Le cheval aubère se tourna lentement vers Étienne, et ce dernier vit que les membres
du cheval étaient raidis par les années , il se tenait néanmoins la tête haute,
et ses yeux se mirent à briller quand il commença son histoire.
" Ah, oui ! dit-il, le temps a passé, et maintenant tu me vois vieux mais, à cette
époque, j'étais un étalon robuste. Je pouvais marcher pendant des kilomètres,
trotter et galoper sans jamais ressentir la moindre fatigue.
Je suis né à Baghdad, en Iraq. C'était une très vieille ville remplie de palais
historiques et de mosquées avec de hauts minarets. Des princes, des prêtres, des
courtisans et des nobles avaient autrefois peuplé ses rues. Elle était désormais
moins glorieuse que jadis, le temps et la guerre l'ayant transformée mais, pour
moi, c'était encore une très belle ville, surtout au printemps. Comme je me souviens
d'un de ces printemps. Il était plus beau et plus spécial que les autres. Les
arbres étaient garnis de fleurs parfumées et les premières roses du printemps
embaumaient l'air de leurs merveilleux parfums. Les ruisseaux étaient gonflés
par la fonte des neiges dans les montagnes près de la ville, et le fleuve de l'ancienne
Baghdad, le puissant Tigre, regorgeait d'eau et coulait rapidement.
C'était un beau printemps, sans aucun doute. Et moi, j'étais certainement le plus
beau cheval de toute la ville ! Ma robe était brillante et rouge, car on ne passait
pas un jour sans me brosser. Après ma toilette, mon maître me conduisait avec
fierté à travers les rues de la ville et dans la campagne environnante.
Par une matinée de ce printemps-là, mon palefrenier fit ma toilette, comme d'habitude.
Je croyais que j'allais faire ma sortie quotidienne à l'air frais de la campagne.
Imaginez ma surprise quand j'appris que j'avais été donné ! Quel choc! "Pourquoi
mon maître me donnerait-il alors que je suis son meilleur coursier? ", me demandai-je.
Je fus encore plus abasourdi quand des hommes portant des vêtements semblables
à ceux des gens venant de Perse me sortirent de l'étable J'avais vu ces hommes
auparavant; je savais donc qui ils étaient. Ils avaient été exilés de leur propre
pays. Leur chef, Baha'u'llah, avait été banni pour toujours par son roi, le shah
de Perse, parce qu'il était un disciple du Bab. Plutôt que d'être séparés de leur
chef bien-aimé, ces gens avaient laissé leurs biens derrière eux et avaient décidé
de quitter leurs foyers pour être à ses côtés. Ces disciples du Bab vivaient dans
notre pays depuis dix ans et nous les admirions tous beaucoup. Chacun aimait et
respectait particulièrement Baha'u'llah, qui aidait tout le monde avec générosité
et par ses conseils. Sa petite maison était toujours remplie de gens qui lui rendaient
visite, et chacun y était bien accueilli, quels qu'aient été ses besoins.
Lorsque, dans l'air frais du matin, je fus emmené à travers les rues tranquilles
de Baghdad, j'appris que Baha'u'llah allait quitter le pays. Le gouvernement lui
avait demandé de quitter Baghdad et de s'éloigner encore plus de la Perse, vers
Constantinople cette fois. "Alors, me dis-je, vais-je partir aussi? " Il semblait
bien que oui. Je ne peux pas dire que j'étais très heureux! Les autres chevaux
m'avaient parlé des difficultés du long voyage jusqu'à Constantinople. La route
à travers les montagnes était ardue et dangereuse. On ne trouvait que peu de nourriture
au long du chemin, surtout juste après l'hiver. Non Je n'avais pas envie de faire
un tel voyage!
Mon nouveau propriétaire m'emmena calmement hors de la vieille ville. Après avoir
traversé le Tigre, nous nous dirigeâmes vers un beau jardin sur l'autre rive.
À notre arrivée, nous nous retrouvâmes au milieu d'une foule de gens. J'eus l'impression
que la ville tout entière avait aussi traversé le fleuve ce matin-là. Il y avait
des hommes, des femmes et des enfants, de familles riches comme de familles pauvres.
Certains suivaient les enseignements du Bab et d'autres ne les suivaient pas.
Ouvriers, princes et prêtres, je les voyais rassemblés là et, à leurs regards,
je pouvais dire qu'ils partageaient tous le même sentiment. On ne voyait aucun
sourire sur les visages. Plusieurs sanglotaient bruyamment et amèrement, alors
que d'autres demeuraient simplement silencieux, les yeux remplis de larmes. Comment
était-il possible que leur bien-aimé, Baha'u'llah, leur soit enlevé de cette façon?
À qui auraient-ils recours, dans les difficultés, après son départ ?
Baha'u'llah, son fils, Abdu'l-Baha et d'autres compagnons étaient dans le jardin
depuis douze jours. J'appris plus tard que ces jours avaient été très particuliers
et merveilleux car dans ce beau jardin en dehors de ma ville, Baha'u'llah avait
déclaré à ses compagnons qu'il était celui dont le Bab avait promis la venue.
C'était Baha'u'llah qui était le grand Éducateur envoyé par Dieu pour guider et
unir tous les peuples du monde. Les compagnons de Baha'u'llah voyaient cette vérité
aussi clairement que la lumière du soleil en plein midi, quand il fait très beau.
Bien sûr, plusieurs d'entre eux avaient déjà deviné tout cela, car Baha'u'llah
était de loin la personne la plus sage et la plus aimante qu'ils avaient jamais
rencontrée. Tous ceux qui se trouvaient dans le jardin se réjouissaient et remerciaient
Dieu de tout leur coeur. Ils se sentaient tous, à ce moment, très proches de Dieu.
Baha'u'llah donna à ce jardin le nom de Ridvan, ce qui signifie "Paradis", car
c'est au paradis que nous sommes le plus près de Dieu.
Tous les jours, dans le jardin, les amis se rassemblaient à l'intérieur et autour
de la tente de Baha'u'llah. Ils chantaient et priaient, louant et remerciant Dieu.
Leur plus grand plaisir était d'écouter et de lire les paroles de leur bien-aimé.
Jour et nuit, les rossignols chantaient d'une voix forte, et l'air était rempli
du roses que les jardiniers coupaient jour et qu'ils empilaient dans la tente
de Baha'u'llah.
De retour à Baghdad, les femmes et les serviteurs s'étaient occupés de préparer
les bagages de la famille de Baha'u'llah. Après neuf jours, eux aussi avaient
traversé le fleuve et rejoint leurs joyeux compagnons dans le jardin de Ridvan.
Je fus conduit au jardin le douzième jour. Tout était prêt pour que Baha'u'llah,
accompagné de la sainte famille, quitte le jardin, ses roses, ses rossignols et
tous les habitants de Baghdad qui l'aimaient tant.
Pendant que j'observais la scène, je fus sellé avec soin. Puis, on me conduisit
à Baha'u'llah. C'était pour moi une grande chance d'être le cheval de cette personne
que toute ma ville aimait tant. Je ne craignais plus le long et pénible voyage
loin de chez moi, car j'allais être, moi aussi, sous son aimable protection. Vous
pouvez imaginer combien je me sentis honoré quand Baha'u'llah prit mes rênes dans
ses mains. Il monta sur mon dos avec une grande dignité. Alors, avec son fils,
Abdu'l-Baha marchant à ses côtés, celui que tout le monde reconnaissait comme
la Beauté bénie entreprit de poursuivre son long voyage, d'exil en exil. Les autres
membres de la famille de Baha'u'llah et ses amis les suivirent. Au moment où nous
passions les grilles du jardin, j'entendis, en provenance de la mosquée, l'appel
"Allah-u-Akbar. ("Dieu est le plus grand") qui résonnait dans la ville. Quand
ils entendirent cet appel, les gens, dans la foule qui nous entourait, fondirent
en larmes. Beaucoup de ceux qui se trouvaient le long du chemin suppliaient Baha'u'llah
de ne pas les quitter. Ne savaient-ils pas qu'il n'avait jamais voulu partir?
Il ne faisait qu'obéir au gouverneur. Certains s'inclinèrent dans la poussière,
à mes pieds. Moi! Sa'udi ! Son cheval ! Pourquoi ? Plusieurs embrassèrent même
mes sabots, et d'autres, les étriers qui soutenaient ses pieds. Quelques-uns allèrent
jusqu'à se jeter désespérément sur le sol devant moi. Ils préféraient être piétinés
à mort plutôt que d'être séparés de leur bien-aimé.
Baha'u'llah, qui était un excellent cavalier, me guida doucement à travers ces
gens qui l'aimaient tant.
De nombreux habitants de Baghdad ne pouvaient pas supporter l'idée de ne plus
voir leur bien-aimé. Pendant plusieurs kilomètres, ils suivirent Baha'u'llah en
courant, sans se soucier des trous et des roches qui parsemaient notre route.
Après quelques kilomètres, Baha'u'llah tira gentiment sur mes rênes et me dit
d'arrêter puis, se tournant vers ces âmes hors d'haleine qui avaient couru si
loin, sur une route aussi difficile, il leur parla affectueusement. Il leur conseilla
de retourner à Baghdad, dans leurs foyers et leurs familles, et de ne plus suivre
sa caravane. Il leur rappela qu'il ne les oublierait jamais et leur demanda de
lui montrer leur amour en s'aimant les uns les autres et en restant unis.
Comme c' était étrange! Baha'u'llah avait été chassé de Baghdad mais, dès le début,
son voyage à travers les hautes terres, les forêts, les vallées et les prairies
ressemblait en fait à un cortège pour le Roi des rois ! Une garde de soldats à
cheval, cinquante mules et sept paires de palanquins formaient notre caravane.
Jour et nuit durant le voyage, des hommes chantaient des chants mélodieux qui
parlaient de leur amour pour Dieu et pour Baha'u'llah.
Les quelques privilégiés qui avaient pu accompagner Baha'u'llah s'efforçaient
par tous les moyens de lui montrer à quel point ils l'aimaient. Deux hommes marchèrent
tout le long du chemin devant Baha'u'llah, qu'il fût sur mon dos ou dans son palanquin.
Ces hommes faisaient la cuisine pour tout le groupe, puis ils lavaient la vaisselle.
Ce n'est qu'après s'être assurés du confort de tous les autres qu'ils allaient
se coucher. Ils étaient les premiers à se lever le matin afin de préparer le petit
déjeuner pour tous. Tout ce qu'ils désiraient était le bonheur de Baha'u'llah,
le servir et servir aussi sa famille et ses amis.
Je me souviens d'un homme en particulier, qui prenait grand soin de moi ainsi
que des autres chevaux et des mules de la caravane. Ce n'était pas un vrai palefrenier,
mais en fait un homme très connu, riche et sage, qui avait étudié pour devenir
un "mulla", un prêtre musulman. Tout ce qu'il souhaitait désormais était servir
Baha'u'llah et le rendre heureux. Il s'habillait très simplement et passait ses
journées à chercher de la paille et de la nourriture pour nous, les animaux.
Jour après jour, nous voyagions dans la joie malgré les mauvaises routes et l'ascension
difficile des collines et des montagnes. Chaque fois que nous approchions d'un
village, tous les gens, importants ou de condition modeste, se précipitaient vers
nous pour saluer Baha'u'llah. Les villageois préparaient de la nourriture en son
honneur et, à certains endroits, des festivités étaient organisées pour célébrer
sa visite. Vous voyez, ils avaient entendu parler de ce grand personnage qu'était
Baha'u'llah et ils voulaient lui montrer combien ils l'aimaient et le respectaient.
C'est quand finalement nous atteignîmes Samsun, un port sur les rives de la mer
Noir, que mon humble participation au voyage de Baha'u'llah prit fin. De là, la
Sainte Famille prit un bateau jusqu'à la ville, de Constantinople.
Pendant cent dix jours, j'avais été le coursier de la Beauté bénie. Je me souviens
de chacun de ces précieux jours comme d'un jour ou j'ai porté le Roi des rois.
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