. Derrière cette question se profile
le problème de savoir si le monde est fait d'une seul substance ou pas. Formulé
de cette façon le problème est peut-être mal posé parce que le mot "substance"
n'a pas un sens précis dans les Écrits baha'is.
Ceux-ci préfèrent parler "d'unicité de réalité" ou "unicité d'essence" (basit
al-haqiqa). Ce monisme essentiel est indispensable pour assurer la libre opération
des causes efficientes et préserver l'intégrité du dessein téléologique. Les
causes efficientes représentent l'aspect immanent des lois de l'univers gérant
les rapports internes d'un univers fermé, alors que la cause finale et téléologique
présente forcément une importante composante transcendante, et donc l'ouverture
de l'univers sur un ordre causal extérieur.
9.12. Déterminisme et liberté de l'homme
L'analyse de la question du déterminisme est l'exemple caractéristique d'un
problème où il devient impossible d'exclure les questions métaphysiques de la
science. A notre sens, il n'est pas possible de trancher cedébat sans faire
appel à une conception du monde plus vaste que les simples problèmes de cosmologie
et notamment sans aborder la question de la liberté de l'homme.
Finalement, opter pour le déterminisme ou l'indéterminisme, c'est aussi opter
pour des systèmes philosophiques qui on des implication jusque dans la morale
quotidienne. Le désir de séparer l'activité scientifique de l'activité philosophique
et des problèmes de valeurs est un des mythes de l'idéologie post-moderne. Cette
même idéologie post-moderne semble avoir un a priori idéaliste pour l'indéterminisme,
précisément parce que ce point de vue peut être philosophiquement plus neutre
et garantir à l'homme une liberté absolue.
C'est bien la motivation qui semble ressortir des écrits de Prigogine et Stengers
qui veulent réduire la question de la liberté de l'homme à un simple "problème
pratique" [148] et qui considèrent
que "la dérive du déterminisme en science vers celle de la nécessité philosophique"
est "philosophiquement inadmissible", même si elle "n'est pas pour autant surprenante"
[149].
Ils tentent de démontrer que "la question du déterminisme scientifique ne relève...
pas de la métaphysique." [150]
La démonstration est d'autant plus obscure que, paradoxalement, elle se place
uniquement sur le terrain philosophique en tentant de revenir à la controverse
entre Leibniz et Clarke, porte-parole de Newton. Clarke figure en fait Prigogine
et Leibniz représente René Thom. C'est pourquoi la manière dont la philosophie
de Leibniz est présentée est sujet à caution.
Par ailleurs, seul le point de vue de Leibniz sur le déterminisme est présenté,
sans doute parce que Prigogine pense que les idées de Clarke ne l'aideraient
pas beaucoup et qu'il préfère présenter en réponse à Leibniz-Thom son propre
point de vue. La véritable question qui est posée ici n'est pas seulement de
savoir si le monde est déterminé ou indéterminé, mais de savoir s'il existe
une relation entre le déterminisme ou l'indéterminisme du monde et la liberté
de l'homme, et si le principe de causalité implique une ontologie sous-jacente.
René Thom l'affirme: "Il faut bien voir que, dans le conflit déterminisme-hasard,
on n'échappe pas à l'hypostase métaphysico-théologique." [151]
On se souvient que Clarke accuse Leibniz de croire en un monde trop parfaitement
déterministe, puisqu'une fois que Dieu a fait de ce monde le meilleur possible,
Dieu n'a plus à intervenir, chaque monade étant programmée irréversiblement.
Leibniz croit que le principe de raison suffisante ne souffre pas d'exception.
Par conséquent, il n'y a pas de place pour le hasard dans un tel monde.
Selon Prigogine et Stengers, Leibniz aurait fait une distinction entre "le problème
métaphysique du déterminisme et le problème pratique de la liberté" [152].
Il s'agirait non pas d'une articulation de type kantien, mais de l'articulation
de deux domaines d'intelligibilité l'un relevant du "connaître" et l'autre de
"l'être". Cette dictinction est exacte sur le fond, mais peut-être fausse dans
la formulation. Si Leibniz distingue bien deux niveaux d'intelligibilité, il
est peu probable qu'il eut consenti à qualifier l'un de "métaphysique" et l'autre
de "pratique".
Dans le choix de ce vocabulaire, il est clair que, pour Prigogine et Stengers,
le plan "pratique" doit l'emporter sur le plan métaphysique. Afin de bien comprendre
le problèm,e il nous faut remonter aux textes de Leibniz dans la Théodicée et
dans le Discours de métaphysique.
Le chapitre XIII du Discours soutient que "la notion individuelle de chaque
personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, on y voit
les preuves a priori de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l'un est
arrivé plutôt que l'autre. Mais ces vérités, quoique assurées ne laissent pas
d'être contingente,s étant fondées sur le libre arbitre de Dieu ou des créatures,
dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nécessité." [153]
Si le destin d'Adam, et à travers lui de la race humaine, est parfaitement déterminé
au niveau ontologique, car relevant de la nature de l'homme, nul ne pouvait
prévoir le pêché d'Adam et le destin de l'homme [154].
La liberté de l'homme relève donc de la sphère du connaître. La raison en est
que le connaître procède d'un point de vue fini, alors que la connaissance ontologique
de l'être déterminé n'appartient qu'à Dieu.
Le comportement de l'homme relève de sa connaissance. Or la connaissance de
l'homme ne peut qu'être qu'approximative, ce qui explique que le comportement
de l'homme ne peut jamais être totalement déterminé. A l'inverse, la connaissance
divine est absolue et infinie, l'action de Dieu est donc toujours parfaitement
déterminée.
La nature étant le miroir de la connaissance de Dieu, le monde offre l'image
d'un parfait déterminisme où partout règne le principe de raison suffisante.
Les monades sont parfaitement fermée sur elles-mêmes. Elle sont mues par leur
déterminisme interne sans possibilité de s'influencer les unes les autres [155].
Ainsi l'ordre de la nature peut être parfaitement déterministe tout en rendant
possible la liberté de l'homme.
Prigogine et Stengers voient dans la tentative de Leibniz d'assurer la prépondérance
du déterminisme dans la nature tout en maintenant la liberté de l'homme un échec
qui démontre que le déterminisme dans l'ordre de la nature n'est pas une question
métaphysique, mais une question qui relève de la science. Il ne serait donc
pas possible de lier la question du déterminisme à celle de l'homme ?
L'assimilation qu'ils font entre la pensée de René Thom et celle de Leibniz
paraît tout à fait abusive, mais néanmoins très représentative des arguments
qui s'échangent dans ce débat, particulièrement quand le Principe anthropique
est en cause, car celui-ci fait passer cette question du déterminisme au premier
rang des questions fondamentales pour construire une interprétation rationnelle
de l'univers.
Si on voulait rouvrir ce débat avec toutes ses implications, - ce que nous ne
ferons pas - il nous faudrait analyser le problème de la prédestination et du
libre arbitre dans ses rapports avec l'image du monde depuis la controverse
entre Pélage et Saint Augustin jusqu'à nos jours [156],
et cela en passant par tous les grands théologiens chrétiens, catholiques ou
protestants, par Descartes, Arnauld et le jansénisme, etc. Par ailleurs, en
tant que déterministe, les vues de Thom sont certainement extrêmistes, et on
peut se demander si elles sont toujours représentatives, même s'il a le mérite
de poser les vrais problèmes.
Si nous nous référons maintenant aux Écrits baha'is, nous voyons que la question
est traitée de manière tout à fait nouvelle. Dans la métaphysique classique,
la question de la liberté de l'homme est résolument traitée en parallèle à la
question de la liberté de Dieu.
Si le libre arbitre est propre à l'homme comment faire pour que celui-ci n'entre
pas en conflit avec la toute-puissance et l'omniscience de Dieu? Si Dieu nous
à fait tel que nous sommes, en nous dotant de nos qualités, mais aussi de nos
faiblesses, s'il connaît d'avance nos intentions et nos actes, comment la liberté
de l'homme est-elle encore possible?
Les Écrits baha'is n'apportent pas une réponse claire à ces problèmes parce
qu'ils considèrent qu'y répondre supposerait se poser du point de vue de Dieu
et de sa connaissance infinie, ce que nous ne pouvons évidemment faire. Dans
la vie humaine, le libre arbitre et la prédestination coexistent ensemble sans
que jamais la responsabilité de l'homme ne soit remise en cause. Ils sont comme
la chaîne et la trame d'un même tissus.
Nous n'entendons pas traiter ici de ce problème complexe parce que ce qui nous
préoccupe c'est la question du déterminisme universel. Plaider l'indéterminisme
général, comme certains philosophes et scientifiques idéalistes n'est pas neutre
du point de vue de la philosophie de l'homme. Il est clair qu'on ne voit pas
comment on pourrait, par exemple, faire coexister un univers fondamentalement
indéterminé avec la prédestination calviniste.
Si l'univers est indéterminé, l'homme n'est que le produit du hasard. Sa responsabilité
est d'abord envers lui-même et ensuite envers son espèce. Un tel système entraîne
deux conséquences: d'une part l'homme ne peut avoir de nature prédéterminée
autre que la nature qu'il se donne à lui-même, et d'autre part les valeurs que
l'homme adopte, en tant qu'individu et en tant que groupe social, ne peuvent
être que le produit de son libre choix.
L'indéterminisme idéaliste n'est que la contrepartie dans la science de l'idéologie
post-moderne qui nie toute nature à l'homme et voit dans l'individu la source
de ses propre valeurs. D'un autre côté, il est sûr que plus un système philosophique
est fondé sur un univers déterminé, plus il devra composer avec la liberté de
l'homme et plus la question de la prédestination se posera.
Dans les Écrits baha'is, la question de la liberté de l'homme et de la détermination
de l'univers n'est pas posée comme dans la métaphysique classique par rapport
à Dieu, mais par rapport à un monde intermédiaire de valeurs. Le monde matériel
n'est qu'une modalité du monde spirituel. Ceci implique l'existence d'une unité
de structure entre le monde matériel et le monde spirituel.
Cette identité de structure est d'ailleurs une des garanties de l'intelligibilité
du monde. Par conséquent, de même que le monde matériel est régi par des lois,
de même le monde spirituel est lui aussi régi par des lois. Plus encore, on
peut dire que les lois du monde matériel, les lois de la physique, ne sont qu'une
expression particulière de ces lois spirituelles.
Le monisme épistémologique qui considère que l'univers physique est régi par
une loi unique est ici étendu à toute la création, matérielle et spirituelle.
Nous voyons également la notion de loi et de valeur se confondre, ce qui est
une des caractéristiques de la philosophie baha'ie. Le comportement de l'homme
doit à la fois tenir compte des lois matérielles et des lois spirituelles. L'homme
n'est donc pas la source de ses valeurs.
Les valeurs spirituelles sont clairement transcendantes à l'univers. Certes
l'homme n'a qu'une connaissance relative et imparfaite de ses lois, mais le
propre de l'évolution humaine est de permettre à l'homme de découvrir progressivement
ces valeurs.
Le monde des valeurs est donc un monde strictement déterministe. Cependant,
l'homme a une liberté relative d'accepter ou de ne pas accepter ces valeurs.
Il ne connaît d'ailleurs pas de manière directe ces valeurs. Celles-ci ne se
révèlent à lui qu'au fur et à mesure de l'évolution psychologique, sociale et
spirituelle de la race humaine. Plus l'homme fait des progrès matériels, plus
de nouvelles exigences morales se présentent à lui. Sa liberté d'acceptation
de ces valeurs est néanmoins relative parce que certaines valeurs sont indispensables
pour la survie de l'espèce.
Le non respect de certaines d'entre elles peut entraîner de sérieuses conséquences
dans le développement spirituel individuel et de grandes souffrances, tant pour
l'individu que pour la collectivité. Si la liberté de l'homme peut apparaître
presque totale, puisqu'il a la liberté de se détruire et de nier ce qu'il y
a de plus fondamental dans sa propre nature, cette liberté est infiniment moins
grande lorsqu'on considère l'espèce dans son ensemble parce que les contraintes
qui pèsent sur l'espèce sont infiniment plus grandes que les contraintes qui
pèsent sur l'individu.
On peut se demander si l'antinomie qu'on trouve dans la pensée occidentale entre
le libre arbitre et la prédestination, le déterminisme et l'indéterminisme,
n'est pas le résultat d'une conception au départ dualiste du monde qui oppose
radicalement la matière et l'esprit. Il est clair que plus cette opposition
est forte, plus on séparera les ordres d'intelligibilité.
On dira que cette opposition est surmontée dans le matérialisme moderne qui
fait de l'esprit un produit de la matière et de la complexité. Dans ce cas,
l'indéterminisme est la conséquence d'un monisme, ce qui montre bien qu'il est
impossible d'évacuer la métaphysique de ce débat. Si on veut maintenir un dualisme
transcendantal, il devient difficile de ne pas appliquer un strict déterminisme
à l'esprit et donc d'aboutir au Dieu de Leibniz complètement déterminé par le
principe de raison suffisante, ou le Dieu de Luther et Calvin où le nombre des
élus est compté dès la création du monde.
Ces systèmes entrent fatalement en contradiction avec le Christianisme qui,
comme toutes les religions révélées, prône la responsabilité morale de l'homme.
On a vu comment Leibniz surmonte le problème, de manière fort peu convainquante
il est vrai. D'un autre côté, Luther et Calvin sont obligés de faire intervenir
la grâce.
Cette grâce représente la liberté de Dieu. Mais elle contribue à le rendre inintelligible.
Nous avons ici les deux pôles opposés du déterminisme transcendantal chrétien
fondé sur la dualité entre la matière et l'Esprit. La position inverse de l'indéterminisme
fondé sur le monisme immanental peut être illustrée par Spinoza.
S'il n'existe qu'une seule substance, et que par conséquent l'esprit et la matière
ne font qu'un, Dieu doit être considéré comme indéterminé, tout en étant cause
de tout. La contingence du monde est sauvée et les notions de liberté et de
nécessité sont isolées l'une par rapport à l'autre. Tout découle de la nature
de Dieu (notons bien qu'il ne s'agit pas de sa volonté). Liberté et nécessité
coexistent librement dans un système où il n'y a plus de transcendance et où
les normes morales deviennent forcément immanentes.
Le déterminisme du monde implique l'indéterminisme de Dieu qui devient une cause
première impersonnelle. Cette attitude a une influence qui se retrouve chez
certains scientifiques contemporains; Einstein en est le meilleur exemple. Il
faut cependant reconnaître que nous sommes dans un système fondamentalement
étranger au Christianisme et incompatible avec une révélation.
La solution proposée à ce problème dans les Écrits de Baha'u'llah est radicalement
différente. D'un côté, on trouve l'affirmation d'un monisme contingentiel. La
matière trouve son origine dans l'Esprit, que Baha'u'llah appelle "la volonté
première" [157].
Elle en est une modalité. Elle procède de lui par émanation. L'Esprit est cause
agente de la création et l'Esprit est contingent. Il est donc déterminé. L'Esprit
et la matière demeurent différents comme deux modalités de la réalité. Il ne
s'agit donc pas d'un monisme substantiel qui conduirait, comme chez Spinoza,
à une forme de panthéisme et à l'indétermination de la cause première. Dans
ce système, Dieu est au-delà du problème de la contingence.
Ce n'est plus par rapport à lui que se pose le problème de l'intelligibilité
du monde. Ce problème de l'intelligibilité du monde est posé par rapport à l'Esprit
dans le cadre de la contingence. L'Esprit comme la matière est contingents.
Dieu est "l'Inconditionné", sa liberté est totale. La liberté de l'homme est
également préservée, mais elle est limitée par le déterminisme général de la
création. L'unité contingentielle de la création explique également que la structure
causale du monde matériel soit un reflet de la structure causale et de la contingence
du monde spirituel.
Le monisme épistémologique de la philosophie baha'ie dont nous avons parlé dans
le deuxième chapitre de cette étude s'explique par ce monisme contingentiel
dont il n'est qu'une modalité. Les lois physiques de l'univers sont immanentes
à sa structure causale qui est déterminée par une loi unique dont les "racines"
ou la "source" (asl) ne se trouvent pas dans la réalité physique, mais est en
correspondance avec le monde spirituel.
9.13. Caractère métaphysique du problème anthropique
Nous avons déjà beaucoup insisté sur le fait que le Principe anthropique était
lié à un ensemble de questions relevant d'une problématique unique qui révèle
à quel point il est impossible à la science de se passer d'a priori métaphysiques.
Aussi ne reviendrons nous pas sur cet aspect du problème.
Nous voulons plutôt réfléchir ici à l'impact que peut avoir sur la philosophie
en général, et sur la philosophie baha'ie en particulier, le surgissement de
telles questions. On a vu à quel point les questions épistémologiques sont devenues
importantes dans la philosophie du XXe siècle.
L'immense essor qu'a connu la connaissance humaine durant cette période a demandé
un effort constant d'interprétation de la science, de sa signification par rapport
à l'être humain, à la civilisation et à l'histoire. Ceci montre clairement que
l'activité philosophique n'est pas une activité autonome, mais que la philosophie
n'a de sens et de portée que dans la mesure où elle croise les champs du savoir
humain et aide à clarifier notre compréhension de la condition humaine, de notre
position dans le cosmos et dans l'histoire.
C'est pour cette raison que les questions que suscite le Principe anthropique
ne peuvent plus être traitées uniquement sous leur angle épistémologique et
qu'elles doivent s'ouvrir sur un champ plus vaste que nous n'hésitons pas à
appeler champs métaphysique. Cela peut paraître tout à fait paradoxal à une
époque où on a tant proclamé la fin de la métaphysique, où celle-ci a été cent
fois condamnée par toutes les autorités et où il a été radicalement démontré
qu'elle n'avait plus aucune pertinence. Le fait que nous avons vu resurgir au
cours de notre étude des questions métaphysiques montre à l'évidence que le
concept de métaphysique n'est plus aussi clair qu'il l'a été.
La philosophie est coutumière du fait de voir ressuscité ce qui peu avant était
proclamé définitivement mort. Cela peut s'expliquer par "l'illusion du tournant"
qui fait croire à chaque génération que sa façon de philosopher n'est plus commensurable
avec la façon de philosopher des générations précédentes. Il est vrai que l'histoire
de la pensée humaine procède par bond et par révolution, mais il est non moins
vrai que ces bonds et ces révolutions sont reliés ensemble par une indéniable
continuité.
Ce que le Principe anthropique fait apparaître sous nos yeux est peut-être une
nouvelle façon de concevoir la métaphysique en liaison avec une problématique
ancienne (le fondement de la rationalité) mais dont l'approche a été complètement
renouvelée par les sciences fondamentales.
Nous ne chercherons pas ici à tracer ce que pourrait être pour la philosophie
un nouveau programme métaphysique, ni à saisir les différences qui existent
entre la métaphysique classique et la nouvelle métaphysique. La métaphysique
classique est bien morte, comme était morte avant elle la métaphysique médiévale
et la métaphysique grecque. Il suffit pour s'en convaincre de relire Le Discours
de Métaphysique de Leibniz, ou certaines pages de L'Éthique de Spinoza ou des
Méditations de Descartes. Il se dégage de ces pages un ennui mortel que le lecteur
ne parviendra à surmonter que s'il dispose d'une forte motivation.
L'enthousiasme qu'a suscité la parution de tels livres en leur temps est définitivement
perdu. Bien sûr, on continue à les lire, ce qui prouve qu'ils ne sont pas dénués
de toute valeur. Mais ce qui a changé c'est la motivation du lecteur. On ne
les lit plus parce qu'on s'attend à ce que la vérité lumineuse en surgisse nue
dans toute sa splendeur, mais parce qu'on s'intéresse à l'histoire des idées.
Ces livres ont définitivement perdu leur actualité, même s'ils peuvent parfois
nourrir une inspiration occasionnelle. Ce que montre à l'évidence la problématique
qui surgit de la question du Principe anthropique, c'est que l'objet de la métaphysique
classique n'est pas l'objet de la nouvelle métaphysique.
On se sera sans doute aperçu que le mot "métaphysique" prend, dans le contexte
de la philosophie baha'ie un sens particulier. Une des thèses que nous avons
constamment cherché à mettre en évidence est que Baha'u'llah inaugure un nouveau
genre de métaphysique. Il n'y a pas pire contresens que de lire ses Écrits en
prêtant aux mots leur sens scolastique ou en les interprétant à la lumière des
définitions classiques.
Chez Baha'u'llah, chaque mot, chaque expression, doit être soigneusement réinterprété
dans son contexte et laissé, par le libre jeu de l'herméneutique spirituelle,
la place à de multiples interprétations. Il s'agit d'une application à l'herméneutique
du principe phénoménologique.
S'il existe une métaphysique baha'ie, c'est une métaphysique herméneutique et
interprétative. Cette métaphysique vise seulement à mettre en place une symbolique
mettant en jeu des représentations permettant de saisir intuitivement et rationnellement
la réalité dans ses différentes manifestations.
La manière dont l'appréhension de la réalité se fait à travers ses représentations
symboliques fait appel autant à la rationalité qu'à l'intuition afin de rendre
ces représentations accessibles à une forme d'intelligibilité qui cherche à
dépasser l'horizon de la rationalité du langage courant. La métaphysique baha'ie
ne prétend donc en aucun cas être une science, mais seulement un art; un art
herméneutique. Elle ne prétend ni atteindre, ni décrire la chose en soi.
Cette impossibilité d'atteindre la chose en soi est affirmée explicitement par
'Abdu'l-Baha: "L'homme ne peut distinguer que les manifestations ou les attributs
d'une chose, [158] tandis que son
identité ou sa réalité demeure inaccessible. Par exemple, nous appelons cette
chose une fleur. Mais que comprenons-nous par ce nom et cette appellation? Nous
comprenons que les qualités caractéristiques de cet organisme nous sont perceptibles,
cependant sa réalité ou identité élémentaire et intrinsèque demeure inconnue."
[159]
Cependant, si la chose en soi est inaccessible à l'entendement de l'homme, ce
n'est ni la fin de la science, ni la fin de la métaphysique, et la métaphysique,
au sens de philosophie divine, ou de théosophie (falsafiy-i-ilahiyyih) demeure
indispensable pour donner à l'homme une compréhension de l'univers dans toutes
ses dimensions en harmonisant les différentes perspectives que nous pouvons
avoir de la réalité.
Cette sorte de métaphysique doit donc être considérée comme un langage particulier,
distinct du langage courant au même titre que le langage mathématique. Comme
tout langage, ce langage est constitué de signes qui sont des représentations
métaphoriques d'une certaine réalité. Dans ce cas, il s'agit d'une réalité non
empirique et purement intuitive.
Ces préoccupations sont très loin de la métaphysique classique dont Aristote
avait posé les fondements et dont le Christianisme et l'Islam ont repris les
prémices. Aristote définissait la métaphysique comme la science de "l'Être en
tant qu'Être". Aristote visait l'Être dans la chose autant que l'Être universel
comme principe [160].
En étudiant la relation entre l'Être et l'Étant, Aristote croyait pouvoir dire
quelque chose sur l'Être. Cette relation a permis à la théologie chrétienne
et musulmane de reprendre la question en introduisant Dieu considéré comme l'Étant
premier et le plus parfait, lui en qui, comme dira Saint Thomas d'Acquin, l'essence
et l'existence coïncident parfaitement.
Poursuivant ces prémices jusque dans leurs ultimes conséquences, la métaphysique
classique cherchera le fondement du monde, et donc de la rationalité, dans cet
Étant le plus parfait, l'Ens summe perfectum de Descartes [161].
Nous reviendrons sur ce problème. La métaphysique baha'ie n'a pour objet ni
l'Être en tant qu'être, ni l'Étant le plus parfait source de tous les étants.
Nous avons vu que l'affirmation de l'infinie transcendance de Dieu a pour conséquence
de le rejeter hors de portée de tout discours humain et donc hors de portée
de la métaphysique.
De l'Être en tant que tel, il n'en est pas non plus question dans les Écrits
de Baha'u'llah. Ce silence a un sens. Il équivaut à une condamnation. Le concept
d'Être n'a pas sa place dans la métaphysique baha'ie. Il s'agit d'une simple
commodité langagière. Si l'Être sort de la métaphysique, reste t-il une ontologie
possible? Nous croyons avoir amplement répondu à cette question dans notre Archéologie
du Royaume de Dieu. L'ontologie trouve alors son sens véritable en entreprenant
de répondre à la seule question qui est un sens et qui est "Pourquoi l'univers
existe-t-il et pourquoi suis-je là à me poser cette question". Nous commençons
à entrevoir comment la question anthropique peut se trouver au coeur de l'ontologie
et de la métaphysique.
Dans ces conditions, peut-on encore proclamer la fin de la métaphysique? Ce
qui apparaît maintenant nettement, c'est que pour comprendre la science, et
ce que la science a à nous dire de la réalité, l'épistémologie n'est plus suffisante.
L'étanchéité que la science avait établi entre le phénoménal et le non phénoménal
est en train de disparaître. Les questions existentielles, et par conséquent
les problèmes de valeurs, resurgissent au coeur même de la science. Se demander
si l'univers a un sens pour l'homme n'est plus une question que la science peut
éviter. Trouver ce sens et l'établir est l'objet pour nous de la nouvelle métaphysique
et la question qui se trouve, nous semble-t-il au coeur de l'enseignement de
Baha'u'llah.
9.14. L'Esprit anthropique comme structure
métaphysique
Comme nous l'avons vu un des enseignements les plus essentiels que nous apporte
le Principe anthropique est que l'existence de l'homme doit être considérée
comme plus fondamentale que l'existence de l'univers. Bien sûr une telle affirmation
peut recevoir deux interprétations: l'une idéaliste, l'autre réaliste.
Pour les idéalistes, le fait que l'existence de l'homme doit être regardée comme
plus fondamentale que celle de l'univers découle de notre structure mentale.
Nous ne pouvons pas échapper au fait que nous sommes des êtres pensants qui
pensent sur leur propre existence, et que toute notre expérience de la réalité
se trouve affectée par ce fait. Pour les réalistes, c'est ontologiquement que
l'existence de l'homme doit être considérée comme plus fondamentale que celle
de l'univers.
Dans les Écrits baha'is, c'est bien entendu dans le sens réaliste qu'on retrouve
énoncé ce principe en terme quasiment identiques. Dieu n'a créé le monde matériel
qu'en vue de l'homme afin que celui-ci puisse le connaître et l'aimer. L'homme
est la finalité de l'univers comme le fruit est la finalité de l'arbre. L'homme
est la cause finale de l'univers. Il n'en est pas seulement l'aboutissement,
mais aussi l'origine.
Ce qui est très remarquable dans les Écrits baha'is c'est que ce raisonnement
anthropique ne s'applique pas seulement à l'homme, mais également à la Manifestation
divine. De même que l'homme doit être regardé comme la finalité du monde physique,
de même la Manifestation divine doit être regardée également comme la finalité
du monde spirituel. 'Abdu'l-Baha explique que l'homme doit être considéré comme
la Manifestation de Dieu (mazhar-i-ilahi) dans l'ordre de la nature, comme le
prophète est la Manifestation de Dieu dans l'ordre humain (Nasut et Malakut),
et nous pourrions ici ajouter comme la Manifestation universelle (Mazhar-i-kulli)
est la Manifestation de Dieu dans les mondes spirituels supérieurs (Jabarut).
Mais si on considère la Manifestation, sous sa forme individuelle ou universelle,
comme la finalité de la création, alors on doit également la considérer comme
la cause finale. C'est sans doute une des explications que l'on peut donner
à certaines déclarations que l'on trouve dans les Écrits du Bab et de Baha'u'llah
ou ceux-ci se présentent comme la cause de la création.
On trouve des affirmations semblables chez Saint Paul qui salue le Christ comme
créateur du monde et dans l'Ancien Testament où ce rôle est tenu par la "Sagesse".
Dans tout les cas, nous sommes bien face à ce que nous avons appelé "l'Esprit
anthropique". Cet Esprit anthropique se manifeste dans chaque ordre de la création.
Il possède deux caractéristiques: il est esprit capable de connaître le créateur
et il est manifestation de Dieu pour les ordres inférieurs.
9.15. A la recherche du fondement de la rationalité
En quoi la rationalité se fonde? Cette question est peut-être l'une des plus
fondamentales que puisse se poser la philosophie et se trouve au carrefour où
se croisent la science et la métaphysique, voire la religion. Cette question
est susceptible de recevoir trois types de réponses qui peuvent, ensuite, varier
considérablementement dans leurs articulations, leurs développements et leurs
nuances.
La rationalité peut se fonder en Dieu ou dans tout autre principe transcendant,
dans le monde, dans l'homme ou dans le rapport réciproque d'un de ces termes
avec les autres. La métaphysique classique s'est attachée au premier type de
réponse. L'Âge des Lumières a cherché le fondement de la rationalité dans le
monde, tandis que la philosophie contemporaine le cherche plutôt dans l'homme.
Cependant, aucune de ces approches n'a été véritablement confrontée aux problèmes
de la physique fondamentale ou à certains développements des mathématiques qui
connaissent, eux aussi, leur crise des fondements.
Ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le souligner, l'image qui se dégage
de la rationalité dans les Écrits baha'is est extrêmement large. Le pouvoir
rationnel de l'homme, ainsi que le souligne en maintes occasions 'Abdu'l-Baha,
est un pouvoir qui dépasse ce monde matériel et phénoménal, pour lui permettre
de s'élever au-dessus des lois de la nature, afin de les embrasser toutes. Le
pouvoir rationnel de l'homme ne s'oppose pas à son pouvoir spirituel. La capacité
rationnelle est tout entière contenue dans sa capacité spirituelle. Le rationnel
est tout entier contenu dans le spirituel. En ce qui concerne le développement
intérieur de l'homme, la maîtrise de sa rationalité est une étape importante
et indispensable vers la conquête de sa spiritualité.
Dans l'Archéologie du Royaume de Dieu, nous avons cherché à approfondir la notion
de "mondes divins" en montrant qu'on pouvait assimiler chaque monde à une catégorie
onto-herméneutique. Fondamentalement, il y a une unité de toute la création.
Par conséquent, lorsque nous parlons de mondes différents, nous le faisons que
sous l'effet de l'illusion anthropique qui nous masque l'unicité de la réalité
sous l'apparence de la multiplicité. Cependant, cette unicité de la réalité
peut recouvrir des modes d'être différents. Chaque mode d'être représente un
mode d'intelligibilité. Il n'y a des modes d'être différents que parce que il
y a des modes d'intelligibilité différents. Si nous étions affranchis de l'illusion
anthropique, nous pourrions embrasser tous les modes d'intelligibilité et alors
nous percevrions l'unicité de la réalité. Ce que nous appelons la rationalité
n'est donc peut-être qu'un mode d'intelligibilité lié au situs ontologique propre
à l'homme.
Si nous considérons la rationalité comme une partie intégrante de la nature
spirituelle de l'homme, nous comprenons aisément que la rationalité humaine
ne peut rester figée. Elle est destinée à se développer et à se transformer
au fur et à mesure que se développe la spiritualité de l'homme. La rationalité
est le processus qui caractérise la relation de l'homme au monde. Par conséquent,
il n'y a rien d'étonnant à constater que la rationalité scientifique se transforme
et évolue.
9.16. L'homme comme fondement de la connaissance
Nous avons vu que d'un point de vue baha'i, la rationalité ne peut pas se fonder
en Dieu. Ce serait revenir à la métaphysique classique et au cartésianisme.
La rationalité ne peut pas non plus se fonder sur la réalité parce que la notion
de réalité a cessé d'être évidente de par soi pour devenir de plus en plus élusive
et incertaine. Il ne reste donc plus que l'homme. On pourrait donc dire qu'en
cela la pensée baha'ie se rapproche de la philosophie contemporaine. Ce serait
vrai si toute deux donnaient aux concepts d'homme et d'humanitude (humanitas)
la même valeur, ce qui est pourtant loin d'être le cas.
Pour beaucoup de contemporains, affirmer que le fondement de la rationalité
se trouve en l'homme, c'est avant tout proclamer son caractère relatif. Finalement,
la rationalité serait comme les valeurs sociales ou comme la nature humaine.
Dire que l'homme est à lui-même sa propre nature, c'est affirmer qu'il n'y a
pas de nature humaine donnée par la nature.
L'homme doit construire sa propre nature. Il est libre de son choix et condamné
à assumer cette responsabilité. Cette philosophie post-moderne nie de même qu'il
existe un monde des valeurs existant indépendamment de l'homme. L'individu est
la source de ses propres valeurs et les valeurs sociales résultent de l'accord
intersubjectif sur un certain nombre de valeurs communes. L'attitude de la pensée
post-moderne sur la rationalité découle de cette position sur la nature humaine
et sur les valeurs sociales. Il n'y a pas de rationalité universelle, comme
il n'y a pas de valeurs universelles et de nature humaine universelle. Il n'y
a de rationalité que considérée dans un moment particulier de l'histoire et
du procès de naturalisation. L'homme est totalement maître du destin qu'il se
choisit.
La pensée baha'ie, tout en partant de prémices très proches, arrive à des conclusions
radicalement différentes. D'un côté, elle proclame que la nature de l'homme
est spirituelle. De l'autre, elle affirme la liberté de l'homme d'accomplir
cette nature, tout en considérant que le choix de ne pas accomplir celle-ci
place l'homme dans une situation de régression et d'aliénation.
Cette nature spirituelle n'est pas non plus donnée par la nature. Il s'agit
plutôt d'un projet téléologique qui est transcendant à l'homme et qui le relie
à un absolu plus grand que lui; un idéal vers lequel l'homme doit tendre. Cet
idéal demeure voilé et obscur. Il ne se découvre que progressivement au fur
et à mesure des progrès humains et à travers la révélation progressive.
Le développement du procès de spiritualisation qui révèle à l'homme sa nature
lui révèle en même temps le monde des valeurs dont l'essence est également spirituelle.
C'est par ces valeurs que la nature humaine se naturalise. A chaque étape du
procès de naturalisation correspond une historicisation des valeurs. C'est en
ce sens que les valeurs humaines sont relatives. En fait elle ne sont pas relatives
mais "historiales".
L'homme découvre progressivement ces valeurs au fur et à mesure qu'il réalise
son développement spirituel. Mais cette relativité historique des valeurs ne
signifie nullement que celles-ci trouvent leur source dans l'homme. Les valeurs
spirituelles sont inscrites dans la création comme les lois de la physique sont
inscrites dans l'univers.
Le déploiement du procès de rationalisation ne fait qu'obéir à la même logique.
Il existe une rationalité universelle qui constitue un idéal inatteignable pour
l'homme. Cette rationalité universelle émane directement des mondes divins.
Elle embrasse tous les mondes de la création. Elle constitue l'intelligibilité
de la création pour Dieu. Elle est donc fondamentalement inaccessible à l'homme.
Toutes les formes de rationalité découlent de cette rationalité universelle
et et se déploient en fonction de chaque situs ontologique. L'homme ne peut
pas fonder sa rationalité sur la rationalité de Dieu comme le croyait Descartes.
La rationalité humaine est spécifique. Elle est propre au situs ontologique
de l'homme. Cependant, cette rationalité n'est pas figée. Elle doit évoluer,
parce que l'homme en tant que manifestation le plus parfaite de l'Esprit anthropique
est une créature infiniment perfectible.
'Abdu'l-Baha enseigne que pour connaître l'univers l'homme doit se connaître
lui-même. Nous voyons donc que la connaissance de soi est posée comme fondement
de toute connaissance contingente.
Mais dans une autre tablette, il indique que pour se connaître soi-même l'homme
doit d'abord connaître Dieu, parce que la connaissance de Dieu est dans le monde
de la connaissance comme la lumière du soleil dans le monde physique. Si le
soleil ne brillait pas, nous serions plongés dans l'obscurité comme des aveugles.
Dans le monde de la "Philosophie divine" (falsafiyy-i-ilahi), la connaissance
de Dieu est comme la lumière du soleil. Il faut que cette lumière éclaire les
réalités pour les rendre intelligible. Il y a là un paradoxe puisque Dieu est
réputé dans les Écrits baha'is incognicible. Si pour se connaître soi-même il
faut d'abord connaître Dieu, et si Dieu est incognicible, cela montre clairement
que la connaissance de soi ne peut être regardée que comme un idéal.
De même que l'homme ne connaîtra jamais Dieu, de même il ne se connaîtra jamais
complètement. Ce n'est que parce que l'homme progresse dans la connaissance
de Dieu, autrement dit qu'il développe sa nature spirituelle miroir des attributs
divins, qu'il progresse dans la connaissance de lui-même et s'ouvre les portes
de la connaissance du monde. Le fait que l'homme ne puisse se connaître totalement
découle de sa structure ontologique.
Les attributs divins apparaissent en l'homme à l'état de potentialité pour s'actualiser
progressivement. Cette actualisation représente une marche vers la perfection
qui ne prendra jamais fin. L'homme est donc à la fois une créature inachevée,
parce que promise à évoluer vers une perfection qu'elle n'atteindra jamais,
et infini parce que le puissance de la potentialité qui est en elle est infinie.
C'est cette infinitude, dans les deux sens du terme, qui fait que l'homme ne
peut se connaître lui-même. Néanmoins, nous voyons clairement ici que l'homme
apparaît comme fondement de toute connaissance.
L'idée au coeur du Principe anthropique que l'existence de l'homme est plus
fondamentale que celle de l'univers, non seulement s'insère très bien dans cette
philosophie, mais relève des mêmes mécanismes d'analyse. Les deux approches
prennent l'homme pour fondement. Mais la pensée baha'ie en tire de plus certaines
conséquences quant à l'intelligibilité et la rationalité du monde. Si la rationalité
universelle demeurera à jamais inintelligible à l'homme, la relation quelle
établit entre l'homme et l'univers garantit que la rationalité de l'univers
est accessible à l'homme tant que celui-ci ne cherche pas à dépasser l'horizon
de son situs ontologique.
Le fait que l'homme doit être considéré comme le macrocosme et l'univers comme
le microcosme garantit non seulement que la structure d'intelligibilité de l'univers
est accessible à la raison humaine, mais que la téléologie présente dans l'univers
est soumise à la téléologie du devenir humain comme manifestation de l'Esprit
anthropique.
Notes
136. Krzysztof Pomian, "Le
déterminisme: histoire d'une problèmatique", in La Querelle du déterminisme,
Le Débat, Gallimard, éditeur Krzysztof Pomian, Paris, 1990.
137. cf. Jean Largeault, "Cause,
causalité, déterminisme", in La querelle du déterminisme, op. cit.
138. ibid . p. 174.
139. ibid. p. 173.
140. Olivier. Costa de Beauregard,
"Foundation of Quantum Mecanics" in Proceedings. of International Symposium,
Tokio, 1983.
141. Jairo Roldan, op. cit.
p. 207.
142. ibid. p. 202.
143. Demaret et Lambert, op.
cit., p. 210.
144. Jean Largeault, "Causes
causalité, déterminisme", in La Querelle du déterminisme, op. cit., p. 191.
145. Demaret et Lambert, op.
cit., p. 214-217., p.
146. ibid. p. 215.
147. 'Abdu'l-Baha, "Tafsir-i-Kuntu
Kanzan Makhfian", in Makatib, tome II, p. 39-40.
148. Ilya Prigogine et Isabelle
Stengers, La querelle du déterminisme six ans après, in La querelle du déterminisme,
op. cit. p. 250.
149. ibid. p. 249.
150. ibid. p. 252.
151. R. Thom, Préface à P.S.
de Laplace, Essai sur les probabilités, Paris, 1986.
152. Ilya Prigogine et Isabelle
Stengers, op. cit. p. 250.
153. Leibniz, Discours de métaphysique,
éd. Pocket, Agora, Paris, 35.
154. cf. Lettre de Leibniz
au Landgrave Ernest von Hesse-Reinfelds en date du 12 avril 1686, Correspondance
entre Leibniz et Arnauld, in Discours de métaphysique, op. cit., pp. 159-165
155. Leibniz, Discours de métaphysique,
op. cit., chapitre IX, p. 31-32. et chapitre XIV p. 38-40.
156. cf. l'analyse que nous
avons donné de cette controverse dans notre essai Saint Augustin peut-il être
sauvé ? et la bibliographie qui l'accompagne.
157. cf. K. Brown, A Baha'i
Perspective on the Origin of Matter, in The Journal of Baha'i Studies, vol.
2, n° 3, Ottawa, 1989-1990, pp. 15-44. voir particulièrement la conclusion.
Voir également les chapitres que nous avons consacrés à cette question dans
Archéologie du Royaume de Dieu, Ontologie des mondes divins dans les Ecrits
de Baha'u'llah.
158. C'est-à-dire ce que précédemment
nous avons appelé la "phénoménalité".
159. 'Abdu'l-Baha, Promulgation
of Universal Peace, p. 421.
160. Aritote, Métaphysique,
E, 1, 1026a 30.
161. Descartes, Méditations,
op. cit. V, p. 186