Le troisième cheval, marqué par les blessures de nombreuses et violentes batailles,
s'avança lentement. Il boitait mais, quand il parlait, sa voix était forte et
claire. Le temps était venu pour lui de raconter son histoire. Il se tourna vers
l'étalon noir et dit :

"Je suis un cheval de guerrier, moi aussi. On peut clairement voir les cicatrices
sur mes flancs. J'ai croisé beaucoup de braves gens dans ma vie, mais je n'avais
connu ni le courage ni l'adresse avant de rencontrer Mulla Husayn et les disciples
du Bab dont tu viens de parler, mon ami ! Sans le Bab, je n'aurais pas d'histoire
à raconter. Au temps de ma jeunesse, son nom béni était sur les lèvres de tous
les habitants de la Perse. Comment aurions-nous pu ne pas l'entendre ? À cette
époque, on sentait une grande agitation dans tout le pays, non seulement dans
les cités et les villes, mais dans les villages les plus reculés du Sud et dans
les lointaines montagnes du Nord où je demeurais. J'habitais dans la cité sainte
de Mashhad, dans les étables de mon maître, 'Abdu'I-Ali Khan. Comme les vôtres,
mes amis, mon maître m'aimait et prenait soin de moi plus que de tous ses autres
coursiers. C'est pourquoi je fus si surpris d'apprendre un jour qu'il m'avait
donné. Il ne m'avait pas vendu. Non, il m'avait offert en présent, de même que
son épée à laquelle il tenait beaucoup ! Ce qui me surprit encore plus, c' est
qu'il ne nous avait pas offerts, son épée et moi, à un prince ou à un brave soldat,
mais à un mulla du nom de Husayn.
On racontait que ce mulla partait en pèlerinage vers les terres saintes de la
lointaine Karbila, et j'étais le cheval qui devait l'y conduire. Tout le monde
à Mashhad connaissait Mulla Husayn pour sa grande sagesse, mais, malgré cela,
je me sentais contrarié. "Porter un prêtre n'est sûrement pas le travail d'un
cheval de guerre comme moi", protestai-je méchamment, tandis que l'on m'emmenait
de chez moi. Après tout, Mulla Husayn n'était pas un soldat. J'avais même entendu
dire que sa main tremblait quand il tenait une plume ; comment pourrait-il alors
utiliser la lourde épée de mon maître? En avançant dans les rues étroites, je
me demandais : "Pourquoi a-t-il besoin de monter un cheval de guerre? Un plus
petit cheval ou même un âne ne seraient-ils pas mieux pour lui? De toute façon,
pourquoi me poser ces questions, moi, un animal muet? Je dois me plier à la volonté
de mon maître !
Comme nous approchions de la maison de Mulla Husayn, je vis qu'une foule nombreuse
et impatiente s'était rassemblée devant sa porte. Quelle agitation! Les rues étaient
remplies de mères éplorées accompagnant leurs fils et de soeurs accompagnant leurs
frères. Toutes suppliaient que les hommes de leur famille aient la permission
d'accompagner Mulla Husayn dans son voyage. Je commençais à penser qu'il ne fallait
peut-être pas m'attrister d'avoir Mulla Husayn comme maître. Une grande aventure
devait certainement m'attendre, pour que tant de gens soient si impatients de
se joindre à nous. Ce n'est que quelques jours plus tard que nous partîmes. Deux
cent deux compagnons, certains sur leur monture, d'autres à pied, quittèrent Mashhad,
avec moi en tête portant Mulla Husayn.
Un camp fut installé près des portes de la ville. Là, à mon grand étonnement,
mon nouveau maître déploya un drapeau, un étendard noir. Il le tint bien haut
au-dessus de sa tête pour que tous le voient. Puis, Mulla Husayn fit une autre
chose qui me surprit: il retira sa coiffe et mit à la place un turban vert. Je
savais que le turban vert n'était porté que par ceux qui descendaient du prophète
Muhammad et que ces hommes étaient appelés "siyyids" ; mais Mulla Husayn n'était
pas un siyyid. C'était là des gestes inattendus de la part d'un homme qui avait
passé sa vie à étudier tranquillement les lois de sa religion : un cheval de guerre,
une épée, un drapeau de guerre, et maintenant un turban vert. Qu'y aurait-il d'autre?
Il ne me fallut pas longtemps pour le découvrir!
Cela se passa un soir, très tard, dans le camp. Je broutais paisiblement l'herbe
fraîche quand j'entendis deux des compagnons de mon maître parler. L'un d'eux
demanda:
"Quelle route allons-nous prendre, mon ami?"
"Nous prendrons la route de Mazindaran."
"Sûrement pas! Nous sommes censés aller à Karbila."
"Nous n'irons pas, répondit l'autre doucement. Le bien-aimé Bab lui-même a envoyé
son turban vert à Mulla Husayn et lui a dit de le porter. Tenant l'étendard noir
déployé devant lui, Mulla Husayn doit se dépêcher d'atteindre les forêts de Mazindaran
afin d'y venir en aide à Quddus."
"Je vois, acquiesça le premier homme. Nous devons bien sûr venir en aide à un
disciple que le Bab estime tant."
C'est ainsi que j'appris où nous allions, et je transmis rapidement la nouvelle
aux autres chevaux du camp.
Après quelques jours, nous entamâmes notre voyage sur la route qui conduisait
à Mazindaran. Il nous fallut plusieurs jours pour y arriver, car nous nous arrêtions
dans la plupart des villages que nous traversions. Partout, Mulla Husayn et ses
compagnons invitaient les villageois à une rencontre spéciale et leur parlaient
avec hardiesse. Bien sûr, il ne m'était pas facile de comprendre tout ce qu'ils
disaient, mais je me souviens de la façon dont ils parlèrent du Bab, si bon et
si aimable. Ils expliquaient aux habitants du village qu'une ère nouvelle commençait,
pour laquelle le Bab avait apporté un nouveau message de Dieu qui rassemblerait
tous les êtres humains. S'ils changeaient leur façon de vivre, ils pourraient
voir la Gloire de Dieu.
Tout au long du voyage, d'autres hommes, sur des chevaux ou sur de plus petites
montures, se joignirent à notre groupe. Certains chevaux avaient des maîtres riches
qui possédaient de belles maisons; d'autres, et il me semble qu'ils étaient plus
nombreux, appartenaient à des gens plus humbles, des artisans, des commerçants,
des étudiants et des prêtres pauvres. Tandis que je regardais ces gens paisibles
se rassembler pour leurs prières quotidiennes, je ne cessais de me demander s'il
y aurait jamais de bataille. Je ne comprenais plus rien! Si aucune bataille ne
devait avoir lieu, pourquoi Mulla Husayn avait-il arboré l'étendard noir, et pourquoi
y avait-il autant d'excitation dans l'air? Nous la ressentions tous, hommes et
bêtes. L'excitation était plus grande que celle que j'avais ressentie avant la
bataille la plus féroce que j'aie connue.
Après plusieurs jours de route, nous dressâmes à nouveau le camp. Cette fois,
nous campions près d'un ruisseau clair et nous étions contents de pouvoir nous
reposer dans un si bel endroit. Près du ruisseau, il y avait un arbre énorme qui
nous protégeait du chaud soleil. Jusque-là le temps avait été splendide mais,
une nuit, il y eut un orage terrible et des vents violents. Cette tempête était
si forte qu'elle fit tomber une branche de cet arbre gigantesque. Nous, les chevaux,
nous avions très peur et nous ne pouvions trouver le repos. Comme nous étions
soulagés de voir le soleil se lever le lendemain matin, dans un ciel clair et
serein !
Trois jours plus tard, nous fûmes harnachés et sellés pour les dernières étapes
de notre voyage vers Mazindaran. Au moment de monter en selle, sur mon dos, Mulla
Husayn regarda ses compagnons qui attendaient le signal du départ. Pointant du
doigt vers Mazindaran, il dit d'une voix dont je me souviendrai toujours : "Voilà
la route qui mène à notre Karbila!"
Encore un autre mystère pour un pauvre cheval. Je savais que la route de Karbila
allait dans l'autre direction, alors que voulait dire mon maître cette fois? Je
me remémorai soudain une histoire que j'avais entendue quand je n'étais encore
qu'un jeune étalon. Bien longtemps auparavant, de terribles batailles avaient
eu lieu à Karbila, et le pur Imam Husayn, le petit-fils du prophète Muhammad,
y avait été cruellement assassiné par ses ennemis.
Tandis que je songeais à ces histoires du passé, j'entendis Mulla Husayn avertir
ses compagnons que de grandes épreuves les attendaient. Je me demandai si ces
épreuves ressembleraient aux batailles de Karbila. Peu à peu, je commençais à
comprendre ce voyage mystérieux vers la forêt de Mazindaran. Mulla Husayn dit
alors que ceux de ses compagnons qui ne croyaient pas pouvoir affronter de telles
épreuves devaient rentrer chez eux, car ils allaient bientôt rencontrer de grandes
difficultés et ils ne pourraient plus faire demi-tour.

Je vis quelques hommes repartir chez eux avec leurs chevaux, une vingtaine peut-être,
qui reprirent calmement, en sens inverse, la route que nous avions empruntée.
Les autres s'apprêtèrent à suivre Mulla Husayn, que je portais, moi, son fier
coursier. À mes yeux, mon maître n'était plus seulement un prêtre sage, mais un
vrai général. Il était le grand chef d'une armée très spéciale, très différente
des autres.
Mulla Husayn récita ses prières du matin et s'adressa aux compagnons qui étaient
restés avec lui. Il leur conseilla de laisser tous leurs biens derrière eux. Ils
n'en auraient plus besoin. Tous obéirent sans poser de questions.
Nous, les chevaux, nous nous sentîmes plus légers une fois que les sacs furent
vidés. Un cheval, qui marchait habituellement à mes côtés, en fut particulièrement
soulagé. Il avait porté un gros sac rempli de turquoises qui venaient de la mine
de son maître. Le sac fut abandonné, avec le reste, sur le bord de la route, comme
s'il n'avait contenu que du sable. Enfin, le groupe se mit en marche. Des chants
joyeux remplissaient l'air matinal. Mais ce n'était pas des chants de guerre,
c'était des hymnes à Dieu et au Seigneur du nouvel Âge.
Nous n'avons pas eu à attendre longtemps avant que ne se produise le premier affrontement.
Il eut lieu aux abords de la ville de Barfurush. Dans cette ville, il y avait
un chef religieux important qui n'avait même pas essayé de comprendre les enseignements
du Bab. Il détestait vraiment les disciples du Bab, qui se distinguaient par leur
enthousiasme et leur bonne conduite. Il voulait leur faire du mal, espérant ainsi
que les gens auraient peur d'écouter le nouveau message. Quand ce chef religieux
apprit que nous nous dirigions vers Barfurush, il encouragea les habitants de
cette ville à se munir de toutes les armes dont ils disposaient et à attaquer
Mulla Husayn et ses compagnons. Comme c' était un chef très important, beaucoup
de gens lui obéirent.
Alors que nous approchions d'un petit bois, ils sortirent soudain de derrière
les arbres. Je pus voir leurs yeux féroces et leurs visages pleins de colère.
Ils injuriaient les babis qui, en retour, restaient silencieux et très calmes.
Puis, les habitants de la ville passèrent à l'attaque. D'abord, Mulla Husayn empêcha
ses compagnons de riposter. Ce n'est qu'après que sept hommes soient tombés de
cheval qu'il se prépara à défendre la vie de ses amis bien-aimés. Il m'est impossible
d'oublier ce qui se passa ensuite. Mulla Husayn sortit son épée du fourreau. Il
piqua les éperons dans mes flancs bruns et, fonçant au milieu des attaquants,
il poursuivit l'homme qui avait tué son septième compagnon. Il n'avait peur ni
des visages en colère ni des armes qui l'encerclaient. Le malheureux homme que
nous pourchassions essaya de se cacher derrière un arbre. Il tremblait et ne pouvait
faire face à Mulla Husayn. Il tenait son mousquet devant lui comme un bouclier.
Je galopais de plus en plus vite.
Comme nous foncions vers l'arbre, mon maître leva son épée et donna un coup terrible.
Mes amis ! Ce seul coup sectionna le tronc de l'arbre, cassa le mousquet et trancha
le corps du pauvre homme ! Un seul coup! Je pouvais à peine en croire mes yeux.
Pourtant, vous le savez, c' était moi le coursier de Mulla Husayn. J'étais donc
le plus proche témoin de cet acte incroyable. Tout le monde était abasourdi. Dans
le petit bois, où les cris et les coups de feu de l'embuscade avaient résonné,
il n'y avait plus qu'un silence mêlé d'effroi et de respect. Après de longues
secondes de silence, nos agresseurs s'enfuirent, pris de panique. La colère sur
leurs visages s'était changée en peur et en étonnement à la vue de ce qui s'était
passé. Notre premier affrontement était terminé.
J'étais un cheval de guerre et j'étais habitué aux plus terribles batailles mais,
de toute ma vie, jamais je n'avais vu d'actes aussi héroiques que ceux de Mulla
Husayn. Ce jour-là fut pour nous la première de nombreuses occasions que nous
allions avoir d'être témoins de son courage, de sa force et de sa grande habileté.
En suivant son exemple, le plus doux de ses compagnons acquit un coeur de lion.
Il inspira chaque homme et chaque bête de notre troupe "
Les yeux de l'étalon s'embuèrent de larmes et il se tut
"S'il te plaît, continue!" supplièrent les autres, les yeux grands ouverts d'étonnement.
"J'ai encore bien des choses à raconter mes amis. Pendant plusieurs mois, les
forêts de Mazindaran furent témoins de nombreux actes héroïques. Je me souviens
de la bravoure de plusieurs hommes. Je pourrais aussi vous parler des actes de
trahison et de cruauté de ceux qui s'opposèrent et s'attaquèrent à Quddus, à Mulla
Husayn et aux autres babis. Je pourrais raconter l'histoire de cet hiver rigoureux
et des difficultés qu'ont connues les assiégés dans le fort de Shaykh Tabarsi,
quand il y eut pénurie de nourriture et d'eau. Enfin, je pourrais vous raconter
la triste histoire du jour où je trébuchai quand un de mes sabots se prit dans
la corde d'une tente.
Cela provoqua la mort de mon maître bien-aimé, et moi-même je mourus peu après.
Mais laissez-moi me reposer un peu. La nuit est presque finie"
L'étalon ferma les yeux et chuchota doucement : "Une autre fois, mes amis, une
autre fois. La nuit est presque finie."
3) L'étalon sauvage
Sommaire
5) La fin de la
nuit