Le courage d'aimer
Shoghi Ghadimi

2. L'amour universel
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2.1. Le but de la vie c'est de se faire des amis

Comment se faire des amis est la question que l'homme se pose depuis que le monde est monde. Et la réponse en est toujours la même: il faut avoir le courage d'aimer et de montrer qu'on aime. Je dis bien: et de montrer qu'on aime, car aimer sans montrer qu'on aime n'est pas suffisant.

Concernant cette question, j'ai lu dans le périodique Sélection une histoire vécue, racontée par un médecin de campagne. Si vous le voulez bien, c'est de cette histoire que je vais vous parler d'abord.

"Je connaissais, raconte le médecin en question, un riche fermier un peu naïf qui s'était marié à une jeune fille, serveuse dans le restaurant où il prenait ses repas. Au début du mariage, il semblait que tout allait bien. Mais peu de temps après, la santé de sa femme commença à l'inquiéter: elle se plaignait de terribles maux de tête. Je fus appelé auprès d'elle, mais ne découvris rien. Je pensai alors qu'elle pouvait ne pas être heureuse. Aussi, lors de ma seconde visite, lui demandai-je si son mari était gentil et attentionné à son égard. Elle me répondit que son mari était gentil, mais qu'il ne disait pas grand chose, alors qu'une femme voudrait bien que son mari lui parle un peu.

"Peu de temps après, elle fut atteinte d'une crise aiguë d'appendicite, et je dus l'opérer d'urgence. L'opération réussit, mais comme elle était déjà faible, son état restait critique. Deux transfusions de sang s'avérèrent nécessaires, sans succès cependant.

- A quoi bon ces transfusions, me dit-elle, puisque mon mari n'a pas besoin de moi.

"De retour à mon cabinet, j'informai le mari de l'état critique de son épouse, tout en lui précisant cependant qu'elle n'avait pas envie de guérir.

- Mais il faut qu'elle guérisse, me dit-il. Si vous faisiez une transfusion de sang?

J'en ai déjà fait deux, mais sans succès, répondis-je.

Cette fois, vous allez lui donner de mon sang.

Si vous l'aimez à ce point, pourquoi ne lui en parlez-vous jamais?

C'est que je ne suis pas très bavard.

Parfait, lui dis-je alors, je vais essayer la transfusion de votre sang.

"Je pris donc un peu de son sang que j'analysais. Puis j'informai la malade que son mari insistait pour lui donner de son sang. Elle en manifesta un léger intérêt. Je mis l'infirmière au courant de ce que j'allais tenter pour sauver la jeune femme, tout en lui précisant que ni le mari, ni la femme n'avaient jamais assisté à une transfusion de sang.

"Je fis placer une table d'opération à côté du lit de la malade, avec un rideau tendu entre les deux. Lorsque le mari fut étendu sur la table d'opération, l'infirmière souleva le rideau, ce qui permit au mari de tendre le bras vers sa femme et de lui serrer la main. Ce qu'il fit en disant:

- Cette fois. c'est moi qui vais te guérir.

"L'infirmière laissa tomber le rideau, désinfecta le bras du mari, et y enfonça l'aiguille. De l'autre côté du rideau, j'avais planté l'aiguille dans le poignet de sa femme.

"Pendant que le mari continuait à parler pour dire à sa femme combien il l'aimait, j'examinais le pouls de celle-ci. Très irrégulier au début, il reprenait de sa régularité, jusqu'à devenir ferme et tout à fait normal. Ce qui me paraissait incroyable, car le sang que je transfusais n'était pas le sang du mari, mais le même sang qui, essayé à deux reprises, était resté inefficace. Je ne pouvais pas transfuser le sang du mari, car il n'était pas du même groupe que celui de la patiente, et sa transfusion n'aurait pu qu'entraîner la mort de celle-ci. C'était donc une mise en scène.

Et cette mise en scène réussit parfaitement, car c'est par ce subterfuge que la patiente a eu la preuve de l'amour de son mari, amour dont elle avait besoin pour guérir. C'est donc finalement la transfusion de l'amour qui l'a guérie. Tant qu'elle pensait que son mari ne l'aimait pas, elle en souffrait physiquement, elle en était malade. Mais à partir du moment où elle fut rassurée sur l'amour de son mari, ses souffrances cessèrent, et elle guérit."

En lisant cette histoire on ne peut s'empêcher de se rappeler ces paroles de l'éminent savant Alexis Carrel: "L'homme pense, aime, souffre, à la fois avec son cerveau et avec tous ses organes."

Ce qui veut dire que notre façon de penser affecte notre état de santé. Notre santé souffre si notre façon de penser n'est pas animée de sentiment d'amour. L'amour est donc un besoin de la nature humaine. Et ce besoin se manifeste dès la naissance. Les expériences scientifiques ont démontré que les nouveau-nés confiés à leurs mamans, autrement dit, jouissant de l'amour maternel, apprennent à parler, à manger, à marcher beaucoup plus vite que ceux qui sont confiés aux soins des infirmières engagées pour s'occuper des petits. Les grands ressentent ce besoin beaucoup plus encore que les petits, car chez eux l'insatisfaction de ce besoin provoque d'innombrables maladies, dont on ne connaissait pas la cause dans le passé, mais qui sont aujourd'hui attribuées à un état d'esprit malade. Il a fallu plus de deux mille ans pour que les médecins donnent raison à Platon quand il disait:

"La plus grande erreur des médecins, c'est qu'ils s'efforcent de guérir le corps sans penser à guérir l'esprit."

L'esprit est malade quand on voit tout d'un mauvais oeil. Demandez à un homme normal où il a acheté sa cravate, il vous en donnera l'adresse. Posez la même question à un homme dont l'esprit est malade, il vous dira:

- Pourquoi? Qu'avez-vous à reprocher à ma cravate?

Cet homme pense qu'il ne vous plaît pas. Et lui-même ne cherche pas à vous plaire, sinon il ne vous aurait pas parlé de cette façon. Son esprit est malade par manque d'affection. Pour le guérir il faut l'aimer, et lui apprendre à aimer.

L'esprit est malade quand on cherche toujours un objet de mécontentement et d'irritation.

Un monsieur décide de se présenter aux élections municipales.

- Tu es fou, lui dit sa femme. Tu n'auras juste que deux voix: la tienne et celle de ta femme.

Le soir du vote, on dépouille les bulletins: ce monsieur a trois voix.

- Ah! s'écrie son épouse, je savais bien qu'il y avait une autre femme dans ta vie!

Cette femme a l'esprit malade. Elle n'aime pas son mari sincèrement, et elle croit que son mari ne l'aime pas non plus. Pour la guérir, il faut lui montrer qu'on l'aime et lui apprendre à aimer.

L'esprit est malade quand on se sent humilié, offensé, et que l'on cherche à se venger.

Aujourd'hui, avec des instruments précis, un médecin peut constater les changements organiques provoqués dans le corps suite à un tel état d'esprit. Et il peut déceler le poison qui se forme dans les différents organes. Le corps souffre alors soit du foie, soit de l'estomac, soit du coeur ou de bien d'autres maladies incurables par un traitement matériel. Et les savants s'orientent de plus en plus vers le traitement par l'amour, traitement qu'ils estiment essentiel et le plus efficace.

Ceci sur le plan individuel.

Sur le plan social on attribue les maux actuels de la société, tels que la désunion conjugale, la délinquance juvénile ou la criminalité, au manque d'affection et d'amour. Les statistiques, en France, ont démontré que 85% des jeunes délinquants proviennent des foyers "dissociés". Là aussi, les sociologues commencent à préconiser le traitement par l'amour.

Nous arrivons donc à cette conclusion que pour guérir les maux apparemment incurables, tant de l'individu que de la société, il faut recourir au traitement par l'amour. Et comme tout traitement doit avoir un effet général et durable, il faut qu'il en soit de même en ce qui concerne le traitement par l'amour.

Autrement dit, il nous faut un moyen pour répandre l'amour parmi les hommes, et ce moyen doit avoir un effet universel et durable.

Où trouver ce moyen? Voilà la question à laquelle je vais essayer de répondre.

Il y a d'abord l'amour engendré par les liens de famille. Tout en ayant une importance capitale, son effet n'est pas universel, car sa manifestation implique des liens de parenté Cet amour n'est pas durable non plus. La situation actuelle en est la meilleure preuve. En effet, de nos jours, nous constatons que l'amour familial s'anémie de plus en plus, et il s'anémie parce que le mobile du mariage devient de plus en plus la convoitise ou l'argent, et non pas la constitution d'un véritable foyer familial, considéré dans le passé comme un petit paradis.

Ce paradis, les jeunes l'évitent de plus en plus. Ils raisonnent comme les héros de cette petite anecdote.

Désirant marier son jeune jardinier la châtelaine lui dit:

- Adam fut le premier jardinier. Et il s'est marié. Vous devriez en faire autant.

- Je voudrais bien, madame, mais après le mariage, combien de temps est-il resté au paradis?

C'est que le foyer familial devient de moins en moins un paradis; à tel point qu'un journal humoristique, pour nous en donner une image, le définit ainsi:

"C'est la réunion de gens qui viennent pour déjeuner et dîner, et qui ne sont pas des amis."

Or ces gens ont besoin de rester amis, d'aimer et d'être aimés. Ne trouvant pas cet amour au foyer, ils le cherchent ailleurs, ils se séparent. Cette séparation ne présente pas autant de danger pour les parents que pour les enfants. Car les parents peuvent se remarier, mais l'enfant privé de l'amour familial, va le chercher chez les "copains", parmi lesquels le plus agressif s'impose comme le chef du groupe, ou plus exactement de la bande. L'enfant qu'on croyait hostile à toute discipline, se soumet bien vite à la discipline de la bande, et c'est le début de la délinquance juvénile.

Tels peuvent être les effets néfastes de l'anémie de l'amour familial, effets aussi néfastes pour la société que pour l'individu; car, comme l'a si bien dit Alexis Carrel:

"La véritable unité sociale n'est nullement l'individu, mais la famille."

Malgré toute son importance, l'amour familial n'a pratiquement pas un effet durable, comme il n' a pas un effet universel.

Il nous faut donc trouver un autre moyen qui soit durable et universel et qui ranime l'amour familial. Quel est ce moyen? Continuons à le chercher.

Après l'amour familial il faut mentionner l'amour de la patrie. C'est surtout dans le passé que l'amour de la patrie servait de mobile, à ceux qu'on appelle compatriotes, pour s'entendre et s'aimer.

Mais là encore, l'effet de cet amour n'est pas universel car ceux qui ne font pas partie du territoire appelé patrie, ne profitent pas de cet amour. Et ce qui est bien plus triste, c'est qu'au nom de cette "patrie" on nous demande parfois de combattre ceux qui n'en font pas partie.

Pourquoi? On est bien en droit de se poser cette question, comme ce soldat naïf.

- Qu'est-ce que c'est que la patrie? demande le colonel à la première recrue.

- C'est notre mère à tous, mon colonel, répond la recrue.

- Très bien, mon petit. Et qu'est-ce que c'est que le drapeau? demande le colonel à une deuxième recrue.

- C'est l'image de la patrie, mon colonel.

- Très bien. Et pourquoi faut-il mourir pour la patrie? demande-t-il à une troisième recrue.

- Oui, mon colonel, pourquoi faut-il mourir pour la patrie9 s'étonne naïvement celle-ci.

L'amour de la patrie n'a pas un caractère durable non plus. La situation actuelle en est la preuve. Ne voyons-nous pas tant de pays déchirés à l'intérieur de leurs frontières, par des préjugés de race, de langue ou de classe?

On nous cite encore comme moyen de répandre l'amour parmi les hommes, l'attachement à un idéal politique commun.

Là encore, nous ne trouvons pas ce caractère universel, pour la simple raison qu'il existe plus d'un idéal politique, et que leurs adeptes respectifs sont fatalement amenés à lutter les uns contre les autres. Ce n'est même pas durable, car à l'intérieur d'un même parti politique, luttant pour un même idéal (par exemple, l'uniformité et l'égale répartition des biens), on trouve beaucoup de tendances antagonistes.

Tant et si bien qu'en définitive, ce qui leur reste en commun, c'est le suffixe "isme": gauchisme, titisme, castrisme, maoïsme...

En résumé, tous les liens d'attache, qu'ils soient de famille, de patrie, politiques ou autres, restent imparfaits et ne peuvent pas répandre l'amour parmi les hommes.

Il nous faut un amour universel, durable, qui dépasse les limites de la famille, de la patrie ou des formations politiques. Où trouver cet amour?

La réponse, nous allons la chercher dans l'expérience et non pas dans les théories qui abondent. Car la vérité il faut la chercher dans l'expérience et non pas dans la théorie. Une théorie peut ressembler à la vérité, mais si l'expérience ne la sanctionne pas, on ne peut pas l'accepter.

Or une expérience longue de 6000 ans nous enseigne qu'il n'y a que la foi religieuse qui peut créer cet amour universel et durable, cet amour qui unit les gens de toutes races, classes, nations ou opinions.

Et cette expérience est enregistrée par l'histoire. En effet, les historiens non juifs nous parlent en termes éloquents de l'amour répandu parmi les juifs après l'apparition de Moïse.

Les historiens non chrétiens expriment leur admiration devant l'esprit d'amour qui animait les gens de différentes races, classes, nations ou opinions après l'apparition de Jésus.

Les historiens non musulmans s'étonnent de la façon dont Muhammad (Mahomet) a pu unir des gens aussi éloignés que les Marocains en Afrique et les Pakistanais en Asie.

Allons-nous négliger cette expérience longue de 6000 ans pour nous accrocher à une expérience d'une centaine d'années seulement, cette courte expérience qui nous a tant écartés de la réalité confirmant la puissance unificatrice de la foi religieuse?

Mais quelle foi religieuse, allez-vous me demander. Est-ce le judaïsme? Est-ce le christianisme? Est-ce l'islam? Je vous répondrai: c'est le judaïsme, c'est le christianisme, c'est l'islam; pour la simple raison que toutes ne font qu'une. Elles ne sont que les différents stades d'une même religion, la religion de Dieu, toujours en évolution, et dont le stade actuel est la foi baha'ie (Du nom de son fondateur, Baha'u'llah ,l817-1892).

Cette évolution de la foi religieuse pourrait être comparée à l'évolution physique de l'homme. En évoluant, l'homme change d'aspect mais non d'identité.

Celle-ci reste inchangée, même si on prononce son nom différemment. Est-ce que Jean d'aujourd'hui n'est pas Jeannot d'il y a 20 ans? Est-ce que le baha'isme(Terme utilisé par quelques historiens pour désigner la foi baha'ie) d'aujourd'hui n'est pas le christianisme d'il y a 2000 ans?

La seule différence est qu'on ne peut pas demander à Jeannot de résoudre les problèmes que Jean est en mesure de résoudre. Et c'est malheureusement ce qui se fait à l'heure présente. Le résultat en est la crise de Jeannot: c'est la crise de l'Église, avec les critiques à l'égard du Vatican, les contestations des prêtres, et la déchristianisation de la masse.

La faute n'est pas au christianisme, la faute est à nous qui demandons au christianisme, révélé pour l'enfance humaine, ce qu'on doit demander à la foi baha'ie, révélée pour l'âge adulte.

Voilà pourquoi ce que les fondateurs des différents stades de l'évolution religieuse ont demandé à l'homme, ils l'ont fait en tenant compte de son âge, de sa maturité.

En effet, quand on est petit, ce qui s'impose c'est l'obéissance stricte au père, qu'on doit craindre parce qu'il punit si l'on désobéit. C'est le judaïsme.

On grandit. On doit prendre des leçons de morale sous la surveillance d'un maître tolérant qui tient un langage très doux. C'est le christianisme.

On grandit encore. On se crée des idoles: le vin, la femme, l'argent, la domination. Ce qui s'impose alors c'est la lutte contre cette idolâtrie avec le recours simultané à la discipline et à un langage doux, ce que les arabes traduisent en disant: "Prends un bâton dans la main, tiens un langage doux, et tu iras loin." C'est l'islam.

On arrive enfin à l'âge adulte. On voit que c'est par amour qu'il faut obéir Plutôt que par peur. C'est la foi baha'ie, qui demande l'obéissance aux lois par amour, et non plus par peur d'un châtiment ou de l'enfer.

On étudie ces lois pour voir si réellement on peut les aimer, et l'on constate qu'au fond elles nous apprennent toutes" directement ou indirectement, l'art de se faire des amis, partout dans le monde et dans toutes les couches de la société. On s'aperçoit que professer la foi religieuse au stade actuel de son évolution, c'est pratiquer cet art sublime qu'est l'art d'aimer, cet art qui nous permet de nous faire des amis, ce qui est le but même de la vie.

Quant aux "règles" de cet art, nous en parlerons durant quelques autres rencontres, que j'espère aussi agréables que celle de ce soir avec vous.

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