Les voies de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)


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Chapitre 10. Allocution au grand hôtel du nord, l'univers de Baha'u'llah, l'évolution de l'humanité, la gloire du sacrifice personnel

"J'ai offert en sacrifice à Dieu, le Seigneur de tous mondes, et mon âme et mon corps. Je ne parle que sur son ordre, et par le pouvoir de Dieu et par sa puissance, je ne suis que sa vérité. En vérité, il récompensera les coeurs sincères".
Baha'u'llah

Le banquet du Grand Hôtel du Nord, où se réunit, le 29 novembre, une nombreuse société, marqua le point culminant des discours publics d'Abdu'l-Baha en Amérique. Je ne me souviens d'aucune autre occasion aussi riche que celle-là en faits significatifs. Il y avait plus de six cents convives, et la magnifique salle du banquet était archi-comble. Là se trouvaient assemblés des gens de toutes conditions : tous les degrés de richesse, de pauvreté, de culture et d'ignorance y étaient représentés, ainsi que de nombreuses nations d'Orient et d'Occident.

L'universalité ne s'appliquait pas seulement au public, mais aussi aux buts de cette réunion. Il ne s'agissait pas de favoriser telle ambition personnelle ou politique ni de servir les intérêts d'un groupe social ou financier ou d'une organisation religieuse et ceci, déjà, donnait à ce banquet une physionomie unique. Mais si nous considérons comment Abdu'l-Baha définit lui- même ses objectifs, nous devons convenir que leur qualité exceptionnelle est de beaucoup surpassée par leur grandeur.

"Notre réunion, ce soir, a un caractère universel. Elle est céleste et divine par les buts poursuivis qui sont de servir la cause de l'unité du monde humain et de contribuer à l'établissement de la paix internationale. Cette réunion est consacrée à la solidarité et à la fraternité de la race humaine et à son bonheur spirituel. Elle a pour but de démontrer que les préceptes religieux ne font qu'un avec les principes de la science et de la raison ; développer les sentiments d'amour et de fraternité entre tous les hommes, chercher à abolir, à détruire les barrières qui divisent la famille humaine ; proclamer l'égalité de l'homme et de la femme, inculquer les divins préceptes et les lois morales ; illuminer et vivifier l'esprit par de célestes aperçus, attirer les dons infinis de Dieu, supprimer les préjugés de race, de nationalité et de religion, établir, enfin, les fondations du royaume divin parmi toutes les nations et tous les peuples" ("Promulgation of universal Peace", page 443).

Il serait difficile de trouver dans tel ou tel résumé de la foi baha'ie une raison suffisante pour nous la faire adopter. Cependant, je peux dire sans exagération que, pour ma part, au point de compréhension où j'étais alors arrivé, il me semblait qu'aucun esprit rationnel ne pouvait refuser d'examiner tout au moins ces questions avec attention, ardeur et empressement. Personne, certes, ne pouvait contester la valeur de tels objectifs.

Mais le tableau que présente ce résumé serait incomplet s'il ne décrivait pas la personnalité et ne racontait pas la vie de celui qui parlait.

Car nous avions devant nous le représentant, la vivante incarnation de l'idéal même qu'il exposait avec tant de calme. Tous ces nobles principes, il les mettait en pratique dans sa vie journalière par la parole, la pensée et l'action. Et mes affirmations ne résultent ni de ce que j'ai lu sur sa vie d'abnégation depuis sa huitième année ni du fait que ses ennemis eux-mêmes et ses persécuteurs ont reconnu unanimement et bien à contrecoeur qu'Abdu'l-Baha leur témoignait à eux, et à toutes les créatures, un amour désintéressé, quelle que fût leur attitude envers lui et la foi qu'il aimait. Non, mon jugement résulte de l'examen rigoureux auquel je me suis livré toutes les fois où j'ai eu un contact direct avec cette sublime personnalité.

Ceux-là comprendront ce que je veux dire qui ont lu cette chronique attentivement, en cherchant à travers la pauvreté des mots leur signification secrète. "Ni les controverses ni la polémique ne peuvent pénétrer le sens de ces choses, mais il y faut la clairvoyance spirituelle". De même qu'on ne pourrait concevoir que le soleil cessât de briller, de même on ne saurait imaginer qu'Abdu'l-Baha s'abaissât jusqu'au préjugé personnel ou aux sentiments d'animosité envers aucune créature, qu'il éludât aucun argument rationnel, ni qu'il agît ou parlât sous aucune autre inspiration que celle du Saint-Esprit dont tout son être était pénétré. Il enseignait aux autres ce qu'il était lui-même et, ce qu'il enseignait, il le mettait en action dans sa propre vie. Peut-on s'étonner que ces qualités réunies aient eu un caractère unique et tel que l'histoire en offre peu ou point d'exemple ?

Un autre aspect particulier de son discours me fit, à cette époque, une impression profonde. Il ne parla pas spécialement de la foi baha'ie ni de lui-même et de Baha'u'llah. "Voilà, semblait-il dire, l'idéal dont je suis le champion. Si vous lui accordez quelque valeur, vous désirerez peut-être savoir d'où vient cette puissance qui, durant les soixante dernières années, a attiré l'attention de l'humanité sur cet idéal qu'elle avait négligé, méprisé et combattu sans cesse, au cours de son histoire. Il sera temps pour vous d'examiner la doctrine, la philosophie, la réplique spirituelle et dynamique de ces préceptes, après que vous aurez approuvé la vie que je vous propose et que vous aurez essayé de la vivre. Celui qui accomplit les oeuvres connaîtra la doctrine".

On m'a souvent posé cette question : "Pourquoi croyez-vous dans les enseignements de Baha'u'llah ?". Peut-être que les préceptes concernant la vie sociale dont j'ai donné plus haut le résumé ainsi que le récit de mes contacts avec le Maître permettront au lecteur de répondre à cette question. Mais peut-être aussi une réponse plus explicite est-elle nécessaire. On trouve cette raison dans ce fait : tout être humain normal a besoin d'une vérité fondamentale pour servir de base à sa vie.

Je ne suis pas devenu croyant par suite d'une explication préconçue de cette vérité fondamentale basée sur les idées de mon entourage. Il en est ainsi, par exemple, du chrétien élevé dans la doctrine du Christ, ou du musulman né dans un pays où sa religion est prédominante, ou enfin de n'importe quel adepte des diverses théologies du monde. Avant tout, au point de vue humain, je suis un être doué de raison. J'ai un cerveau qui a des exigences intellectuelles. Plus que partout ailleurs, j'ai trouvé dans les préceptes de Baha'u'llah et d'Abdu'l-Baha des explications satisfaisantes sur le sens, l'origine et le but de la vie. Je n'hésite pas à déclarer que si demain on me présentait une philosophie plus élevée, plus satisfaisante, plus lumineuse, une spiritualité plus vivante, je l'accepterais aussitôt.

Mais voici la raison qui me semble concluante pour adopter les préceptes de Baha'u'llah : ils renferment un véritable univers de sagesse. Il nous est aussi impossible d'en définir les limites qu'à Einstein de marquer les bornes du monde matériel.

Je me souviens d'avoir reçu à la maison, il y a bien des années, une amie qui était curieuse de savoir pour quelle raison nous avions embrassé la foi baha'ie avec tant d'enthousiasme. C'était une jeune femme fort bien douée, artiste en sculpture, ayant un esprit cultivé, une grande expérience de la vie et une âme en quête de vérité. Après avoir causé quelque temps avec nous : "Mais comment, demanda-t-elle, peut-on choisir parmi les diverses et nombreuses croyances de l'humanité ? J'ai, par exemple, un ami juif. Il croit que sa propre foi répond à toutes les aspirations de l'esprit et du coeur, avec une conviction égale à la vôtre pour ce qui concerne la foi baha'ie. Et une autre de mes amies est fervente adepte de la science chrétienne. Elle peut ne pas comprendre pourquoi toutes les autres créatures humaines ne partagent pas sa croyance. Et, bien entendu, beaucoup de mes amis sont des chrétiens sincères, tant catholiques que protestants, et tous également certains que les dogmes de leur foi renferment ce qu'il faut pour bien vivre ici-bas et dans l'autre monde. Le bouddhiste, le musulman, le théosophe sont également convaincus. Alors, à qui de décider ?".

Nous lui avons répondu : "Nous devrions être bien reconnaissants qu'il y ait dans toutes les religions des âmes sincères qui cherchent la vérité et qui s'y attachent, car la vérité est une. Mais je me demande si, parmi vos amis, vous avez trouvé beaucoup de personnes ayant foi dans les préceptes et suivant de tout leur coeur l'exemple des fondateurs de toutes les religions. Votre ami catholique, par exemple, éprouve-t-il une entière sympathie et un amour sincère pour son frère protestant ? Est-ce que votre amie de la science chrétienne accepte les préceptes de son ami juif ? Peut-on concevoir que le croyant bouddhiste accepte et aime l'adepte de la science chrétienne, ainsi que le musulman et le juif, et qu'il les traite comme des égaux s'abreuvant à la même source de vérité universelle ?".

Elle répondit sans hésiter : "Non, évidemment, aucun ne pourrait agir ainsi".

Et cependant, lui avons-nous doucement expliqué, c'est exactement ce qu'éxigent les préceptes baha'is. Personne ne peut revendiquer le nom de baha'i s'il n'accepte pas tous les prophètes comme les porte-paroles du Dieu unique. Leurs enseignements fondamentaux sont identiques. Les lois qu'ils ont promulguées ne diffèrent que superficiellement, car leur rôle est de guider les hommes vers une civilisation plus haute, et les besoins de l'époque exigent une application spécifique de ces principes éternels. Par conséquent, accepter l'une de ces manifestations de la sagesse et de la puissance infinie équivaut à les accepter toutes. C'est ce que Baha'u'llah veut dire quand il parle de "l'unité" et de "l'unicité de Dieu". Ceci illustre ce que j'entends par une raison concluante pour qu'un esprit logique et rationnel accepte les doctrines de Baha'u'llah. Le cercle qu'il trace délimite un champ si riche qu'il n'exclut aucune créature, ne laisse nulle question sans réponse, nul problème sans solution, nulle perplexité sans éclaircissement. Et s'il en est ainsi, ce n'est point parce qu'on minimise l'importance des problèmes intellectuels, sociaux, économiques et religieux, mais parce qu'après les avoir simplifiés et réduits à l'essentiel, on les classifie de telle sorte que n'importe quel étudiant d'université puisse y trouver sa règle de vie.

Prenons un exemple : notre théorie matérialiste de l'évolution commence à la cellule originelle et finit à l'homme, ce qui laisse un vaste domaine absolument inexploré. Tout le substratum moral, sentimental et spirituel de l'homme devient une sorte de zone neutre. Ce n'est pas étonnant que des torrents de controverses se soient déchaînés dans cette zone. Baha'u'llah enseigne que Dieu et sa création ont toujours coexisté ; car on ne saurait concevoir un Créateur venu après sa création, un roi sans royaume, un général sans armée. Ceci, comme vous le voyez, coupe court aux interminables discussions relatives à l'origine de l'homme et de la vie. Qu'on l'accepte ou non, on ne peut nier que ce soit une base.

Un jour, on a demandé à Abdu'l-Baha quel était l'élément le plus important dans l'évolution humaine : l'hérédité ou le milieu ? Il répondit que les deux avaient leur importance mais qu'en étudiant la question de l'évolution, il ne fallait jamais perdre de vue que Dieu est le véritable Père de l'homme. On ne peut concevoir à notre raisonnement de base plus fondamentale que celle-là. Elle n'exclut aucune explication idéaliste ou matérialiste (s'il en est une) relative à l'origine de l'homme, mais elle inclut le domaine tout entier que nos savants négligent. Sans rejeter la théorie intellectuelle, elle la pare d'une radieuse simplicité et d'un sentiment éclairé sans lesquels naîtraient d'interminables conflits et controverses. Et, disons-le encore, rien dans cette hypothèse n'est contraire aux spéculations les plus avancées de la pensée scientifique :

"Les uns l'appellent évolution, les autres l'appellent Dieu".

On voit ici, soit dit en passant, un autre exemple de cette simplicité des principes fondamentaux de Baha'u'llah. Il essaye de libérer les hommes de cet esclavage des mots définitifs qui ne peut que les embrouiller et faire naître la confusion et les conflits. Il appelle cela "océan des noms" et attire notre attention sur la réalité intérieure qui échappe à toutes nos vaines tentatives pour la caractériser et la limiter.

Abdu'l-Baha, parlant de questions économiques, a dit : "Tous les problèmes économiques peuvent être résolus si on leur applique la science de l'amour de Dieu", c'est-à-dire : si la règle d'or, ainsi nommée mais qu'on traite comme si elle était de plomb (pis encore, car le plomb sert à quelque chose, tandis que la règle d'or semble avoir été reléguée sur un rayon dont on secoue rarement la poussière), si donc la règle d'or était actuellement appliquée à ces problèmes économiques qui, laissés sans solution, menacent de nous détruire, et si l'amour de Dieu, cet amour qui embellit la vie du foyer, était pris comme base scientifique pour régler nos affaires internationales et nationales, pour établir les rapports entre le travail et le capital, entre le riche et le pauvre, pour réglementer la monnaie et le commerce, il n'est pas douteux que les résultats seraient plus salutaires au bonheur des hommes que les méthodes politiques actuelles.

Ailleurs, Baha'u'llah déclara que la race humaine est issue de la même souche et que la conception de "l'unité de l'humanité" est essentielle dans la civilisation moderne. Au cours de ses nombreuses causeries sur ce sujet, Abdu'l-Baha a démontré de manière concluante que toutes les races sont issues de la même racine et que les différences superficielles de couleur, de physionomie etc. sont dûes à l'influence séculaire du climat et de l'alimentation, à la suite des migrations successives de cette unique race originelle. Ici encore, nous sommes non seulement absolument d'accord avec les plus récentes découvertes des anthropologistes et des ethnologues mais, comme corollaire aux principes énoncés plus haut, nous possédons une base scientifique pour aborder le problème des "déshérités", des "arriérés", des individus et des peuples assujettis. Si l'on comprenait et appliquait ces principes comme une découverte scientifique, il en résulterait immédiatement une nouvelle politique internationale et, au bout d'une génération, la disparition automatique des préjugés de race, de nationalité, de couleur et de classe sociale avec leur cortège habituel d'atrocités (lynchages, pogromes, expatriations, frontières armées). Et, du même coup, seraient abolies ces autres institutions presque aussi néfastes : tarifs douaniers, monopoles, accaparement des marchés, "expansion coloniale" et d'autres pratiques diaboliques du même genre.

Nous pourrions multiplier les exemples, mais ceci suffit à expliquer le point où je voulais en venir : les préceptes de Baha'u'llah sont simples, bien définis, facilement compréhensibles pour un cerveau normal, irréfutables, même par les esprits les plus scientifiques, applicables pratiquement à tous les problèmes modernes, et d'un caractère tellement universel qu'ils conviennent à tous les individus et à tous les peuples.

J'ai développé ce point assez longuement parce qu'il est essentiel de l'avoir fait comprendre avant de répondre à la question si souvent posée : que proposent ces doctrines qui soit digne d'être adopté par moi-même ou par n'importe quel être pensant ? La révélation de Baha'u'llah conçoit un ordre mondial entièrement nouveau, basé sur des principes éternels et essentiels qui, lorsqu'ils seront appliqués, sont susceptibles d'inaugurer une ère de prospérité, de bonheur et de paix inconnue jusqu'ici. Ces principes ont évidemment une base spirituelle et religieuse, mais le sens absolument nouveau attribué aux termes qui les expriment les met en parfait accord avec les recherches scientifiques et l'expérience humaine.

La conclusion de cette courte allocution souligne l'importance fondamentale de ce critérium des valeurs :

"Cette réunion est vraiment la plus noble du monde et la plus digne de louanges, à cause du sens profond de spiritualité et d'universalité des buts qu'elle poursuit. Un banquet rassemblant de tels convives impose à toutes les personnes présentes une dévotion sincère, et attire les bénédictions de Dieu... Soyez pleins de confiance et de persévérance, vos services sont confirmés par les puissances célestes, car vos intentions sont élevées et vos buts nobles et désintéressés. Dieu soutient ceux qui consacrent leurs efforts au bien et à l'amélioration du sort de toute l'humanité" ("Promulgation of universal Peace", page 444).

Six jours plus tard, j'assistai à une réunion où Abdu'l-Baha parla du "mystère du sacrifice". Dès les premiers jours de mon initiation, cet aspect des préceptes baha'is m'avait étrangement intéressé, comme le prouvent les questions que j'avais posées au Maître à cette époque, au sujet du renoncement (voir chapitre III).

Je ne puis m'expliquer, même aujourd'hui, pourquoi il en était ainsi, car la plupart de ceux qui entouraient le Maître en ce temps-là, parlaient surtout de la joie et du bonheur de la nouvelle naissance. Mais, dans mon cas, les affres de la parturition étaient trop apparentes, trop déchirantes et envahissantes pour échapper à l'attention. J'avais été si absorbé par mon effort pour couper le cordon ombilical qui me rattachait à la matrice du monde qu'il me restait peu de temps et d'occasions pour juger à sa juste valeur l'univers où j'étais introduit.

Si l'idée du sacrifice personnel éveillait en moi un intérêt aussi intense, on peut l'attribuer à ce fait : par suite d'une longue expérience, j'avais compris que l'égoïsme, l'égotisme, l'orgueil de ses propres talents (si modestes soient-ils) et le manque d'objectivité dans le jugement empêchent toute paix et tout progrès moral ou matériel. Ceux qui m'entouraient étaient, sans aucun doute, dominés par cette psychologie animale et égocentrique, sans parler des mobiles secrets auxquels obéissent hommes d'Etat, magnats des affaires, juges et gens du monde. Les théologiens eux-mêmes subissent cette emprise. Ils mettent bien l'accent sur l'idée de sacrifice, mais c'est le sacrifice de quelqu'un d'autre. Cette manière de s'en tirer est vraiment trop commode, pour ne rien dire de son caractère foncièrement déloyal et irrationnel.

Et cependant, en y réfléchissant, tout observateur reconnaîtra que le principe du sacrifice est à la base de la vie elle-même. C'est d'habitude au seul point de vue du consommateur qu'on envisage les rapports entre lui et l'aliment consommé. Mais, certes, si ce dernier pouvait être consulté, son rôle apparaîtrait tout autre. L'aliment pourrait juger ce qui lui arrive sous deux angles différents : ou bien il éprouverait du ressentiment à l'idée de perdre sa qualité d'animal ou de végétal ou, au contraire, il exulterait de passer de l'état animal ou végétal à celui d'organisme humain et de devenir une cellule active des muscles, des nerfs et du cerveau de l'homme. Nous considérons la nature comme un champ de bataille où s'affrontent le faible et le fort. Mais on pourrait tout aussi bien y voir le lieu de sacrifice où les formes de vie inférieures et faibles se transforment, par la voie du sacrifice, en formes supérieures et plus fortes. En somme, il est très possible qu'une des causes secrètes de la lente évolution des espèces soit justement ce principe du sacrifice.

Donc, quand Abdu'l-Baha commença son allocution par ces mots : "Je désire vous parler, ce soir, du mystère du sacrifice" ("Promulgation of universal Peace", page 444-448), je concentrai toute mon attention sur ce qu'il allait dire. Il fit d'abord remarquer que l'explication admise quant au sacrifice du Christ est de la pure superstition, car elle ne satisfait ni le bon sens ni la raison. Il développa ensuite en quatre points la véritable signification du mot sacrifice.

En premier lieu, le sacrifice du Christ consiste dans le renoncement volontaire à tous les biens de ce monde, y compris celui de la vie elle-même, sacrifice grâce auquel il a pu conduire les hommes dans le sentier de la véritable vie.

"S'il avait désiré sauver sa propre existence et n'avait pas consenti à s'immoler lui-même, il n'eût pas été capable de guider une seule âme. Ceci est une des significations du sacrifice...

On trouve une seconde signification dans cette parole du Christ : "Celui qui mange ma chair a la vie éternelle". Il est certain que l'être physique du Christ est né de Marie mais la réalité du Christ, les perfections du Christ venaient du ciel"
("Promulgation of universal Peace", page 445-447)

Il voulait dire, par conséquent, que tout homme participant à ces perfections et sacrifiant les joies de la terre aux joies divines entrerait dans le monde divin où vivait le Christ lui-même et serait affranchi des entraves du monde des mortels.

"Voici la troisième signification : Une graine se sacrifie à l'arbre qu'elle produit. En apparence, la graine est perdue ; mais cette même graine sacrifiée deviendra partie intégrante de l'arbre, de ses branches, de ses fleurs et de ses fruits.

Si cette graine n'avait pas sacrifié sa propre existence à celle de l'arbre, ni branches, ni fleurs ni fruits n'auraient poussé. Le Christ disparut en apparence... mais les bienfaits, les divines qualités et les perfections du Christ se manifestèrent dans la communauté chrétienne que le Christ avait fondée en se sacrifiant lui-même...

La quatrième signification du sacrifice, c'est le principe suivant lequel toute réalité sacrifie les choses mêmes qui la caractérisent. L'homme doit se détacher du monde de la nature et de ses lois, car ce monde matériel est celui de la corruption et de la mort. C'est l'empire du mal et des ténèbres, de la bestialité, de la férocité, de l'esprit sanguinaire, de l'avarice et de l'ambition, du culte de soi-même, de l'égotisme et de la passion... L'homme doit se dépouiller de ces tendances qui appartiennent au domaine superficiel et matériel de l'existence.

D'autre part, l'homme doit acquérir de célestes qualités et des attributs divins ; il doit se transformer à l'image et à la ressemblance de Dieu ; il doit devenir celui qui manifeste l'amour de Dieu, la lumière qui guide, l'arbre de vie et le dépositaire des bienfaits de Dieu.

C'est-à-dire que l'homme doit sacrifier les qualités et les attributs du monde de la nature pour se revêtir des qualités et des attributs du monde de Dieu"
("Promulgation of universal Peace", page 445-447)

Puis-je demander au lecteur de noter la courbe ascendante que suivent ces définitions et la manière dont Abdu'l-Baha insiste sur la responsabilité de l'individu qui veut parvenir à ce stade final de perfection. Rien ne dépend ici du sacrifice d'autrui. L'appel s'adresse à vous et à moi qui devons à tout prix abandonner le monde de l'homme bestial et charnel afin de pénétrer dans celui de la réalité qui échappe aux lois du temps, de l'espace et de la mort. Que tout cela est logique et simple ! Est-il rien de plus beau, de plus séduisant, que cet exemple qu'Abdu'l-Baha donne du sacrifice du fer transformé par le feu ?

"Observez les qualités spécifiques du fer : il est solide, noir et froid... Quand ce même morceau de fer absorbe la chaleur du feu... il échange sa qualité de substance froide contre celle de substance chaude qui est la caractéristique du feu, de sorte que le fer n'est plus ni solide, ni noir, ni froid. Il devient lumineux et se transforme en sacrifiant ses propres caractéristiques à celles du feu. De même, l'homme, séparé et détaché des attributs de ce monde, sacrifie les qualités et les exigences du domaine des mortels et manifeste les perfections du royaume de Dieu, exactement comme les qualités du fer disparaissent et font place à celle du feu...

Par conséquent, toute personne parfaite, spirituelle et illuminée se trouve placée au stade du sacrifice... Puisse la lumière divine se manifester sur vos visages, le parfum de la sainteté rafraîchir vos narines, et le souffle du Saint-Esprit vous donner la vie éternelle"
("Promulgation of universal Peace", page 447-448)

Lorsque ces derniers mots frappèrent mes oreilles, il me sembla que, pour la première fois depuis ces longues années de recherches et de luttes, j'apercevais un but défini et accessible. Quel prix ne paierait-on pas pour l'atteindre ? Car ce but n'est rien moins que la perfection.

Et ici il faut ouvrir une parenthèse pour expliquer le sens du mot "perfection" dans la terminologie baha'ie. On ne doit jamais perdre de vue que tous les exposés d'Abdu'l-Baha ont une base logique et scientifique. Il n'avance jamais rien (ceci est vrai du moins en principe) dont il ne puisse donner la preuve. En employant ce mot de "perfection", par exemple, on tient compte du principe de la relativité. On interprète ces mots de Jésus : "Nul n'est bon sauf Dieu" comme un axiome scientifique. C'est-à-dire, nul ne peut atteindre la perfection absolue excepté l' "Inconcevable", "Celui qui subsiste par Lui-même". Toute autre perfection est relative. Quand nous parlons d'une rose parfaite, nous ne voulons pas dire qu'il n'en existe aucune autre plus belle ou plus admirable, mais simplement qu'à ce moment là, et d'après notre expérience personnelle, elle nous paraît la plus belle et la plus parfaite que nous ayons jamais vue. Et quand nous qualifions ainsi cette fleur, nous pensons seulement à des roses de cette espèce et de cette couleur, sans inclure dans notre comparaison aucun objet d'une autre catégorie. Il se peut que, l'instant d'après, nous appliquions ce terme de "parfait" à un coucher de soleil, à un enfant ou à une action, mais en faisant toujours cette même réserve de relativité.

Donc, quand nous parlons d'un homme parfait, quel que soit le degré de noblesse morale qu'il ait atteint, nous ne voulons nullement faire entendre qu'il ne puisse être encore plus noble ou encore plus "parfait", mais seulement que les normes de sa conduite sont, par rapport à celles de l'homme moyen, les plus proches de notre idéal parmi tous ceux que nous connaissons.

Le problème se réduit par conséquent à une question d'idéal personnel et individuel et à une mesure de comparaison. Pour un bandit, l'idéal de perfection sera tout autre que pour Abraham Lincoln. Chaque âme doit créer ou s'assimiler un idéal de perfection qui, tout à la fois, lui soit accessible et lui convienne.

La différence entre l'idéal baha'i et tout autre idéal présenté antérieurement aux hommes consiste dans le fait suivant : la perfection du groupe est incluse dans le programme baha'i. Il implique le postulat de l'homme grégaire, social, cosmopolite, international, citoyen du monde. Par conséquent, dans cette catégorie, l'homme parfait devra simplement posséder les qualités qui, en s'étendant à un nombre suffisant d'autres personnes, amènera un ordre mondial dont voici le but : éliminer les facteurs qui, dans le passé et actuellement encore, ont pour effet certaines imperfections tant au point de vue individuel que social.

En employant le mot "perfection" (voir le 6ème paragraphe du chapitre IV) je veux dire ceci : depuis de nombreuses années, en ma qualité de croyant chrétien, je désirais suivre autant que possible la règle de conduite que le Christ a prescrite et dont sa vie a donné l'exemple. Or, j'entrevoyais pour la première fois la possibilité, la probabilité, la certitude même d'atteindre cet idéal. Je me disais : "Dussé-je y mettre cent mille ans, dans cette vie ou dans une autre, cela peut et cela doit être fait".

A cette époque, les lois de l'" ordre mondial" de Baha'u'llah n'avaient pas encore été élaborées, bien que dans ses écrits, il en eût implicitement donné une image. Par la suite, Abdu'l-Baha les a énoncées et expliquées. Mais alors, déjà, pour tout être capable de raisonner clairement, ce fait devenait évident : il suffisait que de telles perfections réalisées chez l'individu fussent propagées, acceptées, et qu'on essayât de s'en rapprocher, pour voir diminuer sinon disparaître tous les désordres du monde actuel (guerre, crime, pauvreté et confusion). Le fait est que les discours de Baha'u'llah et d'Abdu'l-Baha sont pleins de brillantes descriptions de l'avenir du monde quand on aura mis cet idéal en pratique.

"Ce monde deviendra comme un jardin et un paradis... Cet empan de terre deviendra un morceau du ciel".

Ce qui, peut-être, me remua le plus profondément fut ce clair exposé des résultats acquis par celui qui parvient au "stade du sacrifice". La libération du moi inférieur, animal, égoïste, intéressé ; quel but à garder sans cesse présent à l'esprit ! Et ce but n'avait plus rien de vague ni d'illusoire, mais il était au contraire visible et accessible, tout au moins en cet instant de lucidité intérieure.

De plus, le mot même de "sacrifice" avait pris un aspect séduisant. Il n'évoquait plus aucune idée de souffrance ou de privation, mais au contraire, j'y voyais positivement l'échange d'une chose de peu de valeur contre une autre infiniment plus précieuse. Ce n'était plus le renoncement aux trésors désirés mais l'acquisition de trésors désirables. Au lieu d'une offre douteuse, promettant un profit intangible et incertain, cela prenait l'aspect d'une affaire nettement avantageuse. J'étais au marché aux perles, et couvais maintenant des yeux la perle du plus haut prix.


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