Article
de presse du journal
Le Monde Rubrique
"Carnet de route"
source: 28 février 2002 - LeMonde.fr
Le tourisme israélien sauvé par la communauté baha'i à Haïfa
Prosterné, le front posé sur un tapis persan, l'homme prie. Puis il se relève
lentement, tout à son recueillement. Le regard rivé sur le "saint des saints",
il sort à reculons du mausolée. Le jeune Occidental se rechausse alors et gagne
les jardins qui, surplombant le port de Haïfa, au nord d'Israël, servent d'écrin
à la tombe du Bab (la porte, en arabe).
De son vrai nom Siyyid Ali-Muhammad, l'un des fondateurs de la foi baha'i est
enterré sur les flancs du mont Carmel depuis 1909. La montagne, où le prophète
Elie aurait défait les prêtres de Baal, est depuis devenue le lieu de pèlerinage
le plus important au monde pour les cinq millions d'adeptes revendiqués par cette
religion, apparue en Iran en 1844.
Fondée sur l'universalisme et la croyance en un créateur unique, prônant "l'égalité
entre les sexes, l'éducation obligatoire, le progrès social", la foi baha'i
défend aussi l'idée que les religions qui l'ont précédée ne constituaient qu'une
préparation à son avènement. "Descendant de l'islamisme comme la chrétienté descend
du judaïsme", selon la formule consacrée de ses adeptes, la foi baha'i a fait
l'objet de persécutions dès sa création.
Aujourd'hui encore en Iran, 300 000 baha'i souffrent de discriminations. Le Bab,
lui, en est mort, exécuté en 1850 à Tabriz, tout comme plusieurs milliers de ses
fidèles. Son successeur spirituel, Baha'u'llah (la gloire de Dieu) fut emprisonné,
puis exilé à Bagdad et Constantinople, avant d'être assigné à résidence à Saint-Jean-d'Acre,
colonie pénitentiaire de l'Empire ottoman, en 1868.
Durant cet exil, la deuxième autorité de la foi baha'i décréta que le mont Carmel,
situé près de Saint-Jean-d'Acre, était prédestiné pour accueillir la sépulture
du Bab.
Au début du XXe siècle, un mausolée en pierres dorées fut donc bâti pour abriter
ses restes. Puis le site fut progressivement embelli. En 1953, un imposant édifice,
surplombé d'un dôme en or, vint chapeauter le tombeau original. La communauté
baha'i y établit aussi son centre mondial et édifia un bâtiment dans le plus pur
style grec classique, où sont conservés les écrits du Bab.
Mais ce ne sont ni les commandements du Bab ni les audaces architecturales du
site qui attirent chaque année des centaines de milliers de personnes sur les
versants du mont Carmel. En un demi-siècle, les baha'i ont transformé la montagne
caillouteuse en un jardin à la française qui dévale la pente en une succession
de dix-neuf terrasses impeccablement entretenues. Sur un kilomètre de dénivelé,
le gazon anglais rivalise de verdeur avec les allées de graviers rouges et de
galets blancs ; des fontaines chuchotantes jalonnent une promenade entre les arbres
exotiques, les oliviers centenaires et les innombrables rosiers.
Inaugurées au printemps 2001, les neuf nouvelles terrasses qui coiffent le tombeau
ont renouvelé l'intérêt des Israéliens pour l'endroit. Alors que les touristes
se comptent désormais sur les doigts d'une main, 800 000 personnes ont, depuis
juin 2001, arpenté gratuitement les jardins. Selon le directeur américain du centre,
Douglas Samimi-Moore, ils devraient accueillir 1,5 million de visiteurs par an,
parmi lesquels quelques centaines seulement de croyants. "Les baha'i ne pratiquent
pas le prosélytisme ; en Terre sainte, cela a même été formellement proscrit par
le Bab, précise-t-il. Chacun doit atteindre sa propre vérité." Les autorités israéliennes
laissent donc vivre comme bon leur semble les 700 volontaires baha'i, installés
à Haïfa.
Loin des considérations religieuses, la municipalité a compris l'intérêt qu'elle
pouvait tirer de la manne drainée par les visiteurs. Sa stratégie touristique
évoque certes les activités liées à la mer et la réhabilitation d'un quartier
fondé par les templiers allemands au XIXe siècle, mais elle s'appuie surtout sur
le caractère exceptionnel du site baha'i. Enthousiaste, le maire n'hésite pas
à qualifier les jardins de "huitième merveille du monde". Le pari semble payer
: alors qu'à travers tout le pays le tourisme est en berne, les hôtels de Haïfa
sont avec ceux d'Eilat, la cité balnéaire de la mer Rouge, les seuls à avoir connu
une fréquentation en hausse en 2001. "La mairie est plutôt coopérative", reconnaît
sobrement M. Samimi-Moore. Pour construire le pont nécessaire au passage entre
le tombeau du Bab et les terrasses supérieures, la ville a accepté d'abaisser
de 5 mètres l'une des artères les plus passantes de la ville. En devenant un haut
lieu du tourisme israélien, la communauté baha'i a mis toutes les chances de son
côté pour demeurer dans le pays un havre de paix, hors du temps et du conflit.