Médiathèque baha'ie |
Article de presse du journal Le Monde diplomatique source juillet 1999: www.monde-diplomatique.fr/1999/07/HATCHER/12219.html La foi baha'ie, un humanisme contre les fanatismes |
JUILLET 1999 Page 25 |
|
Par WILLIAM S. HATCHER Mathématicien, philosophe et professeur à l'université Laval, Québec. Auteur, notamment, en collaboration avec Douglas Martin, de La Foi baha'ie, l'émergence d'une religion mondiale, Maison d'éditions baha'ies, Bruxelles, 1998.
|
On ne peut comprendre ce que représente la « communauté
mondiale baha'ie » qu'en se penchant sur le contexte de sa naissance,
au milieu du siècle dernier. Car il s'agit d'un véritable
phénomène, à la fois paradoxal et mystérieux :
comment, en effet, d'un milieu islamique, chiite et intégriste,
un mouvement progressiste, libéral et universel a-t-il pu surgir,
puis s'étendre partout à travers le monde avec une telle
rapidité ?
Dès ses débuts, la foi baha'ie professe
des enseignements révolutionnaires pour l'époque :
elle appelle à l'égalité des sexes, à la compatibilité
de la science et de la religion, à la relativité de la vérité
(y compris de la vérité religieuse) et à l'unicité
absolue du genre humain. Si ces principes constituaient un défi,
y compris pour le libéralisme européen du XIXe siècle,
que dire du choc ressenti par le monde islamique, alors replié
sur son absolutisme.
Trois personnalités ont mené cette révolution
issue de l'islam. La première s'appelait 'Ali-Muhammad Shirazi
(1819-1850), surnommé « le Bab » (la Porte
- sous entendu : la porte ouverte sur une nouvelle ère). Il
y eut ensuite Mirza Husayn-'Ali (1817-1892), qui allait prendre le titre
de « Baha'u'llah » (la Gloire de Dieu), relayé
par son fils aîné, 'Abdu'l-Baha (le Serviteur de Dieu, 1844-1921).Tout
commence en 1844, dans la ville perse de Shiraz. Le Bab déclare
être le Mihdi (Celui qui est guidé par Dieu), l'incarnation
des attentes eschatologiques
(1) des musulmans chiites. Son enseignement se limite, dans
un premier temps, à un cercle de dix-huit disciples. Mais, grâce
à la diffusion de ses écrits, il touche un nombre de plus
en grand de personnes, de toutes les couches sociales, et finit par atteindre
le grand public. Le procès grotesque qui lui sera fait à
Tabriz, en 1848, pour « déviance religieuse »
- et à l'issue duquel il sera sévèrement bastonné
-, ne fera qu'augmenter sa notoriété.
A l'origine, le babisme est perçu, par ses propres
adeptes, comme une simple réforme - bien qu'audacieuse - de l'islam.
Il faudra attendre 1848 pour qu'apparaisse clairement la véritable
nature des intentions du Bab. Cette année-là, les adeptes
du chef religieux se réunissent dans le village de Badasht. Le
Bab, emprisonné alors dans le nord du pays, ne peut participer
à la rencontre, mais il envoie des messages à ses disciples.
Une femme, membre du cercle des dix-huit adeptes, va créer le scandale.
Il s'agit de la poétesse Tahirih, de Qazvin, dont on dit qu'elle
a refusé d'épouser le chah. Elle enseigne déjà
la foi babie, outrepassant ainsi les limites imposées aux musulmanes.
Mais à Badasht, avec l'appui du Bab lui-même, Tahirih va
aller encore plus loin : elle ôte solennellement son voile
en public, affirme qu'elle ne le portera plus jamais, et proclame, à
la fois, le principe de l'égalité des sexes et l'aube d'un
jour nouveau pour l'humanité tout entière.
Les représailles ne vont pas tarder. Dans les
quatre années qui suivent la rencontre de Badasht, le Bab ainsi
que les plus fidèles de ses adeptes sont massacrés, de façon
atroce, par les autorités religieuses et politiques du pays. Le
dignitaire religieux est fusillé. Tahirih est étranglée.
Mais elle ne faiblit pas au moment de mourir et affirme que sa mort, loin
de mettre un terme à la libération des femmes à travers
le monde, en sera le coup d'envoi. Tout cela se passe, rappelons-le, en
1852, en Perse, c'est-à- dire quelque cinquante ans avant la nomination,
en France, de Marie Curie comme première femme professeur à
la Sorbonne.
Ces événements dramatiques retentissent
jusqu'en Europe et attirent l'attention, notamment, du chargé d'affaires
à la légation française de Téhéran,
le comte Joseph-Arthur de Gobineau. Celui-ci fait du babisme un des sujets
principaux de son livre Les Religions et les philosophies dans l'Asie
centrale (2).
Et c'est après avoir lu ce livre que l'orientaliste anglais Edward
Granville Browne décide de consacrer sa carrière à
l'étude du babisme. Dans l'un de ses ouvrages, rédigé
en 1891, il écrira ainsi à propos de Tahirih, surnommée
« Qurratu'l-'Ayn » (une consolation pour les yeux) :
« L'apparition d'une femme telle que Qurratu'l-'Ayn est,
dans quelque pays et à quelque époque que ce soit, un phénomène
rare, mais dans un pays comme la Perse, elle constitue un prodige, que
dis- je ?, presque un miracle. (...) Si la religion babie
ne revendiquait, pour appuyer sa grandeur, que le fait d'avoir produit
une héroïne comme Qurratu'l-'Ayn, cela suffirait (3). »
Alors que le mouvement semble menacer de s'éteindre,
tant les persécutions ont été vives, Baha'u'llah
prend la relève. Né en 1817 dans une famille noble de Téhéran,
il a refusé de suivre la carrière politique à laquelle
son père le destinait. Adepte du babisme, Baha'u'llah a été
l'un des principaux acteurs de la fameuse rencontre de Badasht. Toute
sa vie est parsemée d'embûches. En 1853, il est exilé
à Bagdad où il reste dix ans avant d'être à
nouveau banni vers Constantinople, puis, en 1868, vers la ville-prison
de Saint-Jean-d'Acre, en Palestine
(4).
C'est en 1863, à la veille de son départ
forcé de Bagdad pour Constantinople, que Baha'u'llah déclare
être « Celui par qui Dieu se manifestera »,
cette figure prophétique dont le Bab disait préparer la
venue et qui aurait pour tâche de compléter sa mission. La
grande majorité des babis finissent par accepter la revendication
de Baha'u'llah, et le mouvement devient « la foi de Baha'u'llah »,
donc la foi « baha'ie »
A Bagdad, Baha'u'llah commence la rédaction de
nombreux textes qui vont constituer l'essentiel de la révélation
baha'ie. Un de ses premiers ouvrages, Le Livre de la certitude
(1853) (5), présente
explicitement la conception baha'ie de la relativité et de la progressivité
du phénomène religieux à travers l'histoire. S'appuyant
sur des faits historiques et les écrits sacrés des religions
juive, chrétienne et musulmane, Baha'u'llah offre une nouvelle
interprétation du vécu collectif de l'humanité. Une
interprétation qui s'oppose à tout absolutisme et à
tout intégrisme religieux, quelle qu'en soit la forme. Alors que
le Bab semblait viser uniquement l'intégrisme islamique, Baha'u'llah
vise clairement toutes les religions établies. La foi baha'ie est
ainsi vécue comme un défi non plus seulement par les fondamentalistes
musulmans, mais par tous les intégristes.
Dans d'autres écrits, Baha'u'llah va encore plus
loin dans ses analyses. Pour lui, le fanatisme et l'intégrisme
religieux constituent les maux les plus terribles dont souffre l'humanité.
La logique du chef religieux est imparable : le plus vil des voleurs
est à la recherche de son intérêt personnel et il
s'arrête quand il a obtenu satisfaction. En revanche, rien n'arrête
le croyant fanatique, persuadé d'agir avec la bénédiction
divine. Selon Baha'u'llah, la religion vise un but pragmatique :
tisser les liens d'une véritable fraternité entre tous les
êtres humains. De la même façon qu'on est en droit
de juger une théorie scientifique d'après ses résultats
quantifiables, on a le droit, voire l'obligation, dit-il, de juger une
religion en fonction de sa capacité à promouvoir l'amour
et l'unité entre les hommes. La religion n'est pas une fin en soi,
mais un moyen, et elle a des comptes à rendre dans son interférence
avec le vécu.
Toujours d'après Baha'u'llah, la religion ne
doit être comprise ni comme une croyance ni comme une idéologie,
mais comme une relation authentique entre Dieu et l'homme, d'une part,
entre tous les êtres humains, d'autre part. Toute idéologie,
qu'elle ait ou non une base religieuse, est une forme d'idolâtrie,
dangereuse parce qu'elle finit tôt ou tard par accorder aux idées
une plus grande importance qu'elle n'en accorde à l'homme.
Des années plus tard, en 1931, Shoghi Effendi,
l'arrière-petit-fils de Baha'u'llah et l'interprète désigné
de la foi (6),
fait une présentation lucide de cette conception non idéologique
de la religion : « L'appel de Baha'u'llah est, en premier
lieu, dirigé contre toute forme d'esprit de clocher, d'étroitesse
d'esprit et de préjugés. Si des idéaux longtemps
chéris, si des institutions vénérées, si certains
postulats sociaux et certaines formules religieuses ont cessé de
promouvoir le bien-être de la grande majorité des hommes,
s'ils ne contribuent plus aux besoins d'une humanité en développement
continuel, alors, qu'ils soient balayés et relégués
aux oubliettes des doctrines abandonnées et dépassées.
(...) L'humanité n'a pas à être crucifiée
pour préserver l'intégrité d'une loi ou d'une doctrine
particulière. »
La foi baha'ie oppose donc un humanisme à toute
forme d'idéologie. Pour elle, tuer, c'est tuer, que ce soit au
nom de Dieu, au nom du prolétariat ou au nom de l'humanitaire.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Baha'u'llah a interdit le prosélytisme
ainsi que tout recours à la force pour imposer la doctrine baha'ie.
Pour lui, ce sont, précisément, les crimes commis au nom
d'un idéal suprême qui constituent la contradiction interne
fondamentale de l'histoire de l'humanité.
Entre 1844, année de la déclaration du
Bab, et la fin du XIXe siècle, la religion baha'ie ne fera pratiquement
pas d'adeptes en Occident. Il faudra attendre les voyages et les conférences
d'Abdu'l-Baha, la troisième figure principale de la foi, pour que
cela change. Le 11 août 1911,'Abdu'l-Baha quitte l'Egypte pour Marseille,
commençant ainsi un périple de vingt-huit mois à
travers l'Europe et les Etats-Unis, avec des étapes, notamment,
à Londres, Paris et Stuttgart. Partout, il expose les principes
de la foi de son père. Ne serait-ce qu'à Paris, il participe
à plus de cinquante et une conférences et discussions, pour
souligner l'universalisme et l'humanisme de la religion baha'ie et faire
la preuve de son caractère non sectaire et non idéologique.
Plusieurs petites communautés de baha'is commencent
alors à émerger ici et là en Occident
(7). Cependant, malgré le libéralisme ambiant
en Europe, les idéologies qui dominent le siècle rejettent
la foi baha'ie et l'attaquent. Elle se voit proscrite en Allemagne nazie.
Les baha'is qui se risquent à afficher ouvertement leur religion
sont traités de la même façon que les autres ennemis
du national-socialisme.
En Russie, la grande communauté baha'ie d'Ashkabad
ainsi que les importantes communautés de Moscou, Saint-Pétersbourg
et d'ailleurs sont combattues par les bolcheviques après 1917.
Ces derniers finissent par interdire la religion baha'ie sous prétexte
qu'elle est un mouvement antirévolutionnaire
(8). Il faut dire que, si cette foi partage certains des idéaux
humanistes du marxisme, son fondement spirituel et religieux la situe
à l'opposé de la thèse matérialiste des bolcheviques.
Malgré tous ces obstacles, la religion baha'ie
a progressé rapidement au cours de ces cinquante dernières
années, et ses textes ont été traduits, au moins
en partie, dans plus de huit cents langues. Solidement établie
dans plus de deux cent trente-cinq pays ou régions à travers
le monde, elle compte à présent presque six millions d'adeptes.
Depuis 1948, la communauté internationale baha'ie est accréditée
à l'ONU en tant qu'organisation non gouvernementale et elle collabore
activement avec d'autres mouvements dont les idéaux rejoignent
les siens. Les dernières statistiques
(9) révèlent que cette religion est, après
le christianisme, la plus répandue géographiquement dans
le monde.
Son extension depuis la seconde guerre mondiale est
passée par plusieurs étapes, chacune assez imprévisible.
La première grande percée a eu lieu en Inde dans les années
1955-1965. Aujourd'hui, on y recense plus de deux millions d'adeptes.
Des avancées semblables ont eu lieu dans certaines régions
d'Afrique, d'Amérique latine et d'Océanie (le roi actuel
des îles Samoa occidentales est baha'i). Si, dans certains pays,
notamment au Brésil, le gouvernement se félicite officiellement
de l'apport de la communauté baha'ie à la société,
dans la plupart des pays musulmans, elle continue d'être l'objet
d'une persécution tenace et de mesures de harcèlement diverses.
C'est ainsi que, à l'automne 1998, le gouvernement iranien a fermé
l'université libre que les baha'is de ce pays avaient établie,
après qu'ils eurent été interdits dans les autres
universités du pays.
Maintenant que les grandes idéologies du XXe
siècle semblent en voie d'épuisement et que l'intégrisme
religieux se révèle être une impasse, peut-on espérer
que le XXIe siècle sera celui d'un véritable humanisme non
idéologique et non matérialiste ? Si oui, il ne fait
pas de doute que la communauté baha'ie aura un rôle à
jouer.
WILLIAM S. HATCHER. | |
(1) L'eschatologie traite de la finalité de l'homme et du monde. (2) Joseph-Arthur de Gobineau, Les Religions et les philosophies dans l'Asie centrale, Didier, Paris, 1865 ; 3e édition, Ernest Le Roux, Paris, 1900. (3) Edward G. Browne, A Traveller's Narrative of the Bab, Amsterdam, Philo Press, 1975 (réédition de la version originale de Cambridge, 1891). Traduction française tirée de Nabil-I-Azam, La Chronique de Nabil, Maison d'éditions baha'ies, Bruxelles, 1986. (4) En raison de cet ultime bannissement de Baha'u'llah, le Centre spirituel et administratif de la foi baha'ie a été établi sur le mont Carmel, à Haïfa, près de Saint- Jean-d'Acre, en Israël. Il y est toujours installé aujourd'hui. (5) Baha'u'llah, Le Livre de la certitude, traduction française d'Hippolyte Dreyfus, Presses universitaires de France, Paris, 1987. (6) A sa mort (1892), Baha'u'llah a désigné pour successeur légitime son fils aîné, 'Abdu'l-Baha, comme le « Centre » de son « alliance » avec ses adeptes, titre qui conférait à 'Abdu'l-Baha toute autorité spirituelle et administrative. A son tour, 'Abdu'l-Baha devait désigner pour successeur son petit-fils Shoghi Effendi. Ce dernier a dirigé la communauté baha'ie de 1921 jusqu'à sa mort, en 1957. La communauté mondiale baha'ie est actuellement administrée par la Maison universelle de justice, un conseil de neuf personnes élu tous les cinq ans. Pour plus de détails, lire William Hatcher et Douglas Martin, La Foi baha'ie, l'émergence d'une religion mondiale, Maison d'éditions baha'ies, Bruxelles, 1998. Et l' Encyclopédie philosophique universelle, vol. III, Presses Universitaires de France, Paris, 1992. (7) Paris a été le creuset du message baha'i en Europe. C'est là, en effet, qu'en 1890 une jeune Américaine résidant en France, May Bolles, fonda la première communauté baha'ie sur le Vieux Continent. (8) La communauté baha'ie franchit très tôt la frontière irano- russe pour s'établir dans la ville d'Ashkabad (capitale du Turkménistan), où le premier temple baha'i fut construit en 1902. Le premier acte officiel de persécution de la foi baha'ie en Russie remonte à 1928, quand ce temple fut confisqué par les autorités soviétiques. Au cours des dix années suivantes, on assista à un démantèlement progressif et complet de toutes les communautés baha'ies en Union soviétique. Pour plus de précisions, voir Graham Hassall, « Notes on the Babi and Baha'i Religions in Russia and its Territories », La Revue des études baha'ies, vol. 5, no 3, 1993. (9) Encyclopaedia Britannica,
1998 Book of the Year, Chicago, 1998. | ||
|