Le choix du thème "Individualisme et Liberté" n'est pas un choix dicté seulement
par la mode de cette année 1989 où nous avons vu précisément fleurir d'abondantes
publications sur la question [1] et où une importante revue
littéraire [2] a voulu relancer le débat sur l'individualisme
en publiant un dossier sous le titre évocateur "L'Individualisme: le grand retour".
L'émergence de l'individu paraît, en effet, avoir été étroitement associée aux
revendications libertaires, et en même temps avoir été dès l'origine, le moteur
de l'évolution des sociétés occidentales. Notre sujet est donc central à la philosophie
moderne dont une grande partie de la production de ces deux derniers siècles a
été précisément consacrée à s'interroger sur la place de l'individu dans le monde
et dans la société.
Analyser d'un point de vue baha'i notre problème soulève deux types de questions.
Le premier porte directement sur les jugements de valeurs que suppose l'émergence
de l'individu en occident. Il s'agit, en fait, ni plus ni moins d'une interrogation
sur le processus qui a conduit l'évolution de notre société depuis l'Antiquité
jusqu'à la société moderne. Le second type de question porte lui sur l'évaluation,
à la lumière des enseignements baha'is, du développement philosophique qui a tenté
de l'éclairer et de le guider. Ce sera l'objet de la première partie de notre
essai. Nous nous efforcerons ensuite de faire une brève analyse de la problématique
de l'individualisme moderne avant de terminer sur une analyse plus serrée de cette
problématique dans les enseignements baha'is.
I. PROLÉGOMÈNES
Avant d'entrer dans notre sujet, il paraît fondamental de définir tout d'abord
ce qu'est l'individualisme, et d'expliquer en quoi cette question est importante
dans le développement de la pensée baha'ie.
Le mot "individualisme" a pris dans le langage courant une connotation péjorative
qui rend son utilisation malaisée et ambiguë. C'est pourquoi de nombreux penseurs
ont préféré employer des termes tels que "individuation" ou "procès de subjectivation".
Le mot recouvre en fait deux réalités: d'une part, la transformation qui a affecté
les membres de sociétés holistes traditionnelles, en faisant d'eux des personnes
autonomes. Dans ce sens, nous dirons que le procès d'individuation a été l'un
des moteurs de l'évolution de l'humanité. D'autre part, ce terme se rapporte à
la réalité contemporaine de l'individu, qui par ses excès, témoigne, à plus d'un
égard, du danger que représente le procès d'individuation pour l'avenir de la
civilisation. La misère morbide de l'hyper-individualisme contemporain [3]
ne doit, toutefois, pas nous faire oublier les vertus créatives que celui-ci détenait
à l'origine et qu'il me paraît être du devoir des baha'is de restaurer dans leur
première splendeur.
1.1. Caractéristiques du procès d'individuation
Commencé, en effet, à l'aube de l'histoire de l'humanité, le procès d'individuation
est un processus complexe, ni linéaire, ni continu, mais ponctué par des éclipses
importantes. Tantôt dans une phase lumineuse, tantôt dans une phase obscure, il
se poursuit aujourd'hui sous un voile noir qu'il revient aux baha'is de soulever.
Ce processus est destiné, toutefois, à connaître un achèvement, qui devrait selon
nous, se réaliser au moment de l'accomplissement de la grande civilisation dont
Baha'u'llah a parlée. C'est ce que nous entendons démontrer dans ce travail. L'avenir
du procès d'individuation est donc étroitement lié à nos yeux au développement
de la Foi baha'ie. Seul l'enseignement de Baha'u'llah est capable de donner à
l'épanouissement individuel sa forme la plus achevée et permettre de trouver le
juste équilibre qui doit exister entre les besoins de l'individu et les besoins
de la société. Nous pensons qu'il s'agit là d'une question fondamentale sur laquelle
repose tout l'avenir de la civilisation et nous pouvons voir que la vaste majorité
des maux dont souffrent les sociétés modernes trouve son origine dans une mauvaise
compréhension de la problématique qui lie l'individu à sa dimension spirituelle.
Les débuts du procès d'individuation remontent à la Grèce classique en pleine
Antiquité. Il s'agit d'un processus comportant des aspects psychologiques importants,
mais également des aspects historiques, politiques, philosophiques et sociologiques
dont l'étude a à peine été entreprise. L'émergence de l'individu dans la société
holiste [4] présente des caractéristiques particulières et
ne se fait que progressivement. Il s'agit d'une conquête du sujet sur la collectivité.
Dans les types de sociétés traditionnelles et archaïques, le sujet n'a pas d'existence
propre en-dehors du groupe et se trouve doté d'une identité limitée. Ses valeurs
sont les valeurs de la collectivité et sa liberté d'expression se réduit à celle
de la totalité sociale. Le procès d'individuation permet, lui, au sujet d'émerger
comme personne autonome, dotée d'une identité et d'une volonté propre qui lui
permettent de concevoir un acte libre non conditionné par la société. Cette conquête
de l'autonomie permet à l'individu d'accéder à un degré d'indépendance que lui
autorise une libre conscience de soi. Celle-ci se traduit par la conquête de son
moi et de la souveraineté qu'il étend à la fois sur son corps et son esprit. C'est
alors le point de départ de son accès à une autosuffisance psychologique et à
une pensée réflexive, tout deux réquisits de l'auto-développement spirituel et
de l'épanouissement de la personnalité.
Autonomie, autodétermination et indépendance du sujet sont donc les maîtres mots
du procès d'individuation. Remarquons immédiatement que ces réquisits sont les
mêmes que les réquisits de la vie spirituelle. Telle sera ici notre thèse principale.
En effet, aucune vie spirituelle n'est concevable sans indépendance et sans autonomie
du sujet. Il est nécessaire que le développement de la personne permette l'apparition
de l'individu pour que la personne accède à un développement spirituel adulte,
car un tel développement repose avant tout sur l'apprentissage d'une liberté difficilement
assumée. Un des signes qui dénonce les fausses spiritualités est l'asservissement
de l'individu à un système dogmatique, à une construction mêlant autorité des
traditions et interdits imposés par la collectivité. Il existe donc un lien directe
entre l'individu, la liberté et la spiritualité.
1.2. La question de l'individu dans la
Foi baha'ie
Nous espérons que ces quelques considérations seront suffisantes pour éclairer
ce que nous entendons par individualisme et procès d'individuation et de subjectivation
[5]. Il nous reste maintenant à préciser l'importance de ce
problème par rapport au développement de la Foi baha'ie.
Nous venons de montrer, succinctement il est vrai, qu'il n'existe pas de vie spirituelle
authentique sans un développement minimal de l'individu et de la liberté conçue
comme affranchissement des normes sociales et des traditions. Nous pousserons
notre pensée plus loin en affirmant que l'accélération du développement du procès
d'individuation est indissociable du progrès du message de Baha'u'llah dans le
monde, et que son achèvement représente même le stade de maturité de l'humanité
annoncé par Baha'u'llah comme le point de départ du développement d'une nouvelle
civilisation universelle. Nous reviendrons sur cette thèse pour lui consacrer
ultérieurement un développement plus important. La constatation que l'extension
de notre Foi et l'extension du procès d'individuation sont étroitement liées s'explique
évidemment par le fait qu'un des buts ultimes de la Foi baha'ie est l'épanouissement
de la personne et que cet épanouissement n'est pas concevable sans un renoncement
aux traditions et aux préjugés séculaires qui jusqu'à présent ont entravé le développement
de l'humanité et qu'il requière un développement parallèle de l'autonomie de la
personne et de son indépendance, c'est-à-dire d'un certain type de liberté.
Nous constatons donc que l'approfondissement de ce sujet nous permet de répondre
à des questions fondamentales telles que pourquoi la Foi baha'ie n'est pas une
secte et pourquoi la Foi baha'ie ne peut pas dégénérer en un ordre totalitaire.
Les sectes, comme les régimes totalitaires sont des phénomènes sociaux qui impliquent
une régression de la personnalité. Il s'agit d'une fuite de l'individu motivée
par son incapacité à assumer un certaine forme d'autonomie et de liberté, tant
au plan intérieur et psychologique qu'au plan social. C'est pourquoi, toutes les
sociétés totalitaires tendent à valoriser les concepts holistes comme le Prolétariat,
la Terre, la Patrie, la Nation, le Peuple, le Sang, ou la Race. Il s'agit alors
d'identités de substitution destinées à supplanter les valeurs d'autonomie et
d'épanouissement qui sont à la base du développement de la personne. La Foi baha'ie,
non seulement fonde son credo sur le renoncement à toute formes de préjugés identitaires,
mais encourage explicitement des valeurs telle que "la recherche personnelle et
indépendante de la vérité", et propose de dépasser toutes les fausses valeurs
holistes dans le service de l'humanité toute entière.
On pourrait objecter que le concept baha'i d'Humanité pourrait très vite se substituer
au Peuple et à la Patrie comme nouvelle valeur holiste. Cela pourrait être vrai
si la Foi baha'ie n'était qu'un projet politique sans dimension spirituel. Mais
cette dimension spirituelle, qui inclut en elle toutes les valeurs de l'autonomie
et de l'épanouissement de l'individu, est précisément l'antidote qui empêche que
ne se développe un germe quelconque de holisme, de totalitarisme, d'autoritarisme
ou de toute autre forme de soumission du procès d'individuation à un but quelconque
que poursuivrait la société en dehors de l'individu. Le fait que la Foi baha'ie
soit une religion, et non un mouvement politique, représente pour nous la seule
chance de fonder la liberté dans le cadre d'une unification planétaire, car la
vie spirituelle repose sur une aspiration qui présuppose que chaque âme soit dotée
d'une personnalité et d'une identité propre, accompagnée de qualités et de potentialités
uniques, ne pouvant trouver leur accomplissement que dans un exercice plein de
la liberté spirituelle dans le cadre d'un processus d'épanouissement autonome.
Un tel idéal implique qu'en aucun cas le destin d'un individu ne doit être asservi
à un projet collectif et il affirme de manière totalement explicite que dans ce
monde matériel, c'est bien l'individu qui est premier et non la collectivité.
Nous ne devons pas perdre de vue que suivant essence même du message de Baha'u'llah,
les institutions baha'ies, l'ordre social et politique, et la civilisation elle-même
n'ont pas d'autre but que de permettre le développement spirituel de l'individu
et la réalisation des potentialités de sa nature intime.
II. BREF APERÇU HISTORIQUE DU PROCÈS D'INDIVIDUATION
2.1. Les origines de l'individualisme
L'émergence de l'hyper-individualisme moderne est l'aboutissement d'un long processus
commencé peut-être en Grèce aux alentours du VIIIe ou VIIe siècle avant notre
ère [6]. Est-ce à dire que l'individu tel que nous le comprenons
aujourd'hui soit une pure création du monde occidentale ? S'agit-il d'un phénomène
purement sociologique ou au contraire d'un phénomène spirituel ? Le Christianisme
a-t-il joué un rôle dans le procès d'individuation connu par l'occident ? Telles
sont quelques unes des questions que nous voudrions aborder très brièvement au
cours de ce rapide survol du développement de l'individualisme. Ceci nous permettra
de montrer que la problématique qui lie l'individu à la liberté est passée par
deux phases bien distinctes. Dans un premier temps on a opposé la liberté de l'individu
à la liberté de Dieu, et le problème à été posé en termes uniquement métaphysiques.
Dans un second temps on a opposé l'individu et sa liberté à l'État et à la société
et on a posé le problème en termes uniquement politiques. La Foi baha'ie propose
à son tour une troisième approche qui est globale et insiste sur la libération
de l'homme de toutes les formes d'aliénations spirituelles qui sont autant des
obstacles à la liberté de l'homme que les aliénations politiques.
Dans cette genèse de l'individu moderne, certains privilégient l'origine grecque
essentiellement parce qu'ils lie le problème de l'émergence de l'individu à l'émergence
de la démocratie et d'un modèle de société fondé sur l'égalité politique des citoyens.
D'autres considèrent que l'acte fondateur de l'individualisme moderne a été posé
par le Christianisme, et peut-être même si on en croit Bernard-Henri Lévy par
le judaïsme [7], parce que le Christianisme privilégie la
foi et le salut, donc la dimension intérieure de la l'individu, et de ce fait
ouvre un espace qui sera le champs de toutes les maturations futures. Athènes
ou Jérusalem ? Peut-on choisir ? Non, répondait déjà Léon Chestov au début du
siècle. Sans doute devons nous découvrir le rapport dialectique qui existe entre
les deux.
2.2. Les grecs ont-il inventé l'individualisme
?
S'interroger sur les origines grecque de l'individu c'est s'interroger sur les
conditions de ce qu'on a appelé le miracle grecque; ce que nous ne pouvons faire
ici [8]. Résigné à la simplification, nous devons dire qu'il
semble que les grecs, probablement entre le VIIIe et le VIe siècle ont découvert
quelques uns des fondement de l'individualisme; précisément ceux qui seront redécouvert
à la Renaissance. On ne dira jamais assez que le socle du procès d'individuation
réside dans la rationalité qui fut mise en oeuvre par les grecs de cette époque.
L'épanouissement progressif de cette rationalité a permis la reconnaissance de
la singularité de la personne (Socrate) qui s'est épanouie grâce à l'idéal éducatif
qu'il a engendré. De ce proto-individualisme est née une exigence de liberté;
liberté de s'interroger, liberté de mettre en question et finalement liberté de
faire l'histoire.
L'émergence de la rationalité s'explique certainement dans le rapport très particulier
que les grecs entretinrent avec leur religion; rapport fait de distanciation conduisant
à un système relativement lâche idéologiquement et surtout dominé par les aspects
culturels. Déjà les premiers philosophes ioniens, insatisfaits des réponses apportées
par le corpus mythique, imaginèrent des solutions pour expliquer l'origine et
la structure du monde. Ce qui est important ici c'est qu'ils ne fondèrent pas
leurs recherches sur un acte de foi, ni sur le recours à une tradition, mais sur
la seule validité de leur démarche intellectuelle. Nous trouvons ici pour la première
fois, l'affirmation que l'homme peut comprendre et expliquer le monde par le seul
pouvoir de sa raison.
La découverte de la rationalité aura des conséquences importantes. D'une part
elle va modifier la perception de la personne et aboutir à la conclusion que l'homme
peut être l'ordonnateur de sa destinée mais les conclusions en sont également
tirées au plan collectif. Si l'homme peut être l'ordonnateur de sa propre destinée,
alors la volonté des hommes, collectivement, peut modifier le cours de l'histoire.
Ceux-ci peuvent donc se libérer du poids de la tradition et doter leurs cités
des institutions qui leur semblent le plus appropriées pour le meilleur et pour
le pire, ainsi que nous le montre le mythe de Lycurgue.
Cette première étape a modifié les rapports de l'homme avec le cosmos et avec
l'histoire. Ce sera le point de départ de l'investigation philosophique qui commence
au Ve siècle. Pour Socrate, la vérité ne vient pas de Dieu, mais elle est inscrite
dans l'univers et l'homme peut la déchiffrer par le pouvoir de sa raison. Ainsi,
il est clairement indiqué que la conscience est le meilleur guide de l'homme.
Cette conception a, cependant, des limites étroites, car ni Socrate, ni Platon,
n'arriveront aux conclusions de l'individualisme moderne qui fait de ces normes
des questions purement personnelles. Pour eux, la conscience et la raison ne font
que redécouvrir des normes transcendantes déjà inscrites dans l'ordre du monde.
C'est ce qui apparente l'individualisme baha'i à l'individualisme socratique qui
sera plus tard renié par Platon.
Cette première reconnaissance de l'autonomie de la personne engendre un nouveau
"souci de soi". On ne parle pas encore de la recherche du bonheur mais seulement
de l'acquisition de la vertu et de l'obtention de la sagesse. Cette quête de la
vertu et de la sagesse implique nettement que l'épanouissement de la personne
soit reconnu comme une des finalités de la vie. Cette épanouissement de la personne
devient rapidement une préoccupation majeure des aristoï de la cité, préoccupation
qui se reflète dans l'extrême soin que l'on apporte à l'éducation des enfants
et des adolescents, et à la valeur que l'on donne tout au long de la vie aux raffinements
de l'esprit.
L'éducation grecque semble avoir été un élément fondamental du procès d'individuation
dans l'Antiquité. Pour la première fois, l'enfant est reconnu comme une personne,
ayant ses exigences psychologiques propres distinct de l'adulte et son propre
développement. Philippe Ariès nous a montré qu'il faudra longtemps à l'occident
pour redécouvrir que l'enfant n'est pas un petit homme en réduction [9]
. L'idéal grec de la Pædeïa indique clairement que le savoir n'est pas recherché
dans un but purement utilitaire comme par exemple chez les égyptiens, mais dans
une perspective d'épanouissement individuel [10].
Le développement de ce premier individualisme antique aboutit à la reconnaissance
que chaque individu constitue une entité distincte. De cette exigence d'altérité,
va naître une nouvelle problématique sociale. Le maintien d'entités sociales distinctes
implique une certaine égalité des individus dont la singularité est ainsi protégée.
Le développement des aspirations égalitaires va de pair avec le développement
du procès d'individuation. La société grecque sera ainsi la première société occidentale
à connaître la tension entre l'aspiration égalitaire et l'aspiration libertaire.
Le modèle lacédémonien fera le choix de l'égalité contre la liberté" alors que
le modèle athénien affirmera le prima de la liberté.
Le débat se poursuivra dans l'oeuvre de Platon et d'Aristote. Dans La République,
Platon tire les ultimes conséquences de son aspiration à l'égalité en proposant
de mettre en commun les biens, les femmes et les enfants. On voit qu'il s'agit
d'un vieux débat qui sera plus tard repris par le marxisme, et c'est pourquoi
Popper voit en Platon le père du totalitarisme [11]. Platon
glisse progressivement de l'humanisme socratique tel qu'il s'exprime encore dans
le Gorgias, à une vision du monde hiérarchisée à l'image de la hiérarchie des
Idées. Ainsi, on peut considérer qu'il est le premier des penseurs occidentaux
à avoir jeter le ferment d'un anti-individualisme tout en cherchant à en préserver
certains des acquis. Dans la République, l'individu est nettement soumis à la
collectivité. C'est ainsi qu'il écrit: "c'est plutôt le bien supérieur de la cité
toute entière et de la race que visera ma loi, et le bien de chaque individu n'aura
pour elle (...) qu'une importance secondaire" [12], et il
ira jusqu'à définir la justice comme toute action qui s'exerce au détriment de
l'État. Ses positions se refléteront dans l'idéalisme allemand qui, à travers
Hegel, servira de substrat aux théories de Marx.
Aristote qui semble avoir une idée claire de l'individualisme [13]
se situe à l'opposé de Platon en admettant l'usage empirique de la raison dans
le choix des institutions politiques. Il se montre plus respectueux de la liberté
qu'il considère comme un facteur d'épanouissement. Sa démarche procède par comparaisons
successives des constitutions des cités grecques, afin d'en démonter les rouages
tout en soulignant leurs aspects positifs et négatifs.
Cependant, le rêve démocratique sera un rêve éphémère. La cité grecque sera incapable
de surmonter les contradictions internes entre le maintien de l'ordre social et
l'exigence de liberté et le procès d'individuation en souffrira grandement à partir
du IIIe siècle av. J.-C. et au fur et à mesure que l'on passe de la civilisation
classique à la civilisation hellénistique. Henri-Irénée Marrou écrit: "le véritable
héritier de la cité antique, ce n'est pas, comme on le dit souvent, avec une nuance
péjorative, l'individu, mais bien la personne humaine qui libérée du conditionnement
collectif, de l'encadrement totalitaire que lui imposait la vie de la cité, prend
maintenant conscience d'elle-même, de ses possibilités, de ses exigences, de ses
droits. La norme, la justification suprême de toute existence, communautaire ou
individuelle, réside désormais dans l'homme, entendu comme personne autonome,
justifiant en elle-même, trouvant, peut-être au-delà du Moi, mais à travers le
Moi et sans renoncer jamais à son individualité, la réalisation de son être. Plus
que jamais, l'homme grec se pense comme le centre et "la mesure de toutes choses",
mais cet humanisme a maintenant pris conscience de son exigence personnaliste:
pour l'Hellénistique, l'existence humaine n'a pas d'autre but que d'atteindre
à la forme la plus riche et la plus parfaite de la personnalité ..." [14].
Cette citation nous aide à mettre en évidence un phénomène mal perçu. Il existe
deux âges de l'individualisme grec: l'âge classique et l'âge hellénistique. Le
monde hellénistique éprouvera une difficulté certaine à transposer les acquis
de l'individualisme classique de la cité à la communauté de l'empire. Le proto-individualisme
classique reste trop inachevé pour pouvoir assumer les problèmes liés à la dissolution
de l'autorité de la cité. Le vide ainsi créé ne pourra être comblé. Le monde hellénistique
n'arrivera pas, en dépit des proclamations tardives des stoïciens, à assurer les
exigences de liberté et d'égalité nécessaire à la poursuite du procès d'individuation.
L'homme hellénistique se proclame volontiers "kosmopolites", citoyen du monde,
mais ainsi que l'écrit Henri-Irénée Marrou, "ce terme implique une négation, un
dépassement de la cité, bien plus que l'affirmation positive d'une unité concrète
de l'humanité" [15]. On note une régression de l'individualisme
dans la sphère politique et sociale, et le repli du procès d'individuation sur
la sphère privé; d'où ce caractère incomplet et inachevé de l'individualisme hellénistique.
A un individualisme inachevé correspond un empire inachevé [16].
L'empire romano-hellénistique ne saura jamais trouver ses véritables institutions
et sombrera dans le centralisme, l'autoritarisme, et finalement le totalitarisme.
L'équilibre classique entre la norme individuelle et la norme collective étant
rompu, et faute d'avoir pu suffisamment développé une identité, l'individualisme
hellénistique sera un individualisme malade. On notera un recul de la rationalité,
la fuite du citoyen devant les responsabilités collectives et la chose publique,
un souci de soi narcissique et exagéré, et un mal de vivre qu'accompagne la monté
de l'angoisse.
Le rationalisme classique est submergé par une vague de sentimentalisme religieux
et de retour aux superstitions qui viennent pervertir jusqu'aux sciences exactes,
notamment les mathématiques sous l'influence du néopythagorisme, et la géologie,
la chimie, l'astronomie et les sciences de la nature sous l'influence de l'alchimie
et de l'hermétisme [17] .
Ce développement de l'irrationnel est accompagné par une montée de l'angoisse
existentielle que le retour au religieux sert précisément à endiguer. Le philosophe
hellénistique ne cherche plus une sagesse, mais une certitude. L'honnête homme
ne veut plus un savoir mais une croyance et une foi dont les cultes orientaux
vont venir assouvir le besoin. Les anciennes valeurs disparaissent, les croyances
religieuses sont discutées, la famille est affaiblie, la citoyenneté dévaluée.
La crise de la cité se reflète dans la disparition de l'évérisme. L'homme antique
perd toute certitude quant au sens de sa vie terrestre et doute d'une vie future.
L'athéisme et le scepticisme font des progrès. Le stoïcisme tente vainement de
trouver un palliatif à cette crise spirituelle en engageant chaque homme à contempler
en face ses angoisses, solution ô combien individualiste!. L'homme n'est qu'une
poignée de poussière perdue dans l'univers. Mais la nature comme l'univers est
bonne. Elle ne saurait donc vouloir de mal à l'homme, donc tout ce qui arrive
à l'homme, y compris la mort ne peut lui faire de mal. Les pensées de Marc Aurèle
sont très représentatives de cette attitude et on pourrait en citer maints passages
pour l'illustrer [18]. On y voit un homme tourmenté, en proie
aux doutes et cherchant vainement à se rassurer par une philosophie qui trouve
rapidement ses limites.
Ce rapide parcours à travers l'histoire du procès d'individuation dans l'antiquité
nous a montré que l'individualisme est protéiforme et qu'il ne peut donc être
jugé en soi. D'où, nous conclurons que l'individualisme moderne n'est à son tour
qu'une variante d'un phénotype. Nous avons également vu que pour que le procès
se poursuive, il faut un certain nombre de réquisits: épanouissement de la rationalité,
aspiration à un certain égalitarisme, et développement des libertés collectives
et individuelles. Il suffit qu'une de ces conditions ne soit pas remplie pour
que le procès perde son équilibre et que son dynamisme dévie. Un individualisme
inachevé ou mal équilibré sécrète lui-même le poison qui le menace en devenant
un facteur d'instabilité psychologique et en induisant des aspirations narcissiques
ou totalitaires.
2.3. Le Christianisme a-t-il favorisé
le développement de l'individualisme ?
Les travaux de Louis Dumont ont redonné vie à la thèse des origines chrétiennes
de l'individualisme. Une citation peut résumer cette position. Dumont écrit: "quelque
chose de l'individualisme moderne est présent chez les premiers chrétiens et dans
le monde qui les entoure, mais ce n'est pas exactement l'individualisme qui nous
est familier. En réalité, l'ancienne forme et la nouvelle sont séparées par une
transformation si radicale et si complexe qu'il n'a pas fallu moins de dix-sept
siècles d'histoire chrétienne pour la parfaire, et peut-être même se poursuit-elle
encore de nos jours. La religion a été le ferment cardinal d'abord dans la généralisation
de la formule, et ensuite dans son évolution" [19] .
Dumont note que, alors que dans le système antique, l'homme par l'intermédiaire
du culte n'existe que comme représentant de son espèce, dans le Christianisme
le croyant développe avec Dieu une relation si personnelle qu'elle en devient
filiale. Ce changement dans la relation avec le divin [20]
vient de ce que l'intérêt de l'homme s'est déplacé. L'homme païen prie les dieux
pour qu'ils lui assurent la paix et le bonheur dans ce monde, l'homme chrétien
prie Dieu pour qu'il lui donne le salut dans l'autre monde. Alors que jusque-là
l'homme était considéré comme une entité globale, il devient dans le Christianisme
la juxtaposition d'un corps et d'une âme, et c'est maintenant sur l'âme individuelle
qui est l'objet du "souci de soi" et porteuse des valeurs supérieures et éternelles.
Cependant, le fait que par le souci de l'âme, le salut devienne la valeur essentielle
du système, induit, selon Dumont, une distanciation entre le chrétien et le monde.
Celui-ci écrit: La valeur infinie de l'individu est en même temps l'abaissement,
la dévaluation du monde tel qu'il est: un dualisme est posé, une tension est établie
qui est constitutive du Christianisme et traversera toute l'histoire" [21].
Ayant ainsi posé cet individualisme primitif, Dumont va essayer de suivre son
évolution jusqu'à l'individualisme moderne dont il voit l'acte de naissance dans
la révolution calviniste. Pour lui, l'individualisme primitif est extra-mondain,
alors que l'individualisme moderne est engagé dans le monde. Si la Réforme finalise
ce renversement de valeur en proclamant que l'homme fait son salut dans ce monde,
cette évolution a été préparée de longue date et on peut en suivre les étapes
dans les changements d'attitudes successifs des papes à l'égard des affaires politiques
entre le Ve et le IXe siècle. Alors que la doctrine de Gélase [22]
impliquait une séparation nette des pouvoirs spirituels et temporels, au VIIIe
siècle Étienne II choisira d'intervenir dans les problèmes monarchiques en allant
confirmer Pépin le Bref dans sa royauté. Un demi siècle plus tard, Léon III ira
plus loin en sacrant Charlemagne empereur. Dumont commente: "... si l'église devient
plus mondaine, inversement le domaine politique se trouve maintenant participer
plus directement des valeurs absolues, universalistes... Et nous pouvons ainsi
apercevoir une virtualité qui sera réalisée plus tard, à savoir qu'une unité politique
particulière puisse à son tour émerger comme porteuse de valeurs absolues. Et
tel est l'État moderne..." [23] . Ailleurs, il ajoute cette
conclusion que nous retenons comme fondamentale: "La principale leçon à méditer
est peut-être que la plus effective humanisation du monde est sortie à la longue
d'une religion qui le subordonnait le plus strictement à une valeur transcendante"
[24] . Bien sûr, nous ne partageons pas l'étonnement de Dumont.
Pour nous l'individualisme sain est justement celui qui maintient une certaine
distanciation avec le monde en affirmant la transcendance des valeurs que justement
nie l'individualisme morbide moderne.
A ceci nous ajoutons que le Christianisme n'a favorisé le procès d'individuation
que tant qu'il s'est présenté comme le continuateur de la civilisation hellénistique,
c'est-à-dire que tant qu'il a respecté un minimum de rationalité, et qu'il n'a
pas trahi l'idéal évangélique. Car on trouve dans cet évangélisme primitif, une
forte aspiration à l'égalité et à la liberté. Mais l'égalité dont il est question
n'est ni politique ni juridique, elle se veut ontologique. C'est pourquoi elle
emprunte son modèle non à la cité mais à la famille. Notons que cette conception
ontologique de la liberté se retrouve jusque dans la déclaration des droits de
l'homme. Cette conception ontologique n'exclut pas, contrairement à ce que pense
Dumont, un certain engagement dans le monde pour concrétiser la solidarité fraternelle.
Les chrétiens du IIIe au VIe siècle seront au contraire d'infatigables bâtisseurs,
mais ils voient la cité terrestre sur le modèle de la cité céleste.
A nos yeux le déclin du procès d'individuation primitif commence avec le déclin
de la dispensation chrétienne que nous avons fixé au Ve siècle. Ce n'est sans
doute pas un hasard si ce déclin nous est révélé par un intense débat autour de
la notion de liberté autour du pélagisme. Or, à notre sens, les thèses de Pelages
condamnées au Concile de Carthage en 411, certes exagérées par Cælestius, n'avaient
rien de nouveau. Elles n'étaient rien de moins que celles que l'Église avait toujours
soutenues jusque-là implicitement.
La condamnation suscitée par Saint Augustin et confirmée en 417 par le pape Innocent
sera le point de départ d'un débat qui se poursuivra jusqu'à notre Moyen Age.
Or, la question qui est au coeur de la doctrine de Pélage est précisément la question
de la liberté de l'homme et donc, en arrière-plan, c'est le procès d'individuation
qui est en cause. Pélage soutient que l'homme est également libre entre le bien
et le mal. Il est donc obligé d'insister sur le libre arbitre et l'autonomie de
l'homme. Cette autonomie a été voulue par Dieu. Il lui a donné deux instruments
pour le mettre en oeuvre: sa raison et la conscience de ses actes. Nous retrouvons
donc bien ici le couple liberté-rationalité. C'est la raison qui permet à l'homme
la liberté de ses choix, et ainsi de mériter son salut. Cette liberté par rapport
à Dieu est totale et représente le fondement de la vie spirituelle [25].
Face à ces thèses, Saint Augustin va développer les thèses, alors totalement nouvelles,
sur le péché originel et la prédestination. Dumont n'a pas su distinguer cette
rupture et traite comme d'une unité les huit premiers siècles du christianisme.
Après Augustin, l'accusation de pélagisme deviendra une accusation grave dans
l'Église. On la brandira contre Abélard [26], et Guillaume
d'Ockham [27] s'en servira contre ses adversaires.
Incontestablement l'individualisme chrétien primitif a reconnu la personne humaine
comme porteuse de valeurs. En affirmant la transcendance des valeurs spirituelles
et en soumettant la terre au ciel tout en affirmant la liberté de l'homme par
rapport à Dieu, et en prônant le développement dans le cadre d'une véritable spiritualité,
le Christianisme a permis de ressouder la plus grande partie de la problématique
contre laquelle butait l'individualisme hellénistique. En considérant ce monde
comme un monde de passage, le christianisme crée une tension qui appellera un
dépassement, et donc à une transformation. L'individualisme spirituel cherche
à transformer le monde en transformant l'homme, alors que l'individualisme moderne
cherche à transformer l'homme en transformant le monde. Là est toute la question.
Cependant, malgré tout, l'individualisme chrétien restera marqué par l'individualisme
hellénistique. Ceci explique que les écrits des pères de l'Église seront si fortement
colorés de stoïcisme. L'individualisme hellénistique a largement emprunté à l'individualisme
classique avec lequel il a une grande continuité. L'effondrement du monde antique
a causé une rupture qui a non seulement stoppé le processus d'individuation, mais
en a provoqué une forte régression.
2.4. Naissance de l'individualisme moderne
L'individualisme moderne naît à la Renaissance. Il constitue même un élément fondamental
de la Modernité. Il va de soit que sans autonomie du sujet tout le projet de la
Modernité et l'idéologie qui le soutend n'auraient pu voir le jour. L'autonomie
du sujet est donc au coeur de l'humanisme. Sans elle les progrès enregistrés dans
tous les champs du savoir n'auraient pas été possibles. Les traits de l'individualisme
que nous voyons émerger à cette époque resteront dominant jusqu'à la période contemporaine.
2.5. L'Individu de la Renaissance
Tout au long du Moyen Age, le débat sur l'individu et la liberté était resté purement
théologique sans portée pratique. Avec la Renaissance, nous assistons à une reprise
du procès d'individuation en occident sur de nouvelles bases. Ce mouvement prépare
l'émergence de l'individualisme moderne où l'individu cesse de se définir en opposition
à la transcendance et à Dieu, et on découvre la dialectique qui oppose l'individu
à l'État. Ici la question de liberté, d'abord liberté de conscience, puis liberté
politique, devient cruciale.
Là encore, deux thèses s'opposent sur l'individualisme de la Renaissance: celle
de Dumont et celle Cassirer.
Pour Dumont, Calvin a marqué la naissance de l'individualisme moderne, car "son
église est la dernière forme que l'Église pouvait prendre sans disparaître" [28].
Plus loin, il développe cette idée: "avec Calvin, la dichotomie hiérarchique qui
caractérisait notre champs d'étude prend fin: l'élément mondain antagoniste, auquel
l'individualisme devait jusque-là faire une place, disparaît entièrement dans
la théocratie de Calvin. Le champs est absolument unifié. L'individu est maintenant
dans le monde , et la valeur individualiste règne sans restriction ou limitation.
Nous avons devant nous l'individu-dans-le-monde" [29]. Ainsi
donc, pour Dumont, la caractéristique principale de l'individualisme moderne,
tel qu'il naît à la Renaissance, est d'avoir pu dégager l'homme de la soumission
à toute forme de transcendance. On verra qu'il a certainement raison sur ce point,
mais tort de vouloir en faire la voie unique du procès d'individuation. Nous verrons
que la pensée baha'ie, tout en préservant tous les acquis de l'individualisme
moderne, réintroduit précisément une forme de transcendance.
D'autres penseurs datent l'émergence de l'individualisme moderne du cogito cartésien
qui a bouleversé la métaphysique occidentale et établi une séparation drastique
entre la philosophie nouvelle et la scolastique du Moyen Age. L'être ne se définit
plus par rapport à l'essence, ni par rapport à la substance ou à la forme, mais
par rapport à la conscience, c'est-à-dire, de manière écartant toute forme de
transcendance et purement subjective, rendant ainsi vain la recherche d'une quelconque
preuve ontologique. Le cogito pose définitivement l'homme comme sujet pensant,
autonome, libre de sa pensée, dont la rationalité demeure le seul critère de valeur,
la seule norme pour la mesure des choses et la recherche de la vérité. Il ressort
du cogito que l'homme est crée par sa pensée et que la liberté de pensée est d'essence
ontologique.
Cassirer a développé une autre thèse sur l'origine de l'individualisme de la Renaissance.
Pour lui, l'acte de naissance de l'individu n'est pas dans le cogito cartésien,
mais remonte loin dans le Quattrocento et le Cinquecento avec des penseurs tels
que Nicolas de Cues qu'il qualifie de "premier penseur moderne", Pic de la Mirandole
"l'un des premiers prophètes et pionniers de l'esprit de la Renaissance", qui
annonce Kepler et Newton, Ficin, Charles de Bovelles, et Paracelse. Il voit dans
cette (re)-naissance de l'individu des influences diverses dont celle de la mystique
allemande [30], et le renouveau, en Italie, des études grecques
qui amène la fondation de l'École néoplatonicienne de Florence. Ces hommes ont,
en effet, su renouer avec une problématique qui était celle de Socrate et de Platon
qui furent les premiers à développer "l'intuition du moi" [31]
et affirmer l'âme comme principe de la subjectivité [32],
d'où va découler une "nouvelle conception de la conscience de soi" [33].
ils préparent une rupture progressive avec la logique scolastique [34]
et se font les promoteurs d'une conception moderne de la religion qui prépare
la Réforme [35]. L'humanisme découvre non seulement une nouvelle
idée de l'homme, mais substitue à l'idée d'Église celle d'humanité [36],
dont Pic de la Mirandole vient à souhaiter l'unité [37], et
prône un idéal d'humanité qui "enferme en soi-même l'idéal de l'autonomie" [38].
Boccace écrit clairement que l'homme est un deuxième Prométhée, car par son savoir
il a le pouvoir de transformer l'homme naturel et bestial en une nouvelle créature
[39]; ainsi après Dieu et le Christ, l'homme apparaît comme
un second créateur [40]. Il s'agit là d'une réflexion fondamentale
que Pic de la Mirandole reprendra. On assiste à un renversement de l'adage scolastique
"l'agir découle de l'Être" pour proclamer que "l'Être de l'homme découle de son
action" [41]. De cette conception de la relation entre l'être
et l'agir découle tout l'individualisme moderne, et elle ne serait certainement
pas désavouée par Baha'u'llah, comme nous le verrons lorsque nous parlerons de
la notion de "service".
Ainsi émerge graduellement une nouvelle conception de l'individu qui remet en
cause tous les fondements habituels de la pensée chrétienne. Ainsi on ne conçoit
plus l'Histoire comme révélation, mais comme "l'acte propre de l'homme" [42];
la Nature non plus comme le règne du péché et du chaos mais comme le miroir de
Dieu et de l'homme [43], permettant une nouvelle sensibilité
de se développer et de féconder les arts; la Liberté non plus comme une soumission
à Dieu, mais comme l'expression d'un libre arbitre qui fera le sujet de longs
développement par Loreneo Valle [44] dans son Le Libre Arbitre
et Pic de la Mirandole [45] dans La Dignité de l'homme. Cassirer
montre qu'il a fallu une remise en cause complète de ces concepts de connaissance,
d'Histoire; de Nature, de Cosmos, et de Liberté pour que puisse émerger l'humanisme
et l'individu de la Renaissance. Pomporazzi, par exemple, qu'on a dit "le dernier
des scolastiques, (et qui) pourrait aussi bien être proclamer le premier des Aufklärer"
[46], "s'attaque au problème de l'individualisme...(et) cherche
à faire du phénomène du "moi" le centre de la psychologie", et affirme que la
liberté de l'homme se déduit de la nature [47]. On a souvent
souligné le retour à cette époque d'un certain esprit pélagien [48].
Nul doute que ce sont ces idées nouvelles qui vont ébranler le Christianisme et
conduire à la Réforme et à la Contre-Réforme. Le phénomène est complexe et nous
ne pouvons ici nous attarder dessus. Mais il est important de souligner que la
conquête de la liberté de conscience a été un élément de ce nouveau départ du
procès d'individuation.
Avec la Renaissance apparaît également une nouvelle attitude vis-à-vis de la vie
et une nouvelle perception du moi, qu'on pourrait appeler "le soucis de soi".
Nul ne la mieux illustré que Montaigne. Nul plus que lui n'a insisté sur l'autosuffisance
psychologique et émotionnelle de l'homme et sur la valeur universelle de la vie
intérieure. Lui-même déclare qu'il se "goûte" lui-même, qu'il éprouve une jouissance
à sa propre compagnie, et les Essais sont une représentation qu'il offre à lui
et aux autres de sa perception propre des choses, tout en recherchant dans son
individualité toujours ce qu'il y a d'universel.
Le dernier grand penseur du XVIIe siècle sera le premier grand penseur des Lumières.
En publiant en 1690 son Deuxième traité du gouvernement civil, John Locke va accomplir
une révolution sur laquelle est encore fondé l'ordre politique actuel tant en
ce qui concerne les institutions que pour notre réflexion sur les droits de l'homme.
La révolution lockienne consiste à transcrire en langage juridique la problématique
du moi et de l'individu qui jusqu'à présent n'était conçu que de manière métaphysique.
L'individu nous est décrit comme propriétaire de soi, exerçant sur lui-même une
souveraineté totale reposant sur un droit absolu conféré non par Dieu, mais par
la Nature.
Ainsi commence à émerger l'idée que le droit naturel et la liberté naturelle s'oppose
au droit civil et à la liberté civile et que le conflit ne peut être résolu que
par l'instauration d'un pouvoir législatif dont la légitimité repose dans le consentement
de chacun. La société se trouve donc définie comme une association constituée
autour de règles librement consenties. La légitimité des gouvernements ne repose
que sur le respect de ce contrat. Ainsi se trouve amorcé le processus philosophique
et politique qui devait conduire aux grandes révolutions anglaises et françaises.
Tous les penseurs qui viendront après John Locke, ne feront que reprendre ces
idées. On s'interroge surtout sur la nature du pouvoir qui lie et retient les
individus entre eux. Admettre que la société ne repose que sur un pacte, n'est-ce
pas introduire le germe de la dissolution sociale? Ne faut-il pas concevoir un
contre-pouvoir à la souveraineté absolue des individus? Montesquieu et Rousseau
considéraient que l'individu est lié à la société par un contrat qui le fait passer
de l'état de nature à l'état civil. On reconnaît là l'empreinte du juridisme romain.
Néanmoins, chacun reconnaît qu'il est nécessaire de mettre en place les mécanismes
d'autorégulation de cette société civile pour que l'exercice d'une foule de libertés
individuelles n'aboutisse pas à l'anarchie. Certains, sous l'influence des physiocrates,
soutiendront qu'il existe dans la société une harmonie préétablie, inscrite dans
l'univers qui fait que l'exercice du libre choix de chacun permet de pourvoir
à tous les emplois de la société et de répondre à tous les besoins.
Pour qu'apparaisse cette harmonie, il suffit de laisser se manifester la rationalité.
Ainsi que l'explique Condorcet, c'est la rationalité des choix qui aboutit à ce
que chaque chose trouve sa place.
2.7. La cassure de la Révolution française
La Révolution française est l'aboutissement naturel des réflexions de John Locke.
Celui-ci a montré que les institutions ne sont pas héritées d'un ordre naturel,
mais reposent sur le consentement de chacun; dès lors il était possible d'exiger
la révision du contrat social. L'individu revendique son droit à devenir acteur
de l'histoire, et il revendique ce doit au nom d'un ordre moral qu'il juge supérieur.
L'ordre social est désacralisé, alors que la volonté populaire ou la volonté d'un
groupe prétendant agir en son nom, est déclarée transcendante.
La lecture des penseurs de la contre-révolution, tels que Edmond Burke, Joseph
de Maître et Louis Bonald, montre les contemporains ne s'y sont pas trompés, et
leur pensée met directement en cause l'individu. Leur attaque vise directement
les progrès de la rationalité cartésienne et tous les apports des Lumières depuis
la Renaissance, en proclamant la supériorité d'un ordre naturel de nature divin.
Burke attribue à la volonté individuelle le désordre du temps lorsque celle-ci
n'est pas bridée par la sagesse de la tradition. Thomas Paine, dans son livre
significativement intitulé les "Droits de l'homme", va combattre une telle conception
en arguant que l'homme possède des droits naturels qui sont inaliénables et immanents,
apportant ainsi un nouveau fondement à notre pensée moderne.
2.8. La poursuite d'un débat au XIXe et
au XXe siècle
Sous une forme ou sous une autre, le débat entre Burke et Paine s'est poursuivi
jusqu'à nos jours sans qu'on puisse dire que de nouvelles percées conceptuelles
aient pu être réalisées. Il serait donc fastidieux de vouloir en reconstituer
les péripéties. Plus que le débat d'idées, c'est la praxis qui devient intéressante,
car l'individualisme devient l'idéologie dominante et suscite tantôt une réaction
d'enthousiasme, tantôt une réaction de crainte et de recul; d'où l'appel aux régimes
totalitaires. Le totalitarisme peut s'analyser comme une crise de l'individu dépassé
par le procès de subjectivation et incapable de faire face à son autonomie. La
crise de l'individu se double d'une crise d'identité, qui poussera à revendiquer
des pseudo-identités, que Erikson a baptisées "pseudospecies", que sont le racisme
et le nationalisme [50].
Face aux conceptions tocquevilliennes d'un individualisme limité, le débat ira
en se polarisant, opposant l'individualisme libéral à des courants venus tantôt
de la droite conservatrice (Lamenais, Barres, Mauras), tantôt de la gauche (Hegel,
Marx, Leroux, Blanc, Ortega y Grasset).
Écrire l'histoire de l'individualisme au XIXe et XXe siècle ne peut se faire sans
une solide théorie sociologique et surtout une théorie de la Modernité. Développer
ici tous les aspects de ce problème risquerait de nous entraîner trop loin, d'autant
que rien ne vient remettre en cause l'individualisme moderne dans sa structure
psychologique et sociale. Aussi nous contenterons nous de quelques idées générales.
Le XIXe siècle marque peut être l'apogée du projet de la Modernité avant que ce
projet n'implose dans le paroxysme postmoderne. Mais déjà des contradictions apparaissent
au sein de ce projet. L'idéal individualiste entre en conflit avec la rationalisation
sociale et l'impératif économique auquel de plus en plus toute la société est
soumise. La liberté économique incarnée par le libéralisme entre en conflit avec
la liberté individuel. C'est au nom de la rationalisation sociale que ce manifeste
le discours de l'ordre qui veut a tout prix restreindre les libertés individuelles
pour mieux protéger le projet de la Modernité. Moins de liberté apporte plus d'efficience
sociale et de cette façon contribue de manière plus efficace au développement
des individus, selon l'argumentation des bien-pensants.
Le totalitarisme qui se développe au XXe siècle que ce soit sous la forme fasciste,
marxiste-léniniste, ou toutes les variantes du caudillisme, doivent moins être
interprétés comme des conceptions opposées de l'individualisme que comme des projets
différents de la modernité. Bien que dans les sociétés capitalistes on trouve
un compromis acceptable entre les aspirations libertaires des individus et le
maintien de l'ordre économique et sociale, on s'aperçois que les sociétés capitalistes
et communistes reposent sur une même conception de l'homme: à savoir que l'épanouissement
humain passe en priorité par l'augmentation de la production et la croissance
économique; que l'organisation de la vie sociale doit être entièrement soumise
à l'organisation de la vie économique.
Nous sommes tout à fait conscient des lacunes de ce rapide survole. Notre propos
n'était pas tant d'écrire l'histoire de l'individualisme dans la philosophie,
que d'introduire les concepts fondamentaux en retraçant leur genèse historique.
L'histoire de l'individualisme reste à écrire. Elle devrait inclure particulièrement
la philosophie individualiste de Vinet et de son école à la fin du XXe siècle
qui s'efforcèrent de penser l'individualisme sur la base de l'Évangile. A beaucoup
d'égard la pensée de Vinet et de ses disciples préfigure la réflexion baha'ie
du XXe siècle. La lecture de Vinet a été pour nous une véritable source d'inspiration.
III. L'INDIVIDU ET LA SOCIÉTÉ CONTEMPRAINE
3.1. L'individualisme comme stratégie d'adaptation
En cette fin de XXe siècle, les phénomènes sociaux qui dépendent de l'individualisme
n'obéissaient à aucune injonction idéologique. Ce sont des stratégies comportementales
qui représentent pour l'individu la meilleure forme d'adaptation aux problèmes
que pose la société. Il suffit que leur configuration change pour que leur expression
change.
Cette stratégie comportementale peut apporter un soulagement aux personnes confrontés
à leurs problèmes, mais est catastrophique pour la société globale et se traduit
par une crise de la personne qui entraîne à son tour la perte des repères et la
multiplication des aliénations. L'homme moderne, comme l'homme hellénistique n'a
pas encore su surmonter les problèmes suscités par le développement du procès
d'individuation. C'est précisément ces problèmes que le message baha'i entend
résoudre. La Foi baha'ie vise à construire le premier modèle de société qui rompe
définitivement avec les survivances holistes sans tomber dans le piège de l'individualisme
postmoderne. Dans se processus les aspects sociaux d'une part, et psychologiques
et spirituels d'autre part sont considérés comme complémentaire. Il n'y a pas
de véritable liberté sociale sans une liberté intérieure de l'individu. De ce
fait assurer le passage de la société traditionnelle ou postmoderne vers la Grande
Civilisation dont parle Baha'u'llah nécessitera une transformation profonde de
l'individu dans son psychisme et on intériorité. Cette transformation ne sera
possible que les forces libérées par une nouvelle forme de spiritualité.
La crise moderne de la personne est une crise du sens. Il y a perte de sens par
rapport à quatre repères fondamentaux qui sont: la nature-cosmos, l'histoire-temps,
la vie et la société. Toute tentative de rebâtir une nouvelle forme de société
doit passer par la restauration de ces repères dans un rapport qui soit bien sur
différent de ceux du passé. C'est ce que s'efforce de faire la Foi baha'ie.
Dans les société holistes ou traditionnelles, il existe toujours des récits de
type mythique destinés à expliciter la relation de l'homme avec le cosmos. La
nécessiter d'aborder cette question de manière explicite prend sa source dans
le besoin de sécurité de l'homme d'une part, et dans son will-to-meaning, son
besoin de conférer un sens à sa vie, sens qu'il a besoin de déterminer par rapport
à l'univers; car il est évident que le sens de l'univers détermine autant le sens
de la vie de l'homme que le sens de la vie de l'homme détermine le sens de l'univers.
Il doit donc exister une finalité commune qui nécessite un minimum de participation.
En échange de sa participation à un ordre cosmique, l'homme doit s'acquitter d'un
certains nombre de devoirs qui lui garantissent une vie en harmonie avec son environnement
et lui assure ainsi de participer à l'oeuvre cosmique dont il sera payé en retours
par des bienfaits quelconques tel par exemple des moissons abondantes.
La disparition de cette relation a engendré une nouvelle perception individualiste
du monde où l'homme s'oppose à la nature et l'homme vit dans un environnement
indifférent et sourd à sa voix. L'homme n'est plus qu'une infime particule de
poussière, encore infiniment plus petit que le grain de poussière sur lequel il
vit perdu dans un nuage de milliards de milliard de poussière séparés entre eux
par des distance sidérales et froide. L'existence de l'homme devient purement
accidentelle et ne sert plus aucune finalité; sans finalité disparaît également
le sens de l'univers et de la vie. La solitude de l'homme serait donc irrémédiable
comme le proclamait Jacques Monod [51].
Avec la relation au cosmos vient la relation à l'histoire. Dans les sociétés traditionnelles
cette relation à l'histoire est vue essentiellement comme une relation au temps
à travers la relation qui lie l'individu aux générations passées et aux générations
futures. Cette relation au temps est la base de la solidarité des générations
et permet à l'individu de comprendre qu'il est un maillon indispensable dans la
survie du nom, de la famille ou du clan. Plus une société est holiste plus cette
relation est forte, d'où l'importance des généalogies comme certaine tribus d'Arabie
ou de Madagascar nous en offrent des exemples frappants. Le culte des ancêtres,
remplacé par la suite par le culte des saints locaux est un des moyens qui permet
à l'individu de saisir sa relation avec les génération passées et de sentir que
sa vie ne prend pleinement son sens que dans la relation qu'il entretien avec
eux.
Dans ce problème de la relation de l'individu au temps et à l'histoire, le Christianisme
fit un apport majeur en introduisant les notions de Parousie et de Jérusalem céleste.
Par ces innovations, nous sortons du temps indéterminé des sociétés traditionnelles
pour rentrer dans le temps historique où s'accomplit l'histoire. L'écoulement
du temps n'est pas indifférent. Il prend un nouveau sens cosmique. L'histoire
devient directionnelle et la société se voit clairement assigner pour tache de
tendre vers son modèle parfait et transcendant. La Jérusalem terrestre doit se
transformer en Jérusalem céleste. La vie individuelle prend un nouveau sens, puisque
ce n'est qu'à travers l'effort des individus que la société peut progresser vers
son idéal. Chaque individu se voit donné l'écrasante responsabilité de pouvoir
accélérer ou retarder le processus historique qui conduit à la consommation des
temps. Chacun peut ainsi sentir combien sa vie a de prix.
La relation au temps et à l'histoire est bien sure fondamentale pour donner un
sens à la vie. La souffrance et la mort deviennent des ingrédients essentiels
pour conférer ce sens. Viktor Frankl en a très bien fait la démonstration [52].
Si l'homme perd le sens de sa vie, il perd également le sens de sa souffrance
et de la mort. Cette perte de sens, rend la condition humaine insupportable et
devient une source de névrose. Cette perte du sens de l'existence serait la source
de la plupart des névroses modernes qui ne sont pas liées à un traumatisme psychologique
et que Frankl qualifie de fait de "noogéniques".
De cet ensemble de relations découle finalement la relation à la société. Celle-ci
repose sur le droit de chaque individu d'être reconnu par son groupe, reconnu
en tant que personne avec tout le respect qui s'y rattache. C'est lui qui nourri
l'estime de soi qui permet à l'individu de s'identifier à son image. Il est d'ailleurs
paradoxale de constater que plus une société est holiste, plus elle accorde de
respect aux individus et plus souvent ceux-ci sont pénétré du sens de leur grandeur
personnel. Il suffit pour s'en rendre compte de voir le respect qui entoure les
chefs coutumiers en Afrique, voir simplement le chasseur où l'artisan. Le drame
de certaines sociétés traditionnelle, comme les sociétés amérindiennes d'Amérique
du sud est que la colonisation a détruit le respect de soi. La perte du sens de
la valeur personnel mine la confiance en soi et devient un handicape supplémentaire
pour entreprendre toute transformation sociale. Il faut cependant remarquer que
dans les sociétés traditionnelles, le respect n'implique aucune reconnaissance
du génie de la personne, le respect ne s'adresse qu'à la fonction. La perte de
la relation à la société, tout en favorisant la mobilité sociale et l'amorce d'un
procès d'individuation, conduit le plus souvent à une perte d'identité. Seul un
nouvel apport spirituel permet de surmonter ce traumatisme majeur.
3.2. Le désarroi du savoir et de la science
Ainsi qu'il a déjà été dit, le procès d'individuation comporte des aspects tout
aussi bien positifs que négatifs. L'individualisme postmoderne a finalement généré
plus de problèmes qu'il n'en a résolu. La perte des repères traditionnels a été
ressenti par la plupart des hommes comme une tragédie, parce que la société postmoderne
a été incapable de mettre en place d'autre, et a fini par nier leur utilité. Cette
carence a été rapidement perçue par les ennemis de l'individu qui en ont profité
pour raviver des souvenirs nostalgiques. Tous le XIXe siècle a été occupé par
ce débat. Cette question se trouve par exemple au coeur de l'oeuvre de Saint Simon
ou d'Auguste Comte qui comptèrent parmi les premiers chantres du progrès, sans
parler de Tocqueville. L'idée de trouver une religion laïque et rationnelle, voir
une nouvelle forme de Christianisme sans dogme, n'en est qu'une des manifestations.
Saint Simon tente de développer un modèle organiciste de la société, modèle fondé
en apparence sur la rationalité, et dans lequel l'humanité est présentée comme
un être vivant dont les individus sont les organes. Cette idée sera par la suite
dévoyée et Saint Simon aboutira à la funeste conclusion que, pour permettre à
un tel type de société de fonctionner, il est nécessaire de restreindre la liberté
de conscience en matière politique et religieuse (cette évolution n'est pas rappeler
celle de Saint Augustin). Il finira par prêcher un nouvel Évangile, reprenant
les enseignements chrétiens corrigés par sa philosophie.
Le projet d'Auguste Comte, tout en se présentant comme un rejet de toutes les
valeurs du passé, celles des Lumières, de la Révolution française, de la démocratie
et du libéralisme qui sont dénoncées pêle-mêle, marque un tournant dans l'histoire
de la pensée dans la mesure où sa philosophie tourne résolument le dos au passé
et à la nostalgie de la réaction monarchiste pour se tourner vers l'avenir et
proposer de nouvelles valeurs capables de remplacer les anciennes, considérées
pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire archaïque et inopérantes. Comte tourne le
dos aux valeurs holistes, mais il veut remplacer les valeurs individualistes,
jugées irrationnelles, par des valeurs "positives", c'est-à-dire fondées sur la
raison et la science. De cette façon, sera systématisé le culte du progrès, déjà
présent chez Saint Simon, qui s'épanouira ensuite dans le scientisme. Ce mouvement
ne vise ni plus ni moins à substituer la science aux anciens repères. On demande
à la science de nous indiquer le sens de l'histoire et de nous donner le sens
de la vie. La science a vocation à répondre à toutes les interrogations de l'homme.
La science s'impose comme idéologie.
La tentative de donner à la société de nouveaux repères empruntera également une
autre voie: celle de la mystique nationale. L'idée de nation, définie par Renan
comme le peuple plus les générations passées et les générations à venir, vise
à assurer le continuum historique et à donner à la collectivité un cadre qui permette
d'affirmer sa nature transcendante. L'idée de nation s'oppose directement à l'idée
d'individu, et il n'est pas indifférent qu'elle se soit affirmer lors de la Révolution
française qui marque le premier triomphe de l'individualisme moderne en même temps
que se manifeste les premiers prodromes de l'idéologie totalitaire.
L'idée de nation sera exaltée par Maurice Barres et Charles Mauras qui rêvent
de restaurer les mécanismes des vieux déterminismes en parlant de la Terre, de
l'enracinement dans le terroir, du droit du sang et des traditions. Le succès
de ces auteurs montre que, jusqu'à une date récente, les principaux acquis de
l'individualisme moderne étaient loin de faire l'objet d'un consensus. Une grande
partie de la population rêvait, et peut-être rêve encore, du refuge qu'offre la
société traditionnelle.
Nous devons constater que depuis deux siècles toute tentative pour fournir à l'homme
et à la société de nouveaux repères s'est solder un échec. Il est important pour
nous de comprendre les raisons de cet échec parce que c'est dans cette voie que
s'est à son tour engagée la Foi baha'ie.
3.3. L'individu face à la vacuité du moi
L'individu postmoderne doit faire face à la désertification de l'univers, à son
désenchantement ainsi qu'à la perte de sa propre multidimentionalité. De cela
résulte un consirable apauvrissement spirituel de l'environnement humain. Cet
apauvrissement se manifeste souvant par la raréfaction de la communication affective
entre les individus. L'individu postmoderne est un individu seul face à lui-même
qui est passé de la representation de soi pour l'autre à la représentation de
soi pour soi-même. Ce tête à tête narcissique fait que nous sommes rentrés dans
une civilisation de l'introspection. L'individu ne vit que dans un perpétuel dialogue
avec lui-même. Ce phénomène prend une telle empleur, que souvent le dialogue avec
l'autre n'est qu'une poursuite sous une autre forme du dialogue avec soi-même.
L'auto-analyse que l'on poursui avec un autre est devenu le signe de la familiarité
et devient un de ces rares moments où les frontières du moi deviennent floues.
La contemplation narcissique est génératrice autant de jouissance que d'angoisse.
Elle est la source des problèmes dit "personnels" qui ne sont souvent que de faux
problèmes. Ce sont les problèmes qui naissent de notre perception déformée de
événements et de leur réalité. Cette évolution de l'individualisme post-moderne
a été magistralement analysée par Christopher Lash dans son livre The Culture
of Narcissism.
3.4. Les quatres étapes du développement
de l'individu
Nous avons défini l'individualisme en général comme une évolution du sujet vers
l'autonomie, l'autosuffisance, la conscience de la valeur de soi, l'affirmation
face au monde de la revendication de la liberté de conscience et de décision,
la souveraineté sur soi et le pouvoir d'autodétermination. Nous venons de voir
que la conception postmoderne de l'individualisme y ajoute l'insularité ontologique
du moi qui privilégie l'introspection et l'auto-analyse et une perte complète
des repères traditionnels. Le résultat est une société devenue schizoïde.
L'individu postmoderne se doit d'assumer son insularité. Sur un plan pratique
cela signifie qu'il n'existe plus d'instance ou d'institution susceptible d'orienter
sa conduite. L'État, l'Église, l'École, l'Armée n'ont au mieux qu'un pouvoir consultatif.
L'État doit demeurer neutre et laïque. L'Église doit se cantonner à son domaine
spirituel. L'École se voit interdit de prendre position dans les débats de société.
Ainsi que l'a très bien analysé Scott Peck, ce phénomène est lié au développement
psychologique de l'homme qui passe selon lui par quatre stades successifs de développement
[53]: d'abord se constitue le stade chaotique et antisocial,
puis vient le stade formel et institutionnel suivi par le stade sceptique et individuel
qui précéderait le stade mystique et communautaire. Peck passe très rapidement
sur cette analyse qui dans son livre occupe moins d'une page. Il semble qu'il
n'ai pas compris toute la portée des concepts qu'il introduisait, peut-être parce
que en tant que psychologue il avait des difficultés à comprendre la dimension
sociale du problème, et peut-être également parce que l'importance de ces concepts
n'est révélée que lorsque on les rapprochent des enseignements baha'is. Son analyse,
malgré sa brièveté, est particulièrement intéressante parce qu'elle rejoint sur
bien des points l'analyse baha'ie et qu'elle permet de comprendre comment le procès
d'individuation et le procès de spiritualisation se complètent l'un l'autre. Une
reprise de certains éléments de cette analyse dans le cadre de notre étude sur
les rapports de la spiritualité avec le développement intérieur de l'individu
peut être très fructueuse.
Le stade chaotique est celui du très petit enfant. Celui-ci n'a pas encore acquis
la maîtrise de ses impulsions et de ses sentiments. Chaque émotion se présente
à lui de manière violente. Il se trouve dominé par des peurs incontrôlées. Cet
état chaotique émotionnel est caractérisé par la rapidité avec laquelle les émotions
se succèdent et leur manque total de gradualité. Un moment l'enfant rit et quelques
secondes après pleure. La chute d'un objet à terre est ressentie comme une perte
irrémédiable. Quand l'enfant grandit, il prend le contrôle de ses émotions. Il
apprend la gradualité et le refoulement. Il proportionne ses réactions émotives
aux enjeux. Si l'enfant ne parvient pas à mettre de l'ordre dans ses réactions
émotives, alors il devient un enfant caractériel qui se transformera plus tard
un adulte antisocial. L'adulte antisocial est un adulte dominé par ses pulsions,
toujours tenté de surréagir aux événements, parce qu'il n'est pas parvenu à remettre
de l'ordre dans son chaos intérieur.
Néanmoins, la plupart des enfants surmontent cette phase sans problème. Ils entrent
alors dans le stade formel et institutionnel qui est également celui du développement
de la raison et de la rationalité. Ce stade est celui où l'enfant, ou l'adolescent,
au prix d'un effort sur lui-même, est parvenu à maîtriser son chaos intérieur,
mais se sent constamment menacé de retomber dedans. Il contrôle ses pulsions.
Celles-ci sont refoulées. Mais il sent qu'elles sont toujours là. Elles représentent
un monde obscure enfoui au fond de lui qui menace sans cesse de l'engloutir si
le contrôle se relâche. Ces sentiments et ces pulsions sont perçus comme une hydre
qui peut à tout moment redresser sa tête. En fait, ce stade n'est pas seulement
celui de l'adolescent. Beaucoup d'adultes ne vont pas plus loin dans leur évolution.
Ce stade est également caractéristique des sociétés traditionnelles qui on commencé
à s'affranchir de certaines valeurs holistes sans être parvenue au stade individualiste
postmoderne. La menace que fait planer la peur du chaos intérieur suscite un grand
désir d'ordre. L'individu cherche l'appui d'institutions extérieures pour l'aider
à intérioriser les normes et à surmonter sa peur en incarnant l'ordre. Ces institutions
sont habituellement la religion, l'état où l'armée, qui comme on le dit si bien
sont des "institutions d'ordre". L'individu parvenu au stade formel et institutionnel
de son développement intérieur manifeste une grande intolérance vis-à-vis de tous
ce qui peut pour lui incarner le désordre et la déraison. Il demandera à corps
et à cri que ses institutions préférées, État, police, église, armée, syndicat,
université suppriment immédiatement toute manifestation de désordre, non pas parce
que ce désordre l'offense directement, mais parce que sa vue fait immédiatement
resurgir en lui l'angoisse que suscite la peur son propre chaos intérieur, refoulé
et enfoui dans les zones obscures de sa personnalité. Le danger est d'ailleurs
réel. Nous voyons qu'à l'occasion d'une guerre ou de circonstances exceptionnelles,
des personnes en apparence rangées et offrant toutes les garanties de l'honorabilité
peuvent être entraînées à commettre les pires atrocités. L'épisode nazi nous a
même montré qu'un peuple, qui pourtant comptait parmi ceux disposant des bienfaits
de l'éducation la plus avancée et d'un niveau de vie confortable, pouvait basculer
dans la folie meurtrière et que d'honnêtes pères de familles pouvaient se transformer
en d'horribles tortionnaires. A ce stade de son évolution, l'individu est infiniment
dépendant des institutions garantes de l'ordre social. Une des difficultés pour
aller au-delà du stade formel et institutionnel, est que celui-ci s'appuie avant
tout sur la raison et refoule le sentiment. Il favorise donc une paranoïa ambiante.
La raison, coupée du sentiment, fourni de redoutables arguments pour justifier
l'état des choses et résister à tout changement. Dans le même temps, ce stade
de développement est caractérisée par une immaturité du sentiment. Le sentiment
reste possessif. Il demande mais ne donne que peu.
Le stade sceptique et individuel est le stade où l'individu s'affranchit de la
peur de retomber dans le chaos originel. L'intériorisation des normes ne pose
plus aucun problème. C'est idéalement le stade des sociétés post-modernes. Ce
stade ce caractérise par une harmonisation du sentiments et de la pensée, harmonisation
où cependant la pensée, sous sa forme rationnelle, domine largement. Comme l'individu
sceptique n'a plus aucune peur de retomber dans le chaos affectif originel, il
n'éprouve plus le même besoin d'ordre, et surtout il n'a aucune confiance dans
les institutions garantes de l'ordre, et il s'en méfierait plutôt. Alors que l'individu
institutionnel demande à son environnement extérieur de lui fournir le sentiment
de sécurité dont il a besoin, pour l'individu sceptique cette sécurité est acquise
de l'intérieure. Ainsi sont libérées des forces importantes qui vont concourir
à l'épanouissement de la personnalité. A ce stade, le procès d'individuation peut
être considéré comme achevé. L'individu est pleinement autonome. Il se pense comme
source de la loi et il juge qu'il est suffisamment raisonnable et responsable
pour déterminer lui-même les normes qui doivent s'appliquer à sa vie. L'acceptation
des normes sociales doit être soumis à son jugement. La liberté de penser, d'agir,
de choisir son style de vie est considérée comme la valeur suprême. Si la société
tente de lui opposer une norme qui touche à sa vie privée, à sa santé, à son intégrité
physique ou à son corps, alors il rejettera farouchement toute tentative de la
société de légiférer dans de tels domaines autrement que pour garantir sa liberté
et son indépendance de choix. L'acceptation de l'idée que l'individu est lui-même
la norme et la source de ses propres valeurs, le conduit à nier l'existence de
toute norme ou de toute loi extérieure qui ne soit pas soumise préalablement à
son acceptation. Une loi n'a de valeur que dans la mesure où elle est librement
consentie par l'individu. La liberté seule devient norme des normes. L'ordre sociale
est perçu alors comme devant être entièrement soumis à l'objectif d'épanouissement
individuel; d'où l'isolement de l'individu par rapport à la société. Cette composante
individualiste entraîne le rejet de toute autorité et de toute transcendance;
d'où le scepticisme à l'égard de toute croyance et de toute norme qui transcende
la liberté individuelle et la conception de l'individu comme source de ses valeurs.
Le rejet de l'autorité et la conception de l'individu comme source de ses valeurs
prennent leur source dans une relation de l'individu au monde vécu qui est une
relation d'opposition et d'affrontement. L'individu doit défendre sa liberté et
ses prérogatives. Il se doit d'être conquérant. Il a un besoin constant d'auto-affirmation.
Lorsqu'il est soumis au pouvoir de domination des autres, ce qui est fréquent
dans la vie professionnelle, il devient frustré et malheureux. Mais cette relation
d'opposition au monde se manifeste dans d'autres domaines que celles des relations
interpersonnelles. On en trouve la trace dans le refus du vieillissement, de la
vieillesse et de la mort, c'est-à-dire de tout ce qui est inéluctable. Cette opposition
au monde vécu peut également expliquer l'instrumentalisation de la science et
de la technologie et beaucoup d'autres phénomènes. Cette coupure est cependant
responsable de l'angoisse refoulée qui est si caractéristique des individus du
stade sceptique. Cette angoisse provient du fait que le choix individualiste des
valeurs entraîne la perte du sens de la vie. En effet, s'il est toujours possible
de donner un sens à sa vie par rapport à soi même, ce sens ne prend toute sa dimension
spirituelle que s'il peut se situer dans un contexte plus large qui englobe la
totalité du monde vécu et de l'univers. Au stade sceptique, le bonheur leur est
difficilement accessible et se paye très cher. Il suppose la mise en place de
tels mécanismes de refoulement qu'il implique une seconde coupure entre l'individu
et son monde intérieur et ses sentiments.
Peck, qui n'est pas aller si loin dans les analyses, nous dit cependant que le
stade individuel et sceptique n'est pas le stade définitif d'évolution des sociétés,
car se stade doit être dépassé dans le stade communautaire et mystique. Mais paradoxalement,
il n'a absolument rien à nous dire sur ce stade, dont il semble même incapable
de nous donner une définition précise. Cela n'a rien d'étonnant, parce que nous
pensons que seuls les enseignements de Baha'u'llah peuvent nous éclairer sur cette
étape du développement social et spirituel de l'homme que les Écrits baha'is appellent
simplement l'âge de maturité de l'humanité. Il s'agit du procès de spiritualisation
de l'individu et de l'humanité qui implique l'avènement d'une nouvelle subjectivité
et qui est au coeur du processus de transformation de l'individu dont parle Baha'u'llah.
Le stade communautaire est mystique n'est finalement rien d'autre que la réconciliation
de l'homme avec le monde vécu et sa spiritualité intérieure qui lui permet de
réaliser l'unification de son être, et plus particulièrement l'unification de
la pensée et du sentiment, ce que Baha'u'llah appelle dans les Sept Vallées l'unification
de la connaissance et de l'amour qui permet de quitter "le monde des limitations".
Alors seulement la rationalité et le sentiment peuvent travailler concomitamment
en harmonie l'un avec l'autre et non en alternance, comme au stade précédent.
Ce stade garde tous les acquis du procès d'individuation. L'autonomie du sujet,
l'autosuffisance psychologique, la conscience de soi sont pleinement préservés,
mais s'intègrent dans un cadre plus large qui prend en compte le développement
intérieur de la personne et ses exigences spirituelles. Cette dimension de spirituelle
passe par un dépassement de l'ego individualiste dans un idéal de service où des
valeurs comme le sacrifice et le détachement sont prises en compte, non comme
des stigmates de la condition humaine devant être supportées avec patience, mais
comme des auxiliaires de la croissance spirituelle devant permettre à la personne
de trouver son épanouissement. L'idée que l'homme se réalise pleinement dans le
service d'autrui et de l'humanité tout entière permet de comprendre pourquoi se
stade peut être qualifié de "communautaire". Pour la première fois dans l'histoire
de l'humanité, un équilibre vivable entre le développement individuel et le développement
communautaire, entre l'individu et la société est en vue. Ce stade est également
"mystique" comme le dit Peck, parce que parvenu à se stade, l'individu peut s'affranchir
de sa morale de l'immanence et accepter la pleine transcendance des valeurs spirituelles
dont la compréhension se révèle au fur et à mesure de la transformation spirituelle
de son être intérieur. Plutôt que le terme "mystique", nous préférons le mot "transcendant"
dont nous définirons bientôt le contenu.
Ainsi disparaissent les deux coupures caractéristiques du stade sceptique: celle
entre le monde vécu et l'individu et celle entre l'individu et son monde intérieur.
L'acceptation plein et entier de la dimension transcendante de l'univers permet
d'accepter le vieillissement, la souffrance et la mort, non pas comme une fatalité,
mais comme porteur du sens de la vie. L'individu n'a plus à s'opposer au monde.
Il le laisse venir à lui. Il l'accueille avec la conscience d'en faire partie
et le fait d'être une partie aussi infime soit elle du monde, donne un sens au
monde et à la vie. Mais ce sens de la vie et du monde ne peut se trouver sans
l'acceptation de la transcendance.
Si on considère qu'aujourd'hui la majorité de l'humanité se trouve soit au stade
formel et institutionnel, soit au stade individuel et sceptique, on comprend pourquoi
il est si difficile dans certain cas de faire comprendre le message de Baha'u'llah.
En fait, il semble même que les individus du premier groupe aient moins de difficultés
que ceux du second pour comprendre et accepter ce message, car la Foi baha'ie
peut, elle aussi, apparaître comme une institution qui soutien l'ordre dans le
monde, alors que pour les individus sceptiques, toute référence à une communauté,
à une norme sociale impérative et à la transcendance des valeurs apparaît comme
intolérable. Par contre, une fois qu'ils ont accepté le message baha'i, les individus
du stade sceptique évoluent plus rapidement que ceux du stade institutionnel,
parce qu'ils comprennent mieux la nécessité du développement intérieur et qu'il
ne sont pas empêtrés dans l'écheveau des traditions et des valeurs collectives.
La difficulté réside dans le fait qu'a priori chacun est satisfait de son sort
et n'aspire pas à en changer, bien que l'on sache pertinemment que la souffrance
psychique se trouve inévitablement au bout de l'évolution personnelle des individus
du stade sceptique et individuel. Cela nous permet de comprendre pourquoi nous
ne pouvons pas nous appuyer sur la seule force de conviction des idées. Seule
la connaissance de la personnalité de Baha'u'llah et le contact directe avec sa
parole curative a le pouvoir d'abaisser les barrières du moi qui enferment l'individu
dans une autosatisfaction idyllique.
3.5. La liberté et le refus de la transcendance
dans l'idéologie post-moderne
Il nous faut revenir sur un point qui nous parait particulièrement important.
Nous avons vu pourquoi la notion de liberté avait tant d'importance dans les sociétés
modernes et post-modernes. Ce primat accordé à la liberté sous tout autres valeurs
entraîne la négation de toute forme de transcendance. C'est ce qui distingue l'individualisme
post-moderne de l'individualisme chrétien par exemple.
Si la norme n'existe qu'à l'état intériorise, si sa source est la conscience de
l'homme et la libre acceptation d'une discipline intérieure, si dans ce cas la
liberté est affirmée comme valeur suprême, et si l'homme est la mesure de toute
chose, alors l'individu ne peut en aucun cas accepter une autorité supérieure
qui viendrait interférer avec cette liberté et dont le principe serait extérieur
à lui. Ceci exclut toute référence au divin comme source de loi, car se serait
admettre qu'il existe une loi transcendante à l'homme.
Personne mieux que Sartre n'a mieux explicité cette conception quand dans son
essai sur l'Existentialisme [54] il explique que le fait que
l'existence précède l'essence signifie qu'il n'existe pas de nature humaine, c'est-à-dire
pas de mode d'être, pas de comportement donnés par la nature [55],
et par conséquent que l'homme est un "projet" entièrement à construire et qui
doit se définir par lui-même [56]. Cela implique qu'il n'y
a pour lui pas de valeurs données pas la nature ou par une quelconque source de
la morale qui serait extérieure à l'homme [57]. Les valeurs
sont postérieures à l'existence et donc postérieures à l'essence et à la nature.
Toutes les morales se valent dans la mesure où elles servent le projet de l'homme
et le laisse libre de ses choix [58]. C'est à l'homme de s'inventer
sa morale à travers les choix qu'il fait dans la vie [59].
On ne peut pas juger un homme sur les choix moraux qu'il fait, mais seulement
sur sa bonne foi ou sa mauvaise foie [60], "...tout homme
qui se réfugie derrière l'excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme
est un homme de mauvaise foi." [61] Que signifie ici le mot
"déterminisme" si ce n'est la possibilité de déduire les valeurs de quelque chose
qui serait supérieur à l'existence particulière de l'individu qui exerce un choix
moral. Sartre ajoute d'ailleurs quelques lignes plus loin: "il y a aussi mauvaise
foi si je choisis de déclarer que certaines valeurs existent avant moi..." Le
fait que les valeurs ne peuvent être définies que postérieurement à l'essence
et l'existence de l'homme fonde comme le dit Sartre lui-même la liberté de l'homme,
"qui ne peut avoir d'autre but que de se vouloir elle-même" [62],
car une fois que l'homme a comprit qu'il est "délaissé" [63],
c'est-à-dire abandonné face à ses choix, c'est dans le "délaissement" que reposent
toutes les valeurs, et "il ne peut plus vouloir qu'une chose, c'est la liberté
comme fondement de toutes les valeurs" [64].
3.6. La transcendance des valeurs spirituelles
dans la pensée baha'ie
La pensée baha'ie prend ici tout à faut le contre-pied de Sartre. Elle distingue
tout d'abord entre les normes et les valeurs éthiques et morales et les valeurs
spirituelles d'autre part. Les valeurs spirituelles sont transcendantes et éternelles.
Elles ne sont que le reflet de ce que Baha'u'llah appelle "les noms et attributs
de Dieu", qui jouent dans sa métaphysiques un rôle assez différents que les attributs
divins dans la métaphysiques chrétienne ou musulmane, puisqu'il nous dit que ces
noms et attributs sont complément distinctes de l'essence divine, et qu'ils sont
en quelque sorte le résultat de la diffraction de la lumière divine qui se reflète
dans les choses, car l'origine de tous les noms et attributs est une, et la multiplicité
n'est qu'une illusion crée par la contingence du monde. Les valeurs spirituelles
sont la traduction dans le monde de l'homme de ces noms et attributs. Ce sont
elles qui gouvernent l'évolution de l'homme.
Cependant, l'homme n'a pas un accès directe à ces valeurs spirituelles, parce
que ce n'est qu'à travers l'histoire qu'elles se révèlent progressivement à l'homme.
Chaque révélation, chaque religion et chaque civilisation constitue un paradigme
particulier sans lequel les valeurs spirituelles s'historialisent pour définir
les normes et les valeurs morales qui gouvernent une époque donnée. L'homme n'a
donc qu'une connaissance relative des valeurs spirituelles. Mais cette connaissance
est en même temps progressive. Tout progrès de la civilisation est fondé sur une
meilleure compréhension de ces valeurs. Le destin de l'homme est de progresser
constamment dans la compréhension de ces valeurs sans cependant pouvoir jamais
les saisir complètement.
La liberté, comme l'explique 'Abdu'l-Baha, ce n'est pas de choisir les valeurs
que l'on souhaite - car il est claire que dans ce cas l'homme se laissera forcément
entraîner par ses faiblesses -, mais de choisir librement les valeurs qui sont
la clé de notre évolution intérieure et permettront de libérer les potentialités
intellectuelles et spirituelles qui sont en nous. [65] Tel
est la véritable liberté. C'est ce qui permet à 'Abdu'l-Baha de s'écrier: "Liberté!
Liberté! Sécurité! Voila de grands dons de Dieu". [66]
Dans la pensée baha'ie, les normes sociales et valeurs morales ont bien une source
transcendante, mais à la différence des systèmes éthiques propres aux sociétés
classiques dont les valeurs étaient déclarées transcendantes, cette origine transcendantes
des normes et valeurs ne leur confère aucun caractère absolu, puisqu'elles sont
déclarées relatives à une époque et infiniment perfectibles. Ainsi l'autonomie
de l'individu est préservée. La liberté demeure une valeur, mais perd l'absolutisation
que lui confère l'idéologie post-moderne. Elle est soumise à un primat qui est
celui du développement intérieur de l'homme et de ses potentialités individuelles.
Ce qui est inscrit dans la nature humaine ce n'est pas la norme, c'est l'idéal
de la norme et le tropisme qui pousse l'homme a rechercher toujours sa perfectibilisation.
3.7. L'individu et l'organisation sociale
Le procès d'individuation engendre des aspects positifs et négatifs. Parmi les
aspects positifs on peut ranger le fait que nous assistions, du moins en occident,
à la disparition des dernières velléités de holisme qui survivaient dans les sociétés
totalitaires et dans certains régimes autoritaires. Les sociétés semblent avoir
acquis un degré de maturité suffisant pour laisser l'individu assumer ses libertés
politiques. Parmi les aspects négatifs, il faut dénoncer la misère psychologique
et spirituelle de l'homme en cette fin de XXe siècle et son aliénation.
3.8. L'ordre politique
Le procès d'individuation a été au coeur du débat politique des deux derniers
siècles. L'enjeu directe de ce débat était l'instauration de la démocratie. Comme
le montre si bien Toqueville, le développement de l'individualisme aurait été
impossible sans une profonde réforme de la société d'ancien régime.
Si on simplifie ce débat politique, on trouve trois tendances: les conservateurs
anti-individualistes partisans d'un retour aux traditions, les libéraux partisans
de l'expression de l'individualisme dans la société, et certains mouvements utopistes,
socialistes ou marxistes partisans d'un compromis visant à mettre l'individualisme
naissant sous la tutelle de l'organisation sociale. Pendant une longue période,
la démocratie était l'enjeu de ce débat qui visait à définir l'ensemble de l'organisation
sociale. Le triomphe de l'individualisme libéral a accompagné le triomphe de la
démocratie. C'est précisément le développement irrésistible de cet individualisme
qui a miné les régimes totalitaires de l'est. Mais avec le triomphe à la fois
de cet individualisme libéral et de la démocratie, tout véritable débat de fond
a disparu, et on en est à se demander si la démocratie a encore un enjeu. On en
vient à croire que la démocratie telle qu'elle existe aujourd'hui est le meilleur
régime possible, et que la société est parvenue à un point d'équilibre qui suppose
que l'évolution sociale est terminée. Par conséquent, le mal-vivre qui règne dans
les sociétés libérales développées est un problème purement personnel des individus
qui révèle une mauvaise adaptation à un ordre souverain et inéluctable.
Cela explique l'impuissance dans laquelle se trouve la classe politique occidentale
à formuler un véritable projet de société. Tout le débat politique se résume à
un débat sur la conjoncture économique et quelques problèmes de sécurité, alors
que les questions de fond sont abandonnées aux technocrates. Jamais le problème
des valeurs ne transparaît réellement dans le débat politique.
"L'achèvement hyper-individualiste de la modernité", pour reprendre un expression
d'Alain Renaud, peut signifier une véritable perte de contenu de la démocratie,
caractérisé par une perte croissant d'intérêt des électeurs pour les véritable
enjeux masqués par toute une série de questions secondaires et de faux problèmes
qui meublent le discours politique et dont la force découle avant tout de leur
valeur symbolique.
Lorsqu'on présente parfois les baha'is comme les derniers utopistes, on le fait
généralement par dérision. Pourtant ce titre d'utopiste pourrait être revendiquer
avec fierté. Nous sommes les premiers à avoir compris qu'un modèle de société
et de civilisation- le notre - était frappé d'une mort inévitable et qu'il n'y
a rien de plus urgent que d'imaginer la civilisation de l'avenir; une civilisation
qui sera beaucoup moins marquée par des bouleversements technologiques comme certains
le pensent, et beaucoup plus par des changements radicaux de valeurs.
3.9. L'ordre social
Lorsque nous relisons ce que sociologues et philosophes ont écrit sur la société
des années 70, nous sommes bien souvent amenés à sourire. Deux éléments expliquent
les erreurs qu'ils ont commises. Le premier c'est qu'ils ont souvent pris de micro
fluctuations sociales pour des mouvements de fond à dimension historique. Le second,
c'est que la plupart des hommes se refusent à envisager l'avenir autrement que
comme une prolongation des tendances du présent.
Nous devons aujourd'hui convenir que l'individualisme des années 80 n'est pas
celui des années 70, et nous pouvons en conclure que celui des années 90 sera
encore différent, bien que nul ne sache encore ce qu'il sera. Cependant, ces modifications
de comportement ne sont pas de nature à orienter les tendances lourdes de l'évolution
des sociétés. Seul l'étude de longues périodes permet de distinguer ces tendances
lourdes qui agissent à l'échelle des siècles. En conséquence, nous ne pensons
pas que les modifications de comportement d'une décennie à l'autre soit de nature
à remettre en cause le processus autodestructeur dans lequel l'individualisme
post-moderne s'est engagé. La seule certitude que nous avons c'est qu'aucun desserrage
des contraintes et des aliénations ne semble poindre à l'horizon.
Les années 80 ont été marquées par ce qu'il est convenu d'appeler le "recentrage"
à l'opposé des tendances des années 70.
Dès la fin des années 60, et tout au long des années 70, la société a été traversée
par un fort courent idéaliste, libéral, voire utopiste. Les institutions sociales
ont été abondamment critiquées. La guerre froide, de moins en moins froide, la
guerre du Viêt-nam, le combat des droits civiques aux États Unis, la monté des
dictatures en Amérique latine et en Asie ont favorisé la contestation, et cette
contestation a été utilisée par les individus comme un important moyen d'affirmation
de soi en même temps que comme une quête d'identité. Cette contestation est le
signe que l'individu se sent directement impliqué dans la société. Dans tout le
monde occidental c'est le temps des grandes réformes, alors que partout les conservateurs
sont sur la défensive. Le débat politique se trouve polarisé autour d'un axe droite
gauche et en Europe comme en Amérique du sud les marxistes conservent une grande
influence.
Dans les années 80, on assiste à un repli de l'individu sur la sphère privée.
Les grands problèmes du monde paraissent en passe d'être réglés; du moins feint
on de le croire. La menace d'un conflit atomique s'estompe. Le dialogue entre
grandes puissances s'instaure. Le respect des droits de l'homme semble progresser
partout dans le monde. Les dictatures laissent l'une après l'autre la place à
de jeunes démocraties. Par contre, on sent la société se fragiliser. La crise
économique vient rappeler à chacun qu'il peut être touché à son tour dans son
confort. On considère qu'il vaut mieux abandonner la gestion de la société aux
politiciens et aux experts, et qu'une succession de petites réformes vaut mieux
qu'un grand chambardement. On renonce à réfléchir à l'avenir collectif et on fait
le pari que chacun en investissant dans son avenir personnel fera mieux que les
autres. Désormais les valeurs individuelles sont le couple - et non la famille
quoique celle-ci soit moins contestée -, les loisirs, la vie au foyer, le plaisir
de vivre.
Vivre cet individualisme suppose un très haut degré d'intégration sociale, souvent
symbolisé par la réussite professionnelle, l'argent, etc. Tout cela n'est pas
à la portée de tout le monde. Face au recentrage, les groupes marginaux vont donc
se multiplier. Les groupes punks ou skinheads sont précisément des groupe qui
dans leur marginalité sont à la recherche d'un nouvel équilibre entre individualisme
et holisme en s'essayant de recréer la tribut primitive tout en gardant un maximum
d'autonomie individuelle. La monté de l'extrême droite traduit le même phénomène.
En effet, l'hyper-individualisme post-moderne nécessite pour être assumé une très
forte identité individuelle qui corrode et détruit les identités collectives.
Contrairement à ce qu'on affirme souvent, la perte de l'identité nationale n'est
pas due au brassage des races et des cultures, mais s'effectue de l'intérieur
par l'incapacité de l'individu à sublimer son identité individuelle dans une identité
transcendante. Le peuple, la Nation, la Patrie, l'identité nationale, la continuité
historique sont des thèmes holistes par excellence qui tous ont pour caractéristique
d'affirmer la transcendance de la collectivité par rapport à l'individu. L'anti-individualisme,
après avoir été un thème d'extrême gauche redevient un thème d'extrême droite.
Ceci montre que l'anti-individualisme est propre aux extrêmes et constitue un
thème majeur pour tous ceux qui refusent la société telle quelle est. Si le processus
de marginalisation d'une partie importante de la population devait se poursuivre,
rien ne peut nous dire que nous n'assisterons pas alors à une nouvelle vague d'anti-individualisme.
3.10. Ordre économique et nominalisme
La manière dont on envisage les mécanismes économiques n'est que le reflet de
la manière dont on se représente le monde. On peut aujourd'hui trouver de grandes
similitudes entre la façon dont la science nous décrit l'univers, et la façon
dont l'économie conçoit le marché. L'indétermination du monde subatomique qui
ne peut être décrit qu'en termes statistiques, tout en fournissant à la réalité
un fondement qui n'empêche pas les lois de la nature d'agir avec la précision
d'une horloge, nous renvoie à l'image d'un marché gouverné par les mêmes lois
du hasard et présentant les mêmes phénomènes chaotiques encadrés par des lois
immuables qui lui fournissent la même stabilité. Les partisans du libéralisme
établissent un parallélisme directe entre les lois de la nature et les lois du
marché, entre l'ordre naturel et l'ordre libérale d'une économie fonctionnant
sans régulation et sans entrave. Pour eux, il ne fait pas de doute que l'ordre
naturel et spontané est supérieur à l'ordre organisé et réglementé. Selon les
tenants de cette théorie, aucune tentative d'organiser, de contrôler ou de réglementer
un marché ne peut atteindre le degré de précision et d'harmonie que fournit spontanément
le marché naturel où toutes les forces s'affrontent librement. Cette conception
du marché dérive implicitement du darwinisme. Il est important de comprendre le
lien de parenté qui existe entre l'économie libérale et certaines théories physiques
et biologiques, parce qu'elles sont dominées par une seule et même idéologie dont
le fondement est le nominalisme sociale; c'est-à-dire la croyance que la société
est un ensemble d'individus autonomes et sans liens autres que ceux d'une libre
association. On recouvre aujourd'hui de telles théories du label de libéralisme
parce qu'elles reposent effectivement sur une certaine conception de la liberté
individuelle qui remonte aux libéraux du XVIIIe siècle.
Hayek a joué un rôle considérable pour dépoussiérer ces théories et les remettre
au goût du jour, non sans parfois s'en éloigner considérablement. Son oeuvre,
publiée après la deuxième guerre mondiale, demeura pendant long temps sans influence,
avant de refaire brusquement surface dans les années 70. Depuis les économistes
libéraux ne cessent d'étendre leur emprise intellectuelle qui de tout évidence
répond à un profond besoin social.
Hayek se définit comme un penseur individualiste, mais son individualisme est
un individualisme aristocratique. Ce qui lui importe avant tout ce n'est pas la
personne individuelle avec ses valeurs, mais son déterminisme. Hayek a puisé son
inspiration chez Adam Smith qui a joué en économie le même rôle que Locke en politique.
Il s'oppose par contre farouchement à l'individualisme métaphysique de Descartes
qu'il rend responsable de tous les maux du monde, dont entre autres la Révolution
française. Hayek a d'ailleurs une certaine méfiance vis-à-vis des Lumières et
voit en Voltaire et Rousseau des précurseurs du marxisme. Hayek, comme Popper,
se méfie de l'historicisme, c'est-à-dire de la volonté de l'homme d'agir sur le
cours de l'histoire en prétendant en connaître le sens. L'un et l'autre expriment
la même méfiance vis-à-vis de toutes réformes des institutions politiques car
pour eux ces institutions sont le produit d'une longue évolution naturelle. Il
est dangereux de remettre en cause ce que l'histoire a fait comme il est dangereux
de contredire le marché.
3.11. Individualisme et libéralisme économique
Hayek pense qu'il est impossible pour les sociétés de suivre un développement
conscient et prédictible. Il site à ce propos Adam Smith qui écrivait: "Les nations
reposent, plus ou moins par hasard, sur des fondations qui sont le résultat d'une
action humaine, mais non d'un dessein humain". Pour lui "l'ordre que nous rencontrons
dans les affaires humaines est le résultat imprévu d'actions individuelles" [67].
Tournant résolument le dos à l'esprit des Lumières, ceci l'amène même à refuser
à la raison le rôle de guide, car si l'individu pense, la société elle ne pense
pas et la somme des raisons de tous les individus constituant le corps social
ne saurait en aucun cas créer une raison collective. Ni la raison, ni l'intelligence,
n'interviennent dans la construction sociale. Les grandes réalisations humaines
reposent toutes selon lui sur des mécanismes inconscients. Ceci amène Hayek a
conclure que "tandis que les théories du dessein conduisent nécessairement à la
conclusion que les processus sociaux ne peuvent avoir de fins humaines que s'ils
sont soumis au contrôle de la raison humaine individuelle et, de ce fait, mènent
directement au socialisme, le véritable individualisme croit au contraire que,
si on les laisse libre, les hommes accompliront plus que ce que la raison individuelle
peut concevoir ou prévoir." [68]
Nous retrouvons bien là la pensée du XVIIIe siècle, et en particulier Adam Smith.
Celui-ci n'écrivait il pas: "lorsqu'on travaille pour soi-même, on sert souvent
la société plus efficacement que lorsqu'on travaille pour l'intérêt social." [69]
Cette conception repose sur la croyance en une harmonie préétablie entre l'intérêt
particulier et l'intérêt général. Il existe un ordre naturel qui se réalise lui-même
grâce à une heureuse répartition par la nature des talents humains et grâce au
jeu des passions humaines, et qui fait que l'homme en cherchant son bonheur est
condamné à faire le bonheur de tous. [70] On songe tout naturellement
à "la main invisible" , ainsi qu'à la théorie des sentiments moraux et au sentimentalisme
de Shaftesbury et Hutcheson. Mais il y a ici une contradiction qui semble complètement
échapper à Hayek. Pour que cette main invisible puisse jouer convenablement son
rôle, pour que "l'égoïsme naturel" guidé par une harmonie préétablie construise
de manière inconsciente de grandes oeuvres, il faut que d'une certaine façon la
main invisible obéisse a une loi, et que cette loi, tout comme l'harmonie qui
soutend l'ordre naturel, soit de nature transcendante. Une telle contradiction
n'aurait pas échappée à Popper. On pourrait se demander en quoi Hayek est si différent
des physiocrates qu'il dénonce pourtant avec tant de virulence comme de faux individualistes.
après tout, eux aussi croyaient en un ordre naturel regroupant ensemble les lois
physiques et les lois morales et les faisant idéalement coïncider. Il suffira
à Turgot d'épousseter un peu ces théories et de les débarrasser de leur vieux
fond mystique pour les rendre parfaitement présentable à Adam Smith.
Le danger de telles théories, réside d'une part dans leur caractère élitiste -
que ferons nous des hommes qui seront incapables de s'adapter à la rude loi du
marché, sans parler des pays du Tiers-monde incapables de rattraper leur retard
économique - et d'autre part dans leur dogmatisme qui souvent se mue en foi aveugle.
IV. L'AVENIR DE L'INDIVIDU
4.1. La conception baha'ie de l'individu
Jusqu'à présent nous nous sommes efforcé d'éviter aussi bien condamnation que
défense vibrante de l'individualisme. C'est que la Foi baha'ie, tout en étant
clairement un humanisme individualiste, considère que l'individualisme contemporain
s'est totalement fourvoyé et se trouve à l'origine d'une bonne partie des maux
qui frappent notre société; maux qui ne peuvent qu'empirer et qui, finalement,
condamnent sans appel l'ordre social présent et finiront par entraîner sa perte.
Le contenu individualiste de la Foi baha'ie s'exprime sur deux plans: le plan
spirituel et le plan social. Les rapports de l'individualisme avec l'ordre institutionnel
baha'i a déjà été traité abondamment ailleurs, aussi est-il peut-être plus à propos
d'essayer d'approfondir ici la dimension spirituelle de la question.
Nous croyons fermement que toute véritable spiritualité est par essence individualiste.
Ceci est tellement vrai que dans les sociétés holistes, entrer dans la vie spirituelle,
comme le faisaient moines chrétiens, soufis musulmans ou saddhous indiens, était
la seule forme d'individualisme connue et tolérée. Le renoncement au monde, marqué
par le célibat symbolisant la mise à l'écart de l'ordre social normale, était
le prix cher payé pour une affirmation de soi que d'ailleurs bien peu étaient
prêts à envisager sous ses ultimes conséquences et sur tout à assumer. Si le saint
fut toujours un grand individualisme, le moine dévoué à sa communauté s'est lui
aussi fait le défenseur d'une conception archaïque de la société. L'individualisme
ascétique et monacale a souvent été un compromis avec la tradition, trahissant
l'immaturité spirituelle de ceux qui le pratiquait, de la même façon que l'individualisme
grecque avait été une autre forme de compromis. La consécration pleine et entière
à une quête spirituelle était l'affirmation que le salut individuel primait aux
yeux du renonçant sur ses engagements sociaux.
Aujourd'hui heureusement la quête spirituelle n'entraîne pas nécessairement de
tels renoncements. Peut-être que le triomphe de l'individualisme peut justement
lui faire prendre tout son sens. Au renoncement, Baha'u'llah substitue le détachement
qui n'a pas du tout le même sens. L'engagement dans le monde subsiste et se trouve
au contraire valorisé. A la différence des spiritualités traditionnelles où l'individu
est un individu hors du monde, dans la spiritualité baha'i l'individu est un individu
dans le monde. Ceci est symbolisé et résumé par la notion de "service" (khidmat).
L'homme doit d'abord devenir "serviteur" (khadim) pour pouvoir s'accomplir.
La spiritualité baha'ie est aussi une recherche du sens de la vie qui souligne
au contraire ce que chaque existence individuelle a d'unique et de distinctif.
L'individu ne s'accomplit que dans la mesure où il fait face à son destin et accepte
seul la responsabilité de sa vie.
Cette recherche du sens de la vie est une quête de l'individualité propre de chaque
individu qui doit d'abord se connaître lui-même pour pouvoir connaître Dieu et
donner ainsi un sens au monde et à sa destinée. Pour accéder à la vie spirituelle
l'homme doit donc se reconnaître comme personne. La pratique de l'examen de conscience,
commune aux baha'is comme aux chrétiens, témoigne que le la personnalité se forge
dans la suite ininterrompue des actes dont nous assumons la responsabilité. Une
des caractéristiques de l'individualisme c'est la capacité qu'il a de se distancier
de lui-même, de se considérer de manière extérieure avec une certaine objectivité
pour porter un jugement sur lui-même. C'est cette capacité de distanciation qui
le rend maître de sa destiné en lui permettant de se projeter dans l'avenir, de
s'imaginer autrement qu'il n'est mais comme il veut devenir. C'est cette capacité
qui lui confère la perfectibilité. L'individu n'est pas seulement ce qu'il est
il est aussi ce qu'il est capable de devenir. L'individualisme spirituelle c'est
la capacité de se construire soi-même en reconnaissant que nous sommes des êtres
inachevés en quête de notre perfection et de notre complétude; perfection et complétude
qui nous rendrait semblable à Dieu si nous pouvions l'atteindre.
Baha'u'llah compare l'homme a un gemme précieux. Quand celui-ci est arraché aux
entrailles de la terre, il n'est qu'une pierre sans éclat. C'est la taille et
le polissage qui lui conférera son éclat en lui permettant de réfracter la lumière,
c'est-à-dire les noms et attributs divins.
Cette conception de l'individu implique la reconnaissance que la véritable identité
est transcendante. Le moi véritable ne se laisse pas facilement découvrir car
découvrir sa véritable nature spirituelle exige de l'homme un dépouillement de
soi (tajrid) qui va bien au-delà du renoncement au monde ou du détachement des
contingences terrestres. Dans cette quêtes du moi véritable l'homme doit abandonner
ses fausses identités, comme le serpent fait sa mue et laisse derrière lui ses
vieilles peaux usées. Ce sont ces pseudo-identités, ou ces identités de substitution,
comme on voudra, qui constituent le véritable attachement bien plus que l'attachement
au bien de ce monde. La véritable aliénation, enseigne Baha'u'llah, n'est pas
l'aliénation sociale. La véritable aliénation est celle du faux moi qui empêche
l'homme de prendre conscience du caractère spirituel de la nature humaine.
Pour devenir lui-même l'individu doit conquérir son autonomie sociale et son autosuffisance
psychologique. Un grand nombre d'Écrits de Baha'u'llah se réfèrent à ce problème.
L'homme est invité à fermer son coeur aux opinions d'autrui pour entreprendre
sa recherche personnelle de la vérité. Pour cela il doit renoncer à ses habitudes
de penser, à ses préjugés, aux coutumes dont il a héritées. Il est donc implicitement
reconnu que la foi et les opinions ne sont pas des choses qui doivent se transmettre
automatiquement de père en fils, de génération en génération. N'a de valeur que
la spiritualité qui est vécue par soi-même et qui est le fruit d'une recherche
personnelle. Cette spiritualité doit donc commencer par le doute systématique,
et d'abord par le doute sur soi-même, par la remise en cause totale de ce que
nous croyons être.
Dans de nombreuses prières de Baha'u'llah on trouve des références à l'autonomie
psychologique. A maintes et maintes reprises il est dit que l'homme doit devenir
"indépendant de tout autre que Dieu". C'est sans doute à tord que l'on prend souvent
de telles expressions pour de simples effets de style. Leur signification est
infiniment plus profonde. Il s'agit bien ici de la revendication d'une véritable
liberté intérieure. Cette liberté intérieur se manifeste de deux façons: d'une
part, à l'égard des préjugés et des opinions d'autrui, ainsi que nous l'avons
déjà dit, et d'autre part, à l'égard du monde.
Le détachement du monde n'a rien à voire avec un quelconque principe mortificateur.
C'est une condition à la liberté de l'homme. L'homme peut jouir sans réserve de
tous les biens de ce monde. La quête des plaisirs matériels est légitime tant
qu'elle ne s'oppose pas à la quête spirituelle. La jouissance des biens matériels
devient un attachement lorsque elle est une entrave à la recherche par l'homme
de sa nature véritable. La vraie liberté n'existe que lorsque l'homme s'est libéré
de toute aliénation. Hormis la convoitise des biens matériels et le désir d'ostentation
existent bien d'autres sources d'aliénations susceptibles de rentrer dans la catégorie
des attachements au monde. Les dépendances psychologiques sont bien plus aliénantes
que les dépendances matérielles.
Nous voyons donc que la Foi baha'ie encourage sans réserve les valeurs qui sont
celles de ce que nous appellerons l'individualisme universel. Ces valeurs sont
l'autonomie sociale, l'autosuffisance psychologique, la conscience de la valeur
de soi, la capacité de s'autodéterminer, la liberté de conscience et la connaissance
de soi-même. Une étude plus détaillée des textes baha'is montrerait également
comment la raison est considérée comme un élément fondamental pour soutenir le
procès d'individuation et par voie de conséquence le procès de spiritualisation.
4.2. Un individualisme transcendantal
Parvenu à ce stade, nous pourrions rappeler la formule de Louis Dumont à propos
de l'individualisme chrétien lorsqu'il soulignait le paradoxe que constituait
à ses yeux le fait que la forme la plus élaborée d'individualisme soit née d'une
religion qui subordonnait l'homme à une valeur transcendante. Parvenu à ce stade
de notre exposé peut-être nous accordera-t-on que le paradoxe, s'il existe, n'est
pas aussi grand que Dumont le croyait. Dumont n'y voit un paradoxe que parce qu'il
considère que le refus de la transcendance, si caractéristique de l'hyper-individualisme
contemporain, est un trait de l'individualisme en général, et est absolument nécessaire
pour permettre au procès d'individuation de parvenir à son terme. Nous sommes
bien entendu loin de cet avis. L'individualisme baha'i est essentiellement transcendant
dans sa nature.
En quoi cet individualisme peut-il être qualifié de transcendantale ? Répondre
à cette question renvoie évidemment à la question de la transcendance des valeurs
dont nous avons déjà parlé au chapitre précédent. L'homme n'a pas de nature par
nature. Sa nature est spirituelle. C'est-à-dire qu'elle se découvre à lui au fur
et à mesure de la transformation de son être intérieur. Cette humanité est une
humanité à construire. Mais le fait qu'elle soit à construire n'implique pas qu'elle
soit sans modèle. C'est ce modèle qui est transcendant par le fait qu'il relève
des valeurs spirituelles qui émanent d'un monde infiniment plus vaste que le monde
physique et qui l'englobe totalement.
Ceci ne veut cependant pas dire que le modèle de la nature humaine existe par
lui-même à la manière des idées platoniciennes. Ce modèle n'est rien d'autre que
le produit un ensemble de lois qui gouverne le présent de l'homme comme son plus
lointain avenir. En ce sens, les lois spirituelles qui gouvernent la nature de
l'homme et son devenir ne sont pas différentes des lois qui gouvernent l'univers.
Les lois du monde physique semblent bien exister indépendamment du monde physique.
Certains physiciens bien sure peuvent en douter puisque que cette question échappe
définitivement à la science, mais elle est consistante avec la conception baha'ie
de la réalités physique qui voit dans les lois du monde matériel le reflet métaphorique
des lois du monde spirituelle. Tout est gouverné par le spirituel.
Mais ce déterminisme apparent laisse encore une très grande marge à la liberté.
L'univers, bien que déterminé par des lois très strictes et bien qu'absolument
prédictibles dans ses grandes évolutions, n'en est néanmoins fondé sur un très
grand nombre de phénomènes stochastiques et aléatoire. Le principe d'incertitude
qui s'applique au monde subatomique n'empêche pas le déterminisme absolu des structures
moléculaires. L'existence de lois spirituelles gouvernant l'évolution de la nature
humaine n'implique donc pas que la liberté humaine soit renier. L'évolution intérieure
de l'homme est un phénomène d'une complexité suffisante pour laisser beaucoup
de place à l'aléatoire et au libre arbitre de l'espèce. Ces lois sont cependant
là pour nous dire que tous les futures ne sont pas possibles.
Les lois spirituelles agissent comme des mécanismes correcteurs qui corrigent
l'action du libre arbitre de l'homme quand ce libre arbitre porte l'homme à entrer
en contradiction avec sa nature. Ignorer ces lois spirituelles c'est créer au
sein même de la civilisation des déséquilibres générateurs de catastrophes. La
transcendance de la nature humaine implique donc une tension entre l'individu
et le monde. Cette tension est le caractère absolument fondamental de la condition
humaine. On aurait cependant tort de croire que cette tension dusse être vécue
de manière dramatique. La dramatisation de cette tension est le piège dans lequel
sont souvent tombé les religions, et le Christianisme en particulier. Les religions
en ont souvent tiré une vision du monde dualiste, opposant systématiquement le
matériel au spirituel. Dans la pensée baha'ie il n'y a pas de place pour la dualité.
Il y a simplement bipolarité. La tension existante entre ces deux pôles est considérée
comme un facteur de progrès sans lequel l'évolution spirituelle de l'homme serait
impossible. L'évolution spirituelle de l'homme dépend du monde matériel. L'existence
de la réalité physique n'aurait pas de sens si elle n'apportait sa contribution
à l'évolution de l'esprit qui, sur cette terre, est étroitement dépendant d'elle.
4.3. L'enracinement cosmique de l'individu
transcendantal
L'individualisme post-moderne est nominaliste dans son essence. Il considère l'individu
comme un atome, et les groupes sociaux comme des combinaisons d'atomes et de molécules.
Il ne voit pas que la société est plus que la somme de tous les individus qui
la composent et que son évolutions obéît à des lois qui échappent au pouvoir de
décisions des individus et qui les transcendent. C'est cette conception nominaliste
de la société qui a conduit à la théories du contrat social, magistralement ressuscité
récemment par John Rawl. Avant même la remise à jour complète de la théorie du
contrat social par Rawl, celle-ci n'avait jamais cessé d'influencer la conception
de la liberté dans les sociétés modernes. La critique de cette conception contractuelle
de la société devra un jour être faite. cette conception contractuelle s'oppose
sur beaucoup de point à la conception baha'ie qui est plutôt organiciste. Baha'u'llah,
tout en exaltant l'autonomie individuelle, souligne la dépendance quasi organique
de l'individu à l'égard du corps social. D'un autre côté, l'idée de "Covenant"
rappelle par certains aspects la théorie du contrat social, à cette différence
énorme que le Covenant est passé entre Dieu et l'humanité, et non entre les individus
entre eux. L'individu peut seulement manifester sa "fidélité" au Covenant dont
la nature transcendante, et par la même celle de l'individu, est affirmée lorsque
Baha'u'llah déclare que ce pacte a été passé avec chaque individu dans sa "préexistence",
c'est-à-dire à un moment où il n'existait pas encore, mais ou existait cependant
sa capacité d'exister ou, comme le dit Baha'u'llah ailleurs dans son langage fleuri,
son nom était déjà inscrit dans le livre de la vie. Le Covenant est la loi suprême
de l'univers. Certains de ses aspects ne sont pas sans rappeler le "Dharma" bouddhiste.
Si on réfléchit bien, d'un point de vue sociologique, le Covenant est l'engagement
de l'individu de rester fidèle à cette lois suprême dans toutes ses manifestations
subsidiaires, et donc de rester fidèle à la loi qui gouverne la nature humaine
et son évolution, et au-delà la loi qui gouverne l'évolution spirituelle de toute
l'humanité. C'est par sa fidélité au Covenant que l'humanité peut suivre la route
escarpée qui la sauvera des épreuves destructrices et la conduira au pinacle de
la civilisation qui sera atteint quant toutes les potentialités intellectuelles
psychologiques et spirituelles de l'homme auront été pleinement mise en valeur.
Tantôt Baha'u'llah décrit l'humanité comme un corps dont les individus sont les
organes, tantôt c'est toutes la création dans son ensemble qui devient un corps
et l'humanité un organe. Mais cette métaphore, loin de réduire l'individu au rôle
de simple rouage, insiste au contraire sur le fait qu'un unique individu peut
avoir une influence spirituelle énorme sur toute l'humanité, voire sur la création
tout entière. Cette relation s'explique par le fait que l'homme constitue "le
macrocosme" à l'image du quel "le microcosme", c'est-à-dire le monde, est fait.
Cette organicisme semble reposer sur des bases philosophiques assez différentes
de l'organicisme social qu'on rencontre chez les penseurs européens du XVIIe et
XVIIIe siècle. Cet aspect de la pensée de Baha'u'llah a été encore très mal étudié
et nécessiterait lui aussi des recherches plus approfondies.
4.4. La liberté face à Dieu et au monde
Si l'individu baha'i est transcendantal, il est également métaphysique, par conséquent
la liberté dans le monde est d'abord définie comme une liberté par rapport à Dieu.
Or, dans ce domaine, les conceptions baha'ie sont très proches des conceptions
pélagiennes. La liberté de l'homme, définie comme la capacité pour lui de s'autodéterminer
est totale. Cette absolue liberté de l'homme n'exclut pas une certaine forme de
déterminisme. L'univers est clairement décrit par Baha'u'llah comme régit par
une certaine forme de déterminisme. Mais pour ce qui est des sociétés, il existe
un subtil équilibre entre la liberté de l'homme et une certaine forme de déterminisme
transcendantal. Ce déterminisme social n'est rien d'autre que la conséquence des
lois spirituelles qui régissent les sociétés humaines et qui fixent des limites
à l'expression de la liberté de l'homme. Si l'homme est absolument libre dans
son autodétermination personnelle, en tant qu'espèce il ne peut durablement entrer
en conflit avec les exigences spirituelles de sa nature humaine. Cette forme de
déterminisme n'agit que pour fixer éventuellement certaines limites dans lesquelles
la vie de l'individu trouvera son cours de la même façon que notre patrimoine
génétique fixes les paramètres essentiels de notre vie biologique.
La liberté de l'homme face à Dieu c'est d'abord la liberté de faire ou non acte
de foi. C'est ensuite la liberté de l'individu de développer le potentiel spirituel
qui lui a été donné. Comment la liberté de l'homme est-elle conciliable avec la
liberté de Dieu ? Baha'u'llah enseigne que l'une et l'autre existent sur des plans
complètement différents. La liberté de l'homme est ontologique. Elle est inhérente
à son mode d'être. Mais elle n'a de sens que considérée dans les rapports de ce
mode d'être. L'existence de Dieu se situe sur un plan complètement différent.
Le monde de l'essence divine est impénétrable à l'intelligence humaine qui ne
peut non plus comprendre ce qu'est la liberté de Dieu. C'est pourquoi le débat
millénaire sur le libre arbitre et la prédestination ne peut recevoir de solution
logique parce qu'il mêle deux plans ontologiques différents, dont l'un est intelligible
et l'autre non, dont l'un se plie à la rationalité humaine tandis que l'autre
ne peut être saisi que de manière intuitive. Seule la métaphore peut nous permettre
de nous approcher de la compréhension de ce problème. La pensée baha'ie n'attache
finalement que peu d'importance à l'aspect quelque peu théologique de cette question.
La question de la liberté sociale de l'homme est beaucoup plus fondamentale. Il
ne s'agit pas ici de débattre du droits des individus, mais de trouver le fondement
de ces droits. Or, d'un point de vue baha'i, ce fondement est assurément métaphysique
et se résume de manière très simple: "la liberté de l'homme c'est la liberté d'accomplir
sa nature spirituelle". L'aliénation représentent tout ce qui empêche l'homme
d'atteindre cette finalité. Mais l'aliénation n'est pas le seul apanage des régimes
totalitaires. Le capitalisme libérale, autant que les régimes socialistes d'inspiration
léniniste, représentent de ce point de vue une source majeure d'aliénation pour
l'homme contemporain. L'homme n'a pas encore su créer sur cette planète le type
de société qui lui permettrait de s'épanouir pleinement socialement et spirituellement.
Tel est le défit auquel s'est attaqué la Foi baha'ie.
CONCLUSION
Nous avons vu que le procès d'individuation pouvait être caractérisé comme le
processus qui permet l'émergence du sujet comme personnalité autonome doté d'une
identité et d'une volonté propre lui permettant de concevoir des actes libres
et non conditionnés dont il se sent pleinement responsable. L'autonomie du sujet
permet l'accession de l'individu à une conscience de soi pleine et entière lui
permettant d'acquérir la maîtrise de ses pulsions et de ses sentiments et la mise
en oeuvre de processus d'autodétermination faisant appel à la raison. Le procès
d'individuation est une étape fondamentale dans le développement de la personne
humaine. Cette étape conditionne tout le projet de la modernité.
Le procès d'individuation n'a été possible que par le développement de la raison.
Il existe une relation dialectique telle entre le procès de rationalisation et
le procès d'individuation qu'il est bien difficile de dire lequel a précédé l'autre.
Sans choix rationnel, il n'y a pas d'autodétermination possible et sans analyse
rationnelle des situations, il est impossible que naisse le sens de la responsabilité
personnelle. Or cette responsabilisation de l'individu a été médiatisée en occident
par le Christianisme. Toutes les grandes religions se sont efforcées de faire
prendre conscience aux hommes de la responsabilité de leurs actes. On met souvent
en évidence le sentiment exagéré de culpabilité qui en a résulté, mais on oublie
facilement que cette responsabilisation culpabilisante était loin d'aller de soi
avant la fin du Moyen Age et que sans elle, il n'aurait sans doute pas été possible
de pacifier et policer la société comme il a été fait; ce qui n'excuse pas bien
sûr les exagérations qui ensuite ont été perpétrées.
Le procès d'individuation a suivi sa trajectoire tout au long de la période moderne
pour s'achever aujourd'hui dans le paroxysme de l'hyper-individualisme contemporain
si caractéristique de notre période post-moderne. Il en résulte une crise de la
personne caractérisée par la perte des repères traditionnels du temps, de l'espace,
de l'histoire, du cosmos et de la tradition. L'individu de plus en plus privé
d'une véritable communication est éclaté entre des rôles différents au travail,
dans la vie de famille, dans sa citoyenneté, dans ses engagements politiques,
etc. Il en résulte une perte d'identité et la recherche d'identités de substitutions
qu'il trouve soit dans la consommation, soit dans la vie professionnelle, soit
dans des engagements protestataires, ou encore dans la délinquance. Cette situation
est source d'aliénations conditionnées par le système économique.
L'organisation actuelle de la société post-moderne repose sur la soumission de
l'individu à la finalité économique poursuivie par la société tout entière. Cela
signifie que l'épanouissement de l'individu est entièrement conditionné par son
rôle dans la vie économique. Toute démarche d'épanouissement doit s'inscrire dans
un rapport marchand, alors que pour bon nombre le travail est le principal obstacle
à un épanouissement personnel. Pour beaucoup le travail, par sa très grande pauvreté,
est incapable de leur apporté le moindre enrichissement personnel. Pour d'autres
au contraire, il absorbe toute leur force et leur énergie et, par la forte demande
d'identification qu'il réclame, tue toute réflexion indépendante et même toute
vie intérieure.
Si cependant le procès d'individuation peut être interprété comme l'avènement
de la Raison devant conduire à l'Aufklärung de toute l'humanité, le développement
de la rationalité n'est qu'un aspect de cette profonde transformation sociale.
Si on analyse tous les réquisits du procès d'individuation tels qu'ils sont énumérés
dans la définition que nous venons de donner, on s'aperçoit que ces réquisits
sont également ceux de la vie spirituelle. En effet, on ne peut pas concevoir
de vie spirituelle sans une autonomie du sujet, une libre conscience, un minimum
d'autosuffisance psychologique, l'acceptation de la responsabilité de nos actes
et de nos attitudes psychologiques face à la vie et face aux autres, etc. La vie
spirituelle ne peut non plus se passer d'un minimum de rationalité. C'est pourquoi
nous pensons que le procès d'individuation est tout entier contenu dans un processus
plus vaste qui est le processus de spiritualisation.
Le procès de spiritualisation dépasse le procès d'individuation en ce qu'il vise
l'épanouissement plein et entier de la personne humaine et non seulement de quelques
aspects de sa structure psychique ou des fonctions de l'esprit. Alors que le procès
de rationalisation s'appuie presque exclusivement sur les modes de pensée rationnels,
le procès de rationalisation joint aux modes de pensée rationnels les modes de
pensée intuitifs, comme il tente d'unir la connaissance à l'amour, la raison au
sentiment, l'immanence à la transcendance. Il est le procès unificateur de la
personne humaine.
Nous pensons non seulement que la Foi baha'ie permet une généralisation du procès
d'individuation, mais que le procès de spiritualisation se trouve au coeur de
son développement. L'autonomie du sujet s'achève dans l'idée d'humanité et la
spiritualisation de la race humaine est le but que poursuit la Foi baha'ie. Seule
cette spiritualisation permet à l'homme d'accéder à une identité authentique,
de transcender l'ego individualiste dans le service de la collectivité et de s'épanouir
en acceptant le caractère transcendant des valeurs spirituelles.
Cette spiritualisation doit permettre la libération de l'homme de toutes les formes
d'aliénation, car l'aliénation ce n'est rien d'autre que ce qui empêche l'homme
d'accomplir sa nature et de développer toutes les potentialités dont chaque individu
est doté. La Grande Civilisation dont Baha'u'llah a prophétisé l'avènement, et
qui doit coïncider avec l'âge de maturité de l'humanité, représente une forme
d'organisation sociale où l'homme ne sera plus soumis à aucune force matérielle
de domination qui l'aliène de la finalité spirituelle qui est inscrite au plus
profond de chaque être humain.
Alors seulement pourra s'épanouir la vraie liberté; une liberté soumise avant
tout au primat du développement intérieur de l'homme et à l'épanouissement de
toutes ses potentialités psychologiques, intellectuelles, sociales, et spirituelles.
Notes
1. Nous songeons tout particulièrement à Alain Renaud dont l'ouvrage L'Ère de
l'invidu est paru en janvier 1989.
2. Le magazine littéraire, n° 264, avril 1989.
3. Nous appelons ici "hyper-individualisme contemporain" ce que Alain Renaud a
appelé "l'achèvement hyper-individualiste de la modernité" (op. cit. p. 61.).
Nous parlerons dans le même sens d'individualisme post-moderne. C'est à dessein
que nous avons limité notre sujet au thème de l'individualisme et que nous n'avons
pas abordé la question de la modernité. Nous comptons aborder la question de la
modernité et du post-modernisme comme achèvement de la modernité dans une prochaine
publication qui aura pour titre "Critique de l'idéologie post-moderne".
4. Nous employons ce terme dans le sens qu'a défini Louis Dumont. cf. Éssais sur
l'individualisme où il écrit: "On désigne comme holiste une idéologie qui valorise
la totalité sociale et néglige ou subordonne l'individu humain..." (p. 263.).
5Pour d'autres définitions du procès d'individuation, on peut se référer à Michel
Foucault, Le Souci de soi, pp. 56-57.
6. cf. Jean-Pierre Vernant, "L'Individu, l'amour; Soi-même et l'autre en Grèce
ancienne, Introduction, pp. I-II.
7. cf. Bernard-Henri Lévy, Le Testamen de Dieu.
8. J.-P. Vernant, op. cit. Dans le dernier chapitre intitulé "L'individu dans
la cité", Vernant fait le point sur le développement de l'individualime dans la
Grèce anciene en partant des thèses de Dumont. Cet article apporte de nombreuses
informations intéressantes mais est loin de faire le tour de la question. Il est
claire par ailleur que Vernant n'accorde pas du tout la même valeur au procès
d'individuation que nous.
9. cf. philippe Ariès, L'Enfant et la famille sous l'Ancien-régime.
10. cf. Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité.
11. cf. Karl Popper, La Société ouverte et ses énnemis, tome I, Ch., V et VI.
12. Platon, La République, cité par Popper, op. cit.
13. cf. M. L. Robin "Note sur la notion d'individu chez Aristote" in A. J. Festugière
Études de philosophie grècque, pp. 367-370.
14. H.-I. Marrou, op. cit., tome II, pp. 151 ss.
15. ibid., p. 151. Voir également Tertulien, L'Apologétique, 38,3.
16. Ferdinant Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Age, pp. 239-243.
17. cf. A. J. Festugière La Révélation d'Hermes Trismégiste (en 3 volumes). Voir
notamment le tome 1 "L'Astrologie et les sciences occultes". Il écrit p. 310:
"Nulle époque ne semble avoir été plus crédule que les quare premiers siècles
de notre ére."
18. Marc-Aurel, Pensées, citons notamment les pensées L.II, XVII, L.IV,V; L.IV,
III., etc.
19. L. Dumont, op; cit.
20. L'idée que le passage de l'Antiquité classique à l'Antiquité taredive, et
du paganisme au Christianisme a été dominé par un changement de la relation de
l'homme au divin a été particulièrement développée par Peter Brown in Genèse de
l'Antiquité tardive. Voir notamment l'introduction de Paul Veyne p. XX et Brown
p. 8, 39, 130, 144-145, 187-190, etc.
21. L. Dumont, op. cit., p. 40.
22. Gélase 1er (Saint) ppe de 492 à 496. il joua un rôle dans le renforcement
du pouvoir des Pépinides et entraina le raliement de l'Église franque au formulaire
liturgique romain (cf. Stéphane Labecq, Les Origines francques, p. 223). Il fut
également à l'origine du développement de la diplomacie pontificale. Il oeuvra
en faveur du centralisme romain et du renforcement de l'autorité pontificale.
(cf. H.-I. Marrou, L'Église de l'Antiquité tardive, pp. 204, 213, et 282-83.)
23. L. Dumont, op. cit., pp. 57-58
24. ibid. p. 59
25. Sur les rapports entre les doctrine de Pélage et Saint Augustin on peut consulter
mon éssai Saint Augustin peut-il être sauvé?. Voire également l'excellent travail
de G. de Plinval, Pélage, ses écrits, sa vie et sa réforme, Paris-Lausanne, 1949.
26. Sur le développement de sa philosophie voire E. Gilson, La Philosophie au
Moyen Age, pp. 278-296, et E. Bréhier, La Philosophie au Moyen Age, p. 145.
27. E. Gilson, op. cit., p. 361
28. L. Dumont, op. cit., p. 60
29. ibid. p. 60
30. E. Cassirer, L'Individu et le cosmos dans la philosophie de la Renaissance,
p. 17, et il ajoute p. 78: "fondateur de la science expérimentale moderne".
31. ibid., p. 160.
32. ibid., p. 161.
33. ibid., p. 173.
34. ibid., p; 69 et 224.
35. ibid., p. 84.
36. ibid., p. 51 et 189.
37. ibid., p. 140.
38. ibid., pp. 126-127.
39. Boccace, De Genealogia deorum, lib. IV, cap. IV.
40. Cassirer, op. cit., p. 124.
41. ibid., p. 111.
42. ibid., p. 57 et pp. 39-40.
43. ibid., p. 70-71.
44. ibid. p; 147.
45. ibid., pp. 152-156.
46. ibid., p. 107.
47. ibid., p; 179. Voir également la conception de la libertés chez Leonard de
Vinci p. 206 et note.
48. ibid., p. 58 et 122.
49. Nous sommes conscients qu'entre la Renaissance et l'individualisme politique
de John Locke il existe des penseurs qui auraient mérités d'être étudiés, comme
Pascal par exemple, qui, bien qu'à certain égard anti-individualiste, conçoit
la conscience de soi comme une valeur absolue. Alain Renaut accorde une grande
importance à Leibniz et dans son livre L'Ère de l'individu il y consacre un chapitre
(pp. 115-151). Ces idées sont complexes et nécessiteraient de longues discussion.
Renaut voit dans l'idée de monadologie la naissance de l'individu moderne d'où
tous les autres penseurs de Berkeley à Nietzsche auraient puisé leur inspiration.
Cette vue me paraît très réductrice. Il semble que Renaut attribue à Leibniz des
idées qui étaient déjà dans l'ère du temps et dont il s'est fait le véhicule sans
toujours en être le meilleur interprète. Leibniz a remarquablement incarné son
époque par certain aspects. Il a eu une postérité philosophique importante, mais
son influence pratique sur la société semble avoir été faible. Si la Monadologie
incarne bien une conception du monde celle-ci est si abstraite qu'il faut un grand
pouvoir d'interprétation philosophique pour la faire redescendre sur terre et
en tirer des règles pratiques de vie. Il ne faut jamais surestimer l'influence
des philosophes qui rarement sont à l'origine d'un mouvement de transformation
de masse bien qu'à certain moment ils peuvent l'incarner et même en constituer
l'avant garde. Au XVIIe siècle, le centre de gravité du procès d'individuation
se déplace progressivement de l'Italie et de la France vers l'Allemagne et l'Angleterre.
Les mouvements religieux de l'Angleterre du XVIIe siècle traduise les contradiction
engendrées par ce processus. En Allemagne il faudrait tourner notre attention
vers une lente transformation des classe aisées. Les petites court germanique
prenne une allure bourgeoise ou l'idéal du paraître cède le pas à l'idéal du bien
vivre. La court de Louis XIV semble barbare et archaïque quant on la compare à
la court palatine infiniment moins brillante, mais résolument moderne dans ses
valeurs.
50. Erik Erison, Identity, Youth in Crisis, pp. 41-42, 71-78, 298-99 et 313.
51. cf. Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, WWWW
52. Victor Frankl, XXXX
53. Scott Peck, pp. 188-189
54. J.-P. Sartre, L'exitencialisme est un humanisme, Paris, 1970.
55. ibid., pp. 17 et52
56. ibid., pp. 23 et 38
57. ibid., p. 35
58. ibid., p. 47
59. ibid., p. 78
60. ibid., pp. 80-81
61. ibid., pp. 80-81
62. ibid. p; 82
63. cf. p. 39
64. ibid. p. 82
65. 'Abdu'l-Baha, The Promulgation of Universal Peace, Wilmette, Il., 2e éd. 1982,
pp. 311-312
66. ibid., p. 52 : "Freedom! Liberty! Security! These are the great bestowals
of God".
67. Hayek, Indidualisme and Economic Order, 1949, in Ch. I, Individualisme, True
and False.
68. ibid.
69. sité par E. James, Histoire sommaire de la pensée économique, p. 79 ss..