Médiathèque baha'ie

Livre pour enfants
Le cheval du clair de lune

4) Le coursier du Guerrier

Chapitre suivant 3) L'étalon sauvage    Sommaire   5) Fin de la nuit Chapitre suivant

Le troisième cheval, marqué par les blessures de nombreuses et violentes batailles, s'avança lentement. Il boitait mais, quand il parlait, sa voix était forte et claire. Le temps était venu pour lui de raconter son histoire. Il se tourna vers l'étalon noir et dit :



"Je suis un cheval de guerrier, moi aussi. On peut clairement voir les cicatrices sur mes flancs. J'ai croisé beaucoup de braves gens dans ma vie, mais je n'avais connu ni le courage ni l'adresse avant de rencontrer Mulla Husayn et les disciples du Bab dont tu viens de parler, mon ami ! Sans le Bab, je n'aurais pas d'histoire à raconter. Au temps de ma jeunesse, son nom béni était sur les lèvres de tous les habitants de la Perse. Comment aurions-nous pu ne pas l'entendre ? À cette époque, on sentait une grande agitation dans tout le pays, non seulement dans les cités et les villes, mais dans les villages les plus reculés du Sud et dans les lointaines montagnes du Nord où je demeurais. J'habitais dans la cité sainte de Mashhad, dans les étables de mon maître, 'Abdu'I-Ali Khan. Comme les vôtres, mes amis, mon maître m'aimait et prenait soin de moi plus que de tous ses autres coursiers. C'est pourquoi je fus si surpris d'apprendre un jour qu'il m'avait donné. Il ne m'avait pas vendu. Non, il m'avait offert en présent, de même que son épée à laquelle il tenait beaucoup ! Ce qui me surprit encore plus, c' est qu'il ne nous avait pas offerts, son épée et moi, à un prince ou à un brave soldat, mais à un mulla du nom de Husayn.

On racontait que ce mulla partait en pèlerinage vers les terres saintes de la lointaine Karbila, et j'étais le cheval qui devait l'y conduire. Tout le monde à Mashhad connaissait Mulla Husayn pour sa grande sagesse, mais, malgré cela, je me sentais contrarié. "Porter un prêtre n'est sûrement pas le travail d'un cheval de guerre comme moi", protestai-je méchamment, tandis que l'on m'emmenait de chez moi. Après tout, Mulla Husayn n'était pas un soldat. J'avais même entendu dire que sa main tremblait quand il tenait une plume ; comment pourrait-il alors utiliser la lourde épée de mon maître? En avançant dans les rues étroites, je me demandais : "Pourquoi a-t-il besoin de monter un cheval de guerre? Un plus petit cheval ou même un âne ne seraient-ils pas mieux pour lui? De toute façon, pourquoi me poser ces questions, moi, un animal muet? Je dois me plier à la volonté de mon maître !

Comme nous approchions de la maison de Mulla Husayn, je vis qu'une foule nombreuse et impatiente s'était rassemblée devant sa porte. Quelle agitation! Les rues étaient remplies de mères éplorées accompagnant leurs fils et de soeurs accompagnant leurs frères. Toutes suppliaient que les hommes de leur famille aient la permission d'accompagner Mulla Husayn dans son voyage. Je commençais à penser qu'il ne fallait peut-être pas m'attrister d'avoir Mulla Husayn comme maître. Une grande aventure devait certainement m'attendre, pour que tant de gens soient si impatients de se joindre à nous. Ce n'est que quelques jours plus tard que nous partîmes. Deux cent deux compagnons, certains sur leur monture, d'autres à pied, quittèrent Mashhad, avec moi en tête portant Mulla Husayn.

Un camp fut installé près des portes de la ville. Là, à mon grand étonnement, mon nouveau maître déploya un drapeau, un étendard noir. Il le tint bien haut au-dessus de sa tête pour que tous le voient. Puis, Mulla Husayn fit une autre chose qui me surprit: il retira sa coiffe et mit à la place un turban vert. Je savais que le turban vert n'était porté que par ceux qui descendaient du prophète Muhammad et que ces hommes étaient appelés "siyyids" ; mais Mulla Husayn n'était pas un siyyid. C'était là des gestes inattendus de la part d'un homme qui avait passé sa vie à étudier tranquillement les lois de sa religion : un cheval de guerre, une épée, un drapeau de guerre, et maintenant un turban vert. Qu'y aurait-il d'autre? Il ne me fallut pas longtemps pour le découvrir!

Cela se passa un soir, très tard, dans le camp. Je broutais paisiblement l'herbe fraîche quand j'entendis deux des compagnons de mon maître parler. L'un d'eux demanda:

"Quelle route allons-nous prendre, mon ami?"
"Nous prendrons la route de Mazindaran."
"Sûrement pas! Nous sommes censés aller à Karbila."
"Nous n'irons pas, répondit l'autre doucement. Le bien-aimé Bab lui-même a envoyé son turban vert à Mulla Husayn et lui a dit de le porter. Tenant l'étendard noir déployé devant lui, Mulla Husayn doit se dépêcher d'atteindre les forêts de Mazindaran afin d'y venir en aide à Quddus."

"Je vois, acquiesça le premier homme. Nous devons bien sûr venir en aide à un disciple que le Bab estime tant."

C'est ainsi que j'appris où nous allions, et je transmis rapidement la nouvelle aux autres chevaux du camp.

Après quelques jours, nous entamâmes notre voyage sur la route qui conduisait à Mazindaran. Il nous fallut plusieurs jours pour y arriver, car nous nous arrêtions dans la plupart des villages que nous traversions. Partout, Mulla Husayn et ses compagnons invitaient les villageois à une rencontre spéciale et leur parlaient avec hardiesse. Bien sûr, il ne m'était pas facile de comprendre tout ce qu'ils disaient, mais je me souviens de la façon dont ils parlèrent du Bab, si bon et si aimable. Ils expliquaient aux habitants du village qu'une ère nouvelle commençait, pour laquelle le Bab avait apporté un nouveau message de Dieu qui rassemblerait tous les êtres humains. S'ils changeaient leur façon de vivre, ils pourraient voir la Gloire de Dieu.

Tout au long du voyage, d'autres hommes, sur des chevaux ou sur de plus petites montures, se joignirent à notre groupe. Certains chevaux avaient des maîtres riches qui possédaient de belles maisons; d'autres, et il me semble qu'ils étaient plus nombreux, appartenaient à des gens plus humbles, des artisans, des commerçants, des étudiants et des prêtres pauvres. Tandis que je regardais ces gens paisibles se rassembler pour leurs prières quotidiennes, je ne cessais de me demander s'il y aurait jamais de bataille. Je ne comprenais plus rien! Si aucune bataille ne devait avoir lieu, pourquoi Mulla Husayn avait-il arboré l'étendard noir, et pourquoi y avait-il autant d'excitation dans l'air? Nous la ressentions tous, hommes et bêtes. L'excitation était plus grande que celle que j'avais ressentie avant la bataille la plus féroce que j'aie connue.

Après plusieurs jours de route, nous dressâmes à nouveau le camp. Cette fois, nous campions près d'un ruisseau clair et nous étions contents de pouvoir nous reposer dans un si bel endroit. Près du ruisseau, il y avait un arbre énorme qui nous protégeait du chaud soleil. Jusque-là le temps avait été splendide mais, une nuit, il y eut un orage terrible et des vents violents. Cette tempête était si forte qu'elle fit tomber une branche de cet arbre gigantesque. Nous, les chevaux, nous avions très peur et nous ne pouvions trouver le repos. Comme nous étions soulagés de voir le soleil se lever le lendemain matin, dans un ciel clair et serein !

Trois jours plus tard, nous fûmes harnachés et sellés pour les dernières étapes de notre voyage vers Mazindaran. Au moment de monter en selle, sur mon dos, Mulla Husayn regarda ses compagnons qui attendaient le signal du départ. Pointant du doigt vers Mazindaran, il dit d'une voix dont je me souviendrai toujours : "Voilà la route qui mène à notre Karbila!"

Encore un autre mystère pour un pauvre cheval. Je savais que la route de Karbila allait dans l'autre direction, alors que voulait dire mon maître cette fois? Je me remémorai soudain une histoire que j'avais entendue quand je n'étais encore qu'un jeune étalon. Bien longtemps auparavant, de terribles batailles avaient eu lieu à Karbila, et le pur Imam Husayn, le petit-fils du prophète Muhammad, y avait été cruellement assassiné par ses ennemis.

Tandis que je songeais à ces histoires du passé, j'entendis Mulla Husayn avertir ses compagnons que de grandes épreuves les attendaient. Je me demandai si ces épreuves ressembleraient aux batailles de Karbila. Peu à peu, je commençais à comprendre ce voyage mystérieux vers la forêt de Mazindaran. Mulla Husayn dit alors que ceux de ses compagnons qui ne croyaient pas pouvoir affronter de telles épreuves devaient rentrer chez eux, car ils allaient bientôt rencontrer de grandes difficultés et ils ne pourraient plus faire demi-tour.



Je vis quelques hommes repartir chez eux avec leurs chevaux, une vingtaine peut-être, qui reprirent calmement, en sens inverse, la route que nous avions empruntée. Les autres s'apprêtèrent à suivre Mulla Husayn, que je portais, moi, son fier coursier. À mes yeux, mon maître n'était plus seulement un prêtre sage, mais un vrai général. Il était le grand chef d'une armée très spéciale, très différente des autres.

Mulla Husayn récita ses prières du matin et s'adressa aux compagnons qui étaient restés avec lui. Il leur conseilla de laisser tous leurs biens derrière eux. Ils n'en auraient plus besoin. Tous obéirent sans poser de questions.

Nous, les chevaux, nous nous sentîmes plus légers une fois que les sacs furent vidés. Un cheval, qui marchait habituellement à mes côtés, en fut particulièrement soulagé. Il avait porté un gros sac rempli de turquoises qui venaient de la mine de son maître. Le sac fut abandonné, avec le reste, sur le bord de la route, comme s'il n'avait contenu que du sable. Enfin, le groupe se mit en marche. Des chants joyeux remplissaient l'air matinal. Mais ce n'était pas des chants de guerre, c'était des hymnes à Dieu et au Seigneur du nouvel Âge.

Nous n'avons pas eu à attendre longtemps avant que ne se produise le premier affrontement. Il eut lieu aux abords de la ville de Barfurush. Dans cette ville, il y avait un chef religieux important qui n'avait même pas essayé de comprendre les enseignements du Bab. Il détestait vraiment les disciples du Bab, qui se distinguaient par leur enthousiasme et leur bonne conduite. Il voulait leur faire du mal, espérant ainsi que les gens auraient peur d'écouter le nouveau message. Quand ce chef religieux apprit que nous nous dirigions vers Barfurush, il encouragea les habitants de cette ville à se munir de toutes les armes dont ils disposaient et à attaquer Mulla Husayn et ses compagnons. Comme c' était un chef très important, beaucoup de gens lui obéirent.

Alors que nous approchions d'un petit bois, ils sortirent soudain de derrière les arbres. Je pus voir leurs yeux féroces et leurs visages pleins de colère. Ils injuriaient les babis qui, en retour, restaient silencieux et très calmes. Puis, les habitants de la ville passèrent à l'attaque. D'abord, Mulla Husayn empêcha ses compagnons de riposter. Ce n'est qu'après que sept hommes soient tombés de cheval qu'il se prépara à défendre la vie de ses amis bien-aimés. Il m'est impossible d'oublier ce qui se passa ensuite. Mulla Husayn sortit son épée du fourreau. Il piqua les éperons dans mes flancs bruns et, fonçant au milieu des attaquants, il poursuivit l'homme qui avait tué son septième compagnon. Il n'avait peur ni des visages en colère ni des armes qui l'encerclaient. Le malheureux homme que nous pourchassions essaya de se cacher derrière un arbre. Il tremblait et ne pouvait faire face à Mulla Husayn. Il tenait son mousquet devant lui comme un bouclier. Je galopais de plus en plus vite.

Comme nous foncions vers l'arbre, mon maître leva son épée et donna un coup terrible. Mes amis ! Ce seul coup sectionna le tronc de l'arbre, cassa le mousquet et trancha le corps du pauvre homme ! Un seul coup! Je pouvais à peine en croire mes yeux. Pourtant, vous le savez, c' était moi le coursier de Mulla Husayn. J'étais donc le plus proche témoin de cet acte incroyable. Tout le monde était abasourdi. Dans le petit bois, où les cris et les coups de feu de l'embuscade avaient résonné, il n'y avait plus qu'un silence mêlé d'effroi et de respect. Après de longues secondes de silence, nos agresseurs s'enfuirent, pris de panique. La colère sur leurs visages s'était changée en peur et en étonnement à la vue de ce qui s'était passé. Notre premier affrontement était terminé.

J'étais un cheval de guerre et j'étais habitué aux plus terribles batailles mais, de toute ma vie, jamais je n'avais vu d'actes aussi héroiques que ceux de Mulla Husayn. Ce jour-là fut pour nous la première de nombreuses occasions que nous allions avoir d'être témoins de son courage, de sa force et de sa grande habileté. En suivant son exemple, le plus doux de ses compagnons acquit un coeur de lion. Il inspira chaque homme et chaque bête de notre troupe "

Les yeux de l'étalon s'embuèrent de larmes et il se tut
"S'il te plaît, continue!" supplièrent les autres, les yeux grands ouverts d'étonnement.

"J'ai encore bien des choses à raconter mes amis. Pendant plusieurs mois, les forêts de Mazindaran furent témoins de nombreux actes héroïques. Je me souviens de la bravoure de plusieurs hommes. Je pourrais aussi vous parler des actes de trahison et de cruauté de ceux qui s'opposèrent et s'attaquèrent à Quddus, à Mulla Husayn et aux autres babis. Je pourrais raconter l'histoire de cet hiver rigoureux et des difficultés qu'ont connues les assiégés dans le fort de Shaykh Tabarsi, quand il y eut pénurie de nourriture et d'eau. Enfin, je pourrais vous raconter la triste histoire du jour où je trébuchai quand un de mes sabots se prit dans la corde d'une tente.

Cela provoqua la mort de mon maître bien-aimé, et moi-même je mourus peu après. Mais laissez-moi me reposer un peu. La nuit est presque finie"
L'étalon ferma les yeux et chuchota doucement : "Une autre fois, mes amis, une autre fois. La nuit est presque finie."


Chapitre suivant 3) L'étalon sauvage    Sommaire   5) La fin de la nuit Chapitre suivant