Médiathèque baha'ie

Bloc-notes d'un enseignant itinérant

Par André BRUGIROUX



Photo : Le récit de l'aventure: véritable sésame par lequel tout est arrivé.


Sommaire

Préambule

1. Le cheminement

2. L’apostolat
Oyez, on embauche
Maximes personnelles
Dur, dur
Ô, Français de souche
Qu’est-ce que c’est la Foi baha’ie ?
Ô, ami iranien
Toi, l’américain

3. Que faire ?
La Terre n’est qu’un seul pays
La Route et ses chemins
Le Prisonnier de Saint-Jean-d’Acre
Les Chemins de la Paix
Les Maquisards de Baha
Le Film

4. Le terrain
Les conférences
Les débuts
La communauté
Point de vue
Ma méthode
Planning
Prosélytisme
Cas délicat
La bénédiction !
L’idéal
L’âge d’or

5. Bilan
Sur quel pied danser ?
Le moule
Attitude
Ouverture
Encouragements
Savoir de quoi on parle
À l’usine
123 Proclamer
Un mot ou un geste
Charabia
Littérature
Secte
Sympathisant
Blocages
Retour
Réticences
Réincarnation
Le plan
La paix
Premier tabou
Deuxième tabou

6. Les médias
La presse écrite
La radio
La télévision

7. Le compte-rendu
Annexes
Notes


À Jeanne, ma mère, qui m’a inculqué les principes baha’is sans le savoir.
Avec ma gratitude à Lucien et Patricia Crevel ainsi qu’à Éric Miel et Andrée Delaurencery.

Un croyant demanda une fois au Maître s’il pouvait lui conférer le don de l’enseignement, car il se sentait incapable d’enseigner. “Je n’ai ni la connaissance, dit-il, ni l’élocution nécessaire pour cela.”
“Va partout, lui conseilla le Maître, et raconte ta propre histoire. Cela en soi est comme enseigner.” (Faizi, A., Dastan-i-Dustan, p. 78)

Vu par l’Assemblée spirituelle nationale des baha’is de France.
Le texte, le contenu et les points de vue exprimés dans ce livre sont l’expression de son auteur et n’engagent que lui.
Avertissement : ce livre présume que le lecteur est déjà familier avec les principes baha’is.

Du même auteur :
La Terre n’est qu’un seul pays, Robert Laffont, 1975
La Route et ses chemins, Robert Laffont, 1978
Le Prisonnier de Saint-Jean-d’Acre, Les Insomniaques, 1982 (prix Saint-Exupéry, 1983)
Les Chemins de la Paix, Séguier, 1990
Les Maquisards de Baha

Librairie Baha’ie, 002?45, rue Pergolèse,
75116 Paris, France


Préambule

Ô, toi qui as le privilège d’être une recrue de l’Armée de lumière !

La joie de guider une âme vers la Foi ne vaut-elle pas toutes les peines du monde ?

Tu le sais, les Écrits nous exhortent à enseigner.

Concentrez donc vos énergies sur la propagation de la Foi de Dieu (*).

Tout a été dit à ce sujet-là, et bien dit, et pourtant !

Dans le Bayan, le Bab écrit que toutes les religions du passé étaient susceptibles de devenir universelles. La seule raison pour laquelle elles n’atteignirent pas ce stade était l’incompétence des croyants. Il poursuit en donnant la promesse catégorique que ce ne sera pas la destinée de

la révélation de “Celui que Dieu manifestera” (c’est-à-dire Baha’u’llah), qu’elle deviendra universelle et englobera tous les peuples du monde.

On est sûr de gagner !

(*) Les citations baha’ies, sauf celles de Shoghi Effendi, sont en italique : voir Notes en fin de livre pour leur origine. Pour la commodité de la lecture, certains termes baha’is n’ont pas été translittérés.




Photo :
Des milliers d'interviews avec les médias du monde entier. Ici, avec Natascha, ma fille, à la rédaction du "Dauphiné Libéré" de Valence. Le 3 avril 1989.


1. LE CHEMINEMENT

Heureux le voyageur qui a reconnu le Désiré !(1)

J’étais convaincu. Embrasé. J’avais trouvé mes réponses !

Je venais de dévorer le dernier chapitre de “Baha’u’llah et l’ère nouvelle” comme les autres, sans souffler.

Et comme pour les fois précédentes, il me fallut un temps pour “redescendre”, recouvrer mes esprits. Et savoir où j’étais. Des bosquets d’arbres, des massifs de fleurs soignés, des enfants qui jouent...

De toute évidence, je me trouvais dans un parc. À côté de moi, sur le banc où j’étais en train de lire, un paisible quadragénaire s’absorbait dans la beauté du soleil couchant. À peine tournée la dernière page, sans même réfléchir, je me penchais vers lui, poussé par l’exaltation :

- Sir, il faut à tout prix lire ce livre, il est FOR-MI-DA-BLE ! Plus tard, j’apprendrai que cela s’appelle, dans le vernaculaire des disciples de la Beauté d’Abha, faire de l’enseignement.

* * *

C’est donc sur le banc d’un parc anonyme de Vancouver, au Canada, qu’un beau dimanche soir du 25 mars 1969 je décidais de devenir baha’i.

Voilà quatorze ans que j’avais quitté la terre de mes ancêtres, la douce France, et que je cheminais de par le monde mû par un instinct qui m’assurait que ce que je faisais était juste. Une insatiable curiosité d’esprit me poussait inexorablement à aller découvrir ce qui se cachait derrière la colline, certes, mais pourquoi ?

Les questions qui se faisaient de plus en plus pressantes au cours de mes derniers mois de bourlingue venaient enfin de trouver réponse dans les écrits de Baha’u’llah. Sans cette découverte bouleversante, mon tour du monde eût été futile. Ce soir-là, le puzzle était enfin assemblé. Ma vie prenait son sens. La joie m’envahissait.

J’avais trouvé la vérité !

Mais comment avais-je atterri dans ce parc de Vancouver, si loin de ma banlieue natale ?

Ô mon Seigneur, j’ignore ce qui est en Toi !(2) Alors, par quelle fantaisie de Ton esprit transcendant, décidas-Tu un jour de faire galoper le fils d’un paysan auvergnat à travers le monde à la recherche de Ton nouveau message ? Je l’ignore, mais Tu as le pouvoir de faire ce qu’Il te plaît. Indéniablement. Car si j’avais voulu effectuer ce tour du monde de ma seule propre volonté, je n’y serais jamais arrivé. Surtout dans les conditions que l’on connaît [Lire “La Terre n’est qu’un seul pays”, “La Route et ses chemins” et “Les Chemins de la Paix”.]
Mon cheminement, ma “légende personnelle”, n’est pas plus extraordinaire que le cheminement de tous ceux qui ont eu le privilège de découvrir la Foi par eux-mêmes : il est différent, tout simplement.

1955 - Je ne peux pas l’expliquer, c’est plus fort que moi, il me faut partir.

Lorsque je quitte Brunoy à l’âge de dix-sept ans, je veux apprendre l’anglais. Le destin déjà, puisque c’est dans cette langue que j’allais découvrir et étudier les versets divins pour aujourd’hui. Loin de moi alors, toute idée d’aller étudier les religions de la planète, de débusquer une nouvelle révélation et encore plus loin, la pensée que je ne rentrerai que dix-huit ans plus tard !

Dès l’Écosse, justement le pays de J.E. Esslemont, l’auteur du livre qui illuminera ma vie plus tard et lui donnera sa direction, je compris que la soif d’apprendre, de découvrir et de connaître ne me laisserait pas de répit. Le rêve de parcourir le monde m’habitait depuis la plus tendre enfance.

Avec ce premier pays, il se concrétisait enfin. Une fois assimilée la langue d’Esslemont, je me suis dit, pourquoi ne pas apprendre l’espagnol, l’allemand, l’italien ? Je voyais en ces langues des clés qui m’ouvriraient le coeur de nouveaux peuples. Et finalement, pourquoi pas le russe ? Mais là, un système s’y opposait, système qui m’interdisait de débarquer avec quelques sandwichs en poche, de fouler un sol nouveau en quête d’un travail quelconque pour y résider et en apprendre l’idiome.

À vingt-sept ans, je parlais donc cinq langues et l’on me formait pour être le directeur du nouvel hôtel de la chaîne dans laquelle je travaillais comme réceptionniste. La consécration, pour un ancien élève de l’école hôtelière de Paris ! Et, par-dessus le marché, la fille de l’actionnaire le plus riche de cette chaîne s’était éprise de moi.. L’autoroute était tracée. L’Italie m’enchantait. Il m’eût été facile de jouir des délices de Capoue pour le restant de mes jours.

Mais l’Éternel en avait décidé autrement.

1965 - J’avais réalisé mon premier plan : apprendre des langues.

Un instinct plus fort que moi m’incitait toujours à poursuivre la route. Mais vers quel pays maintenant ? Je tâtonnais : Inde, États-Unis, Mexique, Argentine, Uruguay... Finalement, après bien des histoires, c’est au Canada que j’atterris. À Toronto, précisément. Comme toujours, sans boulot, sans argent et sans papiers de séjour. Mais là, ô soulagement, je comprenais déjà les deux langues officielles du pays dès l’arrivée ! Bien vite, une bonne place de traducteur aurait pu m’y clouer sur place. Traduire pour la plus grande compagnie d’assurances du monde, la Prudentielle d’Amérique, sans posséder ni bac ni licence, quel défi ! Et me former pour être directeur du bureau de traduction dans le futur. Incroyable, pour l’écolier nul en langues que j’avais été ! Et à nouveau l’amour sous les traits d’une belle Québécoise qui ne demandait qu’à m’enchaîner ! Ma cabane au Canada, en somme.

Le rapport coût de la vie - salaire étant plus favorable en Amérique du Nord qu’en Europe, pour la première fois, j’avais la possibilité d’économiser. Ce que je m’appliquais soigneusement à faire pendant trois ans. En me contentant de repas frugaux et en louant la chambre la moins chère de Toronto, chambre équipée de toilettes où je devais baisser la tête pour uriner, le toit étant calculé pour la taille des propriétaires chinois. Et en faisant des heures supplémentaires à tire- larigot car je sentais que je pouvais enfin constituer le magot libérateur. Magot qui me permettrait de voir le monde entier, de réaliser mon rêve de toujours, mon rêve impossible.

Le voyage m’appelait inexorablement et, bien amarré au mât du navire de Celui qui est le Seigneur de tous les mondes, je ne me laissais pas séduire par ces nouvelles sirènes.

1967 - Enfin le grand départ. Les douze premières années n’avaient été que préparation, apprentissage. À nouveau, je sens que je n’ai pas le choix, qu’il me faut continuer. Aucune idée mystique ne me taraudait. Je ne me posais même pas de questions existentielles. Non, je voulais découvrir le monde tout simplement. En bon boy-scout que j’ai toujours été, je me recollais le sac sur le dos. Mon seul souci en ce mois de novembre était de savoir avec qui partir. Car la trouille de l’inconnu me paralysait encore. Je trouvais finalement deux Canadiens qui partaient, eux, faire le tour de l’Amérique du Sud dans un taxi londonien. Sécurisant, cette maison ambulante et cette compagnie. Ensuite, je pensais prendre un bateau pour le Japon, gagner l’Inde par avion et l’Europe en autocar. Faire un tour du monde classique, en somme. De nouveau, je le répète, loin de mon imagination étaient les aventures et la découverte qui me guettaient. Pas une seconde ne m’avait effleuré l’idée que j’allais parcourir 340 000 Km en stop et zigzaguer pendant six ans ininterrompus sur toutes les routes du monde. Et découvrir que Dieu a renouvelé son message pour aujourd’hui. J’avais trente ans, ce qui n’était pas l’âge des milliers de routards de l’époque. Pourtant, je savais au fond de moi que c’était cela que je devais faire et rien d’autre. Aucune autre option ne me trottait dans la tête.

La visite de l’exposition internationale de Montréal, juste avant le départ, m’avait toutefois offert un avant-goût de ce qui m’attendait. Tous ces beaux pavillons assemblés sur une île du Saint-Laurent n’avaient fait qu’exacerber ma soif d’exotisme. Le 25 novembre 1967, j’abandonnais donc une nouvelle fois confort, sécurité et affection pour la vallée de l’inconnu. Seize mois, jour pour jour, avant de découvrir la Toison d’or de mon odyssée. Et de comprendre le pourquoi de cet irrépressible appel de la route.

À Buenos Aires, je quitte avec soulagement mes deux Canadiens et leur cocon de voiture qui m’empêchent de rencontrer les autochtones, de vivre l’amitié. May Bolles, inhumée dans cette mégalopole, a dû sourire en apercevant ce petit Français qui passait innocemment par-là, sur la piste de ces mêmes écrits sacrés qu’elle avait su être la première à introduire en France en 1898. Ce qui en fait la mère spirituelle de ce pays. Elle a dû d’autant plus sourire que c’est un des livres de sa propre fille (Ruhiyyih Khanum) qui m’introduira plus tard à la Foi, en Alaska.

Le premier stop que je tentais devait me mener à Bahia. Prémonitoire ?

À partir de la Terre de Feu, je fis un bout de route avec deux étudiants : une Américaine d’Atlanta et un Mexicain qui me fournira les armes pour bien vivre la route. J’avais l’envie, l’énergie, mais pas encore le style. Il m’apprit que la bonne humeur et la gaieté étaient les meilleures des armes. Nous refaisions le monde chaque jour, tous les trois, au bord des pistes gelées de Patagonie ou sur les sentiers escarpés des Andes. Nous nous sommes séparés à Manaus, au coeur de l’Amazonie. Eux devaient retourner à leurs études. Je retrouverai le Mexicain chez lui quelques mois plus tard pour les Jeux olympiques. Ce n’est qu’après le Mexique que je me suis retrouvé seul pour de bon. La fusée s’était débarrassée de ses boosters. Il ne lui restait plus qu’à trouver son orbite. De cela, j’étais toujours inconscient. Néanmoins, j’étais sur la trajectoire prévue par l’Ordonnateur suprême. Je voyageais dans des conditions précaires : pas de tente, pas de matelas pneumatique, pas de gourde d’eau, pas de médicament, pas de lampe de poche, pas de couteau, pas de gamelle... Je dormais n’importe où et j’avalais des clopinettes dans les marchés ou auprès des carrioles de rues. Je ne me déplaçais qu’en stop. Je m’étais détaché, dépouillé. J’étais devenu disponible.

Quatorze ans hors de France, à observer mes frères les hommes, leurs us et coutumes, leurs croyances et tabous, quatorze ans à subir leurs cloche merles et leurs cocoricos avaient fait germer en moi beaucoup d’interrogations dont deux de taille. Car même si je n’étais nullement parti pour étudier les religions du monde, j’avais dû me pencher sur leurs textes sacrés pour essayer de comprendre les civilisations qu’elles avaient fait naître et que je traversais maintenant. Premièrement, si toutes les religions parlent d’amour, comment se fait-il qu’elles s’entre-déchirent ? Et deuxièmement, si elles prétendent toutes qu’il n’y a qu’un seul Dieu, comment se fait-il qu’il y ait autant de religions ? S’il n’y en avait qu’une, pensais-je, cela mettrait tout le monde d’accord et si elles appliquaient leur propre message, la paix serait là.

Né dans une famille catholique pratiquante, enfant, j’ai “pratiqué”. Sincèrement. Mais, sans remettre en question le beau message du Christ, je me suis vite posé des questions au sujet de l’Église catholique, apostolique et romaine : mon Église. C’est au catéchisme que je reçus le premier choc en entendant monsieur le curé affirmer qu’il n’y a pas de salut hors de l’Église. La sienne, bien entendu. Quelle chance, ai-je d’abord pensé, je me trouve dans la bonne dès le départ ! Mais je me suis vite demandé aussi pourquoi des millions d’Indiens et de Chinois se trouvaient condamnés d’office. Qu’avaient-ils fait de travers ? Aujourd’hui, cette même Église clame moins haut ce credo, mais il semblait inébranlable dans l’après-guerre. Ce fut la première fissure dans ma croyance.

Trente-sept ans plus tard, en 1983, j’eus une réponse à ce sujet-là lors de mon deuxième passage en Polynésie française. Une série de cyclones y dévastait les îles. Rien n’était bâti pour résister à ce phénomène rare dans cette partie du globe et tout partait à la mer, cocotiers y compris. Les pauvres Polynésiens n’avaient d’autre solution pour s’abriter que de courir à la seule construction en dur de l’île : l’église. Pour eux, en effet, hors de l’église il n’y avait pas de salut !

D’ailleurs, lors de la première visite que j’osais faire dans un temple protestant de Strasbourg avec mon chapeau Baden-Powell de scout enfoncé sur le crâne et mes guêtres de surplus américains ficelées autour des mollets, je ne fus pas transformé en statue de sel comme me l’avait fait craindre monsieur le curé. Ouf ! Les autres Églises ne semblaient occire personne.

Enfant, cela me chagrinait de savoir que Gandhi, par exemple, ne pouvait être canonisé. C’était pourtant un saint à mes yeux. En ce temps-là, deux images pieuses me mirent la puce à l’oreille de la recherche - sinon des fourmis dans les jambes. La photo du Père de Foucault souriant dans le désert de Tamanrasset malgré un dénuement total et celle d’un saint François d’Assise rayonnant de bonheur qui avait quitté une famille fortunée pour vivre en pauvre au milieu des animaux. Comment est-ce possible ? Être heureux dans de telles conditions ? Il doit y avoir dans la vie autre chose que la bouffe, la bagnole et le succès d’une carrière. Je me devais de savoir.

Je n’étais pas parti pour étudier les religions, je le répète, mais celles-ci interpellent à chaque coin de rue. Dès le premier pays étranger, l’Écosse, se posa à moi un gros dilemme : pas d’église catholique dans le coin. Je ne pouvais pas donc pas me rendre à la messe le dimanche, ce qui me mettait en état de péché, toujours selon les normes de cette Église ! La pompe qu’elle déployait en Espagne du temps de Franco me dégoûta. On promenait le dictateur sous un dais comme la sainte Vierge en procession un quinze Août. Et si l’on ne s’affichait pas à la messe du dimanche, on perdait son travail ! J’essaye de comprendre pourquoi j’en suis venu à chercher autre chose. À Niamey, au Niger en 1960, le premier musulman que je vis faire sa prière, tourné vers La Mecque, la tête dans le sable en pleine artère principale, m’impressionna. Je n’avais jamais observé une telle dévotion chez les enfants de la fille aînée de l’Église. En revanche, au Congo, le vaudou me laissa perplexe. Il m’était devenu clair au fil de l’expérience que tous les hommes ont des croyances. Mais alors, quelle est la bonne puisque chacun prétend avoir raison ?

Au bout de la vallée de la souffrance se trouvait la réponse. Ce samedi 1er février 1969, j’étais mal. J’avais passé la nuit assis dans un relais d’Edmonton au Canada dans l’espoir de partir avec l’un des camions d’une compagnie texane qui ravitaillait Fairbanks en matériel de forage pour l’Arctique. En vain. Tous les chauffeurs que j’avais contactés au cours de la nuit avaient refusé, sous un prétexte ou l’autre, de me conduire directement en Alaska, à quelques 3 500 km de là. Je voulais effectuer ce parcours d’un trait car le quotidien local titrait : “RECORD DE FROID À EDMONTON : - 45o. L’HIVER LE PLUS RIGOUREUX DU SIÈCLE !” Je voulais éviter de progresser

par petits bonds à cause du danger. Je voulais m’éviter le chemin de croix. Mais là, malheureusement, je n’avais plus le choix si je voulais y aller. Poussé par une force incompréhensible, je n’ai pas hésité ce matin-là à gagner la sortie de la ville malgré le danger climatique et mon état de zombie intégral.

Je progresse d’un pas rapide. Sous mes pieds la neige crisse et l’air chaud de ma respiration qui s’échappe de la cagoule se transforme instantanément en plaquettes de glace sur la bouche. Les yeux me piquent derrière les lunettes de soleil. Mes joues prennent rapidement la texture du marbre. Malgré quatre paires de chaussettes de laine et une paire de bonnes chaussures engoncées dans des bottes fourrées, j’ai l’impression de marcher pieds nus sur la glace. Doigts gourds.

Bien vite, je ne sens plus ni mon corps, ni mon sac sur le dos. Diable, qu’est-ce qui peut m’entraîner dans une tel supplice ? Il est le Tout-Puissant, Il fait ce qu’Il veut(3). Comme toutes les villes du nouveau monde, Edmonton s’étire sur des kilomètres. En route, penaud, je m’arrête un instant chez des cousins, émigrés du début du siècle, pour avaler un café, me réchauffer et leur demander de me déposer à l’entrée de la fameuse route de l’Alaska pour gagner du temps. Affolés par ma détermination suicidaire, ils se pendent à mes bras pour m’empêcher de partir.

- Tu es fou, André ! Par cette température, tu vas mourir ! Reste- là ! On t’en supplie !

Rien n’y fit. Je me devais de partir. Atterré, Georges me déposa finalement à contrecoeur à la sortie nord de la ville. Seul, face à l’immensité blanche sous un ciel figé. Au bout d’une heure, vers dix heures trente, une première limousine m’embarque sur une piste verglacée, jalonnée de voitures abandonnées, les roues parfois en l’air... Où va-t-elle me déposer ? Et ce soir, où vais-je dormir ? On sait que je ne dors jamais à l’hôtel. Je joue ma vie au poker du frigo. En Alaska, le stop est interdit en hiver tellement c’est dangereux. Aussi vais-je rapidement attirer l’attention des médias qui me baptisent le crazy Frenchman (Français cinglé). Le but de ces quelques lignes n’est pas de raconter un exploit, mais de faire comprendre dans quelles conditions, je suis allé débusquer la Foi. L’Évangile affirme : “Frappez et l’on vous ouvrira”. Il ne dit pas de gratter à la porte. Je frappais. Et comment ! Pas si cinglé que cela après tout car c’est dans les conditions les plus dures et les plus dangereuses de tous mes périples que j’ai trouvé réponse à mes questions et que le but de mon odyssée s’est dévoilé. Il semble que l’Omnipotent recrute en toutes circonstances.

Comment s’y prit-il précisément ?

Progressons par date :

Jeudi 6 mars 1969 - Une mustang me dépose à Copper Center, village d’Indiens athabascans situé à mi-distance entre Anchorage et Fairbanks. Voilà déjà cinq semaines que je me joue des rigueurs du climat. Quinze heures : le soleil s’éteint derrière la montagne dans des mauves enchanteurs. Silence total dans le village. J’avance avec de la neige jusqu’aux hanches. Personne à l’horizon. Quelques flocons papillonnent dans l’air. Question de survie, dans les cinq minutes qui suivent, il me faut être au chaud. Soudain, un Indien providentiel bondit d’une cabane à l’autre comme une biche pourchassée. Je l’interpelle. “Hé, mon frère, où puis-je dormir ce soir ?” Avant de disparaître promptement, il me désigne une cabane en rondins coiffée de neige, près d’une motoneige. Cabane où résident deux volontaires américains pour la paix. Des jeunes idéalistes et voyageurs, en général. Je m’y précipite. David m’ouvre la porte. Je lui explique en deux mots ma situation.

- Pas de problème, tu peux dormir ici par terre sur la peau d’ours. Mais, sorry, nous ne serons pas là ce soir, on doit se rendre à une réunion baha’ie.

Baha’ie ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Jamais entendu ce mot-là auparavant. Après tout, je suis français et je ne suis pas censé connaître tous les mots du vocabulaire anglais.

- Que veut dire “baha’ie ?”, demandais-je aussitôt.
- On ne sait pas !
- ... ?

- Oui, un baha’i vient nous chercher ce soir pour nous expliquer ce que c’est exactement. Il doit nous conduire à l’une de leurs réunions à Anchorage (juste d’où j’arrivais), continua George, son compagnon. Je crois savoir que ce sont des gens qui ne font pas de politique...

“Tiens, des gens intelligents”, ai-je pensé.

Le baha’i en question, le premier de l’espèce que je découvre sur cette vaste terre, un certain Donald Van Brunt, un des rares pionniers du pays à l’époque, me lance au premier coup d’oeil :

- C’est vous le crazy Frenchman ?

- Comment ça ? C’est écrit sur mon front ou quoi ?

- Non, mais je viens de voir votre portrait en première page du “Anchorage Daily Times”. Passionnante votre histoire. Écoutez, j’habite Valdez, plus au sud. J’y serai de retour dans trois jours après notre réunion. Pourquoi ne venez-vous pas dîner à la maison, si vous êtes dans le coin ? On pourra faire un brin de causette. J’ai voyagé moi aussi.

Ça tombait bien, c’était ma route. J’acceptais volontiers. Pardi ! Lorsque l’on voyage avec un budget d’un dollar par jour, pas besoin de noter une telle invitation, elle s’enregistre de suite. Et reste en mémoire !

8 mars - J’arrive donc à Valdez, surnommée la Suisse de l’Alaska. Pour ses montagnes je suppose, car on y voit aussi la mer. Mer qui connut une belle pollution quelques années plus tard avec le naufrage de l’Exxon Valdez. Le shérif local me conseille de “faire quelque chose” si je veux obtenir la faveur de dormir dans “sa” prison. Sinon la loi l’interdit.

- Quoi, par exemple ?

- Je ne sais pas, euh, tiens, casser une voiture !

- Bonne idée sergent, où est la vôtre ?

- Pas la mienne, bougre de crétin ! Mais attention, si tu fais ça, il te faudra ensuite passer au tribunal.

Finalement, coeur compatissant, le shérif me fait faire le tour de sa ville pour essayer de trouver un refuge chaud et gratuit. Au bout d’une heure, nous sommes de retour à la prison, gelés et malheureusement bredouilles. J’allais le quitter pour tenter seul ma chance, lorsqu’il se souvient d’un ami à lui, pasteur de son métier, qui aurait un lit de libre, le fils étant parti au Viêt-nam. Comme quoi la guerre a parfois du bon ! C’est ainsi que j’atterris chez la famille du révérend Cousart, ministre de la “Première Assemblée de Dieu”. La date de fondation inscrite sur le fronton de son église en bois me fit tiquer : 1867. Et avant, il n’y a pas eu d’assemblées de Dieu ? Ces Américains n’ont vraiment peur de rien ! Là, malheur : ce fut l’enfer. Nouvelle tentative de conversion. Drôle, comme ça se répète ces derniers temps. Ai-je une tête à être converti ? Il y a à peine une semaine une petite vieille de je ne sais plus quelle dénomination m’avait déjà sondé en m’offrant le couvert dans sa roulotte : “C’est bien beau votre voyage autour du monde, mais le voyage de l’éternité, qu’en faites-vous ?” Cette fois-ci, j’ai d’abord droit à un pamphlet qui foudroie le catholicisme puis à des “Jésus-Christ notre Sauveur”, des bénédicités, des “Avez-vous dit votre prière ?” à tour de bras. Lui, sa femme et la grand-mère se relaient. Je ne peux même plus avaler une cuillère de soupe en paix sans subir la litanie. Intenable ! Le plus irritant dans cette affaire était que je n’avais pas l’intention de rester à Valdez plus d’un jour. Mais comme je tenais à filmer le décor et qu’il faisait obstinément gris, j’attendais maître soleil. Le Créateur de toutes choses employait les grands moyens : il cachait même le soleil pour me garder dans les parages jusqu’au retour de Donald ! Oui, Il fait ce qui Lui plaît.

Le troisième jour, je n’étais toujours pas converti à la Première Assemblée de Dieu, mais par contre, j’en avais plus que marre de ses adeptes. La soupe ne passait plus du tout. Je me suis souvenu de la fameuse invitation.

- Je m’excuse, révérend Cousart, mais ce soir, je ne serai pas là, je dîne en ville.

- Et où donc, cher André ? s’enquiert le pasteur d’un sourcil soupçonneux.

- Chez les Van Brunt.

Je vois encore le bond que provoqua ce nom chez sa femme.

- Attention, cria-t-elle, ces gens-là ont une drôle de religion !

“Vous feriez bien de regarder la vôtre”, ai-je aussitôt pensé. Mais que dire quand le thermomètre indique - 45o dehors et qu’un lit m’attend au chaud à l’intérieur ? La diplomatie a ses impératifs. N’est-ce pas ?

Donald et Mary Van Brunt vivaient dans une roulotte. Belle comme un appartement. Ils me préparèrent le summum de la cuisine yankee : deux hot dogs, brûlés par-dessus le marché. De quoi faire fuir tout Français en pleine possession de ses esprits. Je les ai encore sur l’estomac d’ailleurs. Ils ne sont jamais descendus. Personne ne peut donc prétendre que je suis rentré dans la Foi par la bouffe ! De toute évidence, je cherchais un autre type de nourriture. Agréable soirée où l’on parla du tremblement de terre qui ravagea la ville, des difficultés de voyager, de la France lointaine que les Van Brunt connaissaient...

de tout, sauf de la Foi. Quel contraste avec le zèle forcené des Cousart. C’est moi qui dus demander avant de partir ce que baha’i voulait dire.

“Nous travaillons pour l’unité du monde”, me répondit seulement Donald en rangeant tranquillement la vaisselle. “Bonne chance, ai-je pensé, vous n’avez pas vu l’état de la planète ?” Il me demanda alors s’il pouvait m’offrir un livre. J’adore lire et je reçus “Prescriptions for Living”. Un petit livre (qui n’existe pas en français) écrit par la fille de May Bolles, la mère spirituelle de ma patrie. Il s’agit de Mary Maxwell, mieux connue de la communauté sous le nom compliqué de Amatu’l-Baha Ruhiyyih Khanum Rabbani.

En fait, ce qui me frappa chez les Van Brunt ne fut ni la conversation ni encore moins la cuisine, on l’a constaté, mais leur attitude.

Je n’avais jamais rencontré dans ce monde agité et déboussolé une telle sérénité chez des êtres humains. Réconfortant. Et intrigant, à la fois.

Dans mon carnet de bord, suite à la première rencontre avec Don (Donald) dans l’après-midi, j’avais noté ceci : “Je vais voir Don Van Brunt : celui-ci est soi-disant “suspect” car il est baha’i, un mélange de religions (sic). Il m’offre un café, mais lui ne prend rien car il fait ramadan comme les arabes...” Puis, à mon retour, après le fameux banquet, j’avais ajouté : “Mme Cousart s’inquiète de savoir si je n’ai pas été détourné... Les Van Brunt, eux, ne cherchent pas du tout à imposer leur religion...” Sans m’en rendre compte, je reçus chez eux ma première leçon de “comment enseigner” : surtout, ne pas “tanner” les gens.

De Valdez, où je n’ai finalement rien filmé, le ciel étant resté couvert, je gagne Haines. Toujours le froid extrême, la neige. Et un autre type de danger cette fois : un maniaque qui conduit torse nu et qui roule trop vite sur l’étroite piste patinoire de la montagne. Ce qui devait arriver arrive. Il perd le contrôle de son véhicule et quitte la piste pour aller s’enfoncer dans une dune de neige en contrebas, juste avant d’arriver à Haines. My God ! J’ai cru que c’était la fin de mon existence ! De Haines, où un collègue des Cousart tente à nouveau de me stranguler avec un chapelet de “Jésus Christ, notre sauveur”, j’embarque sur un ferry pour gagner Ketchikan à travers les splendides îlots du Panhandle, la “queue de poêle” de l’Alaska, un des plus beaux coins sur terre. Là où plane l’aigle blanc du drapeau américain.

18 mars - Le ferry me débarque à Ketchikan, centre industriel de pâte à papier, mais aussi village typique d’Indiens tinglits. Magnifiques maisons de bois peintes et grands totems coiffés du corbeau mythique comme dans Tintin et Milou. Dans la baie soufflent des baleines. J’ai terminé le livre que m’ont offert les Van Brunt. Pas vraiment aimé. Trop moraliste à mon goût. Toutefois, il me fait découvrir l’histoire de la Foi au XIXe siècle en Perse. Affreux. Tous ces martyrs : “On leur faisait manger leurs oreilles sans sauce... !” L’Histoire me passionne et c’est par elle que Baha’u’llah va me ferrer. N’ayant jamais entendu parler de tels événements auparavant, je voulus en savoir plus. Je me mis donc en quête des baha’is pour obtenir un livre plus explicite. Et mieux connaître leur histoire. Il n’y avait, à l’époque, que quelques rares croyants dans le 49e état des États-Unis. J’eus du mal à les trouver et, apparemment, je n’étais pas le seul à ignorer le mot baha’i dans les environs.

- Baha’i ? Qu’est-ce que c’est ? Un pays !

- Jamais entendu parler de cette entreprise !

Finalement, je déniche un jeune couple appartenant à cette religion, Fred et Sherane Harnisch qui m’invitent à leur réunion d’information, le soir même. Ici, je préfère à nouveau citer mon journal de bord avec ses impressions prises à chaud : “Vingt heures : réunion chez les baha’is. Ils me connaissent déjà par les photos dans les journaux. Très gentils avec moi. Leur religion est plausible. Le plus remarquable de la soirée est de voir plusieurs dénominations religieuses en train de discuter de leurs différences tranquillement, sans aucune animosité.” Le journal poursuit : “À la sortie d’une si ennoblissante rencontre, un certain Tom me refile de la propagande “Première Assemblée de Dieu” en me conseillant de me méfier...” Décidément, ils ne me ratent pas ceux-là !

Ce que je n’ai pas inscrit, c’est la question que j’ai posée après l’exposé de la soirée : “Votre idée de réunir les religions me paraît excellente, mais ne croyez-vous pas qu’il y a assez de religions dans le monde pour mettre la pagaille ? Alors pourquoi en ajouter une de plus ?” Clairement, je n’avais pas saisi le principe de la révélation progressive. J’ai toujours gardé cela en tête lors de mes propres exposés plus tard : faire attention à ce que les gens comprennent bien ce qu’on veut leur dire.

J’explique ensuite aux Harnisch que j’ai l’intention de visiter l’Iran dans mon périple et que, avant de m’y rendre et pour ne pas paraître ridicule en arrivant, je veux connaître l’historique baha’i dans ses détails. Ils m’offrirent “Baha’u’llah et l’ère nouvelle” comme “cadeau de voyage”, dirent-ils et, le lendemain, quand je pris le ferry y ajoutèrent un inoubliable paquet d’une délicatesse exquise : un petit sac- repas contenant un camembert, du saucisson, du pain français et une petite bouteille de rosé accompagnée d’une belle carte de Ketchikan signée par toute la famille. Où diable avaient-ils déniché tout cela en plein coeur de l’Alaska ? Avaient-ils voulu rattraper les hot-dogs ? En tout cas, aujourd’hui encore ce petit paquet me fait chaud au coeur et, à l’époque, il valait tous les discours.

Toujours ce froid inhumain, la neige, la glace et encore du danger : je quitte un de mes chauffeurs, imbibé de whisky, cinq minutes avant qu’il ne s’écrase contre un poteau. À la sortie de Quesnel, exactement. Il est le Protecteur. La route continue. La peur aussi : le camionneur suivant me plante un revolver dans les côtes.

- Fais gaffe, p’tit gars, un de tes collègues m’a piqué mon fric dernièrement. Alors, toi, si tu bronches, je te descends. Compris !

Froid, peur, fatigue, danger, rien n’y fait, je ne lâche plus mon nouveau livre. Même avec deux paires de gants, j’essaye de le feuilleter en attendant le prochain chauffeur. J’en oublie même où atterrit mon duvet le soir : refuge du Welfare, cellule de prison, tanière de hippies, prison... J’oublie tout. Je plane dès que je mets le nez dedans. J’ai l’impression que mes mains bouillonnent dès que je le saisis. Sa lecture me transporte sur une autre planète. Je suis comme happé dans un tourbillon de félicité. Je le souligne, je griffonne. Et le lendemain, je n’ai qu’une hâte : m’y replonger.

23 mars 1969 - Trois heures de la nuit dans le canyon Fraser. Le vent hurle, le ciel gronde, les bois de la bicoque qui m’abrite grincent affreusement. Comme si tous les démons de la création criaient leur désespoir d’être chassés du paradis. C’est dans une nature déchaînée et par un froid sibérien que j’ai enfin trouvé la réponse à ma question essentielle : il n’y a qu’une seule religion. Elle est révélée progressivement. C’est si simple et si lumineux à la fois. Je m’en veux de ne pas y avoir pensé moi-même : comme à l’école, un seul enseignement, mais dispensé graduellement. Suis-je donc bête ! Pas si bête que ça, apparemment, car je n’ai jamais rencontré de bipède depuis qui comprenne cette notion avant qu’elle ne lui soit expliquée ou lu de livres de religions comparées élaborés par de doctes théologiens qui l’expliquent.

La révélation est progressive. FA-BU-LEUX. Je tiens la clé, ma quête du Graal est terminée. La Toison d’or est entre mes mains. Les morceaux du puzzle se sont assemblés pour moi en Colombie britannique. À l’ouest du Canada, dans ce pays qui m’avait déjà fourni, à l’est, les moyens de partir quinze mois auparavant. Là, dans une nature grandiose, la vie et l’histoire du monde ont pris un sens. Oui, ce livre m’a convaincu instantanément, sans espoir de retour si bien que je n’ai jamais questionné de baha’is par la suite. Inutile. J’avais compris. Comme je l’ai écrit dans “La Terre n’est qu’un seul pays” : “Un feu secret venait de s’allumer soudainement au plus profond de moi”.

17 avril 1969 - À San Francisco, je vais avoir une confirmation éclatante que ma nouvelle conviction est la bonne. Dans l’ancien centre administratif, je tombe sur une réunion baha’ie. Confirmation plus claire que de l’eau de roche quand je constate les effets que produisent ces écrits nouveaux sur les gens. Des Blancs, des Noirs, des Jaunes (moi, je trouve qu’on est malade si l’on est jaune ; mais c’est ainsi que l’on désigne les Asiatiques qui sont souvent plus blancs que les olivâtres Portugais ou les rosâtres Britanniques) mêlés sous le même toit. Certes, ce phénomène s’observe aussi à la gare d’autobus ou au stade de base-ball local, mais pas dans la même relation. Là, j’ai senti la joie, l’amour et l’unité en action. En un mot, le pouvoir. Les “vibrations”, selon la terminologie hippie de l’époque, étaient si intenses qu’on aurait pu les cueillir à la main ! Aucun autre groupe religieux dans le monde ne m’avait produit un tel effet jusque là. Je tenais la preuve que ma découverte était valable et fonctionnait. Il me fallait du concret, je l’avais.

J’ai été convaincu tout de suite, sans l’ombre du moindre doute, que Baha’u’llah est la Parole de Dieu pour aujourd’hui. Mais je n’étais nullement convaincu sur André Brugiroux en tant que disciple de cet auguste porte-parole ! Moi, baha’i ? Impossible ! “Cet idéal est trop élevé, inaccessible, raisonnais-je, je n’y arriverai jamais.” Je ne peux pas être un “bon” baha’i (là, je ne me trompais pas). Je n’avais pas encore compris que si l’on ne prend pas le remède, on ne risque pas de guérir. En plus, ne plus boire de vin, de champagne ou de cognac.

Un comble ! Impensable pour un français blanc, catholique et normal. C’est vouloir détruire son art de vivre, annihiler sa culture, ni plus ni moins. Quand je pense que j’avais passé trois ans à l’école hôtelière de Paris à étudier tous les crus de France et de Navarre, que j’avais tout goûté et rempli consciencieusement plusieurs cahiers d’oenologie. C’est comme interdire aux Iraniens de boire du thé ou aux Américains d’ingurgiter leur Coca. Honnêtement, s’Il avait rajouté “pas de fromage”, je ne pourrais pas être compté aujourd’hui parmi les auxiliaires de la Beauté Bénie, pour prendre un qualificatif cher au milieu. Et s’il n’y avait eu que la divine bouteille en question ! Ces écrits parlaient aussi de chasteté. Je courus au dictionnaire pour vérifier si cela signifiait bien ce que je soupçonnais. Oui, c’était bien ça : plus de minettes hors des lois du mariage. Toutes les bonnes choses de la vie, en somme, au panier, comme ça, d’un trait de plume. Cela faisait beaucoup à la fois. Je décidai prudemment de finir d’abord le voyage, d’en profiter, de rester neutre jusqu’au retour. “Je me déclarerai à Paris, j’ai le temps”, pensai-je. Mais bien vite, je m’aperçus que je n’étais plus neutre, que je voyais tout à travers l’optique baha’ie, que ma façon de penser était radicalement changée.

Tahiti, îles Cook, Nouvelle-Zélande, Australie, Indonésie, Singapour, Bornéo, Malaisie, la ronde se poursuit. Partout, au fil du chemin, je rencontre des “amis”, le terme m’est devenu familier, pour leur réclamer de la littérature afin de mieux connaître ma nouvelle foi. Plus tard, j’apprendrai que cela s’appelle s’approfondir. J’achète même un livre de prières en passant au Temple de Sydney. Le stop et les aventures continuent et le mois d’avril 1970 me voit fouler le sol de la Thaïlande. Surprise à Bangkok : tout Occidental qui désire visiter le palais royal doit porter veste et cravate. Justement le genre d’article qui n’encombre pas mon sac à dos, cela va de soi. Où vais-je donc trouver ce déguisement dans un pays asiatique, qui plus est ? Je me gratte la tête. “Tiens lesdits amis, j’y pense, sont serviables, je suis sûr qu’ils peuvent me dépanner.” Et de chercher tout de go l’adresse de leur centre administratif dans le guide du téléphone. Rue Lang Suan, au numéro 4. Un petit bout de femme, d’un certain âge, sanglée d’un sari vert sombre et portant carreaux m’accueille sur le seuil.

- Une veste, une cravate, murmure Shirin Fozdar d’un ton malicieux... Hum, jeune homme, je ne porte pas ce genre d’habits !

- Oui, je sais, mais vous avez certainement des hommes dans votre communauté...

Elle jauge ma taille d’un coup d’oeil rapide et me demande de repasser. Le lendemain, la veste me tombe à la perfection et la cravate me sied à merveille. Merci beaucoup.

Mardi 14 avril 1970 - Je vais rendre mon emprunt vestimentaire. Depuis un an, chaque baha’i rencontré au fil du chemin, sentant ma conviction, s’acharne à me faire signer “la carte”, c’est-à-dire à me faire adhérer officiellement au mouvement. “Laisse tomber, je suis plus convaincu que toi, mais ce n’est pas l’heure”, ai-je pour habitude de répondre. Toujours ce désir d’être “libre” pour profiter de mon aventure au maximum et jouir des “bonnes” choses de la vie.

- Il n’est pas de plus grande chose à faire dans ce siècle que de reconnaître Baha’u’llah, tonitrua la frêle Shirin en frappant énergiquement la table du plat de la main. “Alors, si vous le reconnaissez comme vous l’affirmez, faites-le pour de bon !”

Bigre ! Les mots justes avec le ton approprié au moment opportun. Je signai la fameuse “carte”, le formulaire d’adhésion, sur le champ sans coup férir, rendant ainsi officielle une attitude virtuelle depuis un an. Il soumet toute chose à sa volonté !

Cette façon de faire m’a marqué : la méthode doit être adaptée à la situation.

Lorsque je quittai cette femme remarquable, mère spirituelle de l’Asie du Sud-Est [Décédée à Bombay en 1990], je l’entendis rajouter pour elle-même de son délicieux accent indien : “Moi, je suis la nurse du monde et même si le monde ne veut pas avaler ce remède, je vais lui fourrer dans le gosier, atcha, atcha !” En tout cas, elle avait su me le faire ingurgiter.

D’aucuns soutiennent que si l’on devient baha’i, c’est parce qu’on aurait fait “quelque chose” pour cela avant. Je me suis gratté la cervelle depuis pour tenter de savoir ce qui aurait pu provoquer cette conversion chez moi. En vain. Tu connais ce qui est en moi, ô mon Seigneur, mais j’ignore ce qui est en Toi. Le désir d’oeuvrer pour Dieu était peut-être là. À Toronto, lorsque je traduisais pour constituer le pécule de ma balade, je m’étais promis qu’une fois rentré en France, je participerais aux activités de la paroisse Saint-Médard de Brunoy.

Je ne connaissais pas mieux à l’époque.

Nous étions trois frères à la maison et ma mère avait toujours cultivé l’espoir que l’un de nous devienne prêtre comme il était coutume dans chaque famille croyante du royaume avant la guerre.

Et c’est vers moi qu’elle tournait particulièrement ses pensées à ce sujet. En fait, c’est grâce à elle que je suis devenu baha’i. Je ne vois pas d’autre explication. Elle a essayé de m’élever sans préjugés de race, de nationalité, de croyance... Étonnant, cette catholique pratiquante qui dans les années cinquante affirmait que “toutes les religions sont bonnes”. Et qui, par des exemples concrets, me montrait la voie. Juste après la guerre, elle reçut des Allemands à la maison et pendant le conflit algérien, elle louait une des mansardes de notre pavillon de banlieue à deux Algériens. Elle reçut avec grand honneur un Africain dont j’avais fait mon ami au Congo durant le service militaire à une époque où l’apparition d’un Noir à Brunoy faisait encore sensation. Des années avant, je l’avais déjà entendu louer en termes chaleureux un couple mixte, à Lourdes. Et que dire des tartes et gâteaux savoureux qu’elle portait régulièrement les jours de fête à la voisine, une Russe blanche émigrée qui vivait dans la solitude. Que dire aussi des sandwichs qu’elle offrait aux vagabonds de passage alors qu’il lui fallait diviser chaque centime du budget de la maison. Parez-vous de belles actions plutôt que de paroles (4). Et puis, jamais un mot de travers sur personne. Ne souffle mot des péchés des autres(5). Quelle leçon ! J’ai récolté ses fruits, tout simplement. Elle était baha’ie sans le savoir. J’aurais tant voulu lui en parler au retour. Malheureusement, un cancer l’avait emportée pendant mon absence.

En me creusant un peu plus les méninges, je me rends compte que la Foi, avant la rencontre de Donald Van Brunt en 1968, m’avait déjà adressé quelques malicieux clins d’oeil. À l’école primaire des Mardelles, l’un de mes jeunes camarades de classe m’avait avoué, à ma grande surprise, que ses parents croyaient dans toutes les religions. “C’est pas possible de croire à toutes les religions !”, n’avais-je pu m’empêcher de penser alors. En 1957, juste le jour de mes vingt ans, le journal annonçait qu’un certain Shoghi Effendi était mort à Londres. Ce nom bizarre ne me disait rien qui vaille, mais je le trouvais exotique et il m’était resté en mémoire. Je ne sais pas pourquoi, à mes yeux, il évoquait la Turquie, et cette terre lointaine me donnait des démangeaisons dans les jambes. Le 26 avril 1968, mon journal de bord relate qu’une vieille Américaine [Betty repose désormais dans le beau cimetière de Punta Arenas que j’ai pu visiter en 1998] de Punta Arenas au Chili nous invite à prendre le thé chez elle, moi et mes deux nouveaux compagnons de route, Genny l’Américaine et Juan José le Mexicain. Thé chaud à l’abri plus que bienvenu alors que dehors le vent cloue sur place et que la température transit jusqu’à la moelle. Fort bizarre son home décoré d’inscriptions en arabe, de temples orientaux et du portrait d’un aïeul enturbanné à la foisonnante barbe blanche. Et surprenante aussi cette façon qu’elle a de traiter des inconnus avec une telle gentillesse. Elle en était presque suspecte ! Elle ne voulait rien de nous, seulement nous faire plaisir. On ne comprenait pas, mais je n’ai jamais oublié. Et enfin, juste avant les Jeux olympiques de Mexico, en octobre 1968, lorsque je retrouvai ce même Juan José, il me fit savoir qu’à Panama, en rentrant de son côté, il avait découvert des gens très sympas qui acceptaient toutes les religions.

“Des gens intelligents”, ai-je pensé cette fois-ci au lieu d’arquer bêtement les sourcils comme à l’école primaire. Le mot fatal n’avait pas encore tinté à mes oreilles, mais des petits cailloux sur le sentier m’y avaient semble-t-il conduit.

De par moi-même, il est clair que j’eus été incapable de reconnaître Baha’u’llah, mais Il prépare les coeurs de qui Il veut... Et à ce sujet-là, toute proportion gardée, je ne peux m’empêcher de penser à la confession de saint Pierre relatée dans l’Évangile de saint Matthieu au chapitre XVI, versets 16 et 17 : “Et vous, dit le Christ, qui dites-vous que je suis ? Simon Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Jésus, reprenant la parole, lui dit : Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans les cieux.” Le mystère de mon adhésion reste entier à mes yeux. Pourquoi moi ? Pourquoi un tel privilège ? Pourquoi l’infiniment Sage m’a-t-il permis de saisir cette vérité ? Devais-je avoir la caboche dure pour qu’Il me triture autant et si longtemps sur la route afin de me faire ouvrir les yeux. Et pour qu’il m’envoie dans l’endroit le plus glacial chercher la flamme la plus brûlante !

12 février 1973 - L’épopée touche à sa fin. Voilà déjà six ans que je sors le pouce sur toutes les routes du globe sans faiblir. J’arrive à Haïfa, en stop comme il se doit, pour un pèlerinage de neuf jours habilement négocié avec la Maison universelle de justice tout au long de mon parcours africain. À Bahji, dans le mausolée de Baha’u’llah, les mots du coeur l’emportent : “Je n’ai qu’un désir, ô Seigneur, faire connaître Ta cause, je ne veux rien faire d’autre dans la vie.” Après
quelques instants de silence, l’Auvergnat se réveille en moi et la supplique se fait plus précise : “Et s’il Te plaît, n’oublie pas d’envoyer les sous !” Tu as le pouvoir d’exaucer ceux qui Te prient, n’est-ce pas ?

Depuis, j’ai eu l’extrême bonheur de ne faire que cela : enseigner. Le rêve, pour un croyant.

“Quelle honte, tu ne travailles pas, t’es comme un hippie avec ton sac sur le dos. Baha’u’llah a prescrit à chacun d’avoir une occupation. Et toi, tu ne fais rien !” C’était un point de vue en Ouganda. Mais Il n’a pas interdit d’étudier à ce que je sache. Ce qu’avait bien compris Youssef Ghadimi qui m’avait offert l’hospitalité à Téhéran auparavant et qui m’avait dit ceci : “André, termine d’abord ton voyage, c’est très important, c’est la meilleure des universités, il te sera utile, puis rentre en France, le pays a besoin de toi. Il y a du travail !”

Ô, que oui et c’est de ce travail et de ce que j’en ai tiré, ami, que je voudrais t’entretenir maintenant. Puissent ces lignes te distraire d’abord et ensuite t’encourager, toi qui vis aussi dans ce beau pays, à entrer en lice et lutter en connaissance de cause !




Photo :
Courte pause entre affichages pour la ciné-conférence. Sur le port de La Rochelle, le 3 août 1981.


2. L’APOSTOLAT

Je dormais et je rêvais que la vie était joie

Je me suis réveillé et j’ai vu que la vie est devoir J’ai agi et je me suis aperçu que devoir était joie.

Rabindranath Tagore

Oyez, on embauche !

“Racontez parmi les nations Sa gloire(1).”

Voilà le commandement immuable de Dieu, éternel dans le passé,

éternel dans le futur(2) !

Il n’est pas nouveau puisque les Psaumes le chantaient déjà au bon

vieux temps de la Bible. “Allez prêcher la bonne nouvelle”, dira plus tard le Christ. “Lève-toi pour le triomphe de ma cause”, ordonne aujourd’hui Baha’u’llah.

Dieu a le pouvoir de faire ce qu’Il Lui plaît, Il a la puissance de faire ce qu’Il veut, Il détient le pouvoir sur toutes choses, Il est le Tout-Puissant, l’Omniscient, l’Invincible, l’Irrésistible, le Victorieux... Certes, mais c’est quand même à nous qu’il incombe de divulguer la dernière mouture de son Grand Plan !

M’assister, c’est enseigner ma cause. L’assister ? Nous qui sommes faibles, qui ne sommes que des pauvres et des nécessiteux, des serviteurs qui dépendent de son commandement et de son bon vouloir, des hommes qui implorent son appui, son secours... En somme, si je comprends correctement les règles du jeu, il est demandé à des êtres imparfaits de prêcher la perfection, à des esclaves de prêcher la liberté, à des individus limités de prêcher l’infini. N’aurait-on pas affaire ici à la quadrature du cercle ? À l’original de “Mission Impossible” ? S’agirait-il d’un marché de dupes ou d’un contrat léonin entre le Créateur et sa créature ?

Pour nous stimuler, en plus, on est averti que vos bonnes oeuvres ne Nous profitent pas, que Dieu n’a nul besoin de ses créatures et que cette noble tâche doit s’exécuter dans un monde qui n’est qu’une vaine et vide parade, un pur néant n’ayant que l’apparence de la réalité - semblable à un mirage du désert !(3)

Finalement, n’y aurait-il pas de la part du Seigneur un soupçon de chantage lorsqu’il rajoute : Mentionne-moi sur ma terre afin que, dans mon ciel, je me souvienne de toi ?(4)

L’Histoire montre sans aucune ambiguïté que cette méthode de propagation n’est pas nouvelle et qu’elle remonte même à la nuit des temps. Pour faire connaître sa volonté, Dieu choisit régulièrement un homme parmi les autres, il en choisit un toutefois qui est parfait, ce qui est préférable. Mais le pauvre messager, lui, n’a pas d’autre choix que de s’appuyer sur le commun des mortels pour faire divulguer son message. Les “choisis” qui acceptent ce message. Même pas choisis par lui, mais toujours d’après les décrets du Très-Puissant car c’est Lui qui fait entrer qui Il veut dans sa miséricorde. Drôle de méthode à première vue, mais quel immense privilège pour ces “choisis” ! Car il s’agit ni plus ni moins pour eux (les trésors de la terre, selon la qualification donnée dans l’Épître au Fils du Loup) que de participer directement à l’oeuvre créatrice.

Aide-moi à accomplir ton grand dessein.

Claire est donc la ligne de conduite dans le domaine de l’apostolat.

Pardon, de l’enseignement.

Aujourd’hui, on embauche. Dans la vigne du Seigneur. La vigne, voilà un endroit qui devrait plaire aux Français ! On ne cherche plus des bâtisseurs de cathédrales, on demande des constructeurs de civilisation mondiale. “N’est-il pas magnifique de penser un instant que Dieu a un peu besoin de nous”, supputait la grand-mère spirituelle de la France, Lua Getsinger [nota : C’est, en effet, Lua Getsinger qui fit connaître la Foi à May Bolles, l’initiatrice de la Foi en France].

Le fait que les hommes puissent participer à l’expansion du message n’est qu’un signe de la bonté de Dieu qui leur est accordée(5), selon les tablettes de Baha’u’llah. Paraît-il qu’il vaut mieux guider une seule âme que de posséder tout ce qui est sur la terre(6). Alors, qu’attendons-nous ? C’est la plus méritoire de toutes les actions(7). C’est en définitive le devoir de tout croyant. Ce devrait être son plus grand plaisir. Quiconque vivifie une âme a, en vérité, vivifié l’humanité entière(8). Voilà un propos qui devrait nous faire courir au vignoble !

Loin de moi la prétention de rédiger un docte traité ou d’offrir de nouvelles méthodes dans le domaine de l’enseignement. À chacun son truc. Soyons francs, tout a déjà été dit et redit à ce sujet-là et de façon plus élégante que je ne le fais ici, mais l’on me pose souvent des questions sur mon expérience puisque j’ai eu la chance de passer du temps dans ledit vignoble. Car écoutant ma supplique de le servir à Bahji, Celui qui a coutume de répondre à l’appel des hommes l’a satisfaite !

On va pouvoir vérifier avec ce récit qu’Il a le pouvoir d’exaucer ceux qui le prient.

Dans le magazine “Objectifs” de Jamal/’Azamat de l’an 156 de l’ère baha’ie, en termes plus familiers d’avril-mai 1999, l’Assemblée spirituelle nationale de France a invité à la mobilisation générale pour l’enseignement individuel. Il y est précisé que “pour que ce projet soit efficace, chaque acteur est encouragé à communiquer un compte- rendu/bilan de ses actions, lisible et utilisable par tous”. Ce document doit permettre, je cite, “de garder trace d’une action, d’informer et d’encourager la communauté dans son ensemble”.

Voici donc le mien.

Puisse-t-il répondre à ces critères.

Hélas, il faut admettre que notre communauté n’en est qu’à ses débuts. Que les croyants font cruellement défaut, leur nombre étant limité. On n’a pas encore vraiment décollé. L’initiative personnelle reste de prime importance. Il est encore permis à l’individu de soulever des montagnes à lui seul. Formidable opportunité. Allons-nous la rater ?

Nous aiderons quiconque se lèvera pour faire triompher notre Cause(9), affirme Baha’u’llah. J’ai pris cette affirmation au mot !

“Comment parler de Baha’u’llah ici quand on ne s’appelle pas Brugiroux ?”, demande candidement un disciple de Reims sur la carte postale qu’il m’envoie de la petite république du Jaugeais (Franche-Comté) où il passe ses vacances en famille cette année.

Il ne s’agit pas d’imiter quiconque.

Pour ma part, je me dois de reconnaître que j’ai été comblé d’outils peu ordinaires pour descendre dans l’arène de l’enseignement. Nous avons, selon un décret préétabli, tracé votre devoir(10). Mais, bel ami, si je ne remplis pas le devoir qui m’a été assigné, il m’est avis que je vais me faire sonner les cloches de l’autre côté, car “il sera beaucoup demandé à celui à qui il a été beaucoup donné”.

NB : il a été donné à chacun !

Je vais d’abord essayer de présenter ce que j’ai observé et appris sur le terrain (bilan) et ensuite je tenterai de raconter comment ça s’est passé (compte-rendu).

Avant de le faire, je voudrais relater ici deux rêves que j’ai souvent faits dans le passé. Je ne suis pas du genre rêve prémonitoire, mais ces deux-là me semblent intéressants à connaître pour comprendre la suite. Avant mon tour du monde, je rêvais constamment que je jouais au foot comme attaquant. Bien placé et seul devant les buts adverses, je recevais une passe “sur un plateau” : il ne me restait plus qu’à pousser le ballon tranquillement au fond des filets pour marquer.

Malheureusement mes jambes étaient si lourdes que je n’arrivais pas à shooter, et je voyais passer le ballon piteusement devant moi et m’échapper malgré tous mes efforts. Rageant !

Un croyant qui avait des dons de médium me donna un jour la clé de ce rêve lors d’une école d’été en Auvergne.

- Tu n’as plus ce rêve aujourd’hui ? me demanda-t-il.

- Non, c’était avant le tour du monde.

- Eh bien tu vois, m’expliqua-t-il, le ballon de ton rêve, c’est le globe terrestre. Avant tu ne le maîtrisais pas, aujourd’hui, si !

À mon retour, en 1974, avant de publier les livres et de monter le film que j’utilise pour propager la Cause depuis, je rêvais tous les matins que je volais dans les airs comme Jonathan le goéland. D’un léger coup d’aile, je décollais, puis je planais dans l’azur à grande vitesse sans aucune crainte et atterrissais à chaque fois en douceur. Expérience des plus exaltantes. Je refaisais ces vols magnifiques autant de fois que je le désirais. Je voulais montrer aux autres goélands qui attendaient frileusement sur la plage comment voler. “Venez, élevez- vous, c’est facile, regardez-moi, c’est possible...” Ce rêve parle de soi. Pas besoin de devin pour en décrypter le sens. À noter qu’aucun oiseau n’osait décoller. Ils détournaient la tête.

Ça promettait !

* Maximes personnelles :

Hélas, il n’existe pas de lexique tout cuit ni de recette miracle pour transmettre le message. À chacun donc de s’ingénier à monter son propre kit d’enseignement, en accord avec sa personnalité et ses connaissances.

Force est de reconnaître que personne ne peut toucher tous les coeurs. Mais, par contre, chacun de nous peut en toucher quelques-uns.

À ce propos, je voudrais rappeler ici l’histoire que contait Ruhiyyih Khanum : “Ali Kuli Khan qui est un excellent orateur, avait parlé un soir à un grand nombre de personnes triées sur le volet dans une maison privée. Lorsqu’il eut terminé, à ma grande horreur, il me demanda de rajouter quelques mots. C’était inattendu et j’en restai décontenancée.

Je le fis, mais une fois la réunion terminée, je lui demandai ce qui lui était passé par la tête de me mettre dans un tel embarras. Ce n’était pas nécessaire de me demander de parler après un discours aussi parfait. Il me répondit que quoi qu’il dise, il y aurait toujours parmi l’auditoire quelques individus qui ne le suivraient pas, peu importe ce qu’il dise, mais qu’un autre orateur pourrait peut-être les atteindre”(11).

Personnellement combien de fois, au fil des rencontres que j’ai faites, n’ai-je pas constaté mon impuissance et vu mon interlocuteur rester de marbre devant mes propos ? Pour preuve, l’histoire qui m’arriva un jour chez monsieur le gouverneur des îles Andaman (à vos manuels de géographie !). Il voulait savoir ce qui m’avait amené sur son île tropicale plus ou moins interdite. Je lui expliquai que j’étais venu rendre visite à des amis baha’is. Lorsqu’il me demanda de lui expliquer ce qu’étaient les baha’is, je le vis se fermer petit à petit à mon explication. Ça ne passait pas, mais pas du tout. Au lieu d’insister, j’invitai l’ami qui m’avait accompagné à reprendre le flambeau. Il sut trouver la longueur d’onde et nous nous quittâmes avec de grands sourire. Foi de sikh ! Personne n’est universel.

La Foi semble tellement logique et progressiste à nos yeux que l’on s’étonne toujours de constater que les gens n’accrochent pas et pire qu’ils vont s’égarer dans des sectes farfelues, voire même dangereuses. En réponse à cette perplexité, citons le bon La Fontaine :

“L’homme est de glace aux vérités ; Il est de feu pour les mensonges.”

Ou, plus près de nous, Sa Sainteté Baha’u’llah : Certains donnent leur coeur à des histoires mensongères et suivent des paroles creuses(12).

Il nous a d’ailleurs clairement averti au sujet de cet aveuglement : En ces jours, personne ne sait comment discerner la lumière de l’obscurité, où distinguer la bonne voie de l’erreur(13). Ce qui me fait dire : “Te tracasse pas Dédé, si tu as l’impression de parler dans le vide !”

Pour me soutenir le moral, trois maximes ont guidé ma vie d’enseignant permanent :

1) “Il ne faut pas donner de perles aux cochons.”
2) “On ne peut pas faire boire un âne qui n’a pas soif.”
3) “On ne peut pas toutes les gagner !”

La première “Il ne faut pas donner de perles aux cochons” me vient de l’évangéliste saint Matthieu qui conseillait déjà, il y a deux mille ans, ceci : “Ne jetez pas vos perles aux pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous déchirent(14).” Un proverbe de l’Ancien Testament le disait auparavant de façon plus élégante : “Ne parle pas aux oreilles de l’insensé, car il méprise la sagesse de tes discours.” Baha’u’llah, Lui, le reformule ainsi : Ne semez les graines du savoir et de la sagesse que dans la terre pure du coeur(15). Inutile d’épiloguer : le message est sacré, il ne peut être distribué comme la soupe populaire. Une grande prudence est recommandée. Inutile de me tuer donc ou même de me blâmer devant la faiblesse du résultat, le terrain n’est pas encore des plus propices.

On est d’ailleurs loin aujourd’hui du monde de la religion et du sacré. Cet état de chose m’a été confirmé à Pointe-à-Pitre par un Guadeloupéen à qui je demandais ce que Noël représentait pour lui.

- C’est la fête du cochon ! me répondit-il avec le plus grand sérieux.

Nous sommes bien ici à l’antipode de la célébration de la naissance d’un Envoyé de Dieu.

Donc, à mon humble avis, pas de frénésie. Même si tout le monde a la capacité de reconnaître le message de Dieu, tout le monde n’est pas forcément prêt pour cela. Je m’efforce donc avant tout de rechercher l’oreille sensée, la terre pure du coeur avant que d’ouvrir le bec.

La deuxième “On ne peut pas faire boire un âne qui n’a pas soif” m’a été inculqué par le père Brugiroux, homme de la campagne qui savait de quoi il parlait et qui faisait constamment référence à la basse- cour pour exprimer ses idées. Selon ‘Abdu’l-Baha les gens qui n’ont pas la capacité, peu importe qu’on leur explique longuement les préceptes divins, cela ne leur fera aucun effet. Au contraire, cela les endurcira !(16) Peu d’hommes semblent avoir cette capacité, cette soif-là

de nos jours, alors, pourquoi s’égosiller ?

La dernière “On ne peut pas toutes les gagner” m’a été fournie par l’agent secret de sa majesté lui-même, James Bond, dans l’un de ses films. Cette petite phrase m’a constamment servi à me remonter le moral lorsque je me plante, ce qui est inévitable vu le nombre de mes activités. On ne peut pas toutes les gagner, certes, mais on peut quand même essayer !

En plus de ces trois maximes de base, j’ai essayé de tenir compte d’un conseil de Mahomet : “Fais confiance à Dieu, mais attache quand même ton chameau.”

* Le bon sens, d’abord :

La beauté de l’enseignement est que personne ne peut convaincre personne.

Souvenons-nous, même Baha’u’llah n’arrivait pas à convaincre tous ceux qui l’approchaient.

Le discours intellectuel le plus brillant, le plus structuré n’a pas de pouvoir sur une âme fermée comme on vient de le voir (un mauvais discours non plus d’ailleurs). On ne peut convaincre que soi-même. Chacun le sait, pourtant il m’est parfois arrivé au début d’oublier cette simple vérité et, tout feu tout flamme, de m’acharner sur la pauvre victime qui avait eu la malchance de me tomber dans le champ audio- visuel. Halte-là ! J’ai vite compris que cette façon de faire non seulement ne servait à rien, mais pouvait bloquer la victime à vie. L’endurcir. C’est-à-dire faire le contraire du but recherché. Donc, inutile de vider son sac et de s’écouter parler. Ça soulage peut-être personnellement, mais ça ne fait pas avancer le schmilblick [Jeu télévisé des années 60].

À ce propos, il me semble que ceux qui acceptent la Foi sont déjà des convertis. Ils avaient déjà ces convictions-là au fond du coeur avant qu’on ne les rencontre, mais ils en ignoraient la source.

Le rôle de l’enseignant consiste donc à trouver les âmes réceptives, ces âmes dont Tu as préparé les coeurs pour ta cause. Et à les connecter à la source divine. Le rôle du Créateur est de préparer ces âmes. Élémentaire, mon cher Watson ! Malheureusement, par excès de zèle ou impatience, on a parfois tendance à vouloir faire le travail du Grand Patron en plus du nôtre !

Non, donnons-Lui sa chance à Lui aussi, si j’ose m’exprimer ainsi, et faisons-Lui confiance. Tu diriges qui tu veux vers ton très grand océan, et à qui bon te semble, Tu confères l’honneur de reconnaître ton très ancien nom. Alors, pourquoi se tracasser ? Si le Créateur prépare peu d’âmes au début, c’est son problème, pas le nôtre. Force est de constater que le démarrage des religions a toujours été un processus lent. N’essayons pas d’aller plus vite que la musique et cessons de nous culpabiliser si l’accroissement de la communauté tarde. Viendra un jour où, sans plus d’efforts de notre part, nous risquons d’être submergés.

Autrement dit, la Foi progresse de par sa propre dynamique. Malgré les baha’is, oserais-je dire. Notre communauté n’est qu’une matrice, indispensable pour le développement du fruit qu’elle porte certes, mais elle n’est nullement maître de ce développement.

Ne t’afflige pas si les hommes n’arrivent pas à saisir la vérité(17).

“S’ils se taisent, les pierres crieront” affirmait déjà Jésus (Luc 19:40). Pas de souci, mon frère, la terre en est pleine. La Cause ne peut donc que progresser et triompher. Mais il est donné préférence à l’homme sur la pierre pour cette gloire-là. Alors, ne restons pas de marbre, si j’ose dire, et saisissons notre chance. Car Il a assuré que : Bientôt tu les verras se tourner vers Dieu, le Seigneur de l’humanité. Le moment approche où Dieu aura soumis les coeurs de tous ceux qui vivent sur terre(18).

Chacun le sait, mais peut-être est-il bon de le rappeler avant d’aller plus loin. Pour se procurer la Couronne de gloire immortelle, autrement dit pour “enseigner”, quatre choses sont nécessaires. Je cite :

L’amour pour nous donner le désir de le faire,

La connaissance pour nous fournir le pouvoir ,

La sagesse pour savoir comment agir ,

L’enthousiasme pour donner des ailes aux mots.

Il est intéressant de se rappeler l’imagerie utilisée par Baha’u’llah
au sujet de l’enseignement. Il dit que le coeur de l’homme n’est pas une coquille à casser, mais plutôt une citadelle qu’il faut conquérir. À l’attaque ! Il a toutefois précisé qu’il faut la conquérir non pas par la force, mais par la sagesse et la parole. J’ai donc essayé de sortir la langue du fourreau. Mon père qui n’a pas accepté le fait que je sois devenu baha’i m’a pourtant donné un bon conseil à ce sujet-là, un jour où je me suis mordu la langue en mangeant. Il m’a dit : “Fais attention de ne pas abîmer ton instrument de travail.”

Le grand apôtre Paul comprenant déjà que plus une personne s’assimile à celui qui lui parle, plus elle a des chances d’être influencée par lui, a donné sa méthode d’enseignement dans la première épître qu’il écrivit aux Corinthiens, méthode toujours valable, que l’on pourrait qualifier de méthode de la similarité : “Car bien que je sois libre à l’égard de tous, je me suis rendu le serviteur de tous, afin de gagner le plus grand nombre. Avec les juifs, j’ai été comme juif, afin de gagner les juifs ; avec ceux qui sont sous la loi, comme sous la loi, afin de gagner ceux qui sont sous la loi ; avec ceux qui sont sans loi, comme sans la loi, afin de gagner ceux qui sont sans la loi. J’ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d’en sauver quelques-uns.” Ceci implique de s’adapter à la capacité et à la réceptivité du chercheur, de baser la communication sur la compréhension de la nature humaine, et non pas de jouer au Tartufe, bien entendu.


* Dur, dur :

Néanmoins, il y a parfois de quoi se décourager dans le monde occidental engoncé dans le matérialisme et avide de jouissances (pour ne pas dire de perversités). Personnellement, c’est ce qui m’amuse le plus : la difficulté extrême de faire connaître le message dans ce genre de monde. “À vaincre sans périls, on triomphe sans gloire !” Quel plaisir y aura-t-il, en effet, à enseigner quand le monde sera baha’i ?

Et vivre la vie baha’ie, c’est vrai, exige de se couper d’un grand nombre des habitudes de nos contemporains, des “bonnes choses” comme ils disent ! Le fait d’être différent de la masse ne me gêne pas, il convient parfaitement à ma nature. Il me stimule même.

Quand on reste dans son coin, il est compréhensible de douter, de perdre espoir car la Foi ne semble pas progresser. Ou progresser si lentement. Pourtant, ça bouge. Foi de baladin, je peux en témoigner !

Je constate en permanence les progrès de la Foi partout sur la planète au cours de mes incessants périples. Dernièrement, pour prendre un exemple, je viens de revoir les amis de la Réunion vingt ans après mon premier séjour chez eux. La Cause avait pris forme, mais eux ne le voyaient pas. C’est pourtant la première chose qui me sauta aux yeux en arrivant.

Un croyant m’a écrit une fois ceci : “Notre petit nombre de baha’is me démoralise parfois et je me demande souvent si notre action peut faire écho dans le monde. Dans les discussions que j’organise avec mes copains étudiants, je pense que notre Cause est une utopie, que mon intervention n’est qu’une perte de temps...”

Non, il ne faut pas avoir l’impression de perdre son temps, cette Cause est puissante, je le constate partout. Un brin de patience et un grain de fermeté, mon frère. Laissons à la nature son rythme et à Dieu son dessein.

Mais c’est vrai, l’Europe est peu réceptive pour l’instant. Le monde francophone en particulier. Quant à la France, fille aînée de l’Église, la pauvrette, elle semble frappée de surdité ! J’ai l’impression de fouler un cimetière en me promenant dans l’Hexagone. Toutes les prophéties indiquent que les gens de notre époque dormiraient, ce que confirme Baha’u’llah : Les peuples du monde sont profondément endormis(19). Mais à ce point-là, est-ce possible ?

Ça ronfle, mec !

La France, à mes yeux, souffre non seulement du matérialisme (le mode de vie le plus fatigant au monde, selon le Dr Ghaznavi) propre à tous les pays industrialisés, mais en plus d’intellectualisme. On s’occupe des mots en eux-mêmes, de la figure de style, mais pas du sens. Certains de nos néo-philosophes ne tomberaient-ils pas vert malade s’ils devaient relire ce qu’ils ont pondu ? Et lorsqu’on dit par exemple de quelqu’un qu’il est spirituel dans ce beau pays, cela implique d’abord sa capacité à faire de bons mots, à sortir des astuces. “Peu importe ce que les français disent, chante le docteur Higgins dans My Fair Lady, pourvu qu’ils le disent bien !”

La tête fonctionne, le coeur rarement (pour l’instant).

Bien entendu, nos faiblesses humaines nous font douter de notre capacité à répandre le message. On ne s’estime pas digne. Et nous ne le sommes guère. Moi, le premier. Mais si nous le faisons pas, qui d’autre va s’en charger ? Les Écrits nous répètent que si l’on se lève, Dieu nous assistera. De cela, ce livre témoigne. La potion magique pour trouver la force de vaincre les légions de nos doutes ne se trouve nulle part ailleurs que dans le chaudron de la prière. Nos textes sacrés n’en manquent pas. À chacun, bien entendu, de trouver la prière qui le stimulera, celle qui du moucheron fera un aigle et de la goutte d’eau une rivière puis un océan.

Une fois la citrouille devenue carrosse, fouette cocher ! Oui, mais comment ?


* Ô, Français de souche :

Français de souche, pour ne pas dire de couche quand on connaît leur réputation, c’est à toi que je m’adresse principalement puisque c’est toi qui es concerné en premier lieu dans cette partie du monde.

Tu le sais comme moi, cette tribu de “râleux”, de “critiqueux” et de “snobinards” comme la définissent les cousins du Québec a le souci de la justice sociale et de l’humanisme chevillé au corps.

Voltaire, dès 1766, se dressait déjà contre les préjugés que les baha’is cherchent à combattre aujourd’hui en ces termes : “Le genre humain est semblable à une foule de voyageurs qui se trouvent dans un vaisseau : ceux-ci sont à la poupe, d’autres à la proue, plusieurs à fond de cale, et dans la sentine. Le vaisseau fait eau de tous côtés, l’orage est continuel : misérables passagers qui seront tous engloutis ! Faut-il qu’au lieu de nous porter les uns aux autres les secours nécessaires qui adouciraient le passage, nous rendions notre navigation affreuse ! Mais celui-ci est nestorien, cet autre est juif ; en voilà un qui croit à Picard, un autre est natif d’Islèbe ; ici est une famille d’ignicoles, là sont des musulmans, à quatre pas voilà des anabaptistes. Hé ! qu’importent leurs sectes ? Il faut qu’ils travaillent tous à calfater le vaisseau et que chacun, en assurant la vie de son voisin pour quelques moments, assure la sienne ; mais ils se querellent et ils périssent.”

La nation française a même su jouer un rôle prépondérant sinon pionnier dans plusieurs domaines essentiels au progrès de l’humanité. Mère patrie des droits de l’homme, terre d’asile des opprimés, carré de résistance aux intégrismes, elle se sent au fond d’elle-même comme investie d’une mission civilisatrice. “Liberté, égalité, fraternité” cette maxime n’est-elle pas devenue le cri de ralliement de cette peuplade d’indisciplinés ? Après avoir été un ferment puissant du siècle des lumières, fait naître les idéaux de la révolution française, la France du XIXe siècle a même été un vivier du socialisme avec les Blanqui, Saint-

Simon, Blanc, Barbès, Fourier, Cabet et autre Proudhon. En 1844, c’est à Paris que Marx et Engels cogitaient les théories d’un monde plus juste qui allaient bouleverser l’Histoire.

Malgré deux guerres traumatisantes dont elle fut l’épicentre et qui ont engendré un scepticisme foncier, c’est bien sur son sol qu’est née aujourd’hui l’idée de réunir régulièrement les chefs d’États des nations les plus puissantes pour se concerter sur les problèmes de la planète. Avant, elle avait déjà pensé à redémarrer les Jeux olympiques (Pierre de Coubertin) et à créer une coupe du monde de foot (Jules Rimet), ces deux phénomènes de communion mondiale. C’est bien là que sont nés les médecins sans frontières et de nombreux autres organismes à but humanitaire. L’idée novatrice du droit d’ingérence aussi (Bernard Kouchner). Si la télé demande d’accueillir les orphelins d’un pays sinistré quelconque pour l’hiver, on l’a constaté, ils sont logés de suite. Non, dans ce pays où le christianisme n’est plus en faveur comme le constatait Tolstoï, la générosité n’est pas morte. Ni la bonne volonté. Il s’agit de l’organiser. Le social, l’humanitaire et les droits de l’homme, l’universel passionnent les Français. C’est encourageant.

C’est bien un Français qui a écrit, le 23 mars 1843, un an avant que ne débute cette invincible Cause, que : “Un jour, le globe entier sera civilisé, tous les points de la demeure humaine seront éclairés, et alors sera accompli le rêve de l’intelligence : avoir pour patrie le monde et pour nation l’humanité.” Victor Hugo, lui-même [nota : dans la préface des Burgraves. (2)Dans “Modeste Mignon”]. Ce sont bien des Français qui ont poussé très fort à la construction de l’Europe comme Robert Schuman et Jean Monnet et de Gaulle qui l’a permise en se réconciliant avec l’Allemagne. Concrétisant la vision futuriste d’un Napoléon (le Grand) qui disait déjà : “J’ai implanté en France et en Europe de nouvelles idées (celles de la Révolution), elles ne sauraient rétrograder : quoi qu’il en soit, cette agglomération (l’unification des peuples d’Europe) arrivera tôt ou tard, par la force des choses, l’impulsion est donnée et je ne pense pas qu’après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible.”

En parlant de l’empereur, n’est-il pas amusant de constater que durant son voyage en Amérique, c’est à lui qu’Abdu’l-Baha fait référence par rapport au Christ pour montrer que l’oeuvre humaine est périssable, mais que le royaume de Dieu est éternel. Napoléon lui-même le reconnaissait admet le Maître qui conte qu’à Sainte-Hélène, lorsque ses généraux lui dirent que Jésus était aussi génial que lui, l’empereur s’offusqua : “Non, vous vous trompez, il y a une vaste différence entre lui et moi” (§ Mahmud’s diary).

Surtout, ne pas désespérer. Ce n’est pas parce que son héritier, Napoléon III (le Petit) n’a pas semblé voir cette différence et a jeté la première lettre de Baha’u’llah au panier et méprisé la deuxième, et que son épouse, la belle Eugénie, a également refusé de recevoir une tablette d’‘Abdu’l-Baha (en 1904) qu’il faut se croire irrémédiablement maudit ! Ce n’est pas parce que Balzac a écrit à tort en 1844 : “Il ne peut plus avoir rien de grand dans un siècle à qui le règne de Napoléon sert de préface” qu’il faut se croire damné !

Il est vrai, qu’à première vue, on peut se demander si les Écrits ne veulent pas la ruine du pays. Ils prônent le désarmement et la paix universelle. Plus d’armes ! Quand on sait que ce pays fut un temps le premier producteur d’armes au monde par tête d’habitant. Plus d’alcool non plus ! L’industrie la plus prestigieuse de l’Hexagone également condamnée : adieu Cognac, Armagnac, Champagnes et Châteaux de renommée... Heureusement que Dieu, dans son incommensurable compassion, a su se rattraper à la dernière minute : il est recommandé de se parfumer, même aux hommes. Il sauve au moins l’une de nos industries capitales (et capiteuses) !

Selon un journaliste de l’époque, le Maître lui-même au cours de son séjour à Paris a encouragé les Français en rendant hommage à leur caractère “si ouvert à toutes les idées hautes et généreuses”. Et d’ajouter : “Lorsque le peuple français sera libéré du scepticisme et du matérialisme, il insufflera à l’Europe la vitalité, l’enthousiasme nécessaires au changement des mentalités et à l’abolition des racismes et des nationalismes(20).”

“Quand la France bougera, l’Europe bougera”, aurait confié un jour Shoghi Effendi à une croyante française. Le vaste monde francophone pourrait également en profiter. Car même si la France n’a plus rang de grande puissance aujourd’hui, elle se veut toujours à mission civilisatrice et reste une référence originale qu’observe le reste du monde.

Sa fierté doit être éveillée(21), a dit le Maître en parlant de son propre peuple afin qu’il puisse progresser. Ceci me paraît valable pour tous les peuples.

Pour chaque pays Nous avons prévu un destin(22), renchérit Baha’u’llah. Il est touchant de constater que chaque pays, même la plus petite des îles, trouve dans les Écrits ou dans les faits de l’histoire baha’ie quelque chose pour se conforter et se doper ! La Russie se targue (à juste titre) d’avoir été le premier pays à avoir défendu Baha’u’llah et les baha’is (*). Les Français, eux, gardent précieusement.

(*) Nota : le tsar Alexandre II proposa à Baha’u’llah de venir se réfugier en Russie et le tribunal d’Ishqabad condamna à mort deux assassins des baha’is, brisant ainsi l’impunité que s’octroie l’Iran à ce sujet-là.

en mémoire ce qu’a affirmé ‘Abdu’l-Baha lors de son séjour dans la ville-lumière : Paris deviendra un jardin de roses. Toutes sortes de magnifiques fleurs pousseront et s’épanouiront dans ce jardin, et la renommée de leur parfum et de leur beauté se répandra dans tous les pays(23).

D’aucuns me feront remarquer que pour cultiver des fleurs, il faut d’abord épandre le fumier et que c’est plutôt cette odeur-là que l’on hume aujourd’hui. Oui, mais elle est prometteuse !

Enfin, pour clore ce chapitre cocorico, je voudrais citer à ce propos une lettre datée du 21 septembre 1957 écrite de la part de Shoghi Effendi à l’Assemblée spirituelle nationale des baha’is des États-Unis d’Amérique : “Les baha’is sont le levain de Dieu qui doit faire lever la pâte de leur pays. En proportion directe de leur succès, la protection sera accordée non seulement pour eux-mêmes, mais également pour leur pays.” Donc, allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé, c’est le moment ou jamais de se lever et d’entrer dans la carrière !

Enseigner, c’est donc aussi faire honneur à son pays et le servir. C’est le moment ou jamais de voler vers la victoire.

Pour cela, ‘Abdu’l-Baha donne la clé : “Il faut tenir compte de la réalité spirituelle de l’homme(24).”

“Il manque à l’humanité quelque chose d’essentiel..., constatait correctement André Malraux. Une sorte d’élément spirituel qui tienne en bride le pouvoir scientifique de l’homme moderne. Il est maintenant clair que la science est incapable d’ordonner la vie. Une vie est ordonnée par des valeurs. La nôtre, mais aussi celle des nations - et peut-être celle de l’humanité... Reste à savoir si une civilisation peut fonder longtemps ses valeurs sur autre chose que sur une religion.”

Le problème est que même les croyants dans ce pays ont du mal à imaginer que la religion est la solution, le remède aux maux qui nous assaillent. Voilà ce dont il faut tenir compte. La solution est d’abord spirituelle pour les baha’is, mais certainement pas pour le reste des habitants. Partir du principe que Dieu existe et que la religion est bonne et nécessaire englue la conversation en France la plupart du temps dans un marécage dont il sera difficile de s’extraire. Voilà, à mes yeux, les deux mots qu’il faut traiter avec précaution. Cela vient du fait que les baha’is ne leur donnent pas la même signification qu’autrui. Ils y voient quelque chose de positif et de nécessaire alors que les autres n’y voient que le négatif et l’inutile.

Voici comment, après un quart de siècle de joutes sur le terrain, j’essaye de m’en sortir avec ces deux mots-là, comment j’essaye de trouver l’ouverture à travers eux :


1) Le premier mot est DIEU.

Dieu n’existe pas ! ne clame-t-on régulièrement. Quand on ne m’annonce pas carrément son décès !

Si j’essaye de prouver que Dieu existe en ces jours où les flammes de l’incroyance s’élèvent(25), je n’y arrive jamais et je m’enlise. Je préfère plutôt obtenir l’approbation de mon interlocuteur en lui admettant :

- Eh bien, monsieur, je suis comme vous, je ne L’ai jamais vu, je ne peux donc pas en parler...

Une réponse de ce genre a pour effet de calmer et de rassurer. Étrange, mais ce sont ceux qui se disent athées qui se révèlent être les plus virulents lorsqu’on parle de Dieu. Ne devraient-ils pas, au contraire, rester indifférents ?

À chacun de trouver une réponse à cette question primordiale, mais, à mon avis, c’est perdre son temps que de vouloir argumenter sur l’existence de Dieu comme entrée en matière.

Lorsque je suis d’humeur, il me plaît de répondre par une pirouette pour éviter la tension en citant Jacques Prévert : “Il y a ceux qui croient, ceux qui croient croire et ceux qui crôa, crôa...” Les histoires de corbeau en religion délectent nombre de Français. Pour la jeune génération, je rappelle que cet oiseau désignait le curé il n’y a pas encore si longtemps. La couleur de son plumage étant, en effet identique à celle de la soutane que portait un temps l’homme d’église. L’humour peut ouvrir des portes. Même Baha’u’llah ne semble pas en manquer à ce sujet-là : Ils ont beaucoup perdu ceux qui ont prêté l’oreille au croassement du corbeau !(26)

Pour sourire encore, je me souviens de ce charcutier qui m’envoya paître lorsque je l’invitais à une soirée diapos sur la Foi baha’ie au tout début de ma carrière. “Je n’ai pas de Foi”, me fit-il hargneusement. “Mais si, ne puis-je m’empêcher de rétorquer lui désignant complaisamment son étal en sortant, regardez, c’est écrit là : foie de veau !”

- Je ne crois que ce que je vois, me fit remarquer un jour un spectateur.

- Bravo, monsieur. Du haut d’un pont de chemin de fer, vous voyez les rails qui se joignent à l’horizon, n’est-ce pas ? Donc, vous croyez que les rails se joignent.

Rester pertinent n’est pas interdit non plus.

À ceux qui ne voient que le hasard dans la création, je n’oserai toutefois pas répondre comme Beethoven que “le hasard, c’est le bon Dieu des imbéciles !”

Lorsque l’interlocuteur a saisi qu’il n’a pas affaire à un fana ou à un calotin, je peux alors tranquillement ajouter quelques explications, toujours en m’assurant de son approbation. Je lui dis qu’il a raison, qu’on ne sait pas ce qu’est Dieu, que le Dieu de notre imagination est bien mort. J’abonde dans son sens. En toute sincérité. Si le dialogue se poursuit amicalement, j’allègue que de même que le toutou n’est pas habilité à comprendre la philosophie de son maître, l’esprit fini et limité de l’homme ne peut concevoir l’infini et l’illimité. Donc que personne ne sait ce qu’est Dieu. Puis je fais remarquer que si l’homme domestique la terre, il ne domine tout de même pas le cosmos.

- Après tout, ce n’est pas lui qui a créé la boule du soleil et l’a mise en orbite, n’est-ce pas ? Ni inventé le souffle de la vie, il le transmet seulement.

Il est facile d’admettre en commun qu’il doit donc y avoir “autre chose”, des lois cosmiques (ça plaît) ou de la nature (ça neutralise), une volonté intelligible (plus docte), enfin “autre chose” sur lequel je peux inviter l’interlocuteur à coller l’épithète qui lui convient. Il n’y a, après tout, pas de construction sans constructeur. J’aime citer les savants de Californie qui du haut du Mont Palomar constataient que "Plus on avance dans nos recherches, plus il est un point qui recule !” Ne pourrait-on pas appeler ce point Dieu ? On peut tenter d’impressionner en soulignant que la plupart des grands savants contemporains sont croyants. Einstein, le premier. Mais le principal n’est pas là. La règle est de ne pas faire naître d’antagonisme. De n’avancer que d’un commun accord. Sinon l’intelligence consiste à laisser tomber et parler foot. Mieux vaut laisser l’athée à sa quête que de se disputer avec lui, c’est à lui de vérifier après tout !

En affirmant que “Dieu est mort”, Nietzsche et certains de ses confrères ne se condamneraient-ils pas en tant que philosophes ? On peut se poser la question car, selon la Tablette de la Sagesse, un vrai philosophe ne renierait jamais Dieu(27). Peu de gens d’ailleurs, pas même les professeurs de philosophie, semblent se rendre compte que l’essence et les fondements de la philosophie sont venus des prophètes(28).


2) Le deuxième mot est RELIGION.

Attention : ce mot est à prendre avec des pincettes dans ce doux pays.

Au nez de la majorité, il pue ! Les abus et atrocités commis au nom de la religion au cours de l’Histoire ainsi que sa présente course derrière la science avec un métro de retard expliquent fort bien cela. D’ailleurs lorsqu’on prononce ce mot-là, par un raccourci saisissant, le péquin moyen baguette-kilderouge y voit de suite un curé en soutane agitant le goupillon à la grand-messe du dimanche. Quand il ne songe pas directement aux croisades ou à l’Inquisition... Il se trouve à des années-lumière de la définition qu’en donne Baha’u’llah : L’objet fondamental de la religion est de sauvegarder les intérêts de la race humaine, d’établir son unité et de développer entre les hommes l’esprit d’amour et de fraternité(29).

- La religion, on n’a pas besoin de ça !

Qui n’a pas entendu cette glorieuse affirmation ?

Si l’on a l’audace ou la maladresse de commencer par ce mot-là mieux vaut, selon mon expérience, en clarifier le sens avant de poursuivre car si les baha’is croient que la religion est l’instrument indispensable au progrès de l’humanité, c’est rarement le cas chez les non-baha’is qui y voient guerre, fanatisme et obscurantisme en premier. Bref, l’infâme que Voltaire préconisait d’écraser !

“Oui, vous avez raison, on n’a pas besoin de ça”, mettra plus facilement le type de votre côté que si l’on persiste à affirmer que la religion est bonne et nécessaire.

En fait, l’art d’enseigner (car enseigner est un art) est de chercher d’abord le point d’accord avec l’autre. Sans point commun, inutile

de poursuivre. L’argumentation ne mène nulle part. Même d’une voix tonitruante. Je cherche d’abord ce point patiemment, je le répète. Et je ne crains pas d’user de silences pour le laisser apparaître. Avant d’exposer mon point de vue, je veux savoir en quoi mon interlocuteur a raison. Pour cela, je l’écoute d’abord soigneusement et je lui porte de l’intérêt. Les gens ont un besoin fou qu’on les écoute et que l’on s’intéresse à eux. J’essaye de voir en lui la beauté de Dieu reflétée dans son âme ou, pour être plus prosaïque, le problème du pauvre hère qui galère comme moi dans cette basse vallée de larmes. Ça rapproche !

Mon argumentation n’a pas pour but de sortir vainqueur de la discussion à tout prix, mais plutôt celui de conforter mon vis-à-vis, de le rendre heureux. Une fois saisi le point de vue de l’autre, j’ai pour habitude de continuer alors comme suit :

- Effectivement, les religions telles qu’elles sont pratiquées aujourd’hui ne servent pas l’humanité, mieux vaut s’en débarrasser. Vous avez raison, monsieur, c’est bien devenu un opium pour le peuple. Dans notre monde en quête d’unité, elles restent un terrible facteur de division et leurs rites et pratiques folkloriques ne servent pas les besoins du jour.

Si l’on est toujours d’accord, je poursuis mon raisonnement ainsi : - Toutefois, nous devons admettre qu’aucune société ne peut vivre sans règles de conduite. Ou sans une certaine éthique (ça place) ou des valeurs (c’est à la mode). Utiliser le mot “morale” fait souvent tiquer. En cas de réticence sur un mot, que ce soit Dieu, religion ou morale, je demande toujours à l’interlocuteur de choisir le mot qui lui convient le mieux pour éviter de le voir se trémousser.

Si je tombe sur le téméraire qui affirme qu’il est libre et n’a besoin d’aucune règle pour vivre, je lui demande s’il s’arrête ou non aux feux rouges. S’il affirme que non, je m’enquiers de son itinéraire car j’ai aussi une bagnole et je tiens à ma carrosserie et surtout à ma peau !

Qui peut réfuter ce besoin de règles pour qu’une société fonctionne de façon satisfaisante ? Je fais toujours remarquer que les principales règles de conduite comme “ne pas tuer”, “ne pas voler”, “respecter les parents”, “ne pas piquer la femme du voisin” (oui, elle est aussi inscrite, celle-là) ont pour origine les commandements d’un certain Moïse, justement un fondateur de religion et que, d’ailleurs, toutes les sociétés du monde sont basées là-dessus de nos jours.

Utiliser le même mot avec un sens différent ne peut amener que la confusion. Aussi je n’emploie jamais le mot “religion” sans le définir. Je dis que ce n’est, ni plus ni moins, qu’une leçon de conduite indispensable à l’humanité. Leçon qui a pour but de permettre à l’individu de développer son potentiel de qualités (ou de réformer son caractère, si tu préfères) et à la société de vivre en harmonie. C’est un code de vie, en somme. Je précise que la religion n’est pas chose de clergé. Et si j’ai affaire à un athée virulent, j’ajoute pour son plaisir que, dans le domaine du cinéma, Hollywood fait nettement mieux que curés, rabbins et mollahs !

Pour ceux que cette définition satisfait et qui veulent poursuivre, je leur explique ensuite que s’il est permis aux hommes de découvrir les lois scientifiques, l’Histoire montre que ce n’est pas le cas pour les vérités spirituelles. Que celles-ci leur sont “révélées”. Révélées, c’est-à-dire formulées par des individus au savoir “inné”. Inné, c’est-à-dire un savoir qui n’est pas dû aux études scolaires ni à la cogitation humaine. Je leur explique que ces individus ne font que transmettre le savoir universel, le savoir qui gère le grand tout. Car il faut définir chaque mot dans ce domaine : religion, lois spirituelles, révélé, savoir inné. Comme on le voit, long est le chemin avant de pouvoir introduire le nom de Baha’u’llah.

Oui, il faut tout expliquer comme à la maternelle car dans le domaine de la religion règne une incroyable fumée dans la tête des Européens. En Afrique, je commence le discours là où je m’arrête en France. L’Africain ne doute pas de l’existence de Dieu ni de la nécessité de la religion (à part le pauvre qui est venu se faire torpiller les méninges par les théories à la noix de coco en vigueur sous nos propres cieux). Lui, il veut seulement s’assurer que Baha’u’llah est bien le messager de Dieu pour aujourd’hui et, héritage de missionnaires oblige, qu’Il est bien le retour du Christ. On va à l’essentiel directement.

Pour dire, nos dictionnaires définissent la religion comme un “ensemble d’actes rituels” !

“T’es gonflé de parler de ça en public”, me faisait remarquer Denise Brenner, la collaboratrice qui m’a aidé à monter le film et écrire deux de mes livres (j’en parlerai plus loin). Parler de religion en privé est déjà délicat en France, mais oser en parler en public, c’est comme marcher sur des oeufs ! Entretenir du lamaïsme tantrique ou autres rites pittoresques de popes ou chamans de pays lointains ne dérange personne, mais parler des valeurs essentielles qui touchent le fond du coeur de chacun peut carrément perturber. N’oublions pas que la Foi est neuve et conquérante, débordante de pouvoir, et que cela se perçoit immédiatement. Donc pour ne provoquer aucun frétillement inutile chez les héritiers des Gaulois, j’ai appris qu’il était plus prudent d’introduire notre “Cause bien-aimée” par le côté civilisation. C’est nettement moins risqué et c’est indiscutable. Personne ne peut nier que l’Histoire a été marquée par l’avènement de différentes civilisations dites “chrétienne”, “musulmane”, “bouddhique”, etc., qu’il n’y a pas de civilisation sans impulsion spirituelle au départ, autrement dit qu’il n’y a pas de civilisation sans religion ! Et d’expliquer qu’à chaque fois on observe le même processus : l’apparition d’un être choisi, et là, attention aux mots à nouveau : d’un éducateur universel (ça passe), d’un guide (c’est risqué à cause de Hitler et compagnie), d’un initié (ça fait raffiné), d’un mutant (c’est le fin du fin à Paris). “Prophète” sent le roussi. “On n’a plus besoin de tous ces prophètes de malheur !” De toute façon, Baha’u’llah ne devrait pas être désigné comme prophète, Il n’en est pas un au vrai sens du terme (voir explication au chapitre “blocages”). Le dernier était Mahomet. Quant à “Manifestation Divine”, gardons-le pour notre circuit interne pour l’instant ; même dans un monde où l’on manifeste manifestement, il n’est pas encore intégré. Toujours le choix des mots. D’ailleurs, je répète constamment aux gens de ne pas s’attacher aux mots, mais à leur sens, de ne pas s’accrocher à la lampe, mais de regarder la lumière... En tout cas, le démarrage d’une civilisation est bien dû à l’apparition d’un visionnaire (irréfutable) dont le savoir est bien au-delà de ses contemporains. Il faut parfois préciser à certains que ce visionnaire ne répète pas les clichés du jour, sinon, peut-on leur demander, pour quelles raisons serait-il persécuté ? On sait bien que celui qui répète les âneries ambiantes ne risque rien. Dans le message que délivre ce personnage (c’est neutre), ce sage (sympa) ou ce philosophe (pour les têtes dures) se trouve un pouvoir mystérieux qui n’a l’air de rien au départ, mais dont on voit les effets avec le passage du temps, l’impulsion nécessaire à faire franchir le pas suivant à l’humanité.

Je me dois alors de préciser que ce message a deux facettes et que même si les valeurs spirituelles de base qu’il délivre sont éternelles, le temps imparti aux civilisations comme à la religion qui les nourrit ne l’est pas. C’est comme une pile de transistor, ça s’use. Au début la musique est claire, mais lorsque la pile est usée, la friture donne envie de jeter l’appareil. C’est ce que les Français ont voulu faire avec leur célèbre révolution de 1789. Les sons qui émanaient des institutions religieuses de l’époque étaient devenus insoutenables et ne servaient plus la société. D’où l’idée de certains de tout balancer. Oui, mais sans transistor, plus de musique non plus. “Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain”, affirme-t-on outre-Manche. N’est-il pas plus judicieux, en effet, de changer la pile ? Facile ensuite de montrer que cette “pile” a été changée régulièrement au cours du passé et qu’aujourd’hui une nouvelle est nécessaire. Car à moins d’une mutation totale dans l’Histoire, la prochaine civilisation (qui sera mondiale puisque tout est planétaire) aura également besoin de cette impulsion, de l’étincelle du message spirituel pour démarrer. Une fois que l’on a fait comprendre le mécanisme des civilisations et expliquer le rôle de la religion dans ce processus, et seulement là, on peut extraire Baha’u’llah du chapeau sans risque.

En fait, je m’aperçois que je passe plus de temps à expliquer ce qu’est la religion, son fonctionnement et son rôle qu’à présenter les vérités de Baha’u’llah. Débroussailler d’abord. À quoi sert de planter dans une terre qui n’est pas prête de toute façon, qui est loin d’imaginer que la religion est le principal instrument pour l’établissement de l’ordre dans le monde et de la tranquillité parmi ses peuple(30). C’est la maternelle en France, je le répète. Ceci n’implique nullement qu’il n’y ait pas de personnes avec qui l’on puisse d’emblée discuter plus directement. Avec ceux qui sont intéressés par le domaine spirituel ou mystique, mieux vaut ne pas tergiverser d’ailleurs avec ce genre de préliminaires et aller droit au but.

Démarrer la conversation en développant un ou deux de nos principes sociaux ne mange pas de pain. Facile d’en trouver, ils sont en vogue. Facile de se mettre d’accord sur la plupart car c’est ce que les gens désirent et que les gouvernants progressistes tentent de mettre sur pied aujourd’hui. “Du travail pour tous” en cette période de chômage, par exemple, peut attirer l’intérêt. “Égalité des sexes” lorsqu’on s’adresse à une femme peut lui faire dresser l’oreille. “Élimination des extrêmes de richesse et de pauvreté” peut accrocher un syndicaliste ou un économiste, “Une langue universelle”, l’espérantiste, etc.


* Qu’est-ce que c’est la Foi baha’ie ?

Pas facile de répondre de façon satisfaisante à cette question que l’on nous pose inévitablement, car on ne sait pas ce que l’autre veut entendre. En réalité, il n’existe pas de formule invincible. Je n’en connais pas. Mais bégayer ou rester sec fait mauvais effet. À chacun donc de se débrouiller pour être prêt à tirer de son escarcelle une ou deux phrases brèves toutes cuites pour répondre du tac au tac. Pas un discours de A à Z ou le catéchisme au complet pour assommer le malheureux qui a eu l’imprudence de poser la question et le rendre allergique à tout exposé futur sur la Foi. Piano, piano. En dire moins laisse de la place et garde la porte ouverte. En dire trop peut soûler à jamais !

Par exemple, dans les nombreux salons de livres et foires auxquels je participe, le mot “baha’i” n’apparaît (et de façon discrète) que sur le bas de nos jolis autocollants tricolores “La terre n’est qu’un seul pays” avec les petits bonshommes qui se donnent la main sur la planète. Ils plaisent beaucoup et l’on me demande régulièrement : “Qu’est-ce que c’est “bahia” ?” À quoi je réponds imperturbablement : “Bahia”, c’est une ville du Brésil !

- Non, je veux dire le mot qui est écrit là.

- Ah “Baha’i”, vous voulez dire ! Ça, ce sont des écrits persans du XIXe siècle.

Si la curiosité du chaland s’arrête là, mon discours aussi. J’attends la question suivante. Si elle ne vient pas, je garde mon quant-à-soi, je ne vois pas pourquoi je répondrais à une question pas posée. Je peux comprendre l’impatience qui pousse à sauter sur la moindre occasion pour débiter à l’interlocuteur un tas de choses qu’il n’a pas demandé à entendre. Elle me chatouille parfois. On a tellement envie d’en parler. Mais est-ce bien raisonnable d’essayer de faire passer le message de cette façon-là ? J’en doute. Ça défoule à coup sûr, mais est-ce que fatiguer les gens, les gaver ou parler à côté de la plaque a quelque chose à voir avec l’enseignement ?

À titre d’exemple, je voudrais citer la réponse que fit ma fille, Natascha, à son professeur de français à laquelle elle avait réussi à caser mon livre par je ne sais quel miracle et qui voulait savoir justement qui sont les baha’is : “Eh bien madame, répliqua-t-elle sans hésiter à l’âge de sept ans, ce sont les gens qui ne disent pas de gros mots !”

“Je ne sais pas qui sont les baha’is, me confia un jour un coopérant français de retour d’Iran, mais, dans ma classe, je reconnaissais tout de suite les enfants baha’is des autres, ils étaient propres, polis et ponctuels.” Même pas besoin de parler parfois !

Il n’est pas interdit non plus de répondre directement que la Foi baha’ie est une religion, tout simplement. La dernière en date, la plus récente, la religion pour aujourd’hui, ou que c’est le renouvellement des religions d’antan, etc. Il m’arrive de répondre que c’est la religion. Ce qui intrigue inévitablement : “Pourquoi la religion ?” Facile d’enchaîner ensuite qu’il y en a qu’une, qui est répétitive et graduelle. Mais, à nouveau, il faut s’assurer d’avoir une écoute avant de poursuivre. La plupart des gens se contente d’un mot ou deux, selon mon expérience.

- “Baha’ie”, balayette, ironisent mes tantes auvergnates. C’est le sens de ce mot dans leur patois.

Vrai, le mot baha’i ne fait pas partie des phonèmes de la langue française et il surprend qui l’entend pour la première fois. Et les journaux de le martyriser : bakhai, bahwi, baya, etc. Quant au nom même de Baha’u’llah, il demande un effort pour s’y habituer. Au fait, comment s’appelle ton “rassembleur de religions” m’a-t-on une fois demandé. Et les astuces de fuser. Je n’en citerai qu’une, plutôt sympathique : “Baha’u’llah, c’est là-bas ou là”.


* * *

Je voudrais maintenant dire un mot aux croyants venus de l’étranger et notamment aux deux lanceurs qui ont réussi à mettre la Foi en orbite et que l’on retrouve comme pionniers pratiquement dans tous les pays, je veux parler des Iraniens et des Américains. Amis qui rencontrent également des difficultés énormes ici. Pour essayer de les aider en tentant de leur montrer comment ils sont perçus par le Dupont de base. Je crois qu’ils le savent déjà, d’ailleurs. Chacun se méfie de l’étranger, c’est bien connu. D’aucuns trouvent même qu’il y en a trop dans le monde ! Dans mes voyages incessants, je reste moi-même souvent perplexe devant l’attitude à adopter ou le geste à faire dans une culture que je ne connais pas. Je me suis même ramassé quelques baffes pour erreur manifeste. C’est ce que je voudrais éviter à l’honorable hôte qui m’a fait l’honneur de venir de loin pour m’aider. D’abord, à tous, merci d’être là, et bienvenue ! On a besoin de chacun dans cette bataille planétaire !

Malheureusement, il faut admettre que si la France se targue d’être une terre d’accueil, cela ne veut nullement dire qu’elle est une terre accueillante. Première chose à prendre en compte.

Deuxième, le Français donne l’impression de tout savoir avant qu’on lui parle. Mais ce qui peut décourager encore plus l’étranger, c’est le scepticisme ambiant qui ronge les âmes ici.


* Ô, ami iranien :

J’ai une profonde admiration pour le baha’i iranien qui a trouvé la clé pour parler aux Français, car cette clé est pratiquement contre nature pour lui. En Iran, comme dans tous les pays musulmans, on sort son Coran et si l’on est capable de prouver par les versets de ce livre la véracité de la Foi, on a gagné. Baha’u’llah conseille lui-même ceci pour son propre pays : Si tu veux enseigner à Yazd, tu devrais d’abord parler à ceux qui sont intéressés de la vie et de l’histoire des prophètes du passé et puis, petit à petit, discuter de cette révélation avec eux(31).

Paris n’est pas Yazd. Qui veut connaître la vie et l’histoire des prophètes du passé à Lutèce ?

Autre pays, autres moeurs.

Tu le sais, ami iranien, ton handicap est que malheureusement tu es souvent pris pour un Arabe et chacun sait en quelle estime ils sont tenus ici. Méprise des plus ironiques car les Français ignorent que la plus grosse insulte pour un Iranien est de se faire traiter justement d’Arabe !

Et, comme pour t’achever, les ayatollahs ont avili l’image de ton pays.

Partir du principe que la religion est bonne et que Dieu existe comme chez toi ne peut être qu’une source de difficulté pour toi ici.

Comme je viens de l’expliquer, je comprends parfaitement ta soif de divulguer le message puisqu’elle est la même que la mienne. Je comprends d’autant plus cette soif que tu viens du pays qui a donné naissance à ce message. Mais il est quelques Orientaux qui n’ont que la Foi à la bouche. Si Baha’u’llah n’apparaît pas au premier mot de leur conversation, ce sera au deuxième. Je m’excuse d’être aussi direct, mais cela s’appelle pour le commun des mortels “idée fixe”. Pour ne pas dire “casse-pieds”, en langue plus populaire et en prenant cette partie du corps. Il te faut donc comprendre quand tu arrives sur cette terre que le Français, en général, n’est pas intéressé par le sujet de la religion (à part le témoin de Jéhovah dont la tâche première n’est pas d’écouter, mais de t’embrigader) et qu’il vaut mieux trouver un autre sujet pour débuter la conversation et tâter le terrain avant de se lancer. Baha’u’llah lui-même fait remarquer que les sages parmi les hommes sont ceux qui ne parlent que lorsqu’on les écoute(32).

Certains Orientaux qui font des conversions à la pelle en d’autres lieux ont toute la misère du monde à attirer des Dupont dans la Foi en France. À méditer.

Il y a également chez les descendants des chiites un goût du martyre - “Que ma vie soit un sacrifice pour toi” - qui est loin de la pensée cartésienne. Moi, je ne veux pas être martyr.

Donc, héritier du noble Cyrus, toi qui viens de la première grande civilisation qui brilla sur terre, d’une civilisation plus ancienne et plus raffinée que la mienne, ne sors pas “lo Diô” de but en blanc et à tire-larigot ici sans raison valable. La Foi n’en mourra pas et tu ne t’en porteras que mieux ! Pourquoi se faire du souci, après tout ? On n’empêchera pas une âme choisie par Baha’u’llah de venir à la Cause. Mais pour cela, mieux vaut éviter de l’effaroucher. Prudence, donc, si l’on veut réussir dans le royaume de Saint-Louis !

“Ne pas mettre la charrue avant les boeufs” : voilà, peut-être, le maître mot. Je voudrais l’étayer par un exemple. Une de tes compatriotes des plus dévouées me proposa un jour d’aller parler de moi à un libraire qui organisait régulièrement des conférences avec des auteurs.

- Bien, lui dis-je, tu n’as qu’à lui présenter mon livre et lui dire que j’ai aussi une ciné-conférence sur le même thème ; mais surtout n’en profite pas pour parler “baha’i”. Je m’en charge en son temps.

La première chose à faire est d’organiser la conférence et d’amener du monde.

Sa démarche n’ayant rien donné, l’année suivante de passage dans sa ville, je décidais d’aller voir le libraire en question moi-même. Je lui montrais le livre en insistant sur le fait qu’il avait été publié par un grand éditeur, Robert Laffont, dans la collection “Vécu” et que j’étais prêt à venir avec mon film pour mieux faire revivre l’expérience à ses lecteurs. Il acquiesça aussitôt, enchanté. Puis fixant longuement la couverture de “La Terre n’est qu’un seul pays” et se grattant la tête pour faire resurgir un ancien souvenir, il me lança :

- Mais je connais ce livre-là... Attendez, où l’ai-je déjà vu ?... Hum... Ah oui, j’y suis, je me souviens d’une femme qui est venue me le présenter l’année dernière, une “fanatique” !

Les Français, de leur côté, doivent comprendre que leur façon d’agir ne peut que choquer les amis venus d’Iran. L’Occidental n’a aucun sens du respect, de la révérence propre à l’Orient. Prier les genoux croisés, balancer son livre de prières sous la chaise une fois la prière terminée, prononcer le nom de Baha’u’llah sans le faire précéder de “Sa Sainteté”, etc. ne peut que faire bondir un Iranien qui débarque. Je ne parlerai pas de notre galante coutume où pour se saluer l’homme et la femme s’embrassent en public. En Iran, manque de pot, les hommes n’embrassent que les hommes. Combien de barbes piquantes ne me suis-je pas payées là-bas ! Quant aux gauloiseries, elles portent bien leur nom, il faut être né de par chez nous pour savourer !

Mais, ami iranien, ne perds surtout pas le Persan qui est en toi, garde ta finesse et tes belles manières et surtout ton exquise hospitalité qui est ton arme la plus redoutable. En Iran, par exemple, c’est la honte si tous les plats ont été terminés par les invités au cours du repas. On pense ne pas avoir préparé assez de nourriture. En France, c’est exactement le contraire. S’il reste quelque chose dans les plats, on croit que ce n’était pas bon ! Et sache que ta présence est encore nécessaire pour donner le ton de la spiritualité dans les réunions et Assemblées d’Europe et que ton érudition nous est plus que précieuse.

Continue à chanter tes prières dans nos réunions, c’est si émouvant, on a l’impression qu’elles montent directement au ciel et nous avec !


* Toi, l’Américain :

Si l’Iranien a mauvaise réputation, l’Américain n’est guère mieux loti chez nous pour deux autres raisons :

1) On a du mal à le prendre au sérieux dans le domaine de la religion car son immense pays n’arrête pas de sécréter des sectes à tour de bras. Alors, “Pourquoi pas une de plus ?” pense-t-on immédiatement de ce côté de l’Atlantique.

2) Pardon, mais il faut également reconnaître qu’aucun Français n’accepte de gaieté de coeur le massacre de sa langue ! C’est ce que constataient Genny et Mex, mes deux valeureux compagnons de stop en Patagonie lors de nos interminables attentes au bord de la piste. Ils me faisaient remarquer que si les anglophones et les hispanophones se contentent de comprendre l’étranger qui utilisent leur langue, cela ne suffit pas au Français : lui, il y veut en plus la mélodie.

Jean Sévin, notre bouillonnant Chevalier de Baha’u’llah, conte au sujet des quiproquos que peuvent faire naître un accent étranger l’anecdote suivante : à Bourail, en Nouvelle-Calédonie, se déroule chaque année une grande foire aux bestiaux. Une jeune pionnière de langue anglaise qui partait toujours à l’assaut du passant sans se poser de questions s’adresse peu de temps après cette foire à un Caldoche de la manière suivante :

- Monsieur, est-ce que vous avêêz entendiou parléé de la Foi do baha’ï ?

- Mais, ma petite dame, rétorque l’éleveur surpris en relevant sa casquette, voilà déjà quelque temps qu’elle est terminée la foire de Bourail !

Reste là aussi le choc des cultures.

Ce n’est plus Orient, Occident, mais Vieux Continent, Nouveau Monde.

Latin, anglo-saxon.

Mais, au fait, qu’est-ce que la culture ?

La culture n’est, ni plus ni moins, qu’un héritage géographique et historique qui donne à chaque peuple un point de vue personnel sur le monde et une façon d’agir particulière. Point de vue différent, cela s’entend. Le problème est qu’entre Français et Anglais, il n’est pas différent, mais opposé. Ces deux peuples regardent la lorgnette chacun par l’autre bout. Ce qui explique leurs perpétuels différends. Puritanisme et pragmatisme, les piliers de la société anglo-saxonne, sont à l’opposé des valeurs latines. La fin ne justifie pas les moyens pour les Latins. L’humain, l’art et la manière, voilà qui compte aussi !

Autre pays, autres moeurs.

S’il avait plu à Dieu, Il n’eût sûrement fait des hommes qu’un seul peuple(33).

Seulement, voilà, chaque continent a sa spécificité. Il faut en tenir compte. Même si ce sont les valeurs occidentales qui ont aussi cours ici comme là-bas, nous ne sommes pas dans le Nouveau Monde. Le comportement y est plus guindé et maniéré pour ne pas dire coincé. “Le Français a trop de protocole” constatait un journaliste congolais. Une de mes amies québécoises nous qualifiait de “petits Français poudrés...”.

Cela dit, que les amis américains ne se découragent pas non plus au pays de La Fayette et de Rochambeau. Leur sens de l’administration et leur dynamisme restent indispensables au Vieux Continent. C’est grâce à eux que j’ai connu la Foi, après tout. Et c’est aussi grâce à eux que cette Foi a atteint les confins de la terre.



Photo :
Une des premières dédicaces... À la librairie "Le Soleil Levant" de Dakar au Sénégal, le 7 novembre 1978.

3. QUE FAIRE ?

Le 9 est le chiffre de la sagesse.

Le Maître propose à chaque croyant qui veut agir de se poser les questions suivantes :

1) Que puis-je dire qui produira de l’effet ?
2) Que puis-je faire pour avoir des résultats ?
3) Que puis-je écrire qui portera des fruits ?

Sans connaître ce texte à l’époque, je n’avais pourtant que ces questions-là en tête à mon retour en France fin 73. Oui, que faire ? Que puis-je faire pour réveiller ce cimetière ambulant puisque ce qui est louable en ces jours, c’est de promouvoir la Cause ?(1) Ce qui n’est pas tout à fait pareil que penser : comment vais-je gagner ma croûte ? Car déjà, mon directeur en Italie me demandait de revenir travailler dans sa chaîne d’hôtels et le Canada me réclamait dans le bureau de traduction.

Il faut se souvenir que lors de mon pèlerinage en Terre Sainte à la fin du tour du monde, j’avais supplié Baha’u’llah de n’avoir dans la vie que l’enseignement pour occupation. Car “le champ est si immense, la période si critique, la Cause si grande, les artisans si rares, le temps si court, le privilège si inestimable qu’aucun adhérent de la foi de Baha’u’llah digne de porter ce nom, ne peut se permettre d’hésiter, ne fût-ce qu’un instant”, comme l’explique si bien Shoghi Effendi, lui-même.

J’ai foncé, tête baissée, et Il exauce les voeux apparemment puisque depuis fin 73, je n’ai fait que cela ! Il exauce si bien les voeux que, parfois, je me demande si je n’aurais pas mieux fait de Lui demander de faire fortune à la place. Car aujourd’hui, j’aimerais pouvoir compléter mon tour du monde par quelques croisières qui restent hors de portée de ma bourse !

Trouver du monde, ou pour le moins une oreille réceptive, voilà le souci majeur de tout croyant qui veut enseigner. Pour cela, il faut être soi-même à l’écoute et garder son antenne intérieure branchée en permanence. Faut-il le dire mais parler aux murs ou, encore mieux, s’écouter parler dans une salle vide est inutile. J’admire Chiva Abrar et les rares qui, depuis des années, réussissent à peupler leurs réunions d’information sans moyen intermédiaire car enseigner à mains nues est pratiquement impossible en France.

D’où la nécessité de trouver un moyen intermédiaire, une méthode, un support, une combine, un procédé, un truc quoi : ce peut être l’art, le théâtre, la musique, la danse, la sculpture, la peinture... Cette énumération ne doit pas faire supposer qu’il n’y a que les artistes qui peuvent faire quelque chose. Non, il y a mille façons. À chacun de se décarcasser selon ses dons et sa profession pour trouver une astuce, la technique qui lui permettra d’établir le contact sans coup faillir. On a tous de l’imagination. Sur l’île de Chiloé, je me souviens d’une amie chilienne qui tenait une modeste épicerie près du marché. Sur le trottoir, devant la porte d’entrée, elle avait eu l’idée d’exposer un grand panneau de bois avec les principes baha’is peints en lettres rutilantes dessus, ce qui ne manquait pas d’attirer l’oeil des passants comme celui des touristes. Je connais des amis dentistes ou coiffeurs qui mettent des dépliants baha’is parmi les revues à feuilleter dans la salle d’a tente, des commerçants qui collent les principes à la vitrine. Ali Behnam et son équipe ont bien réussi à décrocher une émission de radio hebdomadaire sur Radio-Enghien... En parlant de lui, je ne peux m’empêcher de citer son truc personnel pour pouvoir parler de la Foi qui me ravit. Lorsqu’on lui demande son nom, il répond invariablement :

- Je m’appelle Ali, mais je ne suis pas musulman !

Ce qui lui attire l’inévitable : “Ah bon, et alors, qu’est-ce que t’es ?”

Et que dire de l’ingénieux bibliobus baha’i de Mounir Daghighi ? Mais il faut aussi comprendre, par exemple, que dans l’armée de l’air où j’ai effectué mon service pour faire voler un seul pilote de chasse, il faut une douzaine de “gonfleurs d’hélices” au sol. En d’autres mots, le rôle de la “cantinière” est indispensable. Celui de “chauffeur de taxi” tout autant. On a vu ce que ça a donné sur la Marne. Beaucoup de batailles ont été perdues parce que l’intendance ne suivait pas. J’estime que tous ceux qui m’ont laissé étaler mon duvet sur leur tapis ont enseigné à leur manière, car ils m’ont aidé à aller divulguer le message. J’estime que tous ceux qui m’ont acheté un livre et m’ont ainsi permis de rester autonome pour poursuivre mon action ont aussi enseigné à leur façon.

Reste que le support le plus puissant pour enseigner de façon efficace reste une vie sainte, une vie exemplaire. Mais ça, c’est facile à dire...

Celui qui secourt dans le péril ne doit pas être insensible puisque, répondant à ma supplique de Terre Sainte, il m’a permis de pouvoir mettre sur pied un support. Dans mon cas, ce fut l’écriture. Chacun sait qu’en France les gens ne se parlent guère entre eux dans lieux ou transports publics, ils préfèrent se coller le nez dans le journal. Donc si on ne peut pas les atteindre de vive voix, il ne reste plus qu’à le faire en leur passant sous le nez par le biais de l’écriture. Il s’agit de dénicher les Français là où ils se trouvent !

J’ai réussi à faire paraître quatre livres chez des éditeurs en place : 1) La Terre n’est qu’un seul pays, chez Robert Laffont
2) La Route et ses chemins, chez Robert Laffont
3) Le Prisonnier de Saint-Jean-d’Acre, chez Albatros
4) Les Chemins de la Paix, chez Séguier

C’est d’autant plus miraculeux à mes yeux que je ramassais régulièrement des bulles en rédaction à l’école. Mon père parlait un patois auvergnat, ce qui ne m’aide pas pour m’exprimer correctement dans la langue de Molière. Il est vrai que j’étais aussi nul en langues et que j’en parle cinq aujourd’hui. Il fait ce qu’Il veut. J’ai écrit ces livres dans le but de faire connaître la Foi au grand public et non pas de raconter mon aventure. Même si elle en vaut bien d’autres que je vois apparaître sur le marché. Je les ai écrits uniquement dans ce but-là. J’ai d’ailleurs pris soin d’inclure l’adresse du Centre à Paris dans chacun d’eux pour ne pas perdre l’âme qui chercherait.

Les lecteurs ainsi que les spectateurs de la ciné-conférence que j’ai également mise sur pied en même temps, ne s’y sont d’ailleurs pas trompés :

- Monsieur Brugiroux, vous avez passé votre vie à voyager. Et vous parlez de tout, sauf de voyage !

Effectivement, je laisse cela aux autres voyageurs.

Bizarre quand même : j’essaye de me tenir au courant de tout ce que publient ces autres voyageurs (en cinq langues, s’il vous plaît) et force m’est de constater que si bon nombre d’entre eux mentionnent leur contact avec la Foi brièvement dans leurs récits, aucun n’a accroché. Pourquoi donc cela me tombe-t-il sur la tête à moi ? Et pas aux autres ! Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? Wendy Myers, une jeune Anglaise qui a fait le tour du monde en stop le plus approchant du mien, par exemple, mentionne sa visite au temple de Wilmette et termine son livre par cette remarquable conclusion : “Après avoir rencontré toutes les religions de la planète, je crois que mon Église anglicane est encore la meilleure !”

À mains nues, je le répète, difficile d’enseigner chez Astérix. J’ai la chance inouïe d’avoir une histoire de voyage à raconter mise sous forme de livres, et d’un film qui me permettent, partout où je vais, d’entrer en contact facilement avec les gens et les médias. Les gens aiment les histoires. Sans elle, j’ai la conviction que j’en serais réduit à trépigner d’impuissance. Je ne m’explique pas pourquoi, mais Dieu m’a permis de façonner des outils de proclamation, outils qui m’ont permis d’agir. Il m’a aussi filé une langue bien pendue, ce qui n’est pas négligeable dans l’affaire. Qu’y puis-je ? Pourquoi moi ? Lui seul le sait !

Avec ce support béni, j’ai pu parcourir la planète entière.

Je n’ai fait que jouer mon rôle, après tout. Je suis dominé par la planète Mercure, paraît-il. Mercure, rappelons-nous, c’était le petit dieu aux talons ailés de l’Olympe qui courait partout chercher les nouvelles pour les répartir ensuite. C’est ça que j’ai fait : un tour du monde pour apprendre et maintenant un autre pour partager. À les faire, j’y ai trouvé une immense satisfaction, mais je n’y vois pas de mérite. Aucun. Non, je n’ai fait qu’obéir à des forces qui me dépassent.

Je me suis longtemps demandé comment Martha Root, le modèle de l’enseignement itinérant international, avait bien pu se débrouiller de son côté. Quel support avait-elle utilisé pour pouvoir tourner impunément autour du monde ? Elle n’avait pas d’histoire sensationnelle à exploiter ni le soutien de la structure baha’ie encore balbutiante à l’époque, dans les premières décennies du XXe siècle. Comment s’y prit-elle ? Et aussi comment faisait-elle bouillir la marmite ? Car elle avait trouvé l’astuce de subvenir à ses besoins tout en enseignant. Tout le monde n’a pas à disposition les fonds des Mains de la Cause. J’ai lu scrupuleusement sa vie. Étant journaliste de profession, elle écrivait des articles dans la presse, ce qui propageait la Foi et lui permettait en même temps de financer son action et elle s’appuyait, partout où elle passait, sur la structure des clubs espérantistes puisqu’elle était une fervente adepte de cette langue. Voilà. J’ai aussi lu avec effarement que cette femme remarquable voyageait avec vingt-quatre malles et valises dont une, rien que pour contenir les chapeaux ! Moi, j’ai horreur de porter. Je ne cherche pas à me comparer à elle, surtout que l’autre différence qui nous sépare est encore plus énorme : elle possédait un caractère intègre et louable !

J’ai tellement désespéré, j’ai tellement voulu abandonner de fois lors de l’élaboration de mes livres et du montage de mon film, que je voudrais maintenant en relater les péripéties et montrer comment j’ai fini par y arriver et ce que cela m’a apporté. Car il ne faut jamais lâcher la patate, comme on dit au Québec !


* La Terre n’est qu’un seul pays :

Pour ce premier ouvrage, le très-Généreux a indéniablement mis la main à la pâte directement pour m’aider à l’écrire et trouver un éditeur. Il fait ce qu’Il veut. C’est en tout cas ainsi que je l’ai ressenti. Car c’est l’éditeur lui-même, Robert Laffont en l’occurrence, qui m’a demandé l’histoire. Je n’ai pas eu besoin de chercher. Et, en plus, pour sa collection “Vécu”, une des plus populaires de France. Il y en a qui paieraient cher pour paraître dans cette collection. Il m’a demandé d’écrire l’histoire, suite à mon passage de six minutes à l’édition nationale du journal télévisé du 6 novembre 1973. À “24 heures sur la Une”, sur la seule chaîne de l’époque. À moi, qui n’avais jamais écrit une ligne correcte et qui n’étais nullement parti pour écrire de livre. Heureusement que j’avais rempli des carnets de bord. Je dus lui demander une avance car je n’avais pas le moindre kopeck devant moi. L’occasion de faire connaître la Foi se présentait. C’était mon voeu le plus cher, je ne pouvais que sauter dessus. Non sans appréhension toutefois, car je ne connaissais strictement rien au monde de la littérature non plus.

Il y a trois façons d’écrire un livre :

1) seul, à la Victor Hugo.
2) grâce à un “nègre” qui écrit à votre place lorsqu’on est incapable de le faire.
3) ou à l’aide d’un conseiller.

Je me méfiais du “nègre”, j’avais des idées à exprimer et je ne voulais pas qu’elles soient déformées. Seul, je n’en étais pas capable.

Je choisis donc la solution médiane : écrire le texte personnellement et le peaufiner avec un conseiller. Mais lorsque le consciencieux conseiller vit ma prose, il n’en crut pas ses yeux et se fit un devoir de tout réécrire. Jusqu’à ce que le cancer qui le rongeait l’emporte. À 30 ans.

À la fin, il n’était même plus capable de rester assis. Je le revois encore allongé par terre sur le tapis de la salle à manger de notre pavillon de banlieue, en train de faire des corrections. Je ne cessais de le questionner sur le pourquoi de tout ce qu’il faisait. Je voulais apprendre à composer moi-même. Patient, il me guida et me fit ainsi découvrir la litote, la redondance et autres finesses de style. Merci, car je dus terminer le livre seul.

Dieu a une façon de procéder qui m’échappe. Il me donne un super coup de main pour me faire entrer dans le monde de l’écrit contre toute attente, puis Il décide de me garder dans l’anonymat une fois le livre conçu ! L’importance de sa maison d’édition a contraint Robert Laffont à s’entourer de collaborateurs pour en diriger les différentes collections. À l’époque, un grand nom du monde de la littérature et de la politique dont j’ignorais totalement l’existence, dirigeait la collection “Vécu”. Celle justement dans laquelle je devais sortir. Aïe, aïe, aïe ! Pauvre de moi ! Piqué au vif, il se mit à m’insulter dès qu’il vit apparaître le mot “baha’i” dans le texte. Par pudeur, charité chrétienne ou respect de la loi sur la médisance, je n’épiloguerai pas sur l’insolence et la brutalité du verbiage du personnage. Regardez les démons comme des anges(2). Apparemment, il ne pouvait admettre qu’un vulgaire auto-stoppeur qui vivait sous les ponts avec un dollar par jour vienne lui pondre une théorie de l’Histoire fascinante à laquelle il n’avait pas pensé lui-même, grand historien de France. Ma candeur me jouera toujours des tours et il faut dire que notre première rencontre ne pouvait rien augurer de bon. Devant la carte impressionnante de mes parcours, il ne trouva que ceci à dire : “Brugiroux, ça ne sert à rien de voyager. L’important est de savoir écrire !” Puis, très fier de lui : “Moi, j’ai écrit des livres sur l’Espagne et je n’ai jamais mis les pieds dans ce pays.” Il s’attendait à un “bravo” d’admiration, mais certainement pas à cette réponse qui, dans mon esprit, impliquait plus d’incrédulité que de méchanceté :

- Ah bon, vous avez écrit des livres sur l’Espagne sans y avoir mis les pieds ? Eh bien, vous n’avez pas honte ?

Monsieur ne voulait à aucun prix accepter le titre que je proposais : “La Terre n’est qu’un seul pays” et je dus insister. Avant mon livre avait paru “Le Bonheur sur la mer” et il préparait “Le Bonheur à cheval”. Il voulait mettre “Le Bonheur à pied” ! Mais là, il m’est clair que Celui à qui rien ne saurait résister s’interposa ! Heureusement, car ce titre s’avéra être si précieux par la suite.

Cette joyeuse collaboration dura toute l’année 1974.

Le jour de la parution du livre, le 19 juin 1975, une vingtaine de personnes se trouvaient réunies dans le salon du 6, place Saint-Sulpice, le siège de la maison Laffont à l’époque.

- Tiens, le livre de Brugiroux vient juste de sortir, lui fit remarquer l’un des employés.

Et mon directeur de collection de pincer le livre entre deux doigts, d’un air dégoûté, pour l’envoyer balader sur le tapis à l’autre extrémité de la pièce sous le regard médusé de tout un chacun. Ce fut un lancement. Mais pas le bon !

Dès le début, j’aurais dû aller avertir Robert Laffont, un homme fort aimable, de ce qui se tramait à son insu. Mais je n’y connaissais rien. Je n’avais jamais écrit auparavant. Et, vu l’importance de ce directeur de collection qui publiait également dans la maison, je craignais de voir mon propre contrat annulé si je me plaignais de lui. Inutile d’ajouter que pour la présentation de mon livre aux commerciaux de la maison, je me suis retrouvé seul alors que d’habitude, ledit directeur de collection vient soutenir tout nouvel écrivain. Douze vendeurs m’attendaient autour d’une table, l’air pressé et “business is business”. J’avais l’impression de me trouver face à la Rote au temps de l’Inquisition. Tétanisé, je bredouillais plus qu’autre chose. À cette époque, je me demandais encore si une seule personne daignerait ouvrir mon livre !

J’avais commis une erreur encore plus funeste avant. À mon retour, suite à mon passage aux nouvelles nationales sur l’ORTF (l’ancêtre de France Télévision), je fus assailli par les journalistes qui voulaient étaler mon histoire dans la presse. À l’époque, Paris-Match publiait six pages de bandes dessinées sur les aventuriers du moment. J’y avais ma place et l’un des journalistes voulait mon histoire pour cette rubrique. Newsweek et autres magazines sonnaient à ma porte. Paniqué, je demandai conseil pour la marche à suivre à mon ancien professeur de français qui avait publié quelques opuscules de poésie.

- Attends que ton livre sorte pour te faire connaître car tu n’as pas de produit en main...

Mal m’en prit de suivre ce conseil que je crus avisé sur l’instant. Plus mauvais conseil, tu meurs. J’arrêtai toutes les interviews en cours. Et voilà pourquoi avec une histoire unique, au coeur de la mode (la fin des années 60, les chemins de Katmandou), alors que j’avais la possibilité d’accéder à la notoriété, je suis resté dans l’ombre. J’ai raté le train du succès. Car lorsque le produit fut là, mon cher responsable de collection ne voulut pas en faire la publicité alors qu’il en avait les moyens. Quant à mon malheureux conseiller qui travaillait à la télévision et y connaissait beaucoup de monde et qui m’avait promis de me lancer dans une demi-douzaine d’émissions (“Avec ta tête de boy-scout, tu vas plaire”, répétait-il), il avait déjà été emporté par le cancer. Une nouvelle fois, j’aurais mieux fait de suivre l’un des conseils de Baha’u’llah : Saisis ta chance, car jamais plus elle ne présentera à toi !(3)

J’ai toujours pensé que cela m’aurait servi d’avoir un nom pour attirer plus de monde lors de mes conférences et de mes séances de dédicaces. Surtout, cela m’aurait évité de répéter à chaque fois mon histoire pour me présenter. Ce qui est lassant. Mais l’Infiniment Sage a peut-être pensé là qu’il m’éviterait ainsi la grosse tête !

Enfin, sortir un livre un 19 juin, c’est le mettre sur la voie de garage. Les médias partent en vacances. Je ne découvris cela qu’après, lorsque je tentais de voir les journaux parisiens au mois de septembre : “Votre livre, mais il est vieux !”

Cela n’entama nullement ma détermination à réveiller la France comme je me l’étais promis, mais me compliqua singulièrement la tâche. Dans le domaine du spectacle, hors de la médiatisation, point de salut. Alors, bonjour la galère !

Bref, pour résumer l’histoire de “La Terre n’est qu’un seul pays”, deux chiffres:

Le 19 juin 1975 : 1re édition
Avril 2000 : 19e édition (le beau chiffre !)

La réponse est là. Toutefois, je reste persuadé que Laffont a raté une grosse affaire car le potentiel du livre n’a pas été épuisé et que, de mon côté, j’ai fait là une des plus grosses bourdes de ma vie. Le tirage total s’élève en tout à 75 000 exemplaires. Pour situer, il faut savoir que la moyenne de vente du livre en France tourne autour des 5 000 exemplaires. On peut donc le qualifier de succès.

Ce livre m’a attiré des lettres et des commentaires enthousiastes et touchants que je me garderai de reporter ici par pudeur. Sauf une récente, quand même, que m’a fait parvenir un détenu de Fresnes : “Je vous avais vu en 1983 à une conférence que vous aviez donnée à Strasbourg et qui nous avait marqués, ma femme et moi... à cette conférence, j’avais acheté votre livre et en sortant, il y avait un jeune garçon qui nous a posé des questions sur votre film, sur vous et pour lui faire plaisir, je lui ai donné le livre ; du coup, je ne vous avais pas lu jusqu’à il y a un mois dans ma cellule. Je pense que si je l’avais lu à cette époque, je ne serais pas en prison aujourd’hui.” Plusieurs lecteurs m’ont avoué en avoir fait leur livre de chevet. Ceci, tout simplement parce qu’il touche, je crois, une dimension que l’on oublie aujourd’hui : celle du coeur. Et chacun a un coeur. Côté voyage, il est devenu une véritable bible. Combien de routards n’a-t-il pas fait naître ! J’ai un club de fans de ce côté-là. En ce qui concerne la Foi, il a attiré des âmes dans les armées de lumière. Quand je pense qu’avant la parution de ce livre, je pensais secrètement : “Si ce livre peut enrôler une seule personne dans la Cause, je serais satisfait !”

D’après les statistiques de la maison Laffont, les “Vécu” sont lus en moyenne par cinq personnes. Je n’en doute pas quand je vois les débris de bouquins que l’on vient parfois me faire signer dans les salons ou après les projections du film. Certains lecteurs m’ont avoué l’avoir prêté à plus de vingt personnes. En bibliothèque, on m’en rachète parfois un nouveau car l’ancien n’a plus de couverture ! Il sort, leurs ordinateurs me le confirment régulièrement.

Simple calcul : à chaque fois que je vends un livre donc, c’est comme si je parlais de la Foi à cinq personnes. De 1975 à 2001, il a été vendu 73 000 livres, soit 73 000 ??5 = 365 000. Cela veut dire que trois cent soixante-cinq mille personnes minimum auront ainsi appris l’existence d’un certain Baha’u’llah. De façon claire et sans avoir besoin d’argumenter.

Témoin cette lettre d’une avenante Brésilienne répondant au doux nom de Virginia : “Il y a sept ans, j’ai connu une dame qui m’avait donné un prospectus sur la Foi, mais je ne m’y étais pas intéressée à cette époque car je pensais que c’était une secte orientale pas applicable au monde occidental. Après la lecture de ton livre, j’ai pu comprendre mieux et j’ai donc cherché de la littérature baha’ie...” Je lui avais vendu mon livre au salon du livre de Salon-de-Provence quelques mois auparavant et elle m’écrivait du Brésil pour me faire savoir qu’elle et son mari avaient accepté la Foi [nota : voir page 149 du livre As Flores no Sagrado Limiar publié au Brésil en 1996 par Planeta Paz].

Oui, j’ai vendu mes livres sans vergogne car j’ai vite compris qu’ils pouvaient faire mouche. C’était doublement motivant. Ils touchaient un nombre de personnes qu’il m’eût été impossible d’atteindre autrement et ils me permettaient de soutenir mon action et de rester autonome. Dieu m’a engagé à la commission : plus j’enseigne, plus je gagne et mieux je vis. Malin, l’Éternel !

Oui, j’ai voulu aussi armer la communauté de ce livre. Ce qui m’attira cette plaisanterie d’un ami breton : “La Fête des dix-neuf jours se divise en trois parties : la partie spirituelle, la partie administrative et la partie où André vend ses livres.”

Oui, j’ai tenté de miner le champ de bataille au maximum avec cette petite charge explosive que contenait le livre. Je l’ai placé partout où j’ai pu. Jusqu’à ce que ça saute !

Une fois, par exemple, au cours de l’été 1978, j’avais réussi à faire orner de mon livre la vitrine d’une librairie de La Rochelle. Et pour cela d’ailleurs renoncé à mes bénéfices qui allèrent au libraire. Un jeune stoppeur du nom de Éric Miel fut déposé par la dodoche d’un croyant dans cette ville quelques heures plus tard. Non sans s’être fait recommander de lire “La Terre n’est qu’un seul pays” puisqu’il prétendait aimer le stop. Y a-t-il un hasard ? La première librairie qu’il croise est justement celle qui expose ce livre-là. On venait juste de lui en parler, il tombe dessus. “C’est pas possible, y a un truc”, pense-t-il. Le prix le fait hésiter, mais il se saigne et l’acquiert. Voilà comment une mine a sauté : il est devenu baha’i.

Ce livre avec sa version anglaise et espagnole a fait le tour de la terre. J’en ai retrouvé des copies sous toutes les latitudes. Il a même atteint le pôle sud en 1994 grâce à un milliardaire texan qui l’avait emporté avec lui pour aller y passer Noël. Durant l’été 2000, quelle n’a pas été ma surprise à Bishkek, en plein coeur de l’Asie Centrale, de tomber sur une jeune Kirghize qui était en train de le dévorer en français. Et maintenant, j’apprends qu’il vient d’être expédié, par des parents désespérés, à une prison de Bali pour aller remonter le moral de leur fils condamné à perpétuité pour un soi-disant trafic de drogue. Mon ouvrage a également fréquenté du beau monde : de Alain Decaux et la Comtesse de Paris à Isabel Allende et Jean-Louis Étienne, par exemple. Il a même été lu à Matignon. Alain Juppé me l’a confirmé de vive voix au Salon du Livre de Paris en 1997.

Il s’est retrouvé finalement listé dans le volume XVII de la série des Baha’i World, volumineuse compilation en anglais des événements baha’is correspondant aux années 1976-1979 comme livre d’utilité baha’ie au même titre que “Baha’u’llah et l’ère nouvelle” et autres classiques. Sans que j’en fasse la demande, dois-je préciser.

Alors, indigne d’un baha’i, pas assez spirituel ce bouquin ? Sans le savoir, ce livre remplissait le voeu de George Townshend, l’ex-chanoine de la cathédrale Saint-Patrick de Dublin et archidiacre de Clonfert, un baha’i notoire, auteur de plusieurs livres baha’is classiques qui écrivait dans une lettre du 5 août 1941 à Shoghi Effendi :

“Notre littérature est trop collet monté. Elle n’a pas l’appel populaire qu’offrait disons, ‘Abdu’l-Baha. Il n’y a rien qui puisse prendre la place de ces charmants récits de pèlerins sur leurs visites à ‘Abdu’l-Baha en prison ou des histoires et discours de celui-ci quand il visita Paris, Londres et les USA. Ce manque est regrettable et représente un sérieux handicap pour atteindre un plus grand nombre. Il me faut avouer que moi-même, si mes petits livres peuvent compter, je tombe dans le défaut que je dénonce.”

Je n’ai pas écrit ce livre pour les baha’is, mais pour les non-baha’is. Avec le langage de tout un chacun. Pour cueillir les plantes, il faut savoir se baisser. Eh bien, je me suis baissé. Cela ne veut pas dire s’abaisser. Beaucoup de Français l’ont même trouvé prude. “On aurait aimé avoir plus de détails croustillants...” Je l’ai écrit avec le seul souci d’amener de nouvelles âmes à la Cause. D’attirer leur attention à travers une histoire qui se lit. J’ai essayé de doser la présentation de la Foi pour atteindre les coeurs en attente. “Tu aurais mis un mot de plus sur la Foi, m’a confié un jour Lucien Crevel, je n’aurais pas cherché plus avant.”

Faut-il coller un rôti de quatre livres sur chaque zakouski au hors- d’oeuvre ?

Je n’ai voulu effaroucher personne. J’estime que l’étincelle dont est chargé chaque mot des Écrits suffit à enflammer tout coeur amadou. Dès que l’huile est touchée par le feu, elle s’enflamme. Toute parole qui sort de la bouche de Dieu est douée d’une telle puissance qu’elle peut insuffler dans tout être humain une vie nouvelle(4). Le titre à lui seul en a interpellé plus d’un. Bref, pas besoin de grosses tartines pour ceux qui sont prêts ! Voici comment ‘Abdu’l-Baha le formule : Les âmes qui ont la capacité et l’aptitude de recevoir les effusions du Royaume et la confirmation du Saint-Esprit sont attirées par un seul mot(5).

Malgré ce dosage mûrement réfléchi, certains lecteurs m’ont fait savoir que je les ai emm... avec mes trucs spirituels ! Il faut de tout pour faire un monde. D’autres ne les ont même pas vus.

On ne voit que ce que l’on veut voir. Pour preuve, l’histoire du “marcheur de Dieu”, Benoît Huchet. À 16 ans, enflammé par cette lecture, il se met sur la route. Décidé à faire comme moi, c’est-à-dire à ne dépenser qu’un dollar par jour et ne jamais dormir à l’hôtel. Trois ans plus tard, dépossédé de ses biens en Thaïlande par quelques malandrins, il doit rentrer au bercail. Première chose, il se recolle dans son livre culte et, ô surprise, y découvre un mot qu’il n’avait même pas remarqué la première fois : “baha’i”. Entre temps, le mitron de Rouen, confronté à d’autres cultures, s’était ouvert à la réflexion.

Touché à nouveau, mais cette fois-ci par l’autre facette de ce témoignage, il voulut en avoir le coeur net. Deux semaines plus tard, grâce à l’aide de la famille Rouhani, il acceptait la Foi.

Aujourd’hui, j’entends régulièrement cette remarque dans les manifestations auxquelles je participe : “Ah mais ce livre n’est pas nouveau, je l’ai lu il y a au moins vingt ans.” Puis la question suivante :

“Au fait, pourriez-vous m’expliquer ce que signifie baya (baha’i) ou qui est ce baboula (Baha’u’llah) dont vous parlez ? J’ai cherché des bouquins là-dessus, je n’ai pas pu en trouver.” Vingt ans après, c’est réconfortant !

À Nice, un jeune écolier me confia ceci : “Monsieur, on a étudié des passages de votre livre en classe, mais ce que l’on a étudié, c’est ce qui n’est pas de vous !” Je l’aurais embrassé. Merci ! C’est ça que je voulais. Et voilà pourquoi aujourd’hui, je m’efforce d’en équiper bibliothèques, médiathèques, entreprises, établissements scolaires et autres centres de documentation qui ne le possèdent pas encore. Je m’empresse de terminer le minage, je finis de préparer le terrain avant de quitter définitivement le champ de bataille.


* La Tierra es un solo Pais :

En septembre 1977, Plaza Y Janés, une des plus importantes maisons d’édition d’Espagne décide de publier mon livre dans la langue de Cervantès sans que j’intervienne. Gracias. Je supervisai toutefois la traduction et dus rectifier le titre mal rendu par le traducteur ainsi qu’une erreur de typographie comique que j’avais déjà dû faire corriger dans le texte français. L’imprimeur avait transformé “Je renfile mon jean” en “Je renifle mon jean”. J’avoue que c’est plausible dans ce type de bourlingue, mais ce n’était pas ce que je voulais dire.

3 241 exemplaires imprimés exactement. Tous vendus.

Et, là aussi dans la péninsule ibérique, j’ai pu constater que ce récit a fait mouche.


* One People, One Planet:

Dès sa sortie en 1975, George Ronald à Oxford versa une belle somme à Laffont pour réserver les droits du livre pour la Grande-Bretagne. Mais son contenu finalement ne fut pas jugé assez “spirituel”, l’argent fut perdu et rien ne fut publié. Regrettable, car je fis de l’enseignement dans de nombreux pays anglophones pendant des années sans livre. L’impérieuse nécessité de ce livre me décida à me mettre moi-même à la chasse aux éditeurs de langue anglaise, tous les gros furent contactés sans rémission puis les petits, que ce soit en Angleterre, en Australie, au Canada ou aux USA. À New York, je me rendis même personnellement sur la 5e avenue, un 29 décembre 1976, pour en discuter de vive voix avec la fameuse maison d’édition d’Hemingway : Scribner’s. En vain. En 1980, la maison d’édition Kalimat de Los Angeles me répondit que mon histoire devait être complètement réécrite pour pouvoir la publier. Autrement dit que ma version ne valait pas un pet de lapin ! En 1990, un professeur d’université de Tampa en Floride flairant ma lassitude m’encouragea à ne pas abandonner l’idée de publication. Il fallut attendre 1991 pour que Oneworld Publication, sise aussi à Oxford, me le sorte finalement non sans réticences et de fortes supplications de ma part car il n’était toujours pas jugé assez “spirituel”. Depuis, il a attiré des gens à la Foi. Mais que de temps perdu et que de tracas et de fatigue ! On peut se poser la question : vaut-il mieux ne faire que du “spirituel” à tout crin pour se faire plaisir et laisser les chercheurs à la porte que d’essayer autre chose ?

En vérité, il y a place pour toutes sortes de livres.

La petite histoire du manuscrit in English mérite quelques lignes.

Je ne sais pas pourquoi, mais rien ne m’arrive de façon facile. C’est Youssef Ghadimi, rappelons-nous, cet ange qui m’avait invité chez lui à Téhéran pour me retaper la santé et qui m’avait conseillé de terminer d’abord mon tour du monde avant d’aller enseigner en France, qui me paya la traduction. Il fut martyrisé en 1980, ce qu’il avait toujours fortement désiré. Il était un des membres de la première Assemblée spirituelle nationale d’Iran arrêtée par le nouveau régime. La traductrice que l’on m’avait recommandée chez Scribner’s en 1978 me rendit une si mauvaise copie que je dus tout retravailler pendant des semaines. Je le fis avec une Anglaise de Yerres (à côté de chez moi) nouvellement convertie grâce au film. De l’américain, le texte passa donc à l’anglais. Puis, il fut remis en américain en 1981par un journaliste du Minnesota qui vivait à Paris. La saga de ce texte ne s’arrête pas là. Car la maison d’édition Oneworld décida de l’adapter au goût anglo-saxon. C’était trop français ! Je me fis notamment traiter d’affreux sexiste et pratiquement d’hérétique. Un jour, je suis resté l’oreille collée deux heures au téléphone avec Oxford pour discuter chaque altération et limiter les dégâts. Je ne fus sauvé que par une envie pressante de mon interlocutrice ! Cette maison est très sérieuse : elle fit imprimer un superbe texte, un beau rosbif, mais sans sauce ! J’espère que Youssef Ghadimi n’en sera pas peiné, lui qui aimait tant la cuisine française !

7 000 exemplaires ont vu le jour en deux tirages jusqu’à maintenant. Il va sans dire qu’il m’est aujourd’hui d’une grande utilité. Et me sert de passeport dans toutes les communautés baha’ies du monde.

En 1994, j’ai été très heureux d’apprendre que Oneworld Publications allait être distribuée par Penguins, le plus gros distributeur du monde anglophone. Si bien que désormais ce livre peut être commandé dans n’importe quelle librairie du monde.


* Autres langues :

Il existe en cassette pour les non-voyants.

J’ai, bien sûr, essayé de le faire publier aussi en allemand, portugais, italien, hollandais, danois, islandais et même en espéranto. J’ai pensé au russe, à l’albanais, au roumain, au grec, au chinois, etc. Que de coups de fil, que de lettres, que de démarches, que de dépenses ! Sans succès. Je ne suis pas assez commercial apparemment. Et, surtout je n’ai pas les fonds nécessaires. Car on peut tout faire imprimer à ses frais, mais l’important pour un livre est d’être convenablement distribué. S’il reste dans sa propre cave ou dans le circuit baha’i en ce qui nous concerne, il aura du mal à toucher l’extérieur. Voilà pourquoi j’ai toujours cherché des éditeurs établis sur le circuit de la vente classique. De plus, les livres imprimés à compte d’auteur ne sont guère pris au sérieux.


* Bandes dessinées :

J’ai assez d’histoires pour remplir une douzaine d’albums, indubitablement. Mais la découverte de la Foi n’est pas un fil conducteur acceptable aux yeux des éditeurs de bandes dessinées pour l’instant. J’ai quand même réussi à signer un contrat avec l’un d’eux, les éditions Sorg, et préparé des planches pour un premier album, mais le gars a disparu sans tambour ni trompette !


* La Route et ses chemins :

Je ne suis pas écrivain.

J’avais écrit un livre, certes, mais seulement dans le but de m’aider à proclamer. Un point, c’est tout. Je n’avais pas l’intention d’en gratter d’autres, de faire carrière dans la littérature. Mais les lecteurs me poussaient : “On reste sur sa faim”, “Tu as encore des choses à dire”, etc. Il est vrai que résumer dix-huit ans d’une vie aussi rocambolesque en un seul volume tient de la gageure et que je possédais encore du matériel (Laffont m’avait d’ailleurs fait retirer le tiers des chapitres du premier livre).

Je me suis laissé convaincre de répondre aux questions que soulevait mon aventure en écrivant un deuxième livre par Denise Brenner, une voisine qui avait été touchée par la lecture de “La Terre n’est qu’un seul pays” et m’avait déjà aidé à faire le commentaire du film.

Je me suis laissé convaincre parce qu’elle avait travaillé dans le journalisme et me promit son soutien. Mon point faible dans l’écriture est le peaufinage. C’est moi seul qui ai écrit ce deuxième livre (la fabrication du premier m’ayant appris à composer, grâce au conseiller), mais c’est elle qui m’aida à le mettre en belle forme par de judicieux conseils. Comme on le verra par la suite, cette femme de talent va encore beaucoup m’aider.

Dans cet ouvrage, j’ai développé les joies et les peines de la route, le côté humain du voyage, ce que les guides de routard ne disent pas, mais que l’on aimerait bien savoir. Je le constate encore aujourd’hui : il répond à toutes les questions qui fourmillent derrière la tête de celui qui a envie de partir. Mais aussi à celles des parents qui s’affolent devant les enfants qui partent ou de l’automobiliste qui doute derrière son volant. Ceux qui ont fait la route constatent que “C’est exactement comme ça !”

Je n’ai jamais pensé que voyager était important. Pour moi, la route n’a été qu’un moyen d’accès à l’Homme, tout comme le fut l’avion pour Saint-Exupéry. Aussi, loin de prôner le voyage, ce livre est plutôt une incitation au sens de l’effort et un appel à la fraternité et aux valeurs morales. C’est l’Homme qui est en point de mire, l’Homme vu sous l’angle de la route. J’ai voulu montrer son côté positif. Un journal en Belgique l’a bien senti pour avoir écrit que “Ce livre devrait être mis dans les mains des éducateurs.” “Tu t’es auto- analysé”, m’a fait remarquer un psychologue. Oui, j’ai essayé de comprendre ce qui m’arrivait. Je l’ai aussi écrit pour montrer aux lecteurs que je n’étais pas obnubilé par le sujet “unique”.

“L’esprit en est différent de tout ce que j’ai lu jusqu’à maintenant” m’écrivit pourtant une femme que ce livre guida vers la Foi. À la fin, j’y cite de brefs extraits des “Sept Vallées”, ce qui attira du courrier au Centre National.

Laffont l’accepta d’emblée et il sortit le 19 avril 1978 sous le titre “La Route et ses chemins”. Les 10 000 exemplaires imprimés ont tous été vendus. Ce qui me classent dans les 5 % d’auteurs qui vendent bien dans une maison d’édition. Le 25 octobre 1986, Séguier en fit un deuxième tirage de 3 000 copies en changeant le titre sans ma permission. Il s’appelle désormais “La Route”, mais le contenu est resté le même.


* Le Prisonnier de Saint-Jean-d’Acre :

Aussi étonnant que cela puisse paraître dans notre monde incrédule, la majorité du courrier que je recevais me questionnait sur la Foi. Mais là, même dopé par la parution d’un deuxième livre chez un grand éditeur, je dois admettre que la tâche me dépassait. Moi, écrire un livre sur la Foi ? Cela ne m’effleurait même pas l’esprit. Je ne suis pas un intellectuel, mes connaissances dans ce domaine sont ridicules et, de plus, je ne suis pas né dans cet héritage-là. Si écrire un simple livre d’aventures vécues est déjà difficile pour un âne bâté de mon espèce, pondre un essai philosophique et historique relevait de “mission impossible”.

Cependant, comme j’avais déjà l’oreille d’un éditeur et que je jugeais nécessaire la parution d’un livre de présentation de la Foi au grand public qui puisse s’acheter dans toutes bonnes librairies de France et de Navarre, je décidais de faire appel aux érudits de la caste,

à ses littérateurs et à ses poètes, pour en écrire un à ma place. Pour finir, je contactais même l’éminent professore Alessandro Bausani à Rome. En vain. Personne n’était disponible pour se mettre à la tâche ou ils se montraient trop exigeants. Horrible découverte : si je voulais qu’un tel essai voie le jour, il ne me restait plus qu’à mettre la main à la pâte ou plutôt à la plume moi-même !

J’ai longtemps douté, je me suis beaucoup questionné. J’étais conscient que malgré mon manque de capacités et de talents et même si j’étais déterminé à promouvoir ta parole et résolu à répandre tes enseignements dans le monde entier j’étais loin d’être confirmé pour accomplir cette oeuvre comme le formule si joliment une de nos prières qui conclut à moins que tu ne m’aides par les souffles de l’Esprit-Saint ! Oui, mais l’Esprit-Saint avait-il connaissance du projet d’André Brugiroux ?

N’était-ce pas finalement présomptueux de ma part de vouloir me lancer dans une telle entreprise, même si j’avais déjà fait des choses au-dessus de mes moyens auparavant comme trois ans de traduction au Canada ou gérant de mess au Congo ou même un tour du monde avec rien. J’ai vraiment hésité jusqu’au jour où je retrouvai dans les dossiers de ma tournée d’enseignement au Canada de 1976 une prière de Baha’u’llah révélée pour guider dans son travail d’écriture le plus grand savant de la Foi, Mirza Abu’l-Fadl :

Grâce Te soit rendue, ô mon Dieu, Tu m’as guidé jusqu’à l’horizon de Ta Manifestation et fait connaître par Ton nom. Je Te supplie, par la splendeur de la lumière de Tes dons et les vagues de Ta bienfaisance de doter d’inspiration mon élocution par les traces de Ta plume suprême afin qu’elle puisse attirer la réalité de toute chose. Tu es, en vérité, Celui qui peut tout ce qu’il veut par Sa parole, le Puissant, le Merveilleux(6).

J’avais trouvé l’exocet. Excusez les comparaisons guerrières qui conviennent mal à une oeuvre de paix, mais le scorpion que je suis voit la vie comme un champ de bataille. Je ne commençais jamais de chapitre du “Prisonnier de Saint-Jean-d’Acre” sans avoir dûment récité cette puissante supplique pour écrivain. Et j’allais vérifier que Tu ne déçois personne.

Début août 78, je me réfugiai chez une copine à Thaïré d’Aunis, à proximité de La Rochelle, pour me mettre à l’oeuvre. J’avais tellement retourné le sujet dans ma tête que je le terminai en dix jours, grattant comme un forcené chaque matin de huit heures à midi. J’arrivais au déjeuner avec une crampe pas possible qui me torturait du bout des doigts jusqu’à l’épaule. L’après-midi, nous allions nous baigner. Sept ans de conférences et de débats m’avaient fourni le matériel : je savais exactement ce que je voulais dire aux Français. Dix jours de brouillon, mais ensuite des mois de travail, de recherches et de vérifications, car lorsque l’on cite la date d’un événement ou des extraits de la Bible, il faut être précis. Sinon, on se fait vite épingler. Raconter des histoires vécues, c’était déjà difficile, mais ordonner des idées sur le papier, voilà qui relevait du défi. Sans la prière pour Abu’l-Fadl, je n’y serais jamais arrivé. Ce livre est comme passé à travers moi et je serais incapable de le réécrire aujourd’hui. Mais lorsque l’Ordonnateur suprême décide quelque chose, Il sait “fournir les moyens”.

Pour le fond du livre, ce fut Denise Brenner qui m’épaula à nouveau, cette intellectuelle dont j’ai déjà parlé au sujet de “La Route et ses chemins”, une juive de religion, et pour la forme, ce fut une amie d’enfance, juive aussi, qui se cachait près de chez moi pendant la guerre et remplaçait la petite soeur que je n’ai jamais eue.

Les Juifs sont des gens remarquables : ils sont capables de diviser un cheveu en six cent cinquante morceaux. Aussi ce fut une belle empoignade avec Denise qui traite encore le Christ de renégat ! Le fait qu’elle ne soit pas dans la Foi me permettait de garder les pieds sur terre. Elle objectait comme l’aurait fait tout lecteur qui ne plane pas sur notre petit nuage rosâtre. Tâche ingrate qu’elle remplit avec savoir, doigté et beaucoup d’amour. Résultat de notre collaboration : aujourd’hui, elle est plus juive que jamais. Elle est même partie vivre en Israël et a appris l’hébreu. Au moins, ce travail aura réveillé et galvanisé sa propre foi. Elle me disait toujours en riant : “André, avec tous les gens que tu amènes à la foi baha’ie, si tu t’es trompé de religion, qu’est-ce que tu vas déguster là-haut !”

Quant à “ma petite soeur”, douée pour la poésie, elle me permit d’enjoliver le texte.

Le manuscrit créa chez Laffont une belle commotion.

En général, cette maison d’édition retourne les manuscrits refusés dans les six semaines. Quatre mois plus tard, ça argumentait encore entre ses lecteurs. Certains étaient emballés et d’autres farouchement opposés. OEuvre d’un militant, il faut reconnaître que ce livre n’est pas neutre et secoue quelques tabous. Finalement, c’est Robert Laffont en personne qui dû trancher. Voici comment il motiva son refus le 24 septembre 1980 : “J’ai donc tenu à prendre connaissance moi-même du livre et au début, j’avoue que j’ai réagi avec vous - car vous savez que je partage votre idéal mondialiste - et puis le livre tourne. On dirait que vous recevez une brusque révélation et nous voici plongés dans une histoire de secte. À ce moment, j’ai décroché. Je n’aime pas beaucoup les sectes et tous ceux qui prétendent détenir à eux seuls la vérité.”

Vive le chemin de croix ! Il me faudra me battre pendant deux ans sans répit avant de voir ce manuscrit sous forme de livre. Les éditeurs refusaient systématiquement. S’il avait été mal écrit, on pouvait le retravailler, mais c’est le fond qu’ils n’admettaient pas. Le Seuil, par exemple, refusa de le publier sous prétexte que “Avec vos deux premiers livres et votre article dans “Question de...”, vous avez assez parlé des baha’is.” Une autre grosse boîte me répondit au téléphone que “les baha’is, c’est pas connu, ça ne se vendra pas.” Il me fut facile de lui répondre que si on n’en parlait jamais, ils ne pouvaient effectivement pas être connus. Mais à quoi bon ? J’en contactais plus de deux cents. À la fin, je n’expédiais même plus les manuscrits (j’en avais cinq en tout), j’envoyais seulement le synopsis, le résumé. J’essayais d’attirer l’attention des éditeurs sur le fait que les baha’is étaient persécutés en Iran avec l’arrivée de Khomeyni et que la presse française en parlait. Rien à faire. Les trois-quarts ne daignèrent même pas me répondre.

Fin 81, écoeuré, j’expédie l’un de mes manuscrits à Cannes pour le prix Saint-Exupéry afin de m’en débarrasser. J’avais oublié l’affaire, lorsque quelques mois plus tard, une lettre me fit savoir que : “Si votre excellent manuscrit avait été sous forme de livre, il aurait reçu le prix.” Ce sont des membres de l’Académie française qui décernent ce prix. Fumant ! Un sophrologue réputé de Paris que j’avais côtoyé lors d’un symposium au Québec et qui connaissait la Foi m’adjura de le sortir. Je pouvais le faire à compte d’auteur, bien sûr, mais les copies seraient restées dans ma cave. À quoi bon. Je voulais qu’il soit distribué par le circuit professionnel, voilà pourquoi je cherchais un éditeur à tout prix. Oui, j’ai contacté tout ce qui publiait en langue française, de la Belgique au Québec, en passant par la Réunion et l’île Maurice.

Début novembre 80, lors de mon habituelle tournée automnale d’enseignement en Suisse, j’en profite pour prospecter le monde de l’édition du cru. À Lausanne, chez les éditions Pierre-Marcel Favre, je tombe sur un certain Jacques Bofford, directeur de la collection “En question”, à qui je propose mon sujet. D’abord, il ne veut rien savoir. Jamais entendu parler des baha’is. On ne vendra pas, répète-t-il, c’est inconnu. J’insiste en lui disant que ce livre présente aussi une quête personnelle à travers le monde entier, que les gens cherchent aujourd’hui, que j’ai déjà deux livres chez Laffont, etc.

- Bah, conclut-il, envoyez toujours, j’y jetterai un coup d’oeil...

Je lui envoie donc le manuscrit controversé et là-dessus je pars pour une tournée de quatre mois dans l’océan Indien. Au retour, début avril 1981, m’attend une lettre de sa part en date du 22 décembre 1980 :

“Votre thème, même s’il n’est pas grand public, me semble intéressant... Toutefois, la forme de votre livre est assez déconcertante. Vous mêlez de très nombreuses considérations personnelles, et vous ne vous concentrez pas sur le sujet... Il faudrait expliquer clairement ce qu’est la foi baha’ie.” Un comble !

Enfin un éditeur intéressé par le sujet. Par retour du courrier, je lui assure que je suis prêt à retravailler le manuscrit dans le sens qu’il désire. Réponse du 25 juin 1981 : “J’ai bien reçu votre lettre du 20 mai. Elle arrive nettement trop tard (cinq mois après mon courrier) et je suis maintenant engagé pour un autre travail sur ce même thème, qui est terminé.” Encore plus fumant, le poisson ferré s’était échappé. Entre temps, le père de Christine Hakim, martyrisé lâchement à Téhéran, avait fait la une des médias helvétiques et les éditions Pierre-Marcel Favre, éveillées à ce sujet par mon manuscrit et jouant l’actualité, contactèrent Christine sans qu’elle n’ait rien demandé. Eh oui, les absents ont toujours tort. Qui va à la chasse, perd sa place ! Dur au niveau professionnel quand même. Après tant de démarches, se faire souffler le contrat sous le nez pour cause d’absentéisme ! Il ordonne ce qu’Il veut, oui, mais pas forcément ce que je veux ! Comme mon objectif dans la vie, c’est de faire connaître la Foi à un maximum de gens, je ne peux que me réjouir d’avoir contribué à la naissance du livre de Christine “Victoire sur la Violence”, un livre qui fut bien distribué et toucha du monde. Mais cela me laissait toujours sur le carreau.

En désespoir de cause, après avoir épuisé tout ce qui publiait sur le marché, je le fis imprimer par un éditeur véreux à qui j’avançai même le financement de la publication tellement j’avais besoin de ce livre pour mes conférences : “La Librairie Les Insomniaques” qui a depuis disparu du marché pour cause de faillite et me doit une forte somme d’argent.

En effet, dès les premières présentations du film, on me demanda constamment après le débat “quelque chose” sur les baha’is... À Saint-Maur, au tout début, j’avais osé exposer quelques dépliants baha’is sur la table avec mon premier livre pour répondre à cette demande. “Il en profite pour étaler sa secte”, susurra aussitôt l’une des spectatrices. Je les fis disparaître prestement, car je ne veux soulever ni remarque désobligeante ni polémique. Ils sont toujours présents aujourd’hui, mais planqués dans mon press-book. Astucieux. On me les fauche régulièrement. Pour pouvoir quand même satisfaire ceux qui voulaient savoir “quelque chose”, je dissimulais ensuite un carton plein de livres baha’is classiques sous la table et je ne les montrais qu’à la demande. Aujourd’hui, “Le Prisonnier de Saint-Jean-d’Acre” me permet d’étaler la réponse au grand jour sans éveiller de soupçon ni de commentaire. Même si une fois, dans un salon bio, il aurait, paraît-il, envoyé une “décharge” à une visiteuse qui avait posé négligemment la main dessus et qui s’est empressée de l’acheter ! Personnellement, c’est celui que je vends le plus après “La Terre n’est qu’un seul pays”. “J’ai avec sa lecture l’impression de tout comprendre plus facilement, c’est merveilleux”, m’a confié un lecteur.

En 1983, il reçut finalement le prix Saint-Exupéry à Cannes. Même si dans le jury se trouvent des membres de l’Académie française, ce n’est pas un prix de l’Académie et il reste purement honorifique. Pas de chèque malheureusement !

Les 3 000 exemplaires tirés furent rapidement vendus et il fallut me remettre sur le sentier de la guerre pour le faire réimprimer car, entre temps, “Les Insomniaques” s’étaient endormis comme je l’ai dit précédemment. J’en avais plus qu’assez de cette chasse à l’éditeur.

Albatros en fit deux autres tirages de 3 000, soit 6 000 exemplaires de plus. C’est un éditeur qui publie des grands noms (je ne parle pas de moi), mais qui, à cause de ses options politiques, sent le souffre dans le milieu. Finalement, comme il ne tient pas ses comptes, je dus rompre le contrat. À en chialer. Qui maintenant allait se sacrifier pour le remettre sur le marché ? Ce livre m’était devenu indispensable pour le travail d’enseignement et, en plus, il convertissait des gens à lui tout seul. Il avait aussi eu l’insigne avantage de me faire prendre un peu plus au sérieux par la communauté. Il me fallait un nouvel éditeur. Impérativement. Mais qui ?

- André, je comprends ce que tu fais, c’est bien, continue, je sais que pour toi, ce n’est pas le voyage qui compte, que tu as un message à partager, je vais t’aider, tu le mérites, me confia un beau matin Michel Archimbaud en prenant le café. Avec Patrick Renaudot, ils avaient décidé peu de temps auparavant de relancer les éditions Séguier qui vivotaient. Et ils cherchaient des livres à publier ! C’est Patrick, ancien chef des ventes chez Laffont, retrouvé par hasard au Salon du Livre de Paris, qui m’avait recommandé de rencontrer son collègue Michel.

Pouf ! Je tombais soudain sur des professionnels compréhensifs, prêts à m’aider. Distribués par Sodis en plus ! Une des plus grosses boîtes de France. Et pouf, d’un coup me revoilà dans toutes les bonnes librairies. Même si je n’entrais pas directement dans le style de la maison, ils me tirèrent 3 000 exemplaires du “Prisonnier de Saint-Jean-d’Acre”, ce qui montait le total à 12 000 depuis le début. Michel et Patrick eurent l’obligeance de me faire également le deuxième tirage de “La Route et ses Chemins” et me publièrent directement mon quatrième ouvrage “Les Chemins de la Paix” qui attendait une lecture chez Flammarion depuis trois mois. Ils ont quitté cette maison depuis.

En mars 2000, le stock de Séguier étant épuisé, j’en ai fait faire personnellement un cinquième tirage, car ce livre me reste indispensable. Mille exemplaires. À compte d’auteur cette fois-ci, c’est-à-dire, à mes frais. Eh oui, je n’ai plus la force de me battre pour trouver un nouvel éditeur. Je me suis trop cogné la tête contre les murs auparavant !

Ce livre a connu une traduction en allemand sous le titre “Wir Weltbürger” (Nous, Citoyens du monde) par la maison d’édition baha’ie Horizonte qui me sucra malheureusement les trois derniers chapitres sans m’aviser. Les amis l’utilisent volontiers en Allemagne.

Le tirage de 2 240 exemplaires a été vendu. Il est donc épuisé dans cette langue à ce jour.


* Les Chemins de la Paix :

Il s’agit des fameux chemins de Katmandou que j’ai essayé de faire revivre à travers la rencontre de quatre super-routards dont votre serviteur. Katmandou évoque surtout la drogue dans la tête des Européens. Certes, j’en ai vu des drogués, des cadavres mêmes. Mais chacun le sait, les années 60, c’est d’abord le slogan des hippies “paix et amour”, d’où le titre. Ce furent les grandes années de la route. À l’époque, il y avait tellement de monde sur la route qu’il fallait faire la queue dans les virages pour faire du stop ! Dans ce livre, je décris ce qui pousse chacun des protagonistes à partir, avec chacun une grande et généreuse idée en tête, comment ils se retrouvent et ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Des histoires vraies. L’un d’eux pense que la solution est d’abord spirituelle, mais qui donc ? Sinon bibi. Un moyen encore de parler de la Foi. Les années 60 ne resteront pas dans les annales du monde à cause des hippies, de Mai 68 ou des chemins de Katmandou qui ne sont que les effets connus du moment, mais à cause d’une raison plus importante qui apparaîtra clairement plus tard aux yeux de tous et que nous connaissons tous : l’élection de la première Maison universelle de justice à Haïfa en 1963.

Séguier en fit deux tirages, soit 7 000 exemplaires en tout, aujourd’hui épuisés.

Fin 90, j’étais donc en possession de toute mon artillerie : quatre livres. Et je ne me suis pas gêné pour l’utiliser. “La Route et ses chemins” et “Les Chemins de la Paix” pour miner le terrain, “La Terre n’est qu’un seul pays” pour ouvrir des brèches et enfin “Le Prisonnier de Saint-Jean-d’Acre” pour achever le boulot au bazooka ! Langage de scorpion à nouveau, langage guerrier, mais il s’agit bien d’attaquer une citadelle comme on l’a vu plus haut.


* Les Maquisards de Baha :

Une tranche héroïque de l’histoire de notre Cause par-delà la Grande Bleue.

Reste à paraître. Par mesure de prudence, il semble, la Maison universelle de justice m’a demandé d’attendre. Et dire que j’avais trouvé un bon éditeur pour le publier. Moi qui ai tant de mal à en dégoter !

Je n’avais pas prévu ce coup-là. Ce fut indéniablement une épreuve personnelle. Il paraît que les épreuves permettent de grandir. Néanmoins, j’ai parfois envie de crier au Souverain dominateur de cesser de m’en envoyer ! Il sait très bien que lorsque la lampe de la Foi est fermement allumée chez l’individu, la tempête des épreuves ne peut plus l’éteindre, elle ne fait qu’en aviver la flamme(7). C’est Lui qui le dit !


* Le Film :

Je n’étais parti ni pour écrire des livres, ni pour faire un film.

Mais qui n’aime pas garder un souvenir du voyage ? La plupart des gens prennent des photos. Moi, j’aime filmer. Au lieu d’emporter un appareil photo, j’ai trimballé une caméra. En 1958, au Congo, je fus fasciné par un camarade de régiment qui filmait avec une caméra à tourelles. Le zoom n’existait pas encore. Dès mon retour, en 1960, je fis l’acquisition de la première caméra amateur au monde dotée d’un zoom, incidemment mise au point en France : une Ercsam 8 mm. C’est à Marseille que je “tournai” mes premiers mètres, au pied de la “Bonne Mère”. On était loin de la vidéo, du numérique et de la miniaturisation à outrance en ces jours. Il fallait remonter le ressort du moteur et faire la mise au point à la main. J’avais cinq réglages à effectuer avant d’appuyer sur le déclencheur. Les bobines duraient deux minutes et demie. Pas d’automatisme ni de cartouche de quatre heures avec enregistrement de son combiné. La préhistoire, quoi !

Pendant mon tour du monde en stop de 1967 à 1973, je l’ai maudite chaque jour, cette caméra. J’ai horreur de porter, je l’ai dit. J’avais éliminé tente, matelas pneumatique, médicaments, lampe de poche, gourde, couteau, réchaud et gamelles, et j’avais même cassé mon peigne en deux pour alléger la besace. Cette caméra était d’une incongruité totale. Elle pesait trois kilos avec le boîtier, c’est-à-dire le quart de la charge. Je n’y trouvais qu’un avantage : elle me servait d’oreiller quand je dormais dans le fossé ! La bride soigneusement passée sous le cou d’ailleurs pour être sûr de la retrouver au matin. Mais la providence sait toujours mieux que nous et, grâce aux images prises sur le vif, je peux aujourd’hui partager mon expérience devant un public et “raconter ma propre histoire pour enseigner”, comme le suggérait ‘Abdu’l-Baha.

En 1970, je dus changer d’oreiller en Thaïlande... Ma brave Ercsam ayant rendu l’âme après une chute spectaculaire du haut d’un Bouddha que j’avais faite avec elle. Ça tombait bien, si j’ose dire : les trois pays suivants, Laos, Cambodge et Viêt-nam, étant en guerre, mieux valait les traverser sans appareil suspect sur l’épaule. Ensuite, arrivait le paradis des affaires : Hong Kong, où j’achetais une Elmo super 8 de fabrication japonaise puisqu’on ne trouvait plus de caméra 8 mm sur le marché cette année-là. Un mal pour un bien. Car les cartouches super 8 étaient plus faciles à charger et duraient le double de temps, soit cinq minutes. Elles s’avéreront également meilleures pour le gonflage en 16 mm plus tard, la surface de départ étant plus grande.

J’ai utilisé quelques cinq cents bobines et cartouches, ce qui donne vingt-quatre heures de projection en tout. Dès que j’avais deux ou trois bobines de prises, je les expédiais à l’usine Kodak de Sevran (près de Paris) pour le développement en indiquant l’adresse de mon père. Soit par la poste, quand ce n’était pas trop risqué, sinon par le passager d’un vol sur la France à qui je faisais confiance et que je trouvais à l’aéroport local. Une seule bobine s’est perdue en six ans.

Filmer à travers le vaste monde n’est pas de tout repos. Ma caméra me fera soupçonner d’espionnage et connaître quelques prisons, notamment dans les pays arabes. Elle me fut confisquée lors de la construction du mur de Berlin. Les prises de vue elles-mêmes m’attirèrent également des ennuis. Aujourd’hui, la puissance des zooms permet de filmer tranquillement une mouche à cinq kilomètres de distance. Bravo. Moi, je devais me coller pratiquement sous le nez du personnage à filmer, pendant une dizaine de secondes au minimum pour une bonne prise de vue, ce qui m’a attiré de retentissantes baffes et a déclenché quelques jolies poursuites.

Une fois, en Iran, une crue avait emporté la moitié d’un village près de Sirjan. Spectaculaire. J’avais à peine commencé à filmer les dégâts que la populace furieuse se jeta sur moi pour m’interdire de le faire. Les coups tombaient accompagnés de jurons. Je n’ai dû mon salut qu’à la traversée de la rivière de boue créée par la crue et quelques prises de judo bien placées pour me débarrasser des trois derniers excités qui m’avaient poursuivi jusque sur l’autre rive. Jamais je n’oublierai cette traversée : au fur et à mesure que j’avançais, l’eau montait, montait. Elle monta jusqu’à ma poitrine mais je n’avais aucune garantie qu’elle ne monterait pas plus haut. Inutile de préciser que je tenais la caméra à bout de bras au-dessus de ma tête !

Dans le film, par exemple, on voit trois femmes entièrement voilées de noir traverser l’écran en quelques secondes. Il m’a fallu attendre une heure caché derrière un mur dans l’oasis de Palmyre en Syrie pour les surprendre, car il était évidemment interdit de filmer ces dames. Pendant la prise de vues, des jets de pierres se sont abattus sur moi. J’avais été repéré. Excusez, mais je n’ai pas filmé le tir, j’ai préféré me carapater pour me sauver la vie.

Enfin, dans le Transsibérien, il fallut ruser pour sortir la caméra à l’insu du KGB, car au temps des Soviets il était formellement interdit de photographier ou de filmer dans ce train. Et ça ne rigolait pas.

Un film se prévoit. Il ne faut pas faire ce que j’ai fait. On prend du bon matériel, on sait ce qu’on va shooter et on réalise plusieurs plans à chaque fois pour garder le meilleur. Le mien n’est qu’un rafistolage de souvenirs de vacances. Comme cela coûte cher, je ne faisais qu’une prise de vue par sujet et, comme je ne possédais pas de trépied, tout a été filmé caméra au poing.

L’aventure se vit, elle ne se filme pas. Comment demander à la douzaine de Rangers du Vénézuéla qui me plantent leurs mitraillettes dans les côtes en vociférant, la permission de sortir ma caméra pour faire un bon petit plan de mon arrestation ou de mon exécution ? Ou comment filmer ma chute dans un précipice des Andes chiliennes alors que ma caméra rebondit au-dessus de ma tête ! Les films d’aventures n’ont d’aventure que le nom. Nicolas Hulot a son hôtel réservé six mois à l’avance, les repérages sont déjà faits par une flopée de spécialistes et les caméras déjà placées avant qu’il ne fasse le moindre pas. Où est l’aventure dans tout ça ? Il est clair que si j’avais emporté une belle caméra 16 mm, un trépied, des tas de zooms et de lentilles, j’aurais produit un film d’excellente qualité. Mais je n’aurais pas d’histoire. Je n’aurais certainement pas été faire le clown à dormir dans le fossé avec et je n’aurais jamais accepté de percher mon sac à dos avec tout ce beau matériel en haut d’un camion au risque de tout voir jeter à terre sans ménagement à l’arrêt !

“Un film d’amateur éclairé”, titrait aimablement “Le Nouvelliste” au Québec en 1976.

Dans mon cas, mieux vaut parler d’une ciné-conférence que d’un film. L’image n’est qu’un soutien pour le commentaire. Comme l’écrivait “Ouest France” à Brest : “Chez Brugiroux, le film est accessoire, ce qui compte c’est le verbe.” Exactement. Mais dans le monde de l’audiovisuel contemporain, le verbe ne suffit plus. Il faut aussi de l’image.

Cela peut paraître paradoxal, mais même à mon retour, j’étais loin d’imaginer que j’allais devenir l’auteur d’un long métrage. Moi, je débarquais. C’est Jean-Pierre Quittard qui me mit la puce à l’oreille en observant la pyramide de bobines qui traînait chez moi. Après m’avoir enregistré pour les nouvelles nationales télévisées, il me demanda d’un air perplexe :

- Qu’est-ce que tu vas faire de tout ça ?

- Rien, c’est du souvenir de voyage... Pourquoi ?

- Tu ne sais pas ? Le 8 et le super 8 peuvent se gonfler (s’agrandir) en 16 mm aujourd’hui. Car il te faut du 16 mm pour projeter dans les grandes salles. Tu pourrais faire un film de ton aventure et donner des conférences comme “Connaissance du Monde”.

C’est là et là seulement que germa dans mon esprit l’idée de mettre sur pied la ciné-conférence que j’utilise depuis pour enseigner à travers le monde. Je n’y avais même pas pensé !

Il ordonne ce qu’il veut !

Monter un film sans compétence ni argent relève de l’inconscience. En me lançant dans cette entreprise, j’ai eu l’impression de vouloir m’attaquer aux douze travaux d’Hercule. Pourtant, je savais que ce que je faisais était juste. Mais que de difficultés ! Combien de fois n’ai-je pas voulu abandonner !

La chance est présente devant chacun de nous, tout le temps. Il n’y a qu’à mettre la main dessus. Oser, se lever, en somme. C’est ce que j’ai fait, non sans réciter auparavant quelques prières triées sur le volet pour attirer les grâces divines ou motiver la section cinéma des armées célestes. Et comme on va le voir, à chaque fois que j’en ai eu besoin, comme par miracle, quelqu’un est apparu pour m’aider techniquement ou financièrement. Incroyable, mais vrai. Première chose, je suis allé assister à quelques projections des fameux “Connaissance du Monde” pour voir comment ces messieurs les grands conférenciers s’y prenaient et reluquer le matériel qu’ils utilisaient. Je les ai tout bonnement copiés.

J’ai d’abord fait un montage avec les bobines de 8 et super 8. Des heures et des heures de patient visionnage, de minutieux découpages et collages avec des appareils d’amateur. Pas évident de trouver les images adéquates pour exprimer ce que je voulais dire car je n’étais pas parti avec cette arrière-pensée. Et ensuite, ce n’est pas sans mal non plus (je passerai sur les détails pour ne pas être fastidieux) que j’ai fait “gonfler” par un laboratoire spécialisé les quatre cents mètres de film 8mm et les quatre cents mètres de film super 8 que j’avais si laborieusement préparés pour obtenir deux bobines 16 mm de quarante-cinq minutes chacune. Quarante-cinq minutes quand elles défilent à la vitesse de 18 images par seconde, vitesse à laquelle les images ont été prises. Car si je fais défiler ces deux bobines dans un projecteur à vitesse standard de 24 images par seconde, la projection ne dure qu’une heure et, en plus, cela donne une image saccadée. Ce qui, malheureusement, s’est produit quelques fois pendant mes tournées à l’étranger quand je ne trouvais pas le projecteur adéquat sur place. Le mien est réglé à 18 images par seconde, bien entendu. J’y ai même ajouté une pale supplémentaire pour éviter tout scintillement sur l’écran. Ce paragraphe peut paraître trop technique, mais il illustre les difficultés de l’entreprise.

Toujours copiant le système “Connaissance du Monde” qui présente des films muets, j’ai dû ensuite m’atteler à enregistrer des bruitages et des musiques sur une bande magnétique séparée. Mais comme, contrairement aux conférenciers de ce circuit, je n’avais rien enregistré pendant le voyage lui-même, j’ai dû pour cela partir en quête de bruits de vent, de forêt tropicale, de mer et d’avion en plein coeur de Paris.

Il existe plusieurs maisons spécialisées qui vendent tous les bruitages possibles et imaginables et même le silence. Tant de la minute ! Une nouvelle fois, j’ai cru voir capoter mes efforts quand j’ai vu le prix de cette minute et des heures de studio. C’est là que m’est tombé un premier ange du ciel, en l’occurrence un ancien ami scout de la patrouille des tigres qui avait monté depuis une grosse boîte de sonorisation et travaillait avec les grands réalisateurs. Non seulement il m’offrit gracieusement les bruitages nécessaires, mais il me permit, en plus, d’utiliser ses propres studios. Il enregistra lui-même la capricieuse Lori Feldstein dont la merveilleuse voix fait depuis le plaisir du spectateur. C’est encore lui qui me trouva le laboratoire pour le gonflage et une monteuse professionnelle pas trop gourmande question prix pour refaire tous les collages du film sur le 16 mm, les miens, sur le format amateur, apparaissant comme de mauvais pâtés, car la colle avait débordé ! Il supervisa mon travail avec son équipe et me conseilla jusqu’au bout. Finalement, il me fit construire (à prix d’amis) le matériel de sonorisation nécessaire pour commenter le film de vive voix : amplificateur, haut-parleur et micro. Je me demande encore comment j’aurais fait sans Jean-Pierre Ruh. Comment remercier ?

Autre détail technique, j’ai pris soin de ne pas enregistrer de musiques protégées par la SACEM afin d’éviter paperasserie et droits à payer.

Pour retracer le parcours, j’avais besoin de réaliser cinq cartes animées, directement en 16 mm. Vu les sommes qu’exigent les professionnels, je décidai de les faire moi-même. Je réussis à me procurer une caméra 16, je dessinai des cartes et en avant ! Image par image.

Ce premier essai sans banc-titre (un appareil très précis qui permet de faire du film d’animation et qui se loue fort cher) fut un fiasco. Il me fallut recommencer. C’est à ce moment-là qu’apparut le deuxième ange de la série, un chercheur du CNRS qui, comme par hasard, voulait essayer son nouveau banc-titre. Et pas loin de chez moi, s’il vous plaît ! Ce qui m’évitait de courir constamment à Paris. Il voulait le régler et, pour cela, il était prêt à faire n’importe quel bout de film. Après quelques nuits blanches, nous sortîmes la sympathique petite flèche qui enchante le spectateur en trottinant gaiement sur de belles cartes de couleurs pastel. On en profita pour finir d’équiper le film avec titre et générique. Gilbert Comparetti ne voulut accepter aucun centime pour son travail.

Restait encore le plus dur à faire : le commentaire. En clair, ce que j’allais dire au pied de l’écran devant les spectateurs. Tout commentaire style “diapos entre copains” ou improvisation étant exclus, cela va de soi, si je voulais retenir l’audience. Passe encore, si je n’avais eu que l’aventure à raconter. Mais moi, je montais ce film pour faire connaître la Foi, point à la ligne. Mêler action et idées, voilà qui est délicat. Je n’avais aucune idée de comment procéder et je me sentais incapable de le faire seul, si bien que je m’acoquinais avec le directeur d’une Maison de Jeunes pour démarrer. Ses nuages de fumée de cigare et la bave de ses dogues sur mes fringues me firent vite lâcher prise.

Je me retrouvais seul, désemparé. Comment allais-je mettre au point ce foutu commentaire et les musiques qui devaient l’accompagner ? Il me fallait quelqu’un de talentueux, mais aussi de bienveillant, quelqu’un qui comprenne que la spiritualité est la réponse et accepte d’en parler. Cet oiseau rare se présenta alors sous les traits de Denise Brenner dont j’ai déjà vanté les mérites précédemment pour la compilation des livres “La Route et ses chemins” et “Le Prisonnier de Saint-Jean-d’Acre”. Non seulement elle m’aida à trouver les mots et les musiques, mais elle su me faire doser la présentation de la Foi. Pas d’angélisme. N’étant pas baha’ie, elle réagissait comme tout spectateur moyen. Elle su me guider avec tact et grande intelligence. C’est elle qui me fit comprendre la portée de mon aventure et qui me mit, en définitive, sur les rails. Je lui suis redevable de tout mon travail d’enseignement. Je n’avais plus affaire à un ange, cette fois-ci, mais directement à l’archange ! Qu’elle trouve ici mon indélébile gratitude.

Tout ce beau travail s’étala de janvier 1974 à décembre 1975, période pendant laquelle j’essayais également de récupérer ma santé.

Je baptisai ce film tout naturellement comme mon premier livre : La Terre n’est qu’un seul pays.

Il ne restait plus qu’à acheter un projecteur 16 mm et... une voiture pour trimballer le barnum. J’achetai ainsi la première voiture de ma vie à 37 ans. Pour enseigner. Une 104 Peugeot d’occasion or métallisé, après avoir soigneusement vérifié que le matériel et les cartons de livres rentrent bien dans le coffre. En ce qui concerne le projecteur, je choisis un modèle japonais à simple lampe de 250 watts, ce qui est faible pour les grandes salles. Mais, à l’époque, la lampe qu’il aurait fallu prendre, c’est-à-dire une lampe à xénon qui crache du feu, coûtait aussi cher que l’appareil. Je n’avais pas assez d’argent et j’avais encore les affiches et tracts à financer... Je ne savais plus où emprunter. Bien plus tard, je ferai l’acquisition d’un écran portable afin d’être totalement autonome et de pouvoir me rendre partout sans exception.

Quand j’y repense, tout cela a tenu du miracle permanent.

Mais l’Invincible, Lui, il ordonne ce que bon Lui semble !(8) C’est ainsi qu’au fil des ans, le croisé que je suis devenu a fourbi sa panoplie.

Il serait toutefois le dernier des manants s’il ne mentionnait pas que dès 1983, il a bénéficié du concours de dame Rinette Van Kanten (Rinia), l’exquise secrétaire de l’Assemblée spirituelle nationale des Guyanes, sociologue de son état, dame de coeur et d’intelligence qui eut l’audace et le courage de quitter son lointain Surinam pour venir l’aider à bâtir dans un monde totalement étranger au sien une indispensable base arrière, une forteresse près des bois de Sénart. On l’aura compris, je veux parler ici de la “Forteresse du Bien-être”.

Décidément le Très Bienveillant pense à tout, même au repos du guerrier !

Ruhiyyih Khanum était d’avis que tout service rendu à la Cause par n’importe quel membre d’une même famille faisait retomber des bénédictions sur chacun des autres membres. Je dois rendre ici justice à Rinia qui, dans son rôle effacé de “cantinière” comme elle le dit si pudiquement, m’a permis non seulement de faire beaucoup plus d’activités mais surtout de mieux les assumer grâce à l’équilibre qu’elle a su me donner. Son rôle ne s’arrête pas là puisqu’elle a permis aussi d’assurer la relève du clan en préparant notre fille Natascha pour des luttes futures. Que la belle âme de ma compagne trouve ici l’expression de ma gratitude la plus admirative.

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