Baha'u'llah
Introduction à sa vie et à son enseignement


Chapitre précédent 1ère partie
Retour au sommaire


2ième partie

5. L'IMMUABLE FOI DE DIEU

Après la déclaration de sa mission en 1863, Bahà'u'llàh commença à développer un thème déjà présent dans Le livre de la certitude : la relation entre la volonté de Dieu et le processus dynamique qui révèle les capacités morales et spirituelles latentes en la nature humaine. Cette analyse occupera une place prépondérante dans les écrits des trente dernières années de sa vie. La réalité de Dieu, affirme-t-il, est inconnaissable et le restera à jamais. Quels que soient les mots utilisés pour qualifier la nature divine, ils n'exprimeront que des réalités humaines et ne seront que le produit d'efforts humains pour décrire des expériences humaines :

« Loin, combien loin de Ta gloire, est ce que l'homme peut aflirmer de Toi ou T'attribuer, ou dire à Ta louange ! Le devoir que Tu as prescrit à Tes serviteurs, d'exalter à l'infini Ta majesté et Ta gloire, n'est qu'un gage de Ta grâce à leur endroit, afin de les rendre capables de s'élever à cet état de la connaissance de soi-meme accordé à leur être le plus secret (29)

« Pour les hommes instruits, au coeur éclairé, il est évident que l'Essence inconnaissable, l'Etre divin, est, à un degré incommensurable, exalté au-dessus de tout attribut humain. Il n'a pas à vivre dans un corps, à y entrer ni à en sortir, à monter au Ciel ni à descendre sur Terre. il est plus grand qu'on ne peut le qualifier et plus mystérieux que le coeur humain ne peut le saisir. A jamais Il a été et sera invisible dans son identité (30)

En se tournant vers le créateur de toute existence, l'humanité fait l'expérience des attributs et des qualités propres aux révélations cycliques de Dieu.

« La porte de la connaissance de l'Ancien des jours étant ainsi fermée à la face de tous les êtres, la Source de grâce infinie, (...) a suscité du royaume de l'Esprit l'apparition de ces gemmes lumineuses de sainteté sous la noble forme du temple humain, et les a manifestées à tous les hommes afin qu'elles puissent communiquer au monde les mystères de l'Etre immuable, et faire part des subtilités de Son essence impérissable (31)

« Ces miroirs sanctifiés (...) sont chacun les interprètes sur Terre de Celui qui est l'Orbe central de l'univers, Son essence et Son dessein ultime. De Lui procèdent leur connaissance et leur pouvoir ; de Lui dérive leur souveraineté. La beauté de leur visage n'est qu'un reftet de Son image et leur révélation un signe de Sa gloire immortelle (32)

Les révélations divines ne diffèrent entre elles par aucun de leurs aspects essentiels bien que les besoins auxquels elles répondent d'âge en âge aient déterminé des réponses drconstandées, propres à chacune d'elles.

« Ces attributs de Dieu ne sont pas et n'ont pas été spécialement accordés à certains prophètes et refusés à d'autres. Non, tous les prophètes de Dieu, Ses messagers élus, sanctifiés et choisis sont, sans exception, les porteurs de Ses noms et les incarnations de Ses attributs. Ils diffèrent seulement par l'intensité de leur révélation et par la puissance de leur lumière (33). »

Ceux qui étudient les religions, doivent veiller à ne pas laisser les dogmes théologiques ou autres opinions préconçues les conduire à une discrimination entre ces différentes âmes dont Dieu s'est servi pour refléter sa lumière.

" Prenez garde, ô croyants en l'unité de Dieu, de peur que vous soyez tentés d'opérer une distinction entre les Manifestations de Sa Cause ou de pratiquer une discrimination entre les signes qui ont accompagné et proclamé leur révélation. Ceci est, en effet, la vraie signification de l'unité divine, si vous êtes de ceux qui comprennent et acceptent cette vérité. De plus, soyez assurés que les oeuvres et les actes de chacune de ces Manifestations de Dieu, quelles qu'en soient les particularités, sont tous ordonnés par Dieu et sont un reflet de Sa volonté et de Son dessein (34). »

Bahà'u'llàh compare la révélation divine au retour du printemps. Les messagers de Dieu ne sont pas simplement des éducateurs, bien qu'il s'agisse là d'une de leurs fonctions principales. L'esprit de leurs paroles, joint à l'exemple de leur vie, a le pouvoir de toucher à la source de la motivation des hommes pour amener des changements fondamentaux et durables. Ils ouvrent de nouveaux champs de compré- hension et d'accomplissement :

« Et comme il ne peut y avoir de rapport direct entre le seul vrai Dieu et Sa création, et que rien de commun ne peut exister entre le transitoire et l'éternel, le contingent et l'absolu, il a ordonné qu'à chaque âge et à chaque ère prophétique, une âme pure et sans tâche soit manifestée dans les royaumes du Ciel et de la Terre (...) Guidés par la lumière de l'infaillible direction et investis d'une souveraineté suprême, les messagers de Dieu ont pour mission d'utiliser le souffle créateur de leur parole, les effusions de leur grâce infaillible et la brise sanctifiante de leur révélation, pour débarrasser tout coeur ardent et tout esprit réceptif des impuretés et des poussières dues aux soucis et aux limitations terrestres. Alors, et alors seulement, le dépôt de Dieu, latent dans la réalité de l'homme, émergera et plantera à la cime du coeur des hommes l'étendard de Sa gloire révélée (35)

Sans cette intervention divine, l'homme reste prisonnier de ses instincts et des schémas inconscients déterminés par des atavismes culturels.

« Ayant créé le monde et tout ce qui y vit et s'y meut, Dieu a voulu conférer à l'homme, en privilège unique, par l'opération directe de Sa volonté libre et souveraine, la capacité de Le connaître et de L 'aimer, le dotant ainsi d'une faculté dont l'exercice doit être regardé comme la raison d'être, la fin dernière de toute la création (...). Sur la réalité essentielle de chaque chose créée, Il a répandu la lumière d'un de Ses noms et de chacune d'elle, Il a fait le siège d'un de Ses attributs. Sur la réalité de l'homme, cependant, Il a concentré l'éclat de tous Ses noms et de tous Ses attributs, et Il en a fait un miroir de Sa propre personne. Seul entre toutes choses créées, l'homme a été choisi comme objet d'une faveur Si grande.

Mais ces potentialités, dont la Source de la direction divine a doté l'homme, ne sont cependant que latentes en lui comme la flamme est latente en une bougie et comme les rayons de la lumière sont en puissance dans une lampe. L'éclat de ces énergies peut être obscurci par les désirs d'ordre terrestre comme la lumière du soleil peut être voilée par la poussière et les impuretés qui recouvrent le miroir. Ni la bougie ni la lampe ne peuvent s'allumer par leurs propres efforts, et le miroir ne saurait davantage par ses propres moyens se débarrasser de ses souillures (36) ».

Voici le temps, dit Bahàu'llàh, où il est donné à l'humanité de considérer, dans une vision d'ensemble, l'étendue de son développement spirituel comme un processus unique : "Incomparable est ce jour, car il nous éclaire sur les âges et les siècles passés, comme une lumière face à l'obscurité des temps (37)". Dans cette perspective, les fidèles de traditions religieuses différentes, doivent s'efforcer de comprendre ce que Bahà'u'llàh appelle l'immuable foi de Dieu (38) et de distinguer l'impulsion spirituelle commune à toutes les religions des lois et concepts évolutifs révélés pour s'adapter aux besoins d'une société humaine en perpétuel développement :

« Les prophètes de Dieu devraient être considérés comme des médecins dont la tâche est d'accroître le bien-être du monde et de ses peuples, afin qu'ils puissent, par l'esprit d'unité, guérir la maladie d'une humanité divisée (...). Rien d'étonnant alors Si le traitement prescrit par le médecin en ce jour n'est pas identique à celui qu'il a prescrit auparavant. Comment pourrait-il en être autrement, alors que la maladie qui affecte le malade nécessite un remède adapté à chaque étape de son évolution ? De même, toutes les fois que les prophètes de Dieu ont illuminé le monde de l'éclat resplendissant de l'Etoile du matin de la connaissance divine, ils ont invariablement amené les peuples à embrasser la lumière de Dieu par les moyens les mieux adaptés aux exigences de l'âge au cours duquel ils apparaissaient (39)."

Ce n'est pas uniquement le coeur mais aussi l'esprit qui doit se consacrer à cette recherche. Bahà'u'llàh affirme que la raison est le plus grand don de Dieu à l'âme "un signe de la révélation du souverain Seigneur (40)". L'esprit, s'il se libère des dogmes religieux ou profanes du passé, peut en toute indépen- dance faire la part des choses entre ce qui vient du verbe de Dieu et ce qui découle de l'expérience des hommes. Dans une telle recherche, les préjugés constituent l'obstacle majeur. "Mets en garde les bien-aimés du seul vrai Dieu contre une vue trop critique des dires et des écrits des hommes. Qu 'ils les abordent plutôt dans un esprit d'ouverture et de sympathie cordiale (41)"
 

Retour au sommaire
6. LA MANIFESTATION DE DIEU

Tous ceux qui adhèrent à l'un ou l'autre des systèmes religieux du monde partagent une même conviction : c'est grâce à la révélation divine que l'âme entre en contact avec le monde divin et cette relation donne son vrai sens à la vie. Quelques-uns des passages les plus importants des Ecrits de Bahà'u'llàh traitent en détail de la nature et du rôle de ceux qui sont les intermédiaires de cette révélation, les messagers divins ou Manifestations de Dieu. Il utilise couramment à cette occasion l'analogie avec le système solaire. Si le soleil partage avec les autres corps célestes un certain nombre de caractéristiques, il en diffère par ce qu'il est, lui, la source de lumière du système. Les planètes et satellites ne font que refléter la lumière, propriété physique liée à la composition même de l'étoile. Le système évolue autour du point central, chacune des parties étant conditionnée par sa composition particulière, mais aussi par sa relation avec la source de lumière (42).

La Manifestation de Dieu partage avec les autres hommes la condition d'homme. Ce qui la différencie du reste de l'humanité c'est que, chez elle, la condition humaine sert de canal à la révélation divine. Les références à cette double condition, attribuée par exemple au Christ (43), peuvent paraître contradictoires et ont été une source de confusion, et la cause de nombreuses disputes dans l'histoire des religions. Bahà'u'llàh écrit àce propos :

« Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre porte en soi la preuve directe des attributs et noms de Dieu. Mais cela est surtout vrai, et a un suprême degré, de l'homme qui, entre toutes choses créées a été choisi pour la gloire d'une telle distinction. Car en lui sont virtuellement révélés, à un degré qu'aucune autre chose créée ne saurait atteindre, tous les attributs et noms de Dieu (...). Et de tous les hommes, les plus parfaits, les plus éminents et les meilleurs sont les Manifestations du Soleil de vêrité. Bien mieux, ce n'est que par l'opération de la volonté de ces Manifestations et par l'effusion de leur grace, que tous les autres vivent et meurent (44). »

Au cours de l'histoire, la conviction des croyants, selon laquelle le fondateur de leur religion occupait une place unique, a donné lieu à d'intenses spéculations sur la nature de la Manifestation de Dieu. A chaque fois, les certitudes se fondaient sur de simples allusions allégoriques faites à cette question, dans les Ecritures du passé. C'est pourquoi, la tentative de fixer une opinion sous forme de dogme, fut plus un facteur de division que d'unification. En fait, malgré une énergie importante consacrée à la recherche en théologie, ou peut-être à cause de cela, les avis divergent chez les musulmans quant au rang de Mohammed, chez les chrétiens quant au rang du Christ et chez les bouddhistes quant au rang du fondateur de leur propre religion. Les controverses suscitées par des divergences au sein d'une même tradition ont été, on le sait, aussi sérieuses que celles qui ont opposé les religions entre elles.

Pour  comprendre  l'enseignement  de Bahà'u'llàh sur l'unité des religions, il est essentiel d'examiner ses propos sur le rang des messagers successifs de Dieu et sur leur fonction dans l'histoire spirituelle de l'humanité :

« Il y a deux façons de considérer les Manifestations de Dieu. La première consiste à envisager leur condition abstraite, pure, la condition de l'unité incomparable. A cet égard, Si tu les désignes tous du même nom et que tu leur assignes les même attributs, tu ne t'écartes pas de la vérité (...). L'autre aspect du prophète est celui de Sa condition contingente. Il appartient au monde de la création et, de ce fait, est soumis à des limites. A cet égard, chaque Manifestation de Dieu a une individualité distincte, une mission definie avec précision, une révélation spécialement prédestinée et des limites qui lui sont propres. Chacune d'elles est désignée d'un nom différent et caractérisée par un attribut spécial. Chacune d'elles remplit une mission déftnie et a la charge d'une révélation particulière (...). On voit qu'elles témoignent d'une absolue servitude, d'un entier dénuement et d'un complet effacement de soi. Ainsi qu'il a été dit : "Je suis le serviteur de Dieu. Je ne suis qu'un homme comme vous". Si quelqu'une de ces Manifestations de Dieu venait à déclarer : "Je suis Dieu", elle dirait sans aucun doute la vérité. Car, par leur révélation, leurs attributs et leurs noms, c'est la révélation même de Dieu, Ses noms et Ses attributs qui sont manifestés au monde (...). Et si l'un d'eux disait : "Je suis le messager de Dieu", il dirait encore, indubitablement, la vérité (...). Considérés sous ce jour, ils ne sont que les messagers de ce Roi idéal, de cette immuable Essence (...). Et s'ils disaient: "Nous sommes les serviteurs de Dieu", ils énonceraient encore un fait manifeste et indiscutable. Car c'est dans l'état de la plus absolue servitude qu'ils ont été manifestés, une servitude qu'aucun homme ne peut atteindre (45)

« Ainsi, quelles qu'aient été leurs paroles, qu'elles appartiennent au royaume de la divinité, de la souveraineté, de la prophétie, qu'elles concernent le messager, le gardien, l'apôtre ou le serviteur, tout cela est vrai sans l'ombre d'un doute. En conséquence, les passages que nous avons cités à l'appui de Notre thèse doivent être attentivement considérés, afin que les divergences que présentent dans leurs messages les Manifestations de l'Invisible et les Aurores de la Sainteté cessent d'agiter les âmes et semer le trouble dans les esprits (46)
 

Retour au sommaire
7. UNE CIVILISATION EN CONSTANTE EVOLUTION

Dans ces pages apparaît, en filigrane, la plus stimulante des fonctions que Bahà'u'llàh attribue à la Manifestation de Dieu. La révélation divine, dit-il, est le moteur premier de la civilisation. Lorsqu'elle se manifeste, elle transforme l'esprit et l'âme de ceux qui répondent à son appel, et son action se propage à la société nouvelle qui, peu à peu, prend corps autour de ces premières expériences. Un nouveau noyau de fidèles suscite l'adhésion de gens venus d'horizons culturels les plus divers ; la musique et les arts s'emparent de symboles qui insufflent une inspiration plus riche et plus mûre; redéfinie de manière radicale, la notion de bien et de mal rend possible la formulation de nouveaux codes de conduite et de lois civiles ; de nouvelles institutions sont conçues afin de répondre à la prise de conscience de responsabilités morales jusque-là négligées voire même ignorées : "Il était dans le monde et le monde fut créé par lui (47)". Au fur et à mesure que la nouvelle culture prend forme en une civilisation, elle intègre les réalisa- tions et les réussites des âges révolus en une multitude de combinaisons nouvelles. Les particularités des cultures anciennes qui ne peuvent être assimilées s'atrophient ou sont reprises par des éléments marginaux de la population. Le Verbe de Dieu révèle des possibilités insoupçonnées tant dans la conscience indivi- duelle que dans les relations humaines.

« Toute parole qui sort de la bouche de Dieu est douée d'une puissance telle qu'elle peut insuffler dans tout être humain une vie nouvelle (...).Tous les ouvrages merveilleux que vous contemplez en ce monde sont dus à Sa souveraine et sublime volonté et à l'exécution de Son inflexible et prodigieux dessein (...).Ce verbe resplendissant n'est pas plutôt prononcé que les énergies qui l'animent, entrant en action au sein de toutes choses créées, fournissent les moyens et les instruments par lesquels ces arts peuvent être mis à jour et portés à leur perfection (...). Dans les jours àvenir, vous verrez des choses dont vous n'aviez jamais jusque-là entendu parler (...). Toute lettre qui sort de la bouche de Dieu est, en vérité, une lettre mère, comme chaque parole prononcée par Celui qui est la source de la révaation divine est une parole mère (48). »

La succession des révélations divines, affirme le Bàb est "un processus qui n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin (49)". Bien que la mission de chaque Manifestation soit limitée dans le temps et dans la fonction qu'elle est appelée à remplir, elle fait partie intégrante d'un dévoilement progressif et continu du pouvoir et de la volonté de Dieu :

« Contemple de ton oeil intérieur la chaine des Manifestations successives qui relie la manifestation d'Adam (50) à celle du Bàb. J'atteste devant Dieu que toutes furent envoyées par l'opération de la volonté divine, que chacune d'elles a apporté un message spécifique et reçu un livre spécial de révélation divine (...). La mesure de la révélation à laquelle chacune d'elles s'est identifiée avait été ordonnée d'avance, de manière précise. »

Finalement, quand une civilisation en évolution constante épuise ses ressources spirituelles, un processus de désintégration s'amorce, comme cela se produit pour les phénomènes naturels. Ayant recours une fois de plus au raisonnement analogique, Bahà'u'llàh utilise la métaphore des saisons : cette pause dans le développement de la civilisation est comparable à l'approche de l'hiver. Vitalité morale et cohésion sociale diminuent d'intensité. Des défis, qui en d'autres circonstances auraient été relevés ou transformés en possibilités nouvelles, s'érigent en infranchissables barrières. La religion perd de sa pertinence et chaque nouvelle tentative pour la réformer sème la confusion dans les esprits, accroissant d'autant les divisions. L'incertitude sur le sens de la vie et sur sa valeur engendre anxiété et confusion. Parlant de cette condition qui caractérise notre époque, Bahà'u'lla'h dit :

« Nous sentons bien les afflictions innombrables qui accablent l'humanité. Nous la voyons, sur son lit de douleur, languissante, cruellement éprouvée et profondement desillusionnée. Mais ceux que l'orgueil empoisonne se sont interposés entre le malade et le divin, l'infaillible Médecin. Voyez comment ils ont entraîné tous les hommes et eux-mêmes, dans le filet de leurs ruses. Ils ne sont pas plus capables de découvrir la cause de la maladie que d'en trouver le remède. La droiture est pour eux duplicité, et ils prennent leur ami pour un ennemi (51). »

Lorsque chacune des révélations s'accomplit, le processus se renouvelle. Dans la pleine mesure de son inspiration divine, la nouvelle Manifestation de Dieu anime d'un élan nouveau le genre humain et le prépare à une prochaine civilisation.

« Considère le moment où se révèle aux hommes la Manifestation suprème de Dieu. Avant que cette heure n'arrive, L'Etre éternel, qui reste inconnu des hommes et n'a pas encore proféré la parole de Dieu, est Lui-mème l'Omniscient dans un monde où personne ne l'a reconnu. Il est, en vérité, le Créateur sans création (...).C'est là le jour à propos duquel a été écrit : "A qui en ce jour appartiendra le royaume ?". Et nul n 'aura de réponse! (52) "

Le temps qu'une partie de l'humanité réponde à l'appel de la nouvelle révélation et qu'ainsi, un nouveau modèle social et spirituel prenne forme, les gens subsistent, d'un point de vue moral et spirituel, sur les vestiges des acquis divins antérieurs. Les obligations de routine de la société peuvent être satisfaites ou négligées, les lois être respectées ou bafouées, les projets de société et les expériences politiques peuvent enthousiasmer ou échouer, mais les racines de la foi, sans lesquelles, à terme, aucune société ne peut tenir, sont épuisées. A la fin des temps, à la fin du monde, ceux qui sont enclins à la spiritualité commencent à se tourner à nouveau vers la source créatrice. Si maladroite et si dérangeante que soit la démarche, si frustres et si malheureuses que soient les options choisies, cette recherche est une réponse instinctive à la prise de conscience du vide immense qui s'est creusé dans l'existence rangée de l'humanité (53). Les effets d'une nouvelle révélation, dit Bahà'u'llàh, sont universels et ne se limitent pas à la vie et aux enseignements de la Manifestation de Dieu qui en est le foyer. Ces effets, même s'ils passent inaperçus, pénètrent de plus en plus les affaires humaines, mettant en évidence les contradictions dans les croyances populaires et les dysfonctionnements au sein de la société, accentuant d'autant la soif de comprendre.

La succession des différentes Manifestations de Dieu exprime une dimension inhérente à l'existence et continuera à faire partie intégrante de la vie du monde : "Dieu a envoyé sur Terre Ses messagers pour succéder à Moïe et à Jésus, et Il continuera ainsi jusqu'à la fin des temps (54)."
 

Retour au sommaire
8. LE JOUR DE DIEU

Quel est, selon Bahàu'llàh, le but de l'évolution de la conscience humaine ?

L'objet de cette perpétuelle évolution est de permettre à Dieu de voir, toujours plus nettement, le reflet de Ses perfections dans le miroir de Sa création et que "chaque homme puisse témoigner, en lui-même et par lui-même, du rang de la manifestation de son Seigneur, de ce que, en vérité il n 'y a pas d'autre Dieu que Lui et, par ce biais, trouver sa voie vers la plénitude. A tel point que personne ne puisse contempler quoi que ce soit sans y voir Dieu (55)".

Au cours de l'histoire des civilisations, la succession des Manifestations divines a eu pour objet de préparer la conscience de l'homme à l'unification du genre humain en un organisme unique capable de prendre en main la responsabilité de son avenir collectif : "Celui qui est votre Seigneur, le Très-Miséricor- dieux" dit Bahà'u'llàh, "chérit en son coeur le désir de voir le genre humain tout entier ne faire qu 'une seule âme et qu'un seul corps (56)". Tant que l'humanité n'aura pas admis qu'elle présente une unité organique, elle ne pourra pas relever les défis les plus immédiats ; que dire alors de ceux à venir ! "Le bien-être de l'humanité," insiste Bahà'u'llàh, "Sa paix et Sa sécurité ne seront accessibles tant que son unité ne sera pas fermement établie (57)". Seule une société unifiée à l'échelle planétaire peut procurer à ses enfants ce sentiment d'assurance infime qu'exprime cette prière adressée à Dieu par Bahà'u'llàh : "Le devoir que Tu as prescrit à Tes serviteurs, d'exalter à l'infini Ta gloire et Ta majesté, n'est qu'un gage de Ta grâce à leur endroit, afin de les rendre capables de s'élever au rang accordé à leur être le plus profond, le rang de la connaissance de soi-même (58)". Paradoxalement, c'est seulement lorsqu'elle aura réalisé une unité véritable que l'humanité pourra cultiver pleinement sa diversité et son individualité. Les missions de toutes les Manifestations de Dieu connues dans l'histoire ont contribué à ce but le jour "d'un seul troupeau et d'un seul berger (59) ", la prochaine étape de civilisation pour le genre humain.

Comme le Bàb avant lui, Bahà'u'llàh utilise souvent cette métaphore très suggestive qui compare l'évolu- tion du genre humain à la vie d'un être humain. Dans son évolution vers la maturité de chacune de ses composantes, l'humanité a traversé des étapes qui rappellent les périodes du premier âge, de l'enfance et de l'adolescence. Dotés de nouvelles capacités, découvrant des opportunités à peine soupçonnées, nous vivons aujourd'hui l'aube de notre maturité collective (60).

Dans une telle perspective, on comprend que Bahà'u'llàh accorde dans ses enseignements la primauté au principe de l'unité. L'unité de l'humanité est le leitmotiv de l'âge qui s'ouvre aujourd'hui, le principe à l'aune duquel sera appréciée toute proposition visant à améliorer la condition de l'humanité. Il n'y a, insiste Bahà'u'llàh, qu'une seule race humaine ; les notions dépassées selon lesquelles une race particulière ou un groupe ethnique seraient, en quelque sorte, supérieurs au reste de l'humanite sont sans fondement. De même, puisque toutes les Manifestations ont servi d'agents à une seule et même volonté divine, leur révélation constitue le patrimoine collectif du genre humain tout entier ; chaque personne sur terre est le dépositaire légitime de la totalité de cette tradition spirituelle. Tenir à ses préjugés, quels qu'ils soient, nuit aux intérêts de la société et constitue également une violation de la volonté de Dieu pour notre époque

« Ô peuples et tribus antagonistes sur Terre ! Tournez-vous vers l'unité et laissez briller sur vous l'éclat de Sa lumière. Rassemblez-vous et, pour l'amour de Dieu, prenez la résolution de déraciner tout ce qui est cause de démêlés entre vous.

Il n'est point douteux que tous les peuples du monde, à quelque culture ou religion qu'ils appartiennent, tirent leur inspiration d'une seule Source céleste et qu'ils sont les sujets d'un seul Dieu. La différence entre les prescriptions qui les régissent devrait être attribuée aux besoins et aux exigences diverses de l'âge auquel elles furent révélées. A l'exception d'un petit nombre d'entre elles qui sont le résultat de la perversité humaine, toutes furent ordonnées par Dieu, et toutes sont un reflet de Sa volonté et de Son dessein. Levez-vous et, armés du pouvoir de la foi, brisez les idoles de voe vaines chimères, Semeurs de dissensions parmi vous (61)."

L'unité est un thème récurrent dans les Ecrits de Bahà'u'llàh :

« Le tabernacle de l'unité a été élevé ; ne vous regardez pas les uns les autres comme des étrangers (62). Fréquentez les fidèles de toutes les religions dans un esprit d'amitié et d'entente (63).Vous êtes les fruits d'un seul arbre et les feuilles d'une seule branche (64)

Ce cheminement de l'humanité vers sa maturité s'est accompli dans le cadre d'une évolution de l'organi- sation sociale. Partant de l'unité familiale, sous ses différentes formes, l'humanité a développé avec plus ou moins de succès des sociétés basées sur le clan, la tribu, la cité Etat et, plus récemment, la nation. Le milieu social s'élargissant et devenant de plus en plus complexe, les potentialités humaines ont trouvé à la fois une stimulation et un champ d'action pour leur développement, et ce développement a entraîné sans cesse des modifications de l'édifice social. La maturité de l'humanité implique donc une transformation complète de l'ordre social, un ordre capable d'embrasser toute la diversité de l'espèce et de bénéficier de l'éventail des talents et des sensibilités que des milliers d'années d'expérience culturelle ont affinés :

« Voici le jour où les plus précieuses faveurs de Dieu ont été prodiguées aux hommes, le jour où Sa puissante grâce a imprégné toutes les choses créées. Il incombe à tous les peuples du monde de concilier leurs différends et de se ranger, unis dans la paix la plus parfaite, à l'ombre de l'arbre de Sa providence et de Sa tendre bonté (...). Bientôt le présent ordre des choses sera révolu et un nouvel ordre le remplacera. Assurément, ce que dit ton Seigneur est vrai car Il connaît même ce qui est invisible (65). »

L'outil essentiel pour transformer la société et réaliser l'unité du monde, affirme Bahà'u'llàh, est la justice qu'il convient d'enraciner dans les affaires de l'humanité. Le sujet occupe une place centrale dans ses enseignements :

« La lumière des hommes est la justice. Ne l'étouffez pas avec les vents contraires de l'oppression et de la tyrannie. Le but de la justice est d'établir l'unité parmi les hommes. De cette parole exaltée, surgit l'océan de la sagesse, et les livres du monde ne peuvent contenir Sa signification profonde (66). »

Plus tard dans ses Ecrits, Bahà'u'llàh explicite les différentes implications de ce principe pour l'âge de la maturité de l'humanité : "Femmes et hommes ont été et seront toujours égaux aux yeux de Dieu (67)" affirme-t-il, et le progrès de la civilisation exige que la société organise ses affaires de façon à donner pleinement son sens à cette vérité ; les ressources de la terre appartiennent à l'humanité entière et non à un peuple en particulier ; ceux qui contribuent au bien-être économique de la collectivité devraient être récompensés et reconnus à la juste mesure de leur apport, néanmoins les extrêmes de richesse et de pauvreté qui affligent la plupart des nations de la terre, quelque soit leur système socio-économique, doivent être abolis.
 

Retour au sommaire
9. LA PROCLAMATION AUX ROIS

La plupart des Ecrits cités ci-dessus ont été révélés dans un climat de persécutions sans cesse renouvelées. Peu après l'arrivée des exilés à Constantinople, il devint évident que les honneurs dispensés à Bahà'u'llàh pendant son voyage depuis Bagdad n'avaient été qu'un bref répit. La décision des autorités ottomanes de transférer le chef spirituel bàbi et ses compagnons. dans la capitale de l'empire plutôt que dans une quelconque province éloignée avait accru l'inquiétude des représentants du gouvernement persan (68). Craignant que les événements de Bagdad ne se répètent et ne puissent attirer cette fois non seulement la sympathie mais aussi peut-être l'allégeance des personnalités du gouvernement turc, l'ambassadeur de Perse fit instamment pression pour que l'on déplace les exilés vers une région plus reculée de l'empire. Il prétendait que l'expansion d'un nouveau message religieux dans la capitale pourrait avoir des répercussions politiques autant que religieuses.

Dans un premier temps, le gouvernement ottoman s'y opposa fermement. Le premier ministre Ali Pacha, avait fait part à des diplomates occidentaux de sa conviction que Bahà'u'llàh était "un homme de grande distinction, d'une conduite exemplaire, d'une grande modération et un personnage de la plus grande dignité". Ses enseignements, affirmait-il, étaient "dignes d'une haute estime", car ils neutralisaient les animosités religieuses divisant les sujets juifs, chrétiens et musulmans de l'empire (69).

Peu à peu, cependant, un état de rancoeur et une atmosphère de suspicion se développa. Dans la capitale Ottomane, le pouvoir politique et économique était aux mains des courtisans qui, à peu d'exceptions près, étaient peu ou pas compétents. L'administration était corrompue, et la capitale attirait comme un aimant une horde de gens qui s'y amassaient, accourant de toutes les régions de l'empire et même au-delà, à la recherche de faveurs et de pouvoir. Il était d'usage qu'un personnage éminent venant d'un autre pays ou d'un territoire asservi rejoigne, dès son arrivée à Constantinople, la multitude de courtisans en quête de protection dans les salles de réception des pachas et des ministres de la cour impériale. Nul n'avait une réputation aussi mauvaise que les groupes rivaux d'exilés politiques persans, connus autant pour leur hypocrisie raffinée que pour leur manque de scrupules.

A la grande déception de ses amis qui le pressaient de profiter de l'hostilité ambiante à l'égard du gouvernement persan et de la sympathie que ses propres souffrances avaient fait naître, Bahà'u'llàh fit comprendre clairement qu'il n'avait aucune requête à formuler. Bien que plusieurs ministres du gouver- nement aient rendu des visites de courtoisie à la résidence qui lui était assignée, il ne tira aucun avantage de ces opportunités. Il était à Constantinople, disait-il, en tant qu'hôte du sultan, à son invitation, et ses préoccupations étaient d'ordre moral et spirituel.

Des années plus tard, l'ambassadeur de Perse, Mirza Husayn Khan, se remémorant son séjour dans la capitale ottomane et se plaignant du tort que la cupidité et le manque de parole de ses compatriotes avaient fait à la réputation de la Perse à Constantinople, rendit un hommage aussi sincère que surprenant à la conduite de Bahà'u'llàh (70). Pourtant, à l'époque, lui et ses collaborateurs avaient présenté cette attitude comme une manoeuvre astucieuse de la part de l'exilé, pour masquer des conspirations secrètes contre l'ordre public et la religion d'Etat. Sous la pression de ces individus, les autorités ottomanes avaient finalement pris la décision de transférer Bahà'u'llàh et sa famille dans la capitale provinciale d'Andrinople. Le changement s'opéra à la hâte, au coeur d'un hiver extrêmement rigoureux. Logés dans des bâtiments inadéquats, manquant d'habits convenables et d'autres nécéssités, les exilés endurèrent une année de grande souffrance. Il était évident que, sans avoir été accusés d'aucun crime, et sans qu'il leur soit donné l'occasion de se défendre, ils étaient devenus arbitrairement des prisonniers d'Etat.

A la lumière de l'histoire religieuse, le bannissement de Bahà'u'llàh à Andrinople est d'un symbolisme frappant : pour la première fois, une Manifestation de Dieu, fondateur d'un système religieux indépendant qui devait rapidement se propager sur toute la planète, avait franchi le simple détroit séparant l'Asie de l'Europe et aviat posé le pied en Occident. Toutes les autres grandes religions sont nées en Asie et leur fondateur n'a pas franchi ce continent. Remarquant que les religions du passé, notamment celles d'Abraham, du Christ et de Mohammed avaient eu le maximum d'effets sur le développement de la civilisation lors de leur expansion vers l'Ouest, Bahà'u'llàh prédit la même évolution au cours de cette ère nouvelle, mais sur une plus large échelle : " La lumière de Sa révélation s'est levée en Orient, les signes de Son royaume sont apparus à l'Occident. Méditez sur cela en voe coeurs, ô peuple (71)".

Dès lors, il n'est pas surprenant que Bahà'u'llàh ait choisi ce moment pour rendre publique une mission qui lui avait valu peu à peu l'allégeance des disciples du Bâb dans tout le Moyen-Orient. Son annonce prit la forme d'une série de proclamations qui sont parmi les documents les plus marquants de l'histoire religieuse. Dans ces messages, la Manifestation de Dieu s'adresse "aux rois et aux dirigeants du monde", leur annonce que le jour de Dieu s'est levé et, faisant allusion aux transformations encore inconcevables qui commençaient à bouleverser le monde, les invite, en tant que dépositaires de la confiance de Dieu et de celle de leur frères humains, à travailler au processus d'unification de l'humanité. Vénérés par la majorité de leurs sujets et, pour la plupart, investis du pouvoir absolu de droit divin, ils étaient en mesure de contribuer à l'avènement de ce que Bahà'u'llàh appelait "la paix suprême", un ordre mondial caractérisé par l'unité et animé par la justice divine.

Il est très difficile pour le lecteur moderne de s imaginer dans quel contexte moral et intellectuel vivaient les monarques du siècle dernier. En lisant leurs biographies et leurs correspondances personnelles, on découvre, à quelques exceptions près, des gens pieux, prenant la tête de la vie religieuse de leur nation, souvent chefs de la religion d'Etat et convaincus de la vérité infaillible de la Bible ou du Coran. C'est au nom d'un mandat divin que la plupart d'entre eux excerçait le pouvoir qui leur aurait été directement conféré par certains passages des saintes Ecritures, et auquel ils étaient fermement attachés. Ils étaient les oints de Dieu. Les prophéties concernant les derniers jours et le royaume de Dieu n'étaient pour eux ni mythes ni allégories, mais certitudes, fondement de tout ordre moral, en vertu desquelles ils devaient rendre compte àDieu de leur règne.

C'est à cet état d'esprit que s'adressent les lettres de Bahà'u'llàh :

« Sachez, ô rois de la Terre, que celui qui est le souverain seigneur de tous est venu. Le royaume est à Dieu, le Protecteur omnipotent, l'Etre subsistant par Lui-même (...). C'est là, le puissiez-vous comprendre, une révélation auprès de laquelle rien de ce que vous pouvez posséder n 'a de valeur (...) Prenez garde que l'orgueil ne vous empêche de reconnaître la source de la révélation et que les choses de ce monde ne vous séparent, comme par un voile, de Celui qui est le Createur du ciel (...). Par la justice de Dieu ! Nous n'avons pas l'intention de mettre la main sur vos royaumes. Notre mission est d'investir et de posséder le coeur des hommes (72)."

« Sachez que les pauvres sont le dépôt que Dieu vous a confié. Veillez à ne pas trahir Sa confiance en les traitant injustement, et à ne pas suivre la voie des félons. Vous serez certainement appelés à rendre compte de ce dépôt le jour où les actes de tous, riches ou pauvres, seront rigoureusement pesés (...). Examinez notre Cause, informez-vous des choses qui Nous sont advenues, décidez équitablement entre Nous et Nos ennemis, et soyez de ceux qui agissent avec justice envers leur prochain. Si vous n'arrêtez pas la main de l'oppresseur, si vous ne sauvegardez pas les droits de l'opprimé, de quoi pourrez-vous vous vanter parmi les hommes ? De quoi au juste pourriez-vous être fiers ? (73) »

« Si vous ne prenez pas garde aux avis qu'en un clair et incomparable langage Nous vous adressons dans cette tablette, le châtiment de Dieu vous assaillira de toutes parts, et la sentence de Sa justice sera prononcée contre vous. Vous n'aurez, ce jour-là, aucun pouvoir de Lui résister, et vous reconnaîtrez votre impuissance (74) ».

Pas un des gouvernants du dix-neuvième siècle ne réagit à cette idée de Paix suprême. La poussée nationaliste et l'expansion de l'impérialisme trouvaient des partisans aussi bien parmi les monarques qu'au sein de la société civile : parlementaires, intellectuels, artistes, représentants de la presse et des institutions religieuses importantes, chacun se faisait le porte-parole acharné du triomphalisme occidental. Les revendications d'un changement social, les plus désintéressées et idéalistes fussent-elles, se trouvèrent rapidement prisonnières d'un flot d'idéologies nouvelles drainées par la marée montante d'un matérialisme dogmatique. En Orient, le monde islamique, pétrifié par sa propre prétention à incarner tout ce que l'humanité pouvait ou pourrait jamais connaître de Dieu et de la vérité, s'enfonçait de plus en plus dans l'ignorance, la léthargie et dans une morne hostilité à l'égard d'une humanité incapable de lui reconnaître cette prééminence spirituelle.
 

Retour au sommaire
10. L'ARRIVEE EN TERRE SAINTE

Au vu de l'épisode de Bagdad, il paraît surprenant que les autorités ottomanes n'aient pas prévu les conséquences de l'installation de Bahà'u'llàh dans une autre capitale provinciale importante. Dans l'année qui suivit son arrivée à Andrinople, leur prisonnier avait d'abord suscité l'intérêt puis soulevé l'admiration des personnalités de la région, aussi bien dans le milieu intellectuel que dans celui de l'administration. A la consternation des représentants consulaires persans, deux de ses admirateurs les plus fervents étaient Khurchid Pacha, le gouverneur de la province, et Shaykhu'l-Islam, le plus haut dignitaire sunnite. Aux yeux de ses hôtes et du public en général, l'exilé était un philosophe moraliste et un saint homme. La validité de ses enseignements se manifestait non seulement dans sa propre vie mais aussi dans l'attitude des pèlerins persans transfigurés qui accouraient en nombre dans ce coin reculé de l'Empire ottoman pour lui rendre visite. (75)

Ces réactions imprévues persuadèrent l'ambassadeur persan et ses collaborateurs que le mouvement bahà'i qui continuait de s'étendre en Perse, allait sous peu s'implanter d'une façon influente dans l'empire voisin et rival. A cette période de son histoire, l'Empire ottoman chancelant luttait contre les incursions répétées de la Russie tsariste, contre les soulèvements des peuples qu'il avait assujettis et contre les tentatives répétées de ses prétendus amis, les gouvernements britannique et autrichien, d'incorporer dans leur propre empire certains territoires turcs. La situation politique instable en Turquie d'Europe offrit à l'ambassadeur de nouveaux arguments, cette fois suffisants pour que soit considérée sa demande d'envoyer les exilés dans une colonie éloignée où Bahà'u'llàh n'aurait plus aucun contact avec les cercles influents turc et persan.

A son retour d'une visite à Andrinople, Fuad Pacha, le ministre des affaires étrangères, fit état, dans son compte rendu, de son étonnement quant à la réputation que Bahà'u'llàh avait acquise dans toute la région. il contribua ainsi à rendre crédibles les arguments de l'ambassadeur. C'est dans un tel climat que le gouvernement ottoman décida soudain d'infliger à son invité une réclusion sévère. Sans avertissement, la maison de Bahà'u'llàh se trouva, un jour, à l'aube, entourée de soldats et les exilés reçurent l'ordre de se préparer au départ pour une destination inconnue.

L'endroit choisi pour ce bannissement final fut la sinistre ville fortifiée de Saint-Jean-d'Acre, sur les côtes de la Terre sainte. Colonie pénitentiaire, la ville était réputée dans tout l'empire pour son air fétide et pour les nombreuses maladies qui y sévissaient. L'Etat ottoman enfermait là de dangereux criminels espérant qu'ils ne survivraient pas longtemps à ces conditions. Bahà'u'llàh, les membres de sa famille et quelques- uns de ses disciples exilés avec lui, arrivèrent en ce lieu au mois d'août 1868. Enfermés dans la forteresse, ils connurent alors deux années de souffrance et de mauvais traitements. Puis ils furent maintenus en résidence surveillée dans une maison proche, propriété d'un marchand de la ville. Pendant longtemps la population locale, superstitieuse et facilement abusée, évita les exilés  des sermons publics l'avaient mise en garde contre "le Dieu des persans", décrit comme un ennemi de l'ordre public, propagateur d'idées blasphématoires et immorales. Plusieurs membres du petit groupe d'exilés moururent de privations ou des conditions auxquelles ils étaient soumis (76).

Avec le recul de l'histoire, le choix de la Terre Sainte comme lieu d'incarcération pour Bahà'u'llàh, à la suite de pressions exercées par ses ennemis civils et ecclésiastiques pour étouffer son influence religieuse, peut relever de la plus grande ironie. La Palestine, considérée par les trois grandes religions monothéistes comme le lieu où les sphères célestes et le monde de l'homme se croisent, allait tenir à nouveau une place unique dans l'attente des hommes. Quelques semaines seulement avant l'arrivée de Bahà'u'llàh, les responsables d'un mouvement protestant allemand, la Société du Temple avaient embarqué d'Europe pour la Terre sainte afin d'établir au pied du mont Carmel une communauté qui accueillerait le Christ dont ils croyaient l'avènement imminent. Aujourd'hui encore, on peut lire sur le linteau de la porte d'entrée de plusieurs de leurs petites maisons construites de l'autre côté de la baie, face à la prison de Saint-Jean- d'Acre : "Der Herr ist nahe" (Le Seigneur est proche) (77).

A Saint-Jean-d'Acre, Bahà'u'llàh continua de dicter la série de lettres commencées à Andrinople et adressées à chaque dirigeant. Plusieurs d'entre elles avertissaient leur destinataire que leur négligence et leur mauvaise administration provoqueraient le jugement de Dieu. La réalisation spectaculaire de certaines de ces mises en garde alimenta d'intenses discussions populaires au Proche-Orient : dans les deux mois qui suivirent l'arrivée des exilés à Saint-Jean-d'Acre, Fuad Pacha, le ministre des Affaires étrangères dont les rapports tendancieux avaient accéléré le bannissement de Bahà'u'llàh, fut brusquement démis de son poste et alla mourir en France d'une crise cardiaque. La lettre qui prédisait cet événement annonçait aussi une succession de désastres : le limogeage du premier ministre Ali Pacha, la chute du Sultan et sa mort, et la perte des territoires turcs d'Europe.(78)

Une lettre à l'empereur Napoléon III l'avertissait des conséquences de son hypocrisie et du mauvais usage qu'il faisait de son pouvoir : "Pour ce que tu as fais, ton royaume sera jeté dans la confusion, et ton empire t 'échappera des mains en châtiment de ce que tu as perpétré (...). Ta pompe t 'aurait-elle rendu orgueilleux ? Par ma vie ! Elle ne durera pas. (79)".

A propos de la désastreuse guerre franco-prussienne et du renversement de Napoléon III qui s'ensuivit moins d'un an après cet avertissement, Alistair Horne, spécialiste moderne de l'histoire politique française du dix-neuvième siècle, a écrit : "1'histoire ne connaît peut-être pas d'exemples aussi frappants de ce que les Grecs appelaient peripeteia, la terrible chute du haut de fiers sommets. Sans aucun doute, pas une nation de ces temps modernes, si pleine de grandeur apparente et si opulente dans ses réalisations matérielles, n'a été soumise en si peu de temps à une telle humiliation (80)".

En Europe, une série d'événements inattendus aboutit à l'invasion des Etats pontificaux et à l'annexion de Rome par les armées du nouveau royaume d'Italie. Quelques mois auparavant, une déclaration au Pape Pie IX avait exhorté le pontife en ces termes : "Abandonne ton royaume aux rois, et sors de ta demeure, le visage dirigé vers le royaume divin (...). Sois comme a été ton Seigneur (...). En vérité, le jour du Moissonneur est venu, et toutes les choses ont été séparées les unes des autres. Il a emmagasiné ce qu 'Il a choisi dans les vases de la justice et jeté au feu ce qui le méritait (81)".

Le Roi de Prusse Guillaume 1er, dont l'armée avait mis en déroute les troupes françaises lors de la guerre de 1870, reçut une sévère mise en garde. Dans le Kitàb-i-Aqdas, Bahà'u'llàh l'enjoignit de tenir compte du sort de Napoléon III et des autres souverains qui, orgueilleux dans leur victoire, n'avaient pas reconnu cette révélation. Dans le même livre, un peu plus loin, il prédisait, en des termes inquiétants, la chute de l'empereur allemand indifférent à son avertissement

« O rives du Rhin, Nous vous avons vues couvertes de sang, car les épées du chatiment étaient tirées contre vous. Et cela vous arrivera encore une autre fois. Et nous entendons les lamentations de Berlin bien qu'aujourd'hui sa gloire soit évidente (82)

On remarque qu'un ton tout à fait différent caractérise deux déclarations importantes l'une s'adresse à la reine Victoria (83) et l'autre aux dirigeants d'Amérique et aux présidents de leurs républiques. La première loue l'abolition de l'esclavage dans tout l'Empire britannique comme une réalisation d'avant-garde et fait l'éloge du principe du gouvernement parlementaire. L'autre commence par l'annonce du jour de Dieu et se termine par une sommation, mandat virtuel et sans parallèle dans aucun des autres messages : "Pansez les meurtris avec les mains de la justice et par le sceptre des commandements de votre Seigneur, le Maître Suprême, le Très-Sage, rabaissez l'oppresseur qui prospère (84)".
 

Retour au sommaire
11. LA RELIGION, Source de Lumière ou Cause d'Obscurantisme ?

Sa condamnation la plus sévère, Bahà'u'llàh la réserve aux barrières que la religion formaliste a érigées au cours des siècles entre l'homme et la Manifestation de Dieu. Nourris par la superstition populaire et affinés par une intelligence dévoyée, les dogmes ont à chaque reprise, recouvert peu à peu un message divin dont le dessein a toujours été d'ordre spirituel et moral. Les lois d'interaction sociales, révélées pour renforcer la vie communautaire, sont devenues les bases de doctrines et de pratiques absconses, fardeaux pour les peuples qu'elles étaient censées servir. Même le bon usage de la raison, faculté première de l'être humain, a été délibérément aliéné, provoquant une rupture entre la foi et la science, dont le dialogue est pourtant indispensable à toute vie civilisée.

La conséquence de ce lamentable tableau est le discrédit dans lequel la religion a sombré de par le monde. Pire encore, formalisée, la religion est devenue une des causes les plus virulentes de haine et de combats entre les peuples, malgré l'avertissement que lançait, voilà plus d'un siècle, Bahà'u'llàh : "Le fanatisme religieux et la haine sont un feu dévorant le monde, dont personne ne peut étouffer la violence. Seule la main de la puissance divine peut délivrer l'humanité de cette désolante affliction (85)".

Bahà'u'llàh affirme que Dieu tiendra pour responsable de cette tragédie les dirigeants religieux qui, au cours de l'histoire, ont prétendu parler en Son nom. Leur tentative de faire de la parole divine une affaire privée et de son interprétation un moyen de promotion personnelle a été le plus grand handicap dont la civilisation a été victime dans sa lutte pour progresser. A la poursuite de leurs fins, beaucoup d'entre eux n'ont pas hésité à s'opposer personnellement aux messagers de Dieu, lors de leur avènement. "De tous les temps, les chefs religieux ont tenu les peuples sous leur joug et les ont détournés des rivages du salut éternel, les uns par soif de pouvoir, les autres par ignorance. C'est à cause d'eux que tous les prophètes de Dieu ont bu la coupe du sacrifice et se sont envolés au plus haut horizon de gloire (86)".

Dans un message au clergé de toutes les religions, Bahà'u'llàh lui rappelle les responsabilités qu'il a négligé d'assumer au cours de l'histoire : "Vous êtes comparables à une source : Si on la dénature, les ruisseaux qu'elle engendre seront dénaturés aussi. Craignez Dieu et soyez du nombre des pieux. De même, si le coeur de l'homme est corrompu, ses membres le seront aussi. Lorsque la racine d'un arbre pourrit, ses branches, ses rameaux, ses feuilles et ses fruits se corrompent aussi (87)".

Ce message, révélé en un temps où l'orthodoxie religieuse était une force avec laquelle il fallait compter, affirmait qu'en réalité ce pouvoir avait virtuellement disparu et que la caste ecclésiastique n'avait plus de rôle social à jouer dans l'histoire : " O assemblée de prêtres, désormais, vous ne détiendrez plus aucun pouvoir (88) ". A l'adresse de l'un de ses opposants particulièrement vindicatif, membre du clergé musulman, Bahà'u'lla'h dit : "Tu es comme le dernier reflet d'un rayon de soleil sur les hauteurs de la montagne. Bientôt, il s'évanouira, comme cela a été décrété par Dieu, celui qui possède tout, le Très-Haut. Ta gloire et la gloire de ceux qui te ressemblent te sont retirées (89)".

Ce n'est pas la pratique religieuse qui est ici en cause, mais son mauvais usage. Bahà'u'llàh rend volontiers hommage, non seulement à la contribution importante apportée par les institutions religieuses à la civili- sation, mais aussi aux bénéfices que le monde a retiré du sacrifice de soi et de l'amour pour l'humanité des membres du clergé et des ordres religieux de toutes les croyances : "Ces prêtres qui se sont vraiment parés de l'ornement du savoir et d'une bonne conduite sont pour le monde ce que la tête est au corps. Ils sont des yeux pour les nations (90)".

Il est aujourd'hui nécessaire que tous, croyants et athées, religieux et laïcs, reconnaissent les conséquences de la déviation universelle de l'élan religieux : depuis plus d'un siècle, les hommes se sont détournés de Dieu, brisant la relation naturelle sur laquelle se tisse la trame de la vie morale. Les facultés naturelles de l'ame, nécessaires au développement et au maintien des valeurs humaines, sont universellement dévalorisées :

« La croyance en Dieu se meurt dans tous les pays ; rien de moins que son bienfaisant remède ne peut la rétablir. Une impiété corrosive ronge les forces vitales de la société : quoi d 'autre que l'élixir de cette puissante révélation pourrait la purifier et lui rendre vie? (...) Seul le Verbe de Dieu peut revendiquer la capacité requise pour produire un changement Si grand et d'une telle portee (91) ».
 

Retour au sommaire
12. LA PAIX MONDIALE

A la lumière des événements qui suivirent, les appels et les avertissements lancés par Bahà'u'llàh pendant cette période prennent une acuité étonnante :

« O vous élus du peuple pour le représenter en chaque pays ! Consultez-vous et dans toutes vos délibérations, n'ayez souci que de ce qui est profitable à l'humanité et de nature à améliorer sa condition, si vous êtes de ceux qui cherchent avec soin la justice. Voyez dans le monde une image du corps humain qui, parfaitement sain à sa création, se trouve ensuite sous l'effet de causes diverses, affligé de désordres et de maladies graves. Pas un seul jour, les souffrances de ce corps malade n'ont été allégées et, pis encore, son état s'est aggravé par le traitement de médecins ignorants qui, donnant libre cours à leur idées per-sonnelles, se sont fourvoyés (...). Nous le voyons aujourd'hui à la merci de dirigeants ivres d'orgueil, incapables de discerner clairement leurs propres intérêts et plus encore de reconnaitre une révélation qui les déconcerte et dans laquelle ils voient un défi à l'ordre existant. (92)"

« Les artisans d'iniquité sont le fardeau qui pèse sur la Terre, puissiez-vous le comprendre (93)

« Tous les hommes ont été créés pour travailler à l'établissement et à l'amélioration de la civilisation. Le Tout-Puissant m'en rend témoignage : agir comme les bêtes des champs est indigne de l'homme. Les vertus qui conviennent à sa dignité sont la tolérance, la compassion, la miséricorde et une tendre bonté à l'égard de tous les peuples et de toutes les tribus de la terre (94) ".

" Une force de vie toute nouvelle anime en ce moment tous les peuples de la Terre, mais personne n'en a découvert la cause ou perçu la raison. Considère les peuples de l'Occident. Vois comment, à la poursuite de leurs entreprises médiocres, et pour en assurer le développement1 ils ont sacrifié d'innombrables existences ! (95) »

« La modération est souhaitable en toutes choses. Tout ce qui est porté à l'excès deviendra une source d'afflictions. Il y a au sein de la Terre des choses étranges et étonnantes, mais elles sont cachées à la l'esprit et au savoir des hommes. Elles sont capables de changer toute l'atmosphère de la terre, et leur contamination s'avèrerait mortelle. (96) »

Dans des Ecrits révélés plus tard, entre autres dans ceux qu'il adressa à l'ensemble des hommes, Bahà'u'llàh pressait l'humanité à la construction par étape de ce qu'il appelait la moindre paix. Cela, disait-il, adoucirait les souffrances et atténuerait les bouleversements qu'il voyait dans le futur de l'humanité, le temps que les peuples du monde reconnaissent la révélation de Dieu qui leur permettrait de mettre en place la paix suprême :

« Le temps viendra où la nécessité impérieuse de tenir une vaste assemblée d'hommes englobant toute l'humanitésera universellement ressentie. Les dirigeants et les rois de la Terre devront nécessairement y participer et, prenant part à ses délibérations, considérer les voies et les moyens propres à établir les bases de la grande paix du monde parmi les hommes. Une telle paix exige que les grandes puissances décident de se réconcilier totalement, en vue de la tranquillité des peuples de la Terre. Si un roi s'avisait de prendre les armes contre un autre, tous devraient se lever unanimement et l'en empêcher. Ainsi, les nations du monde n'auront plus besoin d'armements, excepté pour préserver la sécurité de leurs royaumes et assurer l'ordre à l'intérieur de leur territoire (...). Le jour approche où tous les peuples du monde auront adopté une langue universelle et une écriture commune. Quand cela sera réalisé, tout voyageur, dans quelque ville qu'il s'arrête, aura l'impression d'être entré chez lui. Est vraiment un homme celui qui aujourd'hui se consacre au service du genre humain tout entier (...). Ce n'est point d'aimer son propre pays qu'il convient de se glorifier mais plutôt d'aimer le monde entier. Le Terre est un seul pays et tous les hommes en sont les citoyens (97)

Retour au sommaire

13. "CE N'EST PAS DE MA PROPRE VOLONTE..."

Dans sa lettre à Nasiri'd-Din Shah, souverain de la Perse, Bahà'u'llàh s'abstient de toute réprimande au sujet de son emprisonnement dans le Sìyàh-Chàl ou des autres injustices qu'il eut à subir de sa main. Il expose plutôt son rôle dans le plan divin :

« J'étais un homme comme les autres, endormi sur ma couche, lorsque les brises du Tout-Glorieux passèrent sur moi et m'enseignèrent la Connaissance de tout ce qui a été. Ceci n'est pas de moi mais de Celui qui est le Tout-Puissant, l'Omniscient. Il m'enjoignit d'élever la voix entre Ciel et Terre et, dans ce chemin, il m'est advenu ce qui a fait couler les larmes de tout homme doué de compréhension. Je n'ai pas étudié la science des hommes ; je n'ai pas fréquenté leurs écoles. En quêtez dans la ville où j'habitais pour vous assurer que je ne suis pas de ceux qui parlent faux. (98) »

La mission à laquelle il s'était consacré coûta la vie à son plus jeune fils (99), lui fit perdre la totalité de ses biens, mina sa santé, lui valut emprisonnement, exil et mauvais traitements. Pourtant, cette mission, il ne l'avait pas choisie. Ce n'est pas de ma propre volonté dit-il, qu'il s'était engagé dans un tel périple :

« Croyez-vous, ô peuple, que je tienne en mon pouvoir le contrôle de la volonté et du dessein ultimes de Dieu ! (...) Le destin ultime de la foi de Dieu eût-il été dans mes mains, que je n 'aurais jamais, même pour un instant, consenti à me manifester devant vous, ni permis qu'un seul mot tombât de mes lèvres. De cela, Dieu lui-même est, en vérité, témoin (100)

Il s'était rendu sans réserve à l'appel de Dieu, et n'éprouvait aucun doute quant au rôle qui lui était dévolu dans l'histoire. Manifestation de Dieu pour l'âge de l'accomplissement, il est celui que toutes les Ecritures sacrées du passé promettent, le Désir des nations, le Roi de gloire. Pour le judaïsme, il est le Seigneur des armées ; pour le christianisme, le retour du Christ dans la gloire du Père ; pour l'islam, la grande Nouvelle ; pour le bouddhisme, le Bouddha Maitreya ; pour l'hindouisme, la nouvelle incarnation de Krishna et pour le zoroastrisme, l'avènement de Shah Bahram (101) ".

Comme les Manifestations de Dieu avant lui, il est à la fois le verbe de Dieu et son réceptacle humain : " Ô mon Dieu, quand je contemple la relation qui me lie à Toi, je suis poussé à proclamer à toute chose créée "En vérité, je suis Dieu ! ",et quand je considère mon être propre, alors, je le trouve plus rudi- mentaire que l'argile. (102)"

« Certains parmi vous ont dit: "Le voici celui qui a émis la prétention d'être Dieu "Par Dieu ! Ceci est une calomnie grossière. Je ne suis qu'un serviteur de Dieu qui a cru en Lui et en Ses signes (...). Ma langue, mon coeur et mon être, témoignent de ce qu'il n'y a pas d'autre Dieu que Lui, que tous les autres ont été créé sur Son ordre et ont été façonnés par l'opération de Sa volonté. Je suis celui qui répand au loin les faveurs dont Dieu, en sa grâce, l'a gratifié. Si cela est ma transgression, alors je suis véritablement le premier des transgresseurs (103) ».

Les écrits de Bahà'u'llàh fourmillent de métaphores qui tentent d'exprimer le paradoxe au coeur du phénomène de la révélation de la volonté de Dieu :

« Je suis le faucon royal sur le bras du Tout-Puissant. Je déploie les ailes meurtries des oiseaux brisés et les remets en vol. (104) »

« Ceci n'est qu'une feuille que les vents de la volonté de ton Seigneur, le Tout-Puissant, le Très-Loué, ont mise en mouvement. Peut-elle rester immobile alors que soufflent des vents violents ? Non, par celui qui est le Seigneur de tous les noms et attributs ! Ils la dirigent à leur gré. (105) »
 

Retour au sommaire
14. L'ALLIANCE DE DIEU AVEC LES HOMMES

C'est en juin 1877 que Bahà'u'llàh put enfin bénéficier d'un allégement des conditions sévères de sa détention et quitter la ville prison de Saint-Jean-d'Acre. Il s'installa avec sa famille à Mazra'ih, petite propriété à quelques kilomètres au nord de la ville (106). Comme il l'avait prédit dans sa déclaration au gouvernement turc, le Sultan Abdu'l-Aziz avait été renversé par une révolution de palais, puis assassiné. La bourrasque des bouleversements politiques qui balayait le monde entier pénétrait lentement jusqu'au coeur du système impérial ottoman. Après deux courtes années à Mazra'ih, Bahà'u'llàh s'installa à Bahji, vaste manoir entouré de jardins que son fils 'Abdu'l-Baha avait loué pour lui et l'ensemble de sa famille. (107) Il consacra les douze dernières années de sa vie à traiter par écrit de sujets spirituels et sociaux et à recevoir un flot de pèlerins bahà'ìs venus, au prix des pires difficultés, de Perse et de nombreux autres pays.

Au Proche et au Moyen-Orient, un noyau de vie communautaire commençait à prendre forme
parmi ceux qui avaient accepté son message. Pour les guider, Bahà'u'llàh révéla un système de lois et d'institutions destiné à traduire dans la pratique les principes énoncés dans ses Ecrits (108). Des conseils élus démocratiquement par toute la communauté furent investis de l'autorité nécessaire, des dispositions furent prises pour exclure à jamais toute possibilité de voir apparaître une élite cléricale. Des principes de consultation en commun et de prise de décision en groupe furent établis.

Ce que Bahâ'u'llâh appelle une nouvelle alliance entre Dieu et l'homme est au coeur de ce système. Le genre humain arrive à l'âge adulte : faiblement et plus ou moins confusément, l'humanité toute entière prend conscience de son unité et perçoit la Terre comme une seule patrie. Cet éveil ouvre la voie à une relation nouvelle entre Dieu et les hommes. En acceptant peu à peu l'autorité spirituelle inhérente aux directives de la révélation de Dieu pour notre époque, les peuples du monde trouveront en eux-mêmes une force morale que l'effort humain seul est incapable d'engendrer. Une nouvelle race d'homme (109), fruit de cette relation, apparaîtra et pourra entamer l'édification d'une civilisation mondiale. La mission de la communauté bahà'ìe est de démontrer l'efficacité de cette alliance dans la guérison des maux qui affligent le genre humain.

Bahà'u'llàh s'éteignit à Bahji, le 29 mai 1892, dans sa soixante-quinzième année. Le message qui lui avait été confié quarante ans auparavant dans la fosse sombre de Téhéran, était prêt à prendre son essor, des pays islamiques où il avait pris naissance, pour s'établir d'abord en Amérique et en Europe puis dans le monde entier. Ce faisant, il justifierait la promesse de la nouvelle alliance entre Dieu et l'humanité seule en effet parmi toutes les religions indépendantes du monde, la Foi bahà'ie passera victorieusement le cap critique du premier siècle d'existence, son unité intacte, préservée des meurtrissures des schismes et des divisions. L'expérience bahà'ie offre une preuve indéniable pour illustrer l'affirmation de Bahà'u'llàh selon laquelle le genre humain, aussi diversifié soit-il, peut apprendre à vivre et à travailler oemme un seul peuple, dans une patrie universelle.

Moins de deux ans avant son décès, Bahà'u'llàh reçut à Bahji l'un des rares occidentaux à l'avoir rencontré et le seul qui laissa un témoignage écrit de l'événement. Ce visiteur était Edward Granville Brown, jeune et brillant orientaliste de l'université de Cambridge, dont la curiosité avait été, à l'origine, attirée par l'histoire dramatique du Bàb et de ses disciples héroïques. De sa rencontre avec Bahà'u'llàh, Browne écrivit :

« Bien que sachant vaguement où j'allais et qui j'allais voir, aucune précision ne m'ayant été fournie, il me fallut une ou deux secondes avant que, le coeur battant de surprise et de crainte respectueuse, je réalise que la chambre n'était pas vide. Dans le coin où le divan touchait le mur, se tenait un merveilleux et vénérable personnage. Le visage de celui que je contemplai, je ne saurais l'oublier et pourtant je ne puis le décrire. Ses yeux perçants semblaient pénétrer jusqu'au tréfonds de l'âme ; de larges sourcils soulignaient la puissance et l'autorité. Il eût été superflu de demander en la présence de qui je me trouvais ; je me prosternai devant celui qui fait l'objet d'une dévotion et d'un amour que les rois envieraient, et auxquels les empereurs aspireraient en vain !

Une voix douce, empreinte de courtoisie et de dignité, me pria de m'asseoir et continua : "Loué soit Dieu de ce que tu sois parvenu au but. Tu es venu voir un prisonnier et un exilé. Nous ne désirons que le bien du monde et le bonheur des nations ; cependant, on nous suspecte d'être un élément de désordre et de sédition, digne de captivité et de bannissement (...). Que toutes les nations deviennent une dans la foi et que tous les hommes soient frères ; que les liens d'affection et d'unité entre les enfants des hommes soient fortifiés ; que la diversité des religions cesse et que les différences de races soient annulées, quel mal y a-t-il en cela ? Cela sera, malgré tout ; ces luttes stériles, ces guerres ruineuses passeront et la paix suprême viendra. (110) »

 

Chapitre précédent 1ère partie Retour au sommaire