Dans la gloire du Père

Chapitres 25 à 32

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25. La marche du Roi de gloire


Photo: Dessin d'un palanquin (kajavih ou howdah)


Photo: La marche du roi de gloire, le voyage de Baha'u'llah depuis Bagdad jusqu'à Istanbul.


Photo: vue de Mosul, depuis la rive opposée du Tigre

Le soleil se couchait le 22 avril 1863 (le trente-deuxième jour après Naw-Ruz), lorsque Baha’u’llah quitta pour la dernière fois la maison qui avait été sa demeure dans la ville des Abassides et se dirigea vers la rive du Tigre où un quffih attendait pour lui faire traverser le fleuve jusqu’au jardin de Najib Pasha connu sous le nom de Najibiyyih. La voie vers le fleuve était pleine de monde. Hommes et femmes, enfants et vieillards, de toutes origines sociales s’étaient réunis pour le voir partir et se lamentaient de son départ.

Tout en se dirigeant vers le fleuve, Baha’u’llah donnait généreusement des aumônes aux pauvres, et aux démunis, et consolait, réconfortait ces gens qui n’allaient jamais plus le revoir. Mais ils étaient si conscients, si malheureux de la perte qu’ils allaient subir que les mots ne pouvaient les consoler. Et n’oublions pas que la grande majorité de ces gens n’avaient aucun lien avec la religion du Bab. Ibn-Alusi, un dirigeant religieux de la communauté sunnite pleurait à chaudes larmes en maudissant Nasiri’d-Din Shah qui était tenu pour responsable de l’exil de Baha’u’llah loin de Bagdad. «Cet homme n’est pas Nasiri’d-Din: celui qui aide la religion, mais Mukhdhili’d-Din: celui qui humilie la religion». Si l’on pense que cette réaction est celle d’un notable qui n’avait pas de liens avec la religion du Bab, on peut imaginer les sentiments de ceux des babis qui étaient forcés de rester à Bagdad. Aqa Rida écrit qu’ils étaient si inconsolables que ceux qui devaient accompagner Baha’u’llah partageaient leur chagrin. «Dieu seul sait, dit-il, comment ceux qui restaient purent supporter ces jours-là.»

Le printemps fleurissait et le jardin de Najib Pasha, qui allait être connu par les baha’is comme le jardin de Ridvan (paradis) était empourpré des nombreuses nuances des roses éclatantes qui s’épanouissaient abondamment ce jour-là. Ceux qui ont écrit à propos de ce 22 avril dans le jardin de Ridvan s’étendent particulièrement sur la beauté des roses, sur la profusion et les bénédictions de la nature. Un tel jour, où la nature était si exubérante et le coeur des hommes si lourd de chagrin, n’était-il pas le jour approprié où proclamer la bonne nouvelle du printemps divin ? La plume de Baha’u’llah écrit à propos de ce jour:

Voici venu le printemps divin, ô Plume sublime, car la fête du Miséricordieux approche à grands pas. Lève-toi donc pour magnifier le nom de Dieu devant la création tout entière, et célébrer sa louange de telle sorte que toutes choses créées en soient régénérées et rénovées. Parle, et ne prends aucun repos. Le soleil de l'allégresse brille à l'horizon de notre nom, le Bienheureux, car le nom de ton Seigneur, Créateur des cieux, orne le royaume du nom de Dieu. Lève-toi face aux nations de la terre, arme-toi du pouvoir de ce plus grand Nom, et ne traîne pas.

Pourquoi t'arrêtes-tu, ô Plume, et cesses-tu de courir sur ma tablette ? L'éclat du visage divin t'aurait-il déconcertée, les vains discours des incroyants t'auraient-ils à ce point remplie de tristesse que tes mouvements en sont paralysés ? Que rien ne t'empêche d'exalter la grandeur de ce Jour où le doigt de majesté et de pouvoir rompt le sceau du vin de réunion et appelle tous les habitants des cieux et de la terre. Tarderas-tu encore, alors que souffle déjà sur toi la brise qui annonce le jour de Dieu, ou bien seras-tu de ceux qu'un voile sépare de lui ?

Ô Seigneur de tous les noms et Créateur des cieux, jamais aucun voile ne m'a empêchée de reconnaître la gloire de ton Jour qui est le phare du monde entier, et qui, devant tous ses habitants, témoigne de l'Ancien des jours.

Mon silence a pour cause les voiles qui te cachent aux yeux de tes créatures, et la raison de mon mutisme est dans les obstacles qui privent ton peuple de reconnaître ta vérité. Tu sais ce qui est en moi, mais j'ignore ce qui est en toi. Tu es l'Omniscient, l'Informé. Par ton nom qui surpasse tous les noms ! Si ton ordre impérieux et irrésistible devait jamais m'atteindre, il me donnerait le pouvoir de revivifier toutes les âmes par ta parole sublime que prononce la Langue de puissance en ton royaume de gloire, comme je l'ai entendue. Il me permettrait d'annoncer la révélation de ton resplendissant visage qui a manifesté en ton nom, le Perspicace, le Protecteur souverain, l'Absolu, tout ce qui était caché aux yeux des hommes.

Ô plume, peux-tu trouver autre que moi en ce jour ? Qu'est-il advenu de la création et de ses manifestations ? Et les noms et leur royaume, que sont-ils devenus ? Où sont passées toutes les choses créées, tant visibles qu'invisibles ? Et qu'en est-il des secrets cachés et des révélations de l'univers ? Vois, la création tout entière s'est éteinte ! Il ne reste que mon visage, l'Éternel, le Resplendissant, le Très-Glorieux.

Voici le jour où seules se voient les splendeurs de la lumière qui rayonne de la face de ton Seigneur, le Clément, le Généreux. En vérité, sur notre ordre irrésistible et souverain, toutes les âmes ont expiré. Puis, nous avons appelé à l'être une création nouvelle en signe de notre grâce envers les hommes. Je suis en vérité le Très-Généreux, l'Ancien des jours.

Voici le jour où le monde invisible s'écrie: «Ô Terre, grande est ta bénédiction car tu es devenue le marchepied de ton Dieu, et tu as été choisie pour être le siège de son trône puissant», et le royaume de gloire s'exclame: «Que ma vie te soit offerte en sacrifice, car le Bien-Aimé du Très-Miséricordieux a établi sur toi sa souveraineté par le pouvoir de son nom promis à toutes choses, passées et futures.» Voici le jour où mon vêtement répand sur toute la création son parfum qui imprègne toute chose embaumée. Voici le jour où les torrents de la vie éternelle jaillissent de la volonté du Très-Miséricordieux. De tout votre coeur et de toute votre âme, hâtez-vous d'y boire à satiété, ô Assemblée des royaumes célestes !

Dis: Il est la Manifestation de l'Inconnaissable, l'Invisible des invisibles, puissiez-vous le comprendre. Il est celui qui découvre à vos yeux le précieux Joyau caché, si vous êtes de ceux qui cherchent. Il est le Bien-Aimé de toutes choses passées et futures. Que votre amour et votre espoir soient placés en lui !

Ô Plume, ta supplique monte jusqu'à nous et nous excusons ton silence. Qu'est-ce qui a pu te troubler à ce point ?

Ô Bien-Aimé de tous les mondes, l'ivresse de ta présence s'est emparée de moi.

Lève-toi et proclame devant toute la création que le Très-Miséricordieux a dirigé ses pas vers le Ridvan et qu'il y est entré. Puis, guide le peuple jusqu'au jardin de délices dont Dieu a fait le trône de son paradis. Nous t'avons élue pour être notre très puissante trompette dont la sonnerie doit annoncer la résurrection de toute l'humanité.

Dis: Voici le paradis dont les frondaisons portent ce témoignage, inscrit par le vin de la Parole: «Celui qui était caché aux yeux des hommes est révélé et il est investi du pouvoir et de la souveraineté !» Voici le paradis dont le bruissement des feuilles proclame: «Ô vous, habitants du ciel et de la terre, vient d'apparaître ce qui n'était jamais apparu. Celui qui, de toute éternité, avait caché sa face à la vue de la création est maintenant venu !» De la brise qui souffle dans ses branches, s'élève le cri: «Le souverain Seigneur de toutes choses est aujourd'hui manifeste. Le royaume est à Dieu», et de ses ruisseaux sourd le murmure: «Celui que personne n'a contemplé, dont nul n'a encore pénétré le secret, soulève le voile de gloire, découvre le visage de beauté, et tous les yeux sont réjouis.»

Des plus hauts séjours de ce paradis, les vierges célestes s'écrient: «Réjouissez-vous, habitants des royaumes d'en-haut, car au coeur même des cieux, la voix de l'Ancien des jours lance le plus grand appel au nom du Très-Glorieux. La main de la munificence passe à la ronde les coupes de vie éternelle. Approchez-vous et buvez à satiété. Savourez ce breuvage vivifiant, ô vous qui incarnez l'attente ardente, ô vous qui personnifiez le désir passionné !»

Voici le jour où le Révélateur des noms de Dieu sort du tabernacle de gloire et proclame pour tous ceux qui sont au ciel et sur terre: «Ecartez les coupes du paradis avec les eaux vivifiantes qu'elles contiennent, car voici que le peuple de Baha entre dans la demeure bénie de la Présence divine et boit le vin de la réunion au calice de la beauté de son Seigneur, l'Omnipossédant, le Très-Haut».

Ô Plume, oublie le monde de la création et tourne-toi vers la face de ton Seigneur, le Seigneur de tous les noms. Puis, pare le monde des faveurs de ton Seigneur, le Roi des jours qui ne finissent point. Car nous respirons le parfum du jour où le Désir de toutes les nations répand sur les royaumes de l'invisible et du visible la lumière resplendissante de ses noms les plus excellents et les enveloppe de l'éclat des flambeaux de ses faveurs les plus précieuses, faveurs que seul peut compter l'omnipotent Protecteur de toute la création.

Ne vois les créatures de Dieu que par l'oeil de la bonté et de la miséricorde, car notre tendre sollicitude pénètre toutes choses créées, et notre grâce embrasse et la terre et les cieux. Voici le jour où les vrais serviteurs de Dieu partagent les eaux vivifiantes de la réunion, le jour où ceux qui sont proches de lui peuvent se désaltérer au fleuve tranquille de l'immortalité, où ceux qui croient en son unité boivent le vin de sa présence par la simple reconnaissance de celui qui est la Fin suprême de tout ; en lui la Langue de majesté et de gloire lance cet appel: «Le royaume est mien. Et moi, de mon propre droit, je suis son Souverain.»

Par la voix de celui qui est l'unique Bien-Aimé, attire le coeur des hommes. Dis: c'est la voix de Dieu, si vous pouviez l'entendre. C'est l'aurore de la révélation de Dieu, si seulement vous le saviez. C'est l'aube de la cause de Dieu, si seulement vous la reconnaissiez. C'est la source des commandements de Dieu, si seulement vous en jugiez avec équité. C'est le secret manifeste et caché, puissiez-vous le saisir. Ô peuples du monde, rejetez en mon nom, qui surpasse tous les autres noms, tout ce que vous possédez et plongez-vous dans cet océan qui recèle dans ses profondeurs les perles de la sagesse et de la parole et qui s'enfle en mon nom, le Très-Miséricordieux. Ainsi vous instruit celui qui détient le Livre mère.

Le Bien-Aimé est venu, il tient dans la main droite le vin cacheté de son nom. Heureux l'homme qui se tourne vers lui, qui boit à satiété et s'écrie: «Loué sois-tu, ô révélateur des signes de Dieu !» Par la vertu du Tout-Puissant ! toute chose cachée est révélée par le pouvoir de la vérité. Toutes les faveurs de Dieu sont dispensées en signe de sa miséricorde, et toutes les eaux de vie éternelle sont offertes aux hommes. La main du Bien-Aimé fait passer chaque coupe à la ronde, l'une après l'autre. Approche-toi, ne t'attarde pas, ne fût-ce qu'un instant.

Bénis ceux qui s'élèvent sur les ailes de l'abnégation et atteignent cet état qui, sur l'ordre de Dieu, couvre de son ombre la création tout entière. Bénis ceux que les vaines imaginations des savants et toutes les armées de la terre ne peuvent détourner de sa cause ! Qui parmi vous, ô peuple, renoncera au monde pour se rapprocher du Seigneur de tous les noms ? S'en trouvera-t-il un qui, armé du pouvoir de mon nom qui surpasse toutes choses créées, rejettera les biens de ce monde et s'attachera de toutes ses forces à ce que lui a prescrit d'observer Dieu qui connaît toutes choses, tant visibles qu'invisibles ? Sa générosité est dispensée à chacun, sa promesse est accomplie et sa preuve resplendit à l'horizon de la miséricorde. Grande sera la récompense de celui qui croit et qui s'exclame: «Loué sois-tu, ô Bien-Aimé de tous les mondes ! Magnifié soit ton nom, ô toi, Désir de tout coeur éclairé !»

Ô peuple de Baha, réjouis-toi d'une joie sans pareille en évoquant ce Jour de suprême félicité où s'exprima la langue de l'Ancien des jours car il a quitté sa demeure pour se rendre au lieu d'où il répandit sur la création tout entière les splendeurs de son nom, le Très-Miséricordieux. Dieu est notre témoin. Si nous révélions les secrets de ce jour, tous les habitants du ciel et de la terre s'évanouiraient et mourraient à l'exception de ceux que préserverait Dieu, le Tout-Puissant, l'Omniscient, le Très-Sage.

L'effet enivrant des paroles de Dieu sur le Révélateur de ses preuves indubitables est tel que sa plume ne peut se mouvoir plus longtemps. Et de conclure sa tablette par ces paroles: «Il n'est de Dieu que moi, le Sublime, le Tout-Puissant, l'Excellent, l'Omniscient !»

Alors qu’écrivains et chroniqueurs ont longuement témoigné de la foule des gens qui se pressaient, de leurs expressions de tristesse, de l’excellence du travail des jardiniers, on ne sait rien de la manière dont Baha’u’llah fit cette déclaration si longtemps attendue. Comme l’écrit le Gardien de la foi baha’ie:

Sur les circonstances exactes qui entourèrent cette déclaration historique, nous ne sommes malheureusement que très peu renseignés. Les paroles que Baha’u’llah prononça effectivement à cette occasion, la façon dont il présenta sa déclaration, la réaction qu’elle produisit, le choc qu’en reçut Mirza Yahya, l’identité de ceux qui eurent le privilége d’entendre Baha’u’llah, tout cela reste enveloppé dans une obscurité que les historiens futurs auront du mal à percer. La description fragmentaire laissée à la postérité par son chroniqueur Nabil représente l’un des rares récits authentiques que nous possédions sur les journées mémorables qu’il passa dans ce jardin. «Chaque jour, raconte Nabil, avant l’aube, les jardiniers cueillaient les roses qui bordaient les quatre avenues du jardin et les empilaient par terre, au milieu de sa tente bénie. Le tas était si élevé que, lorsque ses compagnons se réunissaient pour boire leur thé du matin en sa présence, ils ne pouvaient se voir au-dessus.
De ses propres mains, Baha’u’llah confiait toutes ces roses à ceux qu’il renvoyait de sa présence chaque matin, avec mission de les remettre de sa part à ses amis arabes et persans de la ville.» «Une nuit, continue Nabil, la neuvième nuit de la lune ascendante, je montais la garde avec d’autres, près de sa tente bénie. Comme minuit approchait, je le vis sortir de sa tente, passer près de quelques-uns de ses compagnons endormis, et commencer à faire les cent pas dans les allées bordées de fleurs du jardin, sous le clair de lune. De tous côtés, le chant des rossignols était si fort que, seuls, ceux qui étaient proches de lui pouvaient entendre distinctement sa voix. Il continua de marcher jusqu’à ce que, s’arrêtant au milieu de l’une des avenues, il observe: «Voyez ces rossignols. Leur amour pour ces roses est si fort que, veillant du crépuscule jusqu’à l’aube, ils gazouillent leurs mélodies et, dans une passion brûlante, communient avec l’objet de leur adoration. Comment ceux qui se prétendent embrasés d’amour pour la beauté du Bien-Aimé - celle de la rose même - peuvent-ils se résoudre à dormir ?» Pendant trois nuits consécutives je veillais, effectuant des rondes autour de sa tente bénie. Chaque fois que je passais près du lit sur lequel il était étendu, je le trouvais éveillé, et chaque jour, du matin au soir, je le voyais sans cesse occupé à converser avec le flot de visiteurs qui ne cessaient d’arriver de Bagdad. Pas une seule fois je ne pus découvrir, dans les paroles qu’il prononçait, le moindre indice de dissimulation.» 2

Aqa Rida décrit aussi le flot constant des gens qui venaient chaque jour de Bagdad rendre visite à Baha’u’llah et qui ne supportaient pas d’être séparés de lui. Il explique que la nourriture venait de la maison de Baha’u’llah à Bagdad, où sa famille résidait encore, ainsi que de la maison de Mirza Musay-i-Javahiri.

Namiq Pasha lui-même vint et proposa de fournir à Baha’u’llah tout le nécessaire pour le voyage tout en demandant d’être pardonné. Baha’u’llah lui assura qu’ils avaient tout le nécessaire et, comme Namiq Pasha insistait qu’on lui laisse rendre quelque service, Baha’u’llah répondit: «Sois prévenant avec mes amis et traite-les avec bonté.» Le vali promit. Il écrivit aussi une lettre pour tous les officiels se trouvant sur la route d’Istanbul, leur demandant de fournir tout le nécessaire aux voyageurs, et confia ce document à l’officier chargé de les accompagner. Mais Aqa Rida indique que tout au long de la route, Baha’u’llah refusa d’accepter de telles exactions ; ils achetèrent, en les payant toujours, leurs provisions. Namiq Pasha avait encore une autre demande à faire. Il avait un superbe cheval qu’il voulait envoyer à Constantinople et demanda la permission de le confier aux hommes de Baha’u’llah, ce qui fut accepté. Aqa Husayn-i-Ashchi raconte que ce cheval, qui devait être rendu au fils de Namiq Pasha, fut donc confié à Siyyid Husayn-i-Kashi (Kashani) avec sans doute la recommandation de bien le traiter. Siyyid Husayn était un homme simple, plaisant et blagueur. Il cherchait toujours à faire ou à dire quelque chose qui puisse amuser Baha’u’llah et le faire sourire. Ashchi raconte qu’il avait l’habitude de danser et de faire des cabrioles devant le cheval de Baha’u’llah, un étalon rouan de belle race appelé Sa’udi. Un jour, au cours du voyage, il vint à la tente de Baha’u’llah pour se plaindre que la Plus-Grande-Branche donnait assez de foin et d’orge à tous les animaux sauf à son cheval, mais voyant ‘Abdu’l-Baha entrer dans la tente il prit ses jambes à son cou et s’enfuit au désert. Siyyid Husayn, d’après Ashchi, resta avec Baha’u’llah jusqu’au départ pour Andrinople (Édirne). Alors Baha’u’llah lui demanda de retourner chez lui en compagnie d’autres personnes qui les avaient rejoints en route. Désirant toujours amuser Baha’u’llah, il demanda aux baha’is qui restaient de ne pas oublier, chaque fois que son nom serait mentionné, de rappeler quelques-unes de ses pitreries afin de faire sourire Baha’u’llah.

Le neuvième jour la famille de Baha’u’llah le rejoignit dans le jardin de Najibiyyih et le douzième jour fut choisi pour le départ. Voilà pourquoi la fête de Ridvan dure douze jours. Le dernier jour les gens ne cessaient de se presser dans le jardin pour faire leurs adieux. Enfin les mules furent chargées, les palanquins furent harnachés sur leurs dos, les femmes et les enfants prirent place dans les palanquins et, vers le coucher du soleil, l’étalon rouan fut présenté à Baha’u’llah pour qu’il le monte. Toutes les narrations qui nous sont parvenues parlent d’un cri de détresse insupportable montant de la foule éplorée, voyant Baha’u’llah à cheval prêt à partir. Le cri «Allah’u’Akbar - Dieu est le plus grand» résonnait régulièrement. On se jetait sous les sabots de son cheval et, comme l’exprime Aqa Rida, «c’était comme un cheval céleste avançant sur les corps sanctifiés de coeurs purs.»

Ce jour-là ils découvrirent à quel point Baha’u’llah était bon cavalier. Durant toutes les années passées à Bagdad, alors que les chevaux n’avaient jamais manqué, Aqa Rida raconte que Baha’u’llah avait toujours choisi de monter un âne. Un autre symbole de l’autorité divine qu’il déployait maintenant fut le nouveau couvre-chef qu’il porta le premier jour de Ridvan, lorsque quittant pour la dernière fois sa demeure il s’installa dans le jardin de Najibiyyih avant son départ pour la capitale de l’empire turc. On vit alors qu’il portait un taj finement brodé. Un certain nombre de ces toques de feutre, rouge, verte, jaune et blanche, toutes magnifiquement brodées avec soin et talent, sont conservées.

Le soleil allait se coucher lorsqu’ils atteignirent Firayjat, à cinq kilomètres de là, sur la rive du Tigre. La caravane s’arrêta pendant sept jours dans ce jardin verdoyant entourant un très grand manoir. Baha’u’llah y séjourna pendant qu’à Bagdad son frère, Mirza Musa, s’occupait à régler leurs dernières affaires et à empaqueter et charger leurs affaires. À Firayjat, on fit courir les chevaux pour les tester et Baha’u’llah prouva de nouveau qu’il était un excellent cavalier. Il avait deux autres chevaux en plus de son étalon Sa’udi, un nommé Farangi et l’autre Sa’id. Les jeunes fils de Baha’u’llah pouvaient occasionnellement monter deux ânes. À Firayjat les gens continuaient à arriver de Bagdad. Ils ne pouvaient supporter d’être séparés de la présence de Baha’u’llah.

En route, Baha’u’llah prenait place dans le palanquin et montait son cheval à l’approche d’un village ou d’une petite ville pour rencontrer les notables et les officiels qui, immanquablement, venaient à sa rencontre l’accueillir. Un homme appelé Haji Mahmud marchait devant en tenant les rênes de la mule qui portait son palanquin pendant que Mirza Aqa Jan, Mirza Aqay-i-Munir surnommé Ismu’llahu’l-Munib, et Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Amir-i-Nayrizi marchaient de chaque côté.

‘Abdu’l-Baha nous a donné un récit délicieux et vivant de l’esprit de ce voyage dans ses souvenirs de Mirza Aqay-i-Munir (Jinab-i-Munir ; voir addenda V):

Au temps où Baha’u’llah et sa suite quittaient Bagdad en grande pompe, Jinab-i-Munir accompagnait le groupe à pied. En Perse, le jeune homme était connu pour son goût pour une vie agréable et facile, son amour du plaisir et aussi pour sa nature tendre et délicate ; il était habitué à faire ce qu’il voulait. On peut deviner ce qu’une personne comme lui avait à supporter, allant à pied de Bagdad à Constantinople. Ce fut pourtant avec plaisir qu’il mesura chaque kilomètre du désert, passant ses jours et ses nuits en psalmodiant des prières et en communiant avec Dieu.

C’était un compagnon très proche pendant ce voyage. Certaines nuits, nous marchions chacun d’un côté du palanquin de Baha’u’llah, et la joie que nous ressentions est indescriptible. Parfois il chantait des poèmes, dont certaines odes de Hafiz comme celle qui commence ainsi: «Viens, éparpillons ces roses, répandons ce vin», ou cette autre:

«Pour notre roi bien que nous ployions le genou,
Nous sommes rois de l’étoile du matin.
Nous n’avons pas de couleurs changeantes -
Lions rouges et dragons noirs, c’est nous !» (3)

Le septième jour, la caravane prit enfin sa route en direction de Constantinople. En longeant le Tigre ils arrivèrent à Judaydah en fin d’après-midi. Il n’y avait pas de jardin et l’on dressa les tentes pour une halte de trois jours.

À Judaydah, Shatir-Rida rejoignit la caravane amenant avec lui Aqa Muhammad-Hasan, jeune garçon dont le père Aqa ‘Abdu’r-Rasul-i-Qumi était alors prisonnier à Téhéran et devait mourir en martyre à Bagdad. Cet Aqa Muhammad-Hasan grandit dans la famille de Baha’u’llah et le servit fidèlement. Plus tard il fut chargé de s’occuper de la Maison des pèlerins à Acre. L’auteur se souvient clairement de Aqa Muhammad-Hasan, alors très âgé, dans l’Acre des années vingt du vingtième siècle. Devenu incapable de servir à la Maison des pèlerins, il s’installa dans la maison de Baha’u’llah à Acre, Bayt-i-’Abbud, et en prit soin. Le vieil homme possédait un véritable trésor, de nombreux spécimens de l’écriture de Baha’u’llah qu’il gardait dans une malle et qu’il montrait avec grand plaisir aux visiteurs. Haji Muhammad-Taqi, le Nayibu’l-Iyalih, rejoignit aussi Judaydah depuis Bagdad. Mais lorsque la caravane leva le camp pour reprendre son voyage, Baha’u’llah lui ordonna, ainsi qu’à Shatir-Rida, Shaykh Sadiq-i-Yazdi et Ustad ‘Abdu’l-Karim de retourner à Bagdad. Shaykh Sadiq était un vieil homme très dévoué à Baha’u’llah. Il souffrait tant de sa séparation d’avec lui qu’il ne put trouver de repos et, peu de temps après, il partit solitaire, vers Istanbul. mais ne finit jamais le voyage et mourut en chemin à Ma’dan-i-Nuqrih. (voir page 214)

Aqa Rida qui, avec l’aide de Mirza Mahmud-i-Kashani (voir addenda V) était responsable de la cuisine, de la préparation et de la distribution des repas, a donné une liste longue et intéressante des autres tâches et de leurs responsables: Aqa Muhammad-Baqir-i-Mahallati achetait le café et préparait les narguilehs ; deux frères, Ustad Baqir et Ustad Muhammad-Isma’il, natifs de Kashan, s’occupaient du thé et du samovar. Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Amir et Aqa Najaf-’Ali plantaient les tentes et étaient chargés de la sécurité du camp. Mirza Aqa Jan et Aqay-i-Munir servaient Baha’u’llah. Darvish Sidq-’Ali, Siyyid Husayn-i-Kashani et Haji Ibrahim s’occupaient des chevaux. Aqa Muhammad-’Aliy-i-Jilawdar (voir addenda V) étaient chargés de trouver du foin et de l’orge pour les animaux. Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Nazir et Mirza Ja’far achetaient ce dont on avait besoin en cours de route. Ustad Muhammad-’Aliy-i-Salmani (voir addenda V), en plus de pratiquer son art, veillait aux biens et aux tentes pendant le voyage. Aqa ‘Abdu’l-Ghaffar (Aqa ‘Abdu’llah ; voir addenda V) qui parlait bien le turc se rendait utile en parlant avec les gens de la caravane. Les deux garçons, Aqa Muhammad-Hasan et Aqa Husayn (connu plus tard sous le nom de Ashchi) servaient les dames. D’après Aqa Rida les autres membres de la suite de Baha’u’llah étaient Aqa Muhammad-’Aliy-i-Isfahani, Aqa Muhammad-Sadiq, Siyyid Muhammad-i-Isfahani et Haji Mirza Ahmad-i-Kashani.

Les services rendus par Aqa Rida lui-même et par Mirza Mahmud-i-Kashani furent décrits par ‘Abdu’l-Baha à son secrétaire:

... [Ils] ne s’arrêtaient jamais. Dès notre arrivée, ils commençaient immédiatement à préparer le repas pour un groupe d’environ soixante-dix personnes, et ce, après avoir travaillé dur toute la journée ou toute la nuit à guider les chevaux qui portaient le palanquin de la Perfection bénie. Quand le repas était cuit, tous ceux qui s’étaient endormis s’éveillaient, mangeaient et s’endormaient de nouveau. Les deux hommes lavaient alors les plats et les empaquetaient. Ils étaient alors si fatigués qu’ils auraient pu dormir sur du rocher nu.

Il leur arrivait, pendant le voyage, alors qu’ils étaient épuisés, de dormir en marchant. Régulièrement j’en voyais un se mettre soudain à sauter par-ci, par-là. On s’apercevait alors qu’il s’était endormi et rêvait qu’il avait atteint un large ruisseau, d’où le saut !

En un mot, de Bagdad à Samsun, ils servirent avec une rare fidélité. Aucun être humain n’aurait pu supporter avec le sourire ce lourd travail. Mais parce qu’ils étaient enflammés (par l’esprit de Dieu) ils rendirent tous ces services avec une grande joie. Je me souviens, lorsque tôt le matin nous allions partir pour un autre caravansérail, nous trouvions ces deux hommes profondément endormis. Il fallait les secouer fort pour qu’ils s’éveillent avec difficulté. Mais en marchant ils chantaient des prières et des invocations. (4)

‘Abdu’l-Baha, dans ce même récit, explique brièvement mais explicitement la nature du voyage qui les attendait. «Souvent, de jour comme de nuit, nous couvrions une distance de quarante ou cinquante kilomètres. Dès notre arrivée au caravansérail, complètement épuisé, tout le monde se couchait et s’endormait. Exténué, personne n’aurait pu bouger davantage.» Quant à lui, il n’avait souvent aucun repos, ou si peu, car il avait la tâche de s’occuper de la nourriture et des nécessités quotidiennes de tout le groupe, y compris les animaux. (4)

De Judaydah, la caravane se dirigea vers Dili-’Abbas, situé dans une plaine verdoyante au bord du fleuve. Les tentes furent à nouveau dressées. Mais à cause de la chaleur du jour, on avait l’habitude de voyager de nuit et, minuit sonnant, la caravane reprit sa route pour arriver le lendemain à Qarih-Tapih ; l’étape suivante serait Salahiyyih, une petite ville proche d’une montagne, située sur un affluent de la rivière Diyalah, où résidait un qa’im-maqam. Le qa’im-maqam et les notables de l’endroit vinrent au-devant de la caravane pour saluer les voyageurs et présenter leurs respects. Mais leur accueil dépassa les limites des obligations sociales et ils organisèrent une vraie fête en l’honneur de leurs invités. Après un arrêt de deux nuits au cours desquelles les autorités organisèrent des tours de garde contre l’incursion de brigands éventuels, la caravane repartit la troisième nuit, malgré une obscurité dense et des vents soufflant en tempête. Aqa Rida eut, cette nuit-là, une expérience terrifiante. Tout en marchant il s’endormait par intermittence ; remarquant que Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Amir s’était accroupi un moment pour réparer le palanquin transportant Baha’u’llah, il fit de même et s’endormit immédiatement. Il dormit cinq heures d’affilée et à son réveil, aucune caravane en vue ! Dans la nuit impénétrable son absence n’avait pas été remarquée. C’est le bruit fait par quelques hommes chevauchant des ânes qui l’avait éveillé et pensant que c’était sa caravane, il partit dans leur direction. Mais ils étaient trop rapides. Effrayé, craintif, il continua à avancer et remarqua soudain le reflet d’un feu dans le lointain. Aqa Rida se dit que ce devait être le brasero d’Aqa Muhammad-Baqir. Il avait raison. C’était l’aube, l’heure de la prière du matin. Le palanquin de Baha’u’llah était arrêté. En rejoignant la caravane, Aqa Rida rencontra d’abord Mirza Musa, Aqay-i-Kalim, qui lui apprit qu’on venait juste de remarquer son absence et qu’on était prêt à envoyer des hommes à sa recherche.

Aqa Husayn-i-Ashchi rapporte de nombreux incidents semblables et ce devait être très courant qu’un voyageur s’égare au coeur de la nuit.

Ce matin-là la caravane arriva à Dust-Khurmatu (sur les cartes: Tuz-Khurmatu) et installa le campement dans un taillis. La nuit suivante les emmena jusqu’à la colline de Tawuq où coulait une petite rivière. Ils passèrent ensuite à Karkuk où ils restèrent deux jours dans un verger en dehors de la ville. Ils étaient arrivés dans le pays des Kurdes où vivait un chef derviche qui avait environ 50 000 disciples éparpillés dans toute la Mésopotamie. Comme d’habitude, les officiels vinrent au-devant des visiteurs leur rendre hommage. Puis un homme apparemment exalté s’avança en hurlant. L’entourage de Baha’u’llah voulut l’arrêter mais celui-ci, qui avait vécu deux ans parmi ces gens, leur demanda de le laisser tranquille. Karkuk était la plus grande ville du bas-Kurdistan, située sur la rivière Khaza-chai traversée ici par un très haut pont. L’eau était froide, le courant rapide, mais un homme, voulant montrer ses capacités, sauta du haut du pont dans la rivière. Cet exploit plut beaucoup à Baha’u’llah et lorsque le plongeur lui fut amené, il lui donna une somme d’argent. Quelques grands personnages, en route vers Mosul pour affaires, firent une courte apparition voulant rendre visite à Baha’u’llah, ce qui perturba grandement Siyyid Muhammad-i-Isfahani et quelques autres qui en restèrent perplexes.

La route continuait vers Irbil (Arbil) ville historique près de laquelle Alexandre livra aux Perses une grande bataille en octobre 331 avant J.-C. Située sur la frontière entre les mondes arabes et kurdes elle n’était plus que ruines comparée à sa grandeur d’antan. La plaine dans laquelle elle est construite s’ouvre à l’ouest sur la vallée du grand Zab, un affluent du Tigre et, au sud, sur la vallée du petit Zab. Surmontée d’un château construit au sommet d’une colline, c’était la ville-marché des Kurdes de cette région et le siège d’un qa’im-maqam.

La caravane arriva le jour de al-’id al-Adha, l’une des deux grandes fêtes musulmanes qui célèbre le sacrifice d’Abraham et au cours de laquelle les fidèles envahissent La Mecque pour accomplir les rites du pèlerinage. Les notables de la ville vinrent accueillir Baha’u’llah en lui offrant de la viande d’animaux sacrifiés. Leur attachement à Baha’u’llah était évident et attendrissant.

Laissant Irbil la caravane arriva aux rives du grand Zab. Cette puissante rivière sur les rives de laquelle de grandes batailles furent livrées* fut franchie par bateau. Deux mules furent emportées et personne ne put les sauver. Le début de la nuit se passa dans un campement sur la rive qu’ils avaient atteint et à minuit, alors qu’ils étaient prêts à repartir, un grand vent commença de souffler. Après une courte halte dans un village nommé Baratallih, peuplé de chrétiens, ils atteignirent Mosul une heure ou deux après le lever du soleil.

* [nota: C'est là que se décida le sort de Ommeyades, en janvier 750 de notre ère.]

Un camp fut monté sur la rive est du Tigre où est situé Nabiyu’llah-Yunis qui tire son nom de la tombe du prophète Jonas que chrétiens et musulmans croient être enterré là. La plus grande partie de l’ancienne Ninive s’étend sur la rive est mais Mosul est bâtie sur la rive ouest, à l’emplacement d’un ancien faubourg. Bien qu’en grande partie ruinée, Mosul est encore une belle ville, située sur les pentes du Jabal-Jubilah, ses maisons formant un amphithéâtre de dix kilomètres de circonférence.

Mirza Yahya, déguisé, était déjà arrivé à Mosul en compagnie d’un Arabe nommé Zahir. Aqa Rida remarque que son attitude l’avait déjà diminué aux yeux de son compagnon, qui était soi-disant son serviteur et, lorsqu’on le rencontrait, il se plaignait de la conduite qu’avait Zahir envers lui: «Il est toujours couché et bien qu’il sache combien je déteste l’odeur du tabac, il bourre sa pipe constamment et laisse des spirales de fumée se répandre.» Aqa Rida relate que Mirza Yahya avouait: «Je n’ai pas quitté Bagdad avec vous car j’avais peur qu’on vous livre aux autorités persanes ; je me suis donc déguisé pour échapper à cette éventualité.» Baha’u’llah avait pourtant, d’après Aqa Rida, invité Mirza Yahya en ces termes: «Si tu veux venir aussi j’en informerai Namiq Pasha, mais viens à découvert !» et Mirza Yahya avait refusé l’invitation. Arrivé à Mosul, assez loin de la frontière persane, Mirza Yahya eut enfin le courage de se montrer, tout en gardant son déguisement. En dehors de Mirza Aqa Jan et de Siyyid Muhammad-i-Isfahani qui le connaissaient, les autres ne savaient pas qui il était. Certains le prenaient pour un juif qui avait rejoint la caravane pour voyager en sécurité et ils le traitaient amicalement. Il lui arrivait, raconte Aqa Rida, d’entrer dans la tente commune à tous les hommes mais sans révéler son identité.

Dans une épître adressée aux baha’is de Chiraz, ‘Abdu’l-Baha leur donne un rapport détaillé de la vie de Mirza Yahya, de ses craintes de poltron, de son incompétence, de sa faiblesse devant sa femme, de son évitement constant des dangers réels ou imaginaires, de son échec à proclamer la cause du Bab. Il écrit:

En atteignant Mosul, un camp fut établi sur la rive du Tigre où les notables de la ville affluaient par groupes pour venir en la sainte présence [de Baha’u’llah]. Vers minuit, Zahir, l’Arabe dont j’ai déjà parlé, vint annoncer que son Honneur [Mirza Yahya] attendait dans une auberge en dehors de la ville et souhaitait rencontrer quelqu’un. Mon oncle Mirza Musa partit tout de suite pour le rencontrer. Mirza Yahya demanda des nouvelles de sa famille et on lui répondit qu’ils étaient là, qu’ils avaient leur propre tente et qu’il pouvait aller leur rendre visite. Il répondit qu’il pensait que ce n’était pas envisageable mais qu’il accompagnerait la caravane dans laquelle sa famille voyagerait. C’est ainsi qu’il continua vers Diyabakr, la tête couronnée d’une corde noire, un bol à aumônes à la main, ne parlant qu’avec les Arabes et les Turcs de la caravane. À Diyabakr, il fit savoir qu’il rendrait visite de nuit à sa famille et qu’au matin il rejoindrait le gros de la caravane. Ce qu’il fit. Puisque Haji Siyyid Muhammad le connaissait, il prétendit être un derviche persan, une de ses connaissances qui venait lui rendre visite. Quant aux autres amis qui ne l’avaient jamais vu, ils ne le reconnurent pas. (5)

‘Abdu’l-Baha raconte ensuite comment Mirza Yahya se lança dans une dispute avec Siyyid Muhammad, l’homme qui dans les années à venir allait devenir son principal soutien et son mauvais génie, puis alla s’en plaindre auprès de Baha’u’llah. Après avoir entendu aussi les explications de Siyyid Muhammad, Baha’u’llah lui reprocha d’avoir causé une polémique.

La caravane s’arrêta pendant trois jours à Mosul où Baha’u’llah et sa suite visitèrent les bains publics. Au coucher du soleil le troisième jour on leva le camp et l’on partit vers Zakhu à trois étapes de là. La dernière étape traversait une région hostile où vivaient des Kurdes yazidi. La caravane s’arrêta au pied d’une montagne. Les Kurdes leur refusèrent des sentinelles, ne voulurent pas leur vendre de la nourriture, les insultèrent et leur lancèrent des pierres. C’est donc les membres de la caravane qui montèrent la garde ; un groupe chantait: «À qui est le royaume ?» et un autre groupe répondait: «À Dieu, le Tout-Puissant, l’Omnipotent». À l’aube, la caravane fatiguée par l’expérience de la nuit, reprit lentement son chemin.
La route passait maintenant dans une région montagneuse, aux passes et défilés étroits, ombragée par des arbres au feuillage épais. Aqa Rida relate que les progrès étaient forcément lents puisque la manoeuvre pour faire passer les palanquins était difficile. En approchant de Zakhu, le qa’im-maqam de l’endroit envoya un grand nombre d’hommes pour aider à la progression du voyage et notamment pour les palanquins. Chaque palanquin était placé en position puis engagé par quatre hommes. C’est ainsi qu’ils allèrent et, en approchant de Zakhu, ils trouvèrent le qa’im-maqam en personne, entouré des notables de la ville les attendant au bord du chemin pour les saluer et rendre hommage à Baha’u’llah. Ils accueillirent les voyageurs avec chaleur et joie et déjà une fête était prête que Baha’u’llah accepta avec grâce. Le mufti insista particulièrement pour dire à quel point ils en étaient honorés. Baha’u’llah dit au qa’im-maqam: «Chaque fois que sur notre chemin on voulait nous traiter en invités et nous offrir une fête, nous avons refusé ; l’Arche de Noé ne s’est posée que sur le mont Ararat.» Aqa Rida remarque que Zakhu n’était pas très loin du mont Ararat. La caravane traversa la rivière et Aqa Rida se souvient de ses eaux froides. Les tentes furent plantées à l’opposé de la ville. Aqa Rida se souvient que le mufti disait que si Baha’u’llah pouvait rester quelques jours dans leur ville, tous ses habitants lui seraient très dévoués. Mais le jour passa vite et, à la nuit tombée, la caravane reprit sa route vers Jazirih. Le qa’im-maqam leur avait envoyé divers cadeaux, notamment de la neige, et il avait puni les Kurdes rebelles de la nuit précédente. La rivière de Zakhu se jetait dans une autre rivière qui barrait leur route et le qa’im-maqam leur offrit de nouveau une escorte pour les aider à traverser tout en protégeant les palanquins.

Le jour suivant on atteignit Jazirih. La caravane campa au pied d’un vieux château au bord d’une rivière. Quelques siècles avant, au temps de la dynastie kurde des Ayyoubides fondée par le célèbre Salahi’d-Din (Saladin), Jazirih était une ville prospère qui avait depuis perdu son importance. Au quatorzième siècle une grande communauté juive vivait ici et, au début du dix-neuvième siècle c’était devenu le refuge des Yazidis jusqu’à ce qu’une attaque turque les passe presque tous au fil de l’épée. Depuis, la population était principalement kurde.

Au coucher du soleil la caravane reprit sa route vers Nisibin qui eut aussi son importance dans l’histoire: résidence de Tigranes d’Arménie, le protecteur romain contre les Parthes, sa population compta plusieurs milliers d’habitants ; mais, ayant connu de mauvais jours, elle était devenue le siège d’un simple mudir. Ici les tentes furent plantées en un endroit délicieux près du torrentueux Jakhjakh qui se jette en rapides dans la rivière Khabur.

De Nisibin la caravane se dirigea vers Mardin à quelques étapes de là. L’une de ces étapes, un lieu appelé Hasan-Agha, était située sur une plaine aride, sans verdure ni pâturage et Uthman, le muletier, se plaignait du manque de nourriture pour les bêtes. Cette nuit-là, comme le raconte Aqa Rida, Baha’u’llah sortit de sa tente pour s’enquérir du bien-être des membres de sa suite.

‘Abdu’l-Baha se souvenait de ces jours:

En ce temps-là, une famine faisait rage le long de notre route. Lorsque nous arrivions à une étape, Mirza Jaf’ar et moi nous allions à cheval de village en village, d’une tente arabe à une tente kurde pour essayer d’obtenir de la nourriture, du foin, de l’orge, etc. pour les hommes et les animaux. Souvent nous ne revenions pas avant minuit.

Un jour nous rencontrâmes un Turc qui fauchait. Voyant une grande meule de foin nous pensâmes être au bout de nos peines. Je demandai poliment au Turc: «Nous sommes vos invités et l’une des règles de la religion est d’honorer les nouveaux arrivants. On dit que vous êtes un peuple généreux, charitable, et que chaque fois que vous recevez un invité vous cuisinez pour lui un mouton entier. Maintenant, nous avons besoin de ceci et de cela et nous sommes prêts à les acheter à votre prix. Est-ce assez raisonnable ?»

Il réfléchit un moment et dit: «Ouvre ton sac !»

Mirza Jaf’ar l’ouvrit et le Turc lui donna quelques poignées de foin.

Amusé, je lui dis: «Mais mon ami, que pouvons-nous faire avec ce foin ? Nous avons trente-six animaux et il nous faut nourrir chacun d’eux !»

En bref, nous rencontrâmes partout de grandes difficultés jusqu’à notre arrivée à Kharput. Nos animaux étaient devenus maigres et marchaient avec difficulté, mais nous ne pouvions trouver ni foin ni orge pour eux. (6)

Après Hasan-Agha la caravane s’arrêta dans un village blotti au pied du mont Mardin, massif de calcaire surmonté d’une forteresse imprenable. C’est là que pendant la nuit deux mules, appartenant à un Arabe de la caravane, furent volées. Le propriétaire était désespéré. Baha’u’llah demanda à l’officier qui accompagnait la caravane de tenter de retrouver les animaux. Malgré l’aide d’autres personnes, la recherche fut sans succès. Au moment du départ le pauvre Arabe vint en larmes supplier Baha’u’llah. «Vous partez, gémissait-il, et je ne retrouverai jamais mes bêtes.» Baha’u’llah fit immédiatement annuler le départ. «Nous irons à Firdaws, dit-il, et nous y resterons jusqu’à ce que cet homme ait retrouvé ses mules.» Aqa Rida explique que Firdaws (Paradis) était un beau manoir bâti au sommet de la montagne, entouré d’un verger, près de la ville de Mardin qui est situé à une altitude de 1200 mètres. Et Firdaws était vraiment un endroit splendide, avec ses nombreux ruisseaux. Les palanquins y furent conduits et la tête de la caravane qui était déjà partie fit demi-tour. Le gouverneur de Mardin, entouré d’officiels et de notables s’empressa de venir accueillir Baha’u’llah pendant que des hommes étaient chargés de ranger et de nettoyer la maison, de remettre en état les ruisseaux et les irrigateurs. Puis les notables de la ville commencèrent à arriver aux portes de Firdaws, en un flot continu, pour présenter leurs hommages. Près de la moitié de la population était chrétienne: des arméniens, des chaldéens, des jacobites et des syriens qui avaient fui vers les montagnes devant les attaques des musulmans et des chrétiens orthodoxes.

Le gouverneur menaçant d’emprisonnement le chef du village où les mules avaient été volées, celui-ci proposa une somme d’argent en compensation. Mais Baha’u’llah rétorqua que l’Arabe avait le droit de récupérer ses bêtes. Le deuxième jour le chef du village proposa une note garantie par de hauts fonctionnaires de l’État qui offrait de payer une somme de 60 livres, la valeur de deux mules, avant un mois. Baha’u’llah refusa aussi cette offre. Le chef du village comprit alors qu’il était inutile d’insister, envoya chercher les mules et les rendit à leur malheureux propriétaire. Les gens étaient grandement surpris car ce n’était jamais arrivé avant. Aucun objet volé n’avait jamais été rendu, aucun propriétaire volé n’avait jamais récupéré son bien. Aqa Husayn-i-Ashchi raconte dans ses mémoires, quelque quarante ans plus tard, que divers officiels vinrent expliquer à Baha’u’llah le rôle qu’ils avaient joué dans la restitution des mules et reçurent une récompense appropriée. Le gouverneur reçut un splendide châle en cachemire, le mufti une copie enluminée du Coran et le chef des cavaliers un fourreau d’épée orné de pierres.

Le troisième jour, le but de la halte à Firdaws étant atteint, Baha’u’llah ordonna le départ. On assista alors à un autre événement d’une rare splendeur. Le chemin passait par la rue principale de la ville de Mardin. Au rythme des tambours, la cavalerie gouvernementale, drapeaux au vent, précédait la caravane qui était escortée par le mutasarrif, d’autres officiels et des notables. Toute la population était là, une foule venue acclamer le passage de la caravane. Depuis le sommet de la montagne la descente fut lente. Puis Baha’u’llah dit au revoir à l’escorte et lui dit de retourner en ville ; la caravane, elle, continua son chemin à travers un paysage de taillis et de prairies luxuriantes. À la tombée du jour on s’arrêta dans un lieu verdoyant au bord d’un torrent. On planta les tentes pour la nuit. En trois jours et deux étapes on atteignit une autre ville historique, Diyarbakr, au coeur du Kurdistan.

Diyarbakr, à l’extrême nord de la Mésopotamie, est bâtie sur le site de l’ancienne Amid, au croisement stratégique de deux routes importantes entre les bassins du Tigre et de l’Euphrate, au point de rencontre des territoires ethniques des Turcs, des Arméniens, des Kurdes et des Arabes. À six cents mètres d’altitude, elle domine une immense plaine très fertile, grenier à blé historique du Moyen Orient. Malgré un climat tempéré, l’atmosphère de la ville, construite en murs de basalte noir, était malsaine et humide, et ses rues étroites et boueuses suffisent peut-être à expliquer la réception désagréable qu’elle accorda aux voyageurs.

Quoi qu’il en soit, le vali de Diyarbakr, Haji Kiyamili Pasha, à la différence de ses collègues fonctionnaires, et sans qu’on en sache la raison, n’était pas du tout amical. Il refusa d’aider la caravane à trouver un endroit adéquat pour camper. Le fonctionnaire chargé d’accompagner la caravane était arrivé en ville bien avant pour trouver un tel endroit. Mais lorsque la caravane arriva devant les portes de la ville, elle dut attendre un long moment avant qu’il revienne. On l’avait fait attendre deux heures pour lui dire que la caravane devait aller à ‘Ali-Parib, au sud de Diyarbakr. Or ils s’étaient arrêtés du mauvais côté et il fallut, avec difficulté, faire demi-tour et contourner la ville pour arriver à ‘Ali-Parib, un grand verger entourant un beau manoir. Mais l’entrée leur fut refusée au prétexte que les odeurs de cuisine dérangeraient les vers à soie qu’on y élevait. Inutile de discuter ; inutile de retourner voir le vali récalcitrant, et Baha’u’llah dit à sa suite de monter les tentes à l’extérieur du verger. Ces manoeuvres avaient pris toute la journée et ce n’est qu’au coucher du soleil que la caravane put enfin se reposer.

Ce vali si discourtois reçut peu après sa récompense. On manquait de pain à Diyarbakr et les prix montèrent exagérément. Se posant des questions les gens conclurent, à tort ou à raison, que le vali lui-même était responsable de leurs malheurs. Ils se révoltèrent et lui infligèrent une telle humiliation que le gouvernement n’eut d’autre choix que de le limoger.*

* [nota: Dans un télégramme du 1er juillet 1863, M. I.G. Taylor, consul britannique à Diyarbakr, envoya un rapport à l'ambassadeur britannique à Constantinople : " Je suis au regret de ne pouvoir faire qu'un rapport négatif sur les conditions de ce Pashlik pendant les six derniers mois. Le désordre règne partout... et le gouvernement semble avoir perdu tout pouvoir et toute influence sur la population de la ville et des environs... "
Moins de deux mois avant, le 11 mai 1863, M. Taylor avait signalé l'état chaotique de la situation en ces termes : " L'administration et la justice reflètent la confusion et la tyrannie qui règnent ici. Les plaintes, certaines justifiées, d'autres inventées, sont soit étouffées soit réglées par intimidations secrètes ou par des parjures sans vergogne " Le même télégramme indiquait qu'une vingtaine de meurtres avaient été accomplis dans la province. " Les meurtriers n'ont jamais été inquiétés dans l'indifférence générale... " (FO 195 752)
Quant aux émeutes suite à la famine, il en parle dans son télégraphe du 1er juillet :
" À Diarbekr (sic) l'incompétence et la corruption du gouvernement des dix-huit derniers mois eurent pour conséquence de terribles émeutes causées apparemment par le prix élevé du grain - je dis apparemment car, comparé avec l'état des réserves et les conditions de la récolte, le prix n'explique pas vraiment ces démonstrations inconvenantes dont les vraies causes sont ailleurs. Voyant cela, le Pacha a emprisonné plusieurs hommes d'influence, appartenant au parti qui, semble-t-il, lui est opposé, alors qu'il n'avait eu aucun scrupule à leur emprunter plusieurs fois de grosses sommes d'argent.
" Je suis au regret de ne pouvoir faire qu'un rapport négatif sur les conditions de ce Pashlik pendant les six derniers mois. Le désordre règne partout... et le gouvernement semble avoir perdu tout pouvoir et toute influence sur la population de la ville et des environs... "
Moins de deux mois avant, le 11 mai 1863, M. Taylor avait signalé l'état chaotique de la situation en ces termes : " L'administration et la justice reflètent la confusion et la tyrannie qui règnent ici. Les plaintes, certaines justifiées, d'autres inventées, sont soit étouffées soit réglées par intimidations secrètes ou par des parjures sans vergogne " Le même télégramme indiquait qu'une vingtaine de meurtres avaient été accomplis dans la province. " Les meurtriers n'ont jamais été inquiétés dans l'indifférence générale... " (FO 195 752)
Quant aux émeutes suite à la famine, il en parle dans son télégraphe du 1er juillet :
" À Diarbekr (sic) l'incompétence et la corruption du gouvernement des dix-huit derniers mois eurent pour conséquence de terribles émeutes causées apparemment par le prix élevé du grain - je dis apparemment car, comparé avec l'état des réserves et les conditions de la récolte, le prix n'explique pas vraiment ces démonstrations inconvenantes dont les vraies causes sont ailleurs. Voyant cela, le Pacha a emprisonné plusieurs hommes d'influence, appartenant au parti qui, semble-t-il, lui est opposé, alors qu'il n'avait eu aucun scrupule à leur emprunter plusieurs fois de grosses sommes d'argent.
et je crains qu'aucune réduction importante ne prenne place aussi longtemps que ces mesures seront appliquées. " En recevant le télégramme du consul britannique du 11 mai 1863, Sir Henry Bulwer, ambassadeur britannique à Istanbul, le fit traduire et le transmit à la Porte avec une note recommandant qu'on punisse sévèrement, pour l'exemple, les meurtriers et que le vali soit remplacé. En décembre 1863 Haji Kiyamili Pasha fut renvoyé et son successeur arriva en janvier 1864. (FO 195 752 et 799).]

La caravane resta trois jours en dehors de Diyarbakr. Maintenant qu’ils étaient bien loin de la frontière avec l’Iran, Mirza Yahya se fit reconnaître par tous. Selon Aqa Rida il commença même à participer à la vie de la caravane, allant en ville avec des compagnons pour faire des emplettes. Si l’on se souvient que quelques hommes, tels qu’un derviche et un Kurde nommé Shaykh Mahmud par exemple, bien que sans lien avec la communauté babie voyageaient avec la caravane parce que c’était plus sûr et pour profiter de l’hospitalité qu’elle recevait habituellement, on comprend que l’arrivée dans la caravane de Mirza Yahya à Mosul n’ait éveillé aucun intérêt. Certains, comme indiqué précédemment, le prenaient pour un juif qui bénéficiait de quelques protections.

En partant de Diyarbakr la caravane se dirigea vers Ma’dan-i-Mis (Mine de cuivre). À la fin du premier jour elle s’arrêta au pied d’une montagne. On devinait une ville et un château au sommet mais le chemin pour y accéder n’était pas facile et personne ne s’y engagea. C’est à cette halte que, au coucher du soleil, Nabil-i-A’zam, Aqa Husayn-i-Naraqi et une autre personne rejoignirent la caravane.

À Ma’dan-i-Mis on trouva un prisonnier persan qui réussit à s’approcher du palanquin de Baha’u’llah et le supplia d’intercéder pour lui. Baha’u’llah promit qu’arrivé à Istanbul il contacterait le représentant persan Mirza Husayn Khan, le Mushiru’d-Dawlih, ce qu’il fit en arrivant dans la capitale ottomane. Il envoya un mot au Mushiru’d-Dawlih, lui demandant de faire libérer le pauvre homme, ce qui fut fait.

D’après les dépêches du consul britannique de Diyarbakr au ministre britannique en Istanbul, il semble que le qa’im-maqam de Ma’dan-i-Mis avait l’habitude d’emprisonner les gens à la légère. Ainsi, peu avant le passage de Baha’u’llah, un chrétien ionien protégé britannique avait été victime d’une foule menée par les hommes du qa’im-maqam qui l’avait expulsé de chez lui et pillé sa propriété. Il fallut presqu’un an au consul britannique pour donner une issu à cette affaire. La population était ici moitié musulmane moitié chrétienne, mais le pouvoir était aux mains des musulmans qui, d’après le consul, «dominaient les chrétiens avec insolence et les tenaient à leur merci». C’était en faisant appel à son sentiment religieux qu’on avait lancé la population contre ce chrétien. (FO 195 752)

C’est à Ma’dan-i-Mis qu’un accident faillit avoir des conséquences dramatiques. Aqa Rida raconte en détail comment la vie de Baha’u’llah fut mise en danger et comment cette catastrophe fut évitée. Dans une passe de montagne, sur un chemin étroit, Haji Mahmud relâcha un peu les rênes de la mule qui portait le palanquin de Baha’u’llah. L’animal trébucha, perdit son équilibre et commença lentement à glisser vers le précipice. Tout s’était passé très vite et on ne pouvait que regarder sans rien faire ce qui allait inévitablement arriver. L’animal continuait à glisser vers l’abîme. Soudain, comme par miracle, la mule retrouva son équilibre et lentement s’arrêta de glisser. Le péril semblait inévitable, écrit Aqa Rida, et seul un témoin oculaire peut comprendre le côté miraculeux du rétablissement de la mule. En réalisant que la Perfection bénie était saine et sauve, les larmes de joie coulaient des yeux des témoins.

On fêta l’évènement en ouvrant une bonbonne d’eau de rose qui embauma toute la plaine alentour. Vers le coucher du soleil la caravane approcha d’une autre passe de montagne plantée de nombreux peupliers et dans laquelle courait un petit ruisseau dont l’eau, d’après Aqa Rida, était délicieuse. On s’y arrêta pour la nuit bien qu’il n’y eut aucune habitation en vue. Le jour suivant on arriva dans un village chrétien. Les tentes furent montées à l’ombre de nombreux arbres.

Le jour suivant on atteignit la ville fortifiée de Kharput qui domine une plaine couverte de cultures et de vergers. Selon Aqa Rida, elle s’appelait alors Ma’murati’l-Azizah, la cité glorieuse. À cinq kilomètres de la ville, les représentants officiels et les notables attendaient leur arrivée afin de saluer les voyageurs et de leur souhaiter la bienvenue. Plus tard, les tentes étant montées, c’est le vali lui-même qui vint, accompagné de nombreux notables, présenter ses respects à Baha’u’llah et, de retour en ville, il envoya des présents: un mouton, de la viande, du riz, de la graisse pour la cuisine, des cerises et d’autres nourritures. ‘Abdu’l-Baha raconte cet événement heureux et les jours qui suivirent à son secrétaire:

À Kharput le Gouverneur général en fonction vint nous saluer, amenant avec lui dix voitures chargées de riz, dix sacs d’avoine, dix moutons, plusieurs paniers de riz, plusieurs sacs de sucre et des livres de beurre, etc. C’est le Gouverneur général, ‘Izzat Pasha qui offrait ces cadeaux à la Perfection bénie.

Après les expériences que nous venions de vivre et sachant la difficulté qu’il y avait à obtenir quelque chose des fermiers, je compris en voyant ces présents qu’ils étaient un don de Dieu et ils furent acceptés avec joie.

Aqa Husayn Ashchi était alors aide-cuisinier. Il travaillait jour et nuit et n’avait plus le temps de dormir.

Nous restâmes à Kharput une semaine, pour bien nous reposer. Je n’ai fait que dormir pendant deux jours et deux nuits.

Le Gouverneur général, ‘Izzat Pasha, rendit visite à la Perfection bénie. C’était un brave homme qui fit preuve de beaucoup d’amour et d’un grand esprit de service. (7)

Un des jeunes fils de Baha’u’llah, Mirza Muhammad-’Ali, Ghusn-i-Akbar (la Grande-Branche), tomba malade et la caravane attendit qu’il récupère. Pendant ce temps, Baha’u’llah et quelques membres de sa suite se rendirent aux bains publiques. La ville historique de Kharput, qui possède un château-fort, est au sommet d’une montagne. Quelques-uns, dont Mirza Ja’far, y grimpèrent pour découvrir la vieille ville qui, dirent-ils, n’était pas intéressante.

Quelques jours plus tard, la caravane alla jusqu’à Ma’dan-i-Nuqrih (Mine d’argent). Ici mourut Shaykh Sadiq-i-Yazdi, celui qui, deux mois après avoir été renvoyé à Bagdad, n’avait pas supporté sa séparation d’avec Baha’u’llah et s’était lancé à pied dans un voyage vers Istanbul. Ils avaient atteint le cours supérieur de l’Euphrate qu’ils traversèrent pour installer les tentes sur l’autre rive.

Certains membres de sa suite s’étaient jetés sur des arbres fruitiers, des mûriers, nombreux dans cette région, et en engloutissaient voracement les fruits, ce qui provoqua la colère de Baha’u’llah. Il en parla sèchement à son frère Mirza Muhammad-Quli avant de se retirer dans sa tente. En fin d’après-midi, alors qu’il devait sortir de sa tente, tous les membres de la troupe, y compris Mirza Yahya, l’attendaient à l’extérieur et, lorsque Baha'u'llah apparut, ils baissèrent tous la tête. Baha’u’llah sourit et dit: «Aujourd’hui, la colère divine a failli vous saisir, comme vous l’avez vu.» Dans le silence total qui suivit, il s’assit et leur fit servir du thé.

Sivas, la grande ville suivante, est à quatre étapes de Ma’dan-i-Nuqrih. Aqa Rida note que sur ces hauts plateaux d’Anatolie, il faisait froid. Mais à toutes ces étapes les notables étaient toujours là pour accueillir les voyageurs. Une de ces étapes s’appellait Dilik-Tash. À la suivante, au bord d’une rivière, Baha’u’llah subit une saignée. Aqa Rida note que son sang fut jeté dans la rivière.

On arriva enfin à Sivas, située à 1200 mètres d’altitude, sur les rives de la rivière Kizil-Irmak. On campa au nord de cette ville importante et prospère située à la jonction des routes de caravanes entre la mer Noire, l’Euphrate et la Méditerranée. Pourtant, comme le remarque Aqa Rida, on n’y trouvait aucun verger, les fruits de ses arbres étaient chétifs et les légumes venaient de Tuqat. Au coucher du soleil, le vali, suivi de quelques notables et d’officiels, vint présenter ses respects. À Sivas, Baha’u’llah se rendit aux bains publics.

Puis la caravane se dirigea en trois étapes vers Tuqat dans un climat, note Aqa Rida, qui devint très froid. À l’une de ces étapes, ils découvrirent que toutes les maisons étaient souterraines. Les habitants leur expliquèrent que pendant l’hiver ils étaient obligés de vivre sous terre. À une autre étape ils plantèrent leurs tentes près d’un grand verger. Mirza Yahya aidait aussi à monter une tente, tenant une corde à la main et, le remarquant, Nabil-i-A’zam composa un poème pour décrire ce qu’il faisait.

À Tuqat, ville bénie par une abondance de pommes et de poires au goût excellent, ils campèrent sur la rive de la rivière Yeshil IrmaK (ou Iris) qui coule en direction de Amasiya.

Tuqat était une ville importante sur la route entre la Mésopotamie supérieure et Istanbul, mais en dépit de carrières de pierre et de marbre dans les collines avoisinantes et d’une fonderie de cuivre active qui exportait jusqu’en Perse, en Turkestan et en Égypte, la plupart des habitations étaient des masures construites en pisé. En revanche, avec leurs jardins fertiles, les faubourgs s’étendaient très loin dans les vallées entre les collines.

En arrivant à Amasiya la caravane s’arrêta deux jours en dehors de la ville appelée «l’Oxford d’Anatolie» à cause de ces dix-huit collèges théologiques et de leurs 2000 étudiants. Dans ce bastion de l’orthodoxie musulmane, les Grecs et les Arméniens formaient pourtant un quart de la population. La ville s’étendait dans une étroite vallée de l’Iris, dominée par des monts élevés à l’ouest et ouverte sur des pentes plus modestes à l’est où de la vigne poussait sur des terrasses parsemées de maisons. Strabon est né ici et la citadelle qu’il décrit existe toujours sur une hauteur de l’ouest. C’était une ville attirante, avec de belles mosquées, des fontaines, de vieilles maisons et une propreté relative. Comme d’habitude, le gouverneur et les officiels vinrent présenter leurs respects. Baha’u’llah visita les bains publics et les voyageurs trouvèrent de grandes quantités de fruits à acheter. Mais leurs ressources en argent étant épuisées, Mirza Rida nous dit que certains durent vendre leurs chevaux ; Aqa Muhammad-’Aliy-i-Yazdi obtint un bon prix du sien.

D’Amasiya on rejoignit Ilahiyyih, petite ville agréable, siège d’un qa’im-maqam qui vint, en compagnie des officiels, bien au-devant des voyageurs pour les saluer. Mais découvrant que les tentes étaient arrivées avant les hommes, ils montèrent les tentes eux-mêmes puis vinrent présenter leurs respects à Baha’u’llah. Aqa Rida se souvient que la pluie tomba pendant cette halte et qu’ils y passèrent d’excellents moments car ses habitants étaient la gentillesse personnifiée.

Enfin la caravane s’élança pour la dernière étape de son long voyage par terre et se dirigea vers Samsun, sur le littoral de la mer Noire. La route passait à travers des montagnes couvertes d’épaisses forêts. Une mule qui transportait des malles se perdit dans ces forêts et ‘Abdu’l-Baha, accompagné de Aqa Muhammad ‘Aliy-i-Jilawdar et d’un troisième compagnon, partit à sa recherche, la découvrit, et rejoignit la caravane le lendemain dans les faubourgs du port de la mer Noire. Cette nuit-là la caravane fit une halte dans une grande auberge. Il ne restait plus qu’une étape avant Samsun et, finalement, ils arrivèrent en vue de la mer (8). Mirza Aqa Jan supplia Baha’u’llah de révéler une tablette pour marquer cette occasion.

Mirza Aqa Jan apporta du matériel pour écrire et la main de Baha’u’llah commença à se mouvoir sur le papier pendant que, toujours assis dans son palanquin, il disait à voix haute ce qui coulait de sa plume créative. C’est ainsi que furent révélés les émouvants versets de la Suriy-i-Hawdaj (Sourate du palanquin) alors qu’on s’approchait de la mer Noire qui était en vue. C’était la fin d’un voyage qui avait duré cent dix jours à travers les régions nord de l’Irak et le pays des Kurdes, puis à travers les hauts plateaux, les montagnes et les vallées d’Anatolie. Quand Baha’u’llah quitta sa maison de Bagdad pour la dernière fois, inaugurant le premier jour de la plus grande des fêtes, le Ridvan, c’est la Suriy-i-Sabr (patience) qui s’était écoulé de la plume suprême comme le faisait maintenant la Suriy-i-Hawdaj, le dernier jour d’un voyage fatiguant mais triomphant qui avait duré quatre mois moins dix jours ; Aqa Rida a copié le texte de la Suriy-i-Hawdaj en entier dans son journal et décrit avec émotion la puissance et la majesté de cet événement merveilleux.

C’était la digne fin d’un exode dont les instigateurs comptaient qu’il soit humiliant mais qui se transforma en une marche royale.

Le voyage par terre terminé, restait un court voyage par mer à accomplir. Baha’u’llah et sa suite restèrent à Samsun pendant une semaine, attendant l’arrivée d’un vapeur ottoman. Un inspecteur des routes était arrivé d’Istanbul au même moment. Captivé par le charme et la bienveillance de Baha’u’llah il tint à lui présenter diverses recettes de plats turcs et lui prêta des chevaux pour lui permettre de découvrir des bâtiments dont il supervisait la construction. Enfin le vapeur ottoman arriva. Les malles, les biens et les chevaux chargés sur le vapeur, on les conduisit à bord en deux bateaux ; dans l’un se trouvaient Baha’u’llah et sa famille, le reste du groupe suivant dans l’autre. Au coucher du soleil on leva l’ancre et, le jour suivant vers midi on était au large de Sinope. Après quelques heures on continua vers Anyabuli qu’on atteignit le jour suivant. Le troisième jour, dimanche 16 août 1863 (1 Rabi’u’l-Avval 1280 de l’hégire), le vapeur jeta l’ancre devant Istanbul. Ainsi se termina ce remarquable voyage du Roi de gloire, allant d’une ville à la gloire plusieurs fois séculaire: la ville des Abbassides à une ville tout aussi célèbre: la ville de Constantin le Grand.


Photo: Mardin.


Photo: Amasiya

26. Dans la ville de Constantin


Photo: Istambul, l'ancienne Constantinople, au 19ème siècle.


Photo: A Istanbul, assis de gauche à droite, Haji Ahmad-i-Kashani, Mirza Musa Aqay-i-Kalim, Siyyid Muhammad-i-Isfahani. Debout de gauche à droite, Aqa Muhammad-i-Isfahani, Nabil-i-A'zam.


Photo: Haji Mirza Safa.


Photo: le pont de Buyuk-Chakmachih que Baha'u'llah et ses compagnons traversèrent.


Photo: 'Ali Pasha, le grand vizir du sultan 'Abdu'l-Aziz, à qui fut adressée l'épître Suriy-i-Ra'is.


Photo: sultan 'Abdu'l-'Aziz

Lorsque le vapeur jeta l’ancre, le fonctionnaire qui accompagnait les voyageurs descendit à terre pour découvrir quels arrangements avaient été prévus pour les accueillir. On l’informa que la maison de Shamsi Big leur avait été attribuée comme résidence et que Shamsi Big devait les accueillir en personne. Des voitures étaient prêtes pour les y conduire. Cette maison proche de la mosquée de Khirqiy-i-Sharif*, bien qu’ayant deux étages, n’était pas assez grande et il fut vite clair qu’une résidence plus spacieuse devait être acquise. Ils y restèrent pourtant un mois, entassés, pendant que Shamsi Big s’acquittait de son rôle d’hôte avec diligence et de son mieux. Il avait engagé deux cuisiniers et, comme l’indique Aqa Rida, les voyageurs aidaient aussi à la préparation des repas.

* [nota: "La mosquée du manteau exalté", ainsi appelée parce que le manteau de Muhammad est censé y être conservé. Une des traditions de l'islam rapporte qu'en entendant un poème de Kab Ibn Zuhayr, le prophète Muhammad lui donna son manteau (burda). Ce manteau fut acheté au fils du poète par le calife Mu'awiyah et fit partie plus tard du trésor des califes abbassides. Il aurait été brûlé lors du sac de Bagdad par Hulagu Khan mais on affirme qu'il fut sauvé puis transporté en Égypte où il fut utilisé pour étayer les prétentions du faux califat abbasside sous le règne des mamelucks. Lorsque Selim Ier conquit l'Égypte en 1517 il transporta ce manteau à Istanbul où il est toujours, dans cette mosquée. Ainsi, ce burda, ou Khirqiy-i-Sharif devint le symbole de l'autorité du calife.]

Le lendemain de l’arrivée de Baha’u’llah à Constantinople, un représentant de l’ambassadeur de Perse, Haji Mirza Husayn Khan, le Mushiru’d-Dawlih vint présenter ses respects et ses compliments, faisant dire qu’étant donné les circonstances il ne pouvait venir en personne et devait renoncer au plaisir d’une visite. Ce jour-là, vers midi, Baha’u’llah se rendit à la mosquée. Il en prendra l’habitude, comme il l’avait fait à Bagdad. Finalement, les seuls endroits à Istanbul dans lesquels il alla furent les bains publics et les mosquées. Nombreux furent ceux qui vinrent lui rendre visite pour lui présenter leur respect, mais il ne se rendit nulle part à l’exception de la maison de son frère. Des visiteurs hauts placés lui apprirent que l’usage voulait qu’une personne importante, de passage dans la capitale, rendît visite trois jours après son arrivée au ministre des Affaires étrangères puis, par son intermédiaire, au grand vizir, lequel lui permettrait d’être reçu par le sultan. On lui recommanda de faire de même. Il répondit qu’il n’avait aucun dessein à poursuivre, aucune faveur à solliciter, qu’il était à Istanbul à l’invitation du gouvernement ottoman et qu’en conséquence, c’était à eux de venir à lui s’ils avaient quelque chose à lui dire.

Aqa Rida raconte un rêve qu’il eut au cours de ces premiers jours à Istanbul. Dans ce rêve, Baha’u’llah avait écrit un livre que quelqu’un tenait sur une place publique. Il y avait aussi un moulin que des gens voulaient mettre en route, mais il ne tournait que par saccades, marche, arrêt, marche, arrêt, etc. Quelqu’un parla du rêve d’Aqa Rida à Baha’u’llah et le soir même, alors qu’Aqa Rida se trouvait en sa présence au moment où il se préparait à partir à la mosquée, Baha’u’llah lui dit en souriant qu’il devait faire en sorte que le moulin tourne. Aqa Rida se rappelle que pendant longtemps, jusqu’à Andrinople, de temps à autre Baha’u’llah se tournait vers lui en disant «le moulin n’a pas encore démarré.»

Parmi les visiteurs réguliers, on remarquait Haji Mirza Safa (voir addenda V), un homme qui prétendait être murshid chez certains soufis, un confident de l’ambassadeur de Perse Haji Mirza Husayn Khan. Il ne savait jamais quoi répondre à Baha’u’llah qui lui parlait avec tant d’autorité qu’un jour sa voix résonna jusqu’au rez-de-chaussée. Nous retrouverons régulièrement cet homme qui n’était pas toujours sincère ni honnête.

On a vu que la maison de Shamsi Big n’était pas adaptée ni assez grande pour tant de gens. Shamsi Big s’acquittait de sa tâche d’hôte officiel avec sérieux et courtoisie. Mais il était nécessaire de trouver une plus grande résidence et, au bout d’un mois, on s’installa dans la maison de Visi Pasha, proche de la mosquée du sultan Muhammad-i-Fatih, le conquérant de Constantinople. C’était une noble résidence ayant un biruni (partie ouverte sur le monde extérieur, c’est-à-dire, réservé aux hommes), et un andaruni (partie intérieure réservée aux dames). Les deux bâtiments à trois étages disposaient des aménagements nécessaires. On y trouvait aussi un bain turc et le biruni avait un grand jardin. Des citernes recueillaient l’eau de pluie.

En dehors des mosquées et des bains publics, le seul endroit que Baha’u’llah visita de temps en temps était la maison de Mirza Musa, Aqay-i-Kalim. Il y rencontrait divers personnages officiels porteurs de messages du gouvernement. Aqa ‘Abdu’l-Ghaffar qui connaissait bien le turc lui servait d’interprète.

Un jour que Mirza Musa s’approchait du bazar Big-Ughli un photographe lui proposa de le prendre en photo gratuitement et de lui en présenter plusieurs copies. Nabil qui relate l’histoire, écrit que Mirza Musa accepta la proposition du photographe: «Il voulait gagner un peu d’argent en nous photographiant. C’est un moyen de gagner sa vie. Nous n’allions pas l’en priver.» Et Nabil ajoute qu’ils furent tous photographiés. (voir p. 222)

Vint le jour où Shamsi Big apporta la nouvelle de la possibilité d’un transfert vers Andrinople. Il était clair que c’était un banissement, ordonné par le sultan ‘Abdu’l-’Aziz et ses ministres en chef*, sur l’insistance de Mushiru’d-Dawlih. Courroucé, Baha’u’llah refusa d’obéir. Il n’avait rien fait pour mériter un tel traitement. Depuis son arrivée à Istanbul il était resté à distance des diverses factions de la capitale. Plusieurs dignitaires d’Istanbul lui avaient rendu visite et aucun d’eux n’avait entendu de sa bouche un mot de plainte ou de dénonciation.

* [nota: 'Ali Pasha, le grand vizir et Fu'ad Pasha, ministre des Affaires étrangères.]

Au dix-neuvième siècle, une cour orientale bruissait d’une foule d’intrigants et de mécontents qui cherchaient à régler leurs comptes. À Bagdad, Baha’u’llah avait été contacté par un certain nombre de ces personnes qui espéraient gagner l’amitié et le soutien des babis de Perse. Il refusa d’en rencontrer certains et ceux qui eurent l’honneur d’être admis en sa présence ne reçurent ni encouragements ni promesses de soutien. Dans la capitale ottomane Baha’u’llah se tint à la même règle, refusant d’endosser ou d’encourager leurs infâmes desseins. Comme celle de Jésus mille huit cents ans plus tôt, sa Cause n’ avait rien à voir avec la trahison et la sédition.

Haji Mirza Safa était de ceux qui avaient conspiré pour que les babis soient éloignés de la capitale et envoyés dans un coin obscur du continent européen et il avait maintenant l’audace de se présenter devant Baha’u’llah qui, comme l’atteste Aqa Rida, lui parla d’un ton sévère et réprobateur: «Si peu que nous soyons, nous ne céderons pas, même si chacun de nous subit le martyre.» Haji Mirza Safa répondit hypocritement: «Mais il est impossible de s’opposer à un gouvernement.» Aqa Rida nous donne la réponse de Baha’u’llah: «Tu voudrais m’effrayer en me parlant du pouvoir du gouvernement ? Lorsque je me retrouve assailli par toutes les épées du monde, aussi seul et débordé que je puisse être, je me vois assis sur le trône du pouvoir et de l’autorité. C’est le sort constant des Manifestations de Dieu de ne rencontrer qu’injustice et oppression ; mais aucune répression ne les a jamais empêchées de délivrer ce que Dieu leur a confié ni n’a pu contrecarrer leur dessein.» Puis il mentionna ce croyant de la maison de Pharaon dont l’histoire est relatée dans le Coran, et de sa querelle avec le monarque égyptien, et suggéra à Haji Mirza Safa de conseiller à l’ambassadeur persan de relire ce texte. Aqa Rida écrit que Haji Mirza Safa, abasourdi, demanda la permission de partir. Baha’u’llah se tourna ensuite vers ses disciples: «Qu’auriez-vous dit ? Voulez-vous que je cause votre mort ? Désirez-vous boire à la coupe du martyre ? On ne peut trouver meilleur moment pour offrir nos vies dans le chemin de notre seigneur. Notre innocence est claire et manifeste et ils ne pourraient que reconnaître leur injustice.» Des paroles similaires sont rapportées par Aqa Rida qui ajoute: «À ce moment-là nous étions tous, vraiment, prêts à atteindre ce rang élevé avec joie, fidélité, unité et détachement ; Dieu m’est témoin que nous attendions le martyre avec ravissement.»

Puis Mirza Yahya, toujours aussi poltron, commença à hésiter et à montrer, avec d’autres de son acabit, des signes d’inquiétude et de perplexité. Il fut désigné comme porte-parole pour aller demander à Baha’u’llah d’accepter le bannissement: «Nous avons des femmes et des enfants avec nous qui périront aussi.» Baha’u’llah les rassura: «Offrir tout ce qu’on a dans le chemin de Dieu est un des actes les plus méritoires.» Quant aux femmes et aux enfants, dit-il, ils pouvaient être envoyés aux résidences des ambassadeurs étrangers qui prendraient soin d’eux. Aqa Rida cite Ustad Muhammad-’Aliy-i-Salmani qui affirmait avoir vu Mirza Yahya, Siyyid Muhammad-i-Isfahani et Haji Mirza Ahmad-i-Kashani comploter ensemble pour trouver un moyen de sauver leurs vies. Et Baha’u’llah, discernant parmi les babis la possibilité d’une scission qui aurait été dommageable à la cause de Dieu, accepta avec réticence de quitter Istanbul. Mais il fit remarquer qu’une opportunité en or avait été manquée qui aurait fait resplendir la gloire de la Cause. «Ils nous ont invités à venir, aurait-il dit, et bien que totalement innocents ils décident de nous châtier. Si nous avions résisté, aussi peu que nous soyons, et que nous soyons tombés en martyrs au centre même du monde, l’effet de ce sacrifice aurait été ressenti dans tous les mondes de Dieu. Il se peut même que rien ne nous serait arrivé.»

C’est la lâcheté de Mirza Yahya qui craignait toujours le danger, passant ses jours incognito, ne risquant jamais rien, qui arrêta la main de Baha’u’llah.

Il ne faut pas s’imaginer que Baha’u’llah se soit maintenant décidé de s’isoler complètement du monde. Au contraire, les gens allaient et venaient en flots aussi constants que d’habitude. Des notables locaux, des ministres (dont certains d’une manière anonyme, d’après Aqa Rida) rendaient toujours visite à Baha’u’llah. Shuja’u’d-Dawlih* était un de ces fréquents visiteurs. Même Haji Mirza Safa continuait à venir. Baha’u’llah les recevait avec calme et détachement, refusant de s’incliner, refusant de supplier. Aqa Rida suggère que Mirza Yahya et ses associés espéraient que Baha’u’llah supplierait pour obtenir des faveurs, se mettrait à genoux devant ses oppresseurs. Mais il écrit que des années plus tard les gens mêmes qui étaient responsables du bannissement de Baha’u’llah reconnaissaient que devant son attitude indépendante, son rejet complet de l’hypocrisie et son refus de se mettre à genoux pour profiter de passe-droits ils avaient été impressionnés par sa fierté. Plus tard, à Téhéran, Mushiru’d-Dawlih dira que l’attitude et la conduite de Baha’u’llah augmenta le prestige de ses compatriotes et sauva leur réputation à une époque où les princes et les principicules qadjars quémandaient bruyamment à la Sublime Porte argent et pensions. Il affirmera que les autorités du gouvernement ottoman comprirent que la Perse avait des hommes qui ne s’avilissaient pas.

* [nota: Le prince Shuja'u'd-Dawlih était un des fils de 'Ali-Shah, le Zillu's-Sultan et un petit-fils de Fath-'Ali Shah. Son père se rebella contre le chah Muhammad (qui était son neveu) mais sa prise du pouvoir fut de courte durée.]

C’est à cette époque que mourut, à dix-huit mois, Sadhijiyyih, fille de Baha’u’llah. Elle fut enterrée dans un terrain près de la Porte d’Édirne à Istanbul.

D’autres babis arrivaient maintenant à Constantinople, notamment Darvish Muhammad que Siyyid Isma’il-i-Zavari’i avait converti à la Foi. Mais leur arrivée était contraire aux voeux de Baha’u’llah qui ne voulait pas que le nombre de babis augmente à Istanbul. Aqa Husayn-i-Qassab (le boucher) était un de ces nouveaux arrivés qui un jour, en compagnie de Darvish Muhammad rencontra Baha’u’llah alors qu’il se rendait à une mosquée. Il les reçut mais avec tristesse. Dans les années à venir, ces deux hommes auront le plaisir de revoir Baha’u’llah en Terre sainte.

Quand tout fut prêt pour le départ vers Andrinople, Baha’u’llah renvoya un certain nombre de ses disciples, notamment Mirza Aqay-i-Munib (qui avait marché à côté de son palanquin depuis Bagdad), Nabil-i-A’zam, Aqa ‘Abdu’r-Rahim-i-Misgar (le dinandier), Siyyid Husayn-i-Kashi (qui s’occupait des chevaux pendant le voyage depuis Bagdad), Khayyat-Bashi et Haji Baqir-i-Kashani (Makhmal-Baf, le veloutier, un de ceux qui étaient arrivés à Istanbul plus tard). On leur paya les dépenses du voyage. Aqa Muhammad-’Aliy-i-Jilawdar aurait dû rester à Istanbul mais, finalement, il rejoignit les autres plus tard à Andrinople. Tous partirent, chacun selon ses directives, à l’exception de Khayyat-Bashi qui, désobéissant, voyagea seul vers Andrinople où il arriva un ou deux jours après les autres.

C’était au coeur de l’hiver qui peut être très rigoureux dans cette partie orientale de l’Europe. Malgré les voitures, les chariots, les chars à boeufs pour leurs affaires, et les animaux de bât fournis, le voyage, qui dura douze jours, fut rude et ils arrivèrent très affaiblis. La neige tombait lors de leur départ d’Istanbul et ils n’étaient pas vêtus pour supporter un froid glacial. En se souvenant de leurs souffrances, Baha’u’llah déclara: «Nos ennemis et, au-delà d’eux, tous les gens de bien, pleurèrent en voyant notre sort… Nous fûmes expulsés dans un état d’humiliation incomparable.» (1)

Mirza Mustafay-i-Naraqi arriva à l’instant du départ de la voiture de Baha’u’llah. Ayant été averti de l’imminence de son départ, il avait laissé sa famille sur un quai du port et s’était précipité vers sa résidence, mais il ne put le voir que pendant quelques brefs instants. Sachant Mirza Yahya dans les parages Mirza Mustafa chercha ensuite à le voir mais Siyyid Muhammad-i-Isfahani et Haji Mirza Ahmad-i-Kashani le cachèrent derrière eux dans la voiture. On se demande quel danger pouvait courir Mirza Yahya à parler avec Mirza Mustafay-i-Naraqi, mais le couard Yahya cherchait toujours à se cacher. C’est Aqa-i-Kalim qui, étant l’arrière-garde comme d’habitude et s’occupant de toutes les nécessités du voyage, rencontra Mirza Mustafa, un homme brave et héroïque qui acceptera le martyre à Tabriz.

Après trois heures de route, à la fin de l’après-midi du premier jour, les voyageurs arrivèrent à Kuchik-Chakmachih. ‘Ali Big, un Yuz-Bashi (officier commandant une centaine d’hommes), qui les accompagnait, trouva un logement pour Baha’u’llah. Le lendemain, ils partirent à l’aube et arrivèrent vers midi à Buyuk-Chakmachih où ils trouvèrent à se loger dans la maison d’un chrétien. Mais Aqa Rida note que certains d’entre eux durent aller se loger ailleurs avec tout

le matériel de cuisine. À minuit, sous une pluie battante et dans un froid intense, ils partirent vers Salvari et atteignirent Birkas le lendemain. La dernière étape avant Andrinople fut Baba-Iski. À part le froid extrême, Aqa Rida ne nota rien de particulier pendant ce voyage mais il indique que tous les propriétaires des maisons où ils séjournèrent furent largement rémunérés, à leur entière satisfaction.

C’est le samedi 12 décembre 1863 (1 Rajab 1280 de l’hégire) qu’ils arrivèrent à Andrinople, une ville que Baha’u’llah caractérisa par ces mots: «Un lieu où nul n’entre à l’exception de ceux qui se sont rebellés contre l’autorité du souverain.» (2) Maintenant, Baha’u’llah était pratiquement prisonnier du gouvernement ottoman.

Pendant son séjour de quatre mois dans la ville de Constantin le Grand, Baha’u’llah révéla, en plus de Subhanika-Ya-Hu, une épître adressée au sultan: Lawh-i-’Abdu’l-Aziz-Va-Vukala. Elle fut révélée le jour même où le beau-frère du grand vizir vint informer Baha’u’llah de la décision prise à son encontre. Refusant de rencontrer l’envoyé, il délégua ‘Abdu’l-Baha et Aqa-i-Kalim pour le recevoir et promis de répondre sous trois jours. Le matin suivant l’épître fut portée par Shamsi Big, directement à ‘Ali Pasha, avec un message de son auteur indiquant que «ceci vient de Dieu». Le Gardien de la foi baha’ie décrit avec éloquence cet événement ainsi que le contenu de l’épître:

«J’ignore ce que contenait cette lettre, raconta plus tard Shamsi Big à Aqày-i-Kalim, mais à peine le grand vizir en eut-il pris connaissance qu’il devint pâle comme un mort et remarqua: «C’est comme si le Roi des rois donnait ses ordres à son vassal le plus humble et lui dictait sa conduite.» Il était dans un tel état de malaise que je sortis à reculons.» On rapporte que, commentant l’effet produit par cette tablette, Baha’u’llah déclara: «Quelles que soient les mesures prises contre nous par les ministres du sultan lorsqu’ils eurent pris connaissance de son contenu, elles ne peuvent être considérées comme injustifiables. Mais les actes qu’ils ont commis avant de l’examiner ne peuvent trouver de justification.»

D’après Nabil, cette tablette était d’une longueur considérable. Elle débutait par des paroles adressées au souverain lui-même, elle censurait sévèrement ses ministres et mettait en évidence leur défaut de maturité et leur incompétence. Elle contenait des passages adressés aux ministres eux-mêmes, dans lesquels ceux-ci étaient nettement défiés et sévèrement exhortés à ne point tirer vanité de leurs possessions de ce monde, ni à rechercher étourdiment des richesses dont le temps les dépouillerait inexorablement. (3)

Nous n’avons plus, hélas, le texte de cette épître, mais son contenu peut être inféré de la lecture de ces paragraphes destinés au sultan ‘Abdu’l-’Aziz, extraits d’une épître que Baha’u’llah révéla à Andrinople, à une date plus tardive, et destinée à l’ensemble des rois, la Suriy-i-Muluk:

Écoute, ô Roi, le discours de celui qui ne dit que la vérité, qui ne te demande pas en récompense les choses que Dieu t’a accordée et qui jamais ne s’écarte du droit chemin. C’est lui qui t’appelle à Dieu, ton Seigneur, qui te montre le droit chemin conduisant au vrai bonheur, afin que tu puisses être de ceux qui sont bien.

Garde-toi, ô Roi, de t’entourer de ministres qui suivent leurs inclinations corrompues, négligent ce qui leur est confié et manifestement trahissent leur mission. Sois bienveillant envers les autres comme Dieu l’est envers toi, et ne laisse pas les intérêts de ton peuple à la merci de tels ministres. Ne méconnais pas la crainte de Dieu, et sois de ceux qui agissent avec droiture. Entoure-toi de ministres qui exhalent le parfum de la foi et de la justice, sollicite leur avis, gardes-en ce qui t’en semblera le meilleur, et sois de ceux qui agissent avec générosité.

Tiens pour certain que quiconque ne croit pas en Dieu n’est ni digne de confiance ni véridique. Telle est, en effet, la vérité, l’indubitable vérité. Celui qui trahit Dieu trahit aussi son roi. Rien ne peut le détourner du mal, rien ne peut l’empêcher de trahir son voisin, rien ne peut l’amener à agir avec droiture.

Prends soin de ne pas remettre aux mains d’autrui les rênes des affaires de ton État, n’accorde pas ta confiance à des ministres qui ne la méritent point, ne sois pas de ceux qui vivent dans l’insouciance. (…) Assure-toi de ne pas laisser le loup devenir le berger du troupeau de Dieu, et ne laisse pas à la merci des méchants le sort de ceux qu’il aime. (…) Celui qui se donne entièrement à Dieu, Dieu, assurément, sera avec lui ; et celui qui a mis son entière confiance en Dieu, Dieu le préservera, en vérité, de tout mal, et le protégera contre les complots des méchants.

Si tu prêtes l’oreille à mes discours et suis mes conseils, Dieu t’élèvera à une position si éminente que les desseins d’aucun homme sur toute la terre ne pourront t’atteindre ni te nuire. (…) Saisis-toi des rênes du gouvernement de ton peuple et tiens-les fermement examine personnellement tout ce qui s’y rapporte. Que rien ne t’échappe, car c’est là qu’est pour toi le plus grand bien.

Rends grâce à Dieu de t’avoir choisi entre tous comme chef suprême de ceux qui professent ta foi. (…) La meilleure louange que tu puisses lui adresser est d’aimer ceux qu’il aime, de sauvegarder les intérêts de ses serviteurs, de les protéger contre les traîtres et de faire en sorte qu’ils ne soient plus opprimés. (…) Si, par toi, les rivières de la justice venaient à répandre leurs eaux sur tes sujets, Dieu assurément t’assisterait des armées de l’invisible et du visible, et te fortifierait dans tes affaires. (…)

Ne te repose pas sur tes trésors. Place toute ta confiance dans la grâce de Dieu, ton Seigneur. Compte sur lui en tout ce que tu fais, et sois de ceux qui se soumettent à sa volonté. (…)

Ne franchis jamais les bornes de la modération et traite équitablement ceux qui te servent. Donne-leur selon leurs besoins, mais pas dans une mesure qui leur permettrait d’entasser pour eux-mêmes des trésors, de parer leur personne, d’embellir leur foyer, d’acquérir ce qui ne leur serait d’aucun profit et les ferait compter au nombre des extravagants. Exerce envers eux une indéfectible justice, de sorte que nul d’entre eux ne soit dans le besoin ni ne regorge de richesses. Ce n’est là que justice manifeste.

Ne permets pas que l’abject domine ceux qui sont nobles et dignes d’honneur, et ne souffre point que le juste soit à la merci du vil et du méprisable, car c’est ce que nous avons constaté lors de notre arrivée dans la cité (Istanbul), et nous en témoignons. Parmi ses habitants, nous en avons vu qui possédaient d’immenses fortunes et vivaient dans une richesse excessive, alors que d’autres vivaient dans la misère et une pauvreté abjecte. Cela ne saurait convenir à ta souveraineté ni être digne de ton rang.

(…) Veille à ne pas favoriser tes ministres aux dépens de tes sujets. Crains les soupirs du pauvre et du juste qui, à chaque aurore, se lamentent sur leur triste sort, et sois pour eux un souverain bienveillant. Ils sont, en vérité, tes trésors sur la terre. Il t’appartient donc de mettre tes trésors à l’abri des assauts de ceux qui voudraient te les dérober. (…)

Comme si tu te tenais debout en la présence divine, garde sous les yeux l’image de l’infaillible Balance de Dieu. Chaque jour, chaque instant de ta vie, pèse tes actions sur cette balance. Fais ton examen de conscience chaque jour avant d’y être convié au jour du jugement, jour où personne n’aura la force de se tenir debout par crainte de Dieu, jour où le coeur des négligents se mettra à trembler.

Il incombe à tout roi d’être aussi bienveillant que le soleil qui assure la croissance de tous les êtres et donne à chacun son dû, et dont les bienfaits ne proviennent pas de lui-même, mais de la volonté du Tout-Puissant, de l’Omnipotent. Un roi doit être aussi généreux, aussi libéral dans sa grâce que les nuages dont les ondées bienfaisantes arrosent tous les pays, sur l’ordre de celui qui est l’Ordonnateur suprême, l’Omniscient.

Prends soin de ne pas t’en remettre entièrement à d’autres pour les affaires d’État. Nul mieux que toi-même ne pourrait remplir tes fonctions. Ainsi avec clarté, nous te donnons nos sages avis, nous t’envoyons ce qui te permettra de passer de la main gauche de l’oppression à la main droite de la justice et de t’approcher du resplendissant océan des faveurs de Dieu. Telle est la voie que suivirent, avant toi, les rois qui gouvernèrent avec équité, sans jamais s’écarter d’une rigoureuse justice.

Tu es l’ombre de Dieu sur la terre. Efforce-toi donc d’agir de la manière qui convient à un rang aussi éminent et aussi majestueux. Tu ne saurais, sans déroger à un honneur aussi grand et inestimable, t’abstenir de suivre les enseignements qui, par nous, te sont envoyés du ciel. Retourne donc à Dieu, attache-toi fermement à lui, purifie ton coeur du monde et de ses vanités, et ne souffre pas qu’un amour étranger y entre pour s’y établir. Jusqu’à ce que tu en aies effacé toute trace d’amour profane, l’éclat de la lumière divine n’y pourra briller, car Dieu n’a donné à chacun qu’un seul coeur. Tel est, en vérité, le décret divin enregistré dans son livre antique. Et puisque le coeur humain, tel que Dieu l’a fait, est un et indivisible, il t’incombe de veiller à ce que les affections du tien ne soient pas divisées non plus. (…) Dieu m’en est témoin: Je n’ai, en te révélant ces paroles, d’autre objet que de te détacher des choses éphémères de la terre, et de t’aider à entrer dans le royaume de la gloire éternelle, afin qu’avec la permission de Dieu, tu l’habites et y règnes.

(…)

Que ton oreille, ô Roi, soit attentive aux paroles que nous t’adressons. Contrains l’oppresseur à renoncer à sa tyrannie, et isole les artisans d’iniquité de ceux qui professent ta foi. Par la justice de Dieu ! Les tribulations que nous endurons sont telles que l’angoisse étreint la plume qui voudrait les relater. En supporter le récit dépasserait d’ailleurs les forces de tout croyant en l’unité de Dieu et de tout défenseur de celle-ci. Si grandes sont nos souffrances que même nos ennemis en ont pleuré ainsi que tout être doué de discernement. (…)

T’ai-je jamais désobéi, ô Roi ? Ai-je jamais transgressé une de tes lois ? Un des ministres qui t’ont représenté en Irak peut-il établir contre moi la preuve du moindre manquement à ma loyauté envers toi ? Non, par celui qui est le Seigneur de tous les mondes ! Pas un moment nous ne nous sommes rebellé contre toi ni contre aucun de tes ministres. Et jamais, à Dieu ne plaise, nous ne le ferons à l’avenir, dussions-nous être soumis à des épreuves plus cruelles que celles qu’on nous a infligées dans le passé.

Jour et nuit, soir et matin, nous avons prié Dieu pour toi, le suppliant de te rendre obéissant à sa loi, et de te garder des assauts des méchants. Agis selon ton bon plaisir, et traite-nous comme il convient à ton état et comme il sied à ta souveraineté. En tout ce que tu désires ou désireras accomplir, n’oublie jamais la loi de Dieu. Dis: Louange à Dieu, le Seigneur de tous les mondes ! (4)

‘Abdu’l-’Aziz ne répondit pas aux appels répétés de Baha’u’llah et attira sur lui ruines et destructions.

Haji Mirza Husayn Khan, le Mushiru’d-Dawlih, l’ambassadeur persan qui, pendant sept ans avait centralisé l’opposition à Baha’u’llah dans la capitale de l’empire ottoman, reçut de lui, avant son départ de Constantinople, cet avertissement prophétique étonnant:

Quel profit avez-vous retiré, toi et tes pareils, en mettant à mort, pendant des années, tant d’opprimés, et en leur infligeant tant de tourments, alors qu’ils devenaient cent fois plus nombreux et que vous étiez en pleine confusion, ne sachant plus comment libérer vos esprits de cette pensée obsédante… Sa cause transcende tous les plans que vous combinez, quels qu’ils soient. Sache bien ceci: Si tous les gouvernements de la terre s’unissaient et prenaient ma vie ainsi que celle de tous ceux qui portent ce nom, ce feu divin ne serait jamais éteint. (5)

Et plus tard, d’Andrinople, il lui adressa un autre reproche dans la Suriy-i-Muluk (l’Épître aux rois):

Ô Ministre du chah en la cité, imagines-tu que je tienne en ma main le sort définitif de la cause de Dieu ? Crois-tu que son cours puisse être détourné par mon emprisonnement, par la honte qui m’a été infligée ou même par ma mort et mon annihilation ? Misérable est ce qui naît dans ton coeur ! Tu es, en vérité, de ceux qui suivent les vaines imaginations de leur coeur. Il n’est d’autre Dieu que lui. Il a le pouvoir d’exalter son témoignage, de réaliser la moindre de ses volontés, de manifester sa Cause et d’élever celle-ci à une position si éminente que ni tes actions ni les actions de ceux qui se sont détournés de lui ne pourront la toucher ou lui nuire.

Crois-tu pouvoir faire échec à sa volonté, l’empêcher d’exécuter son jugement ou d’exercer sa souveraineté ? Prétends-tu que quelque chose dans le ciel ou sur la terre puisse résister à sa Foi ? Par celui qui est la Vérité éternelle ! Rien dans toute la création ne peut contrecarrer son dessein. Renonce donc à ce qui n’est chez toi que pure suffisance, car jamais l’orgueil n’a pu tenir lieu de vérité. Sois de ceux qui se repentent sincèrement et retournent à Dieu, le Dieu qui t’a créé, qui t’a nourri et a fait de toi un ministre parmi ceux qui professent ta foi. (6)

Mais heureusement pour Mushiru’d-Dawlih, son histoire ne se termine pas ici. Dans la Lawh-i-Ibn-i-Dhi’b (Épître au fils du Loup) que Baha’u’llah révéla à la fin de sa vie, le Seigneur qui toujours pardonne dit ceci de lui:

Feu son Excellence Mirza Husayn Khan, Mushiru’d-Dawlih – que Dieu lui pardonne – a connu cet opprimé. Il a sans aucun doute fourni aux autorités un rapport circonstancié sur l’arrivée de cet opprimé à la sublime Porte, ainsi que sur ses paroles et ses actes. Le jour de notre arrivée, le représentant du gouvernement chargé de recevoir les visiteurs officiels nous accueillit et nous escorta vers le lieu désigné. En vérité, le gouvernement fit preuve de la courtoisie et de la considération les plus grandes à l’égard de ces opprimés. Le lendemain, le Prince Shuja’u’d-Dawlih, accompagné de Mirza Safa, tous deux représentant feu l’ambassadeur Mushiru’d-Dawlih, le Ministre accrédité à la cour impériale, vinrent nous rendre visite. Il en fut de même pour plusieurs ministres du gouvernement impérial, dont feu Kamal Pasha. Entièrement confiant en Dieu et sans jamais exprimer le moindre besoin ni la moindre difficulté, cet opprimé séjourna pendant quatre mois dans cette cité. Tous ont pu voir clairement ses actes ; nul ne saurait les nier, sauf ceux qui le haïssent et ne disent pas la vérité. Celui qui a reconnu Dieu ne reconnaît nul autre que Lui. Nous n’aimons pas faire mention de ces choses.

Chaque fois que de hauts dignitaires persans arrivaient dans cette cité, ils frappaient à toutes les portes et se donnaient le plus grand mal pour solliciter des allocations et des dons. Si cet opprimé n’a rien fait pour contribuer à la gloire de la Perse, au moins n’a-t-il rien fait pour la déshonorer. Feue Son Excellence – que Dieu exalte sa condition – n’a nullement agi par amitié pour cet opprimé, mais plutôt par sagacité et désir secret de servir son gouvernement. J’atteste que la malhonnêteté, qu’il méprisait souverainement, ne joua aucun rôle dans ses activités, tellement il était fidèle à son gouvernement. C’est pourtant lui qui fut responsable de la réclusion de ces opprimés dans la Plus Grande Prison. Toutefois, il mérite nos éloges car il fit preuve de fidélité dans l’accomplissement de sa tâche. Cet opprimé s’est efforcé de servir et de promouvoir en tous temps les intérêts du gouvernement et du peuple, et non d’exalter sa propre condition. (7)

Et dans une épître adressée à un certain Mihdi, Baha’u’llah mentionne que par la suite, Haji Mirza Husayn Khan ne fit ni ne dit rien qui eut pu causer de la tristesse ; il dit même des paroles admirables. Et parce qu’il avait des liens étroits avec un croyant, on ne devait rien dire de désagréable à son sujet ce lien pouvant faire en sorte que le passé soit pardonné*. Ainsi parle le Seigneur qui toujours pardonne.

* [nota: Mulla Kazim-i-Samandar, de Qazvin, nommé par le Gardien de la foi baha'ie comme l'un des dix-neuf apôtres de Baha'u'llah, mentionne dans son histoire que ce proche parent de Haji Mirza Husayn Khan, le Mushiru'd-Dawlih, s'appelait Mirza Muhammad-'Ali connu sous le nom de Kad-Khuda (chef). Voir pages 467-472 pour plus d'informations sur Mushiru'd-Dawlih.]

Le Gardien de la foi baha’ie a décrit les quatre mois de séjour de Baha’u’llah à Constantinople comme étant «l’ouverture de l’un des épisodes les plus dramatiques du ministère de Baha’u’llah.» Sa signification, dans le cours de son ministère qui dura de près quarante ans est résumée d’une manière excellente par Shoghi Effendi qu’il est bon de citer à ce point critique de notre histoire:

On peut dire qu’avec l’arrivée de Baha’u’llah à Constantinople, capitale de l’Empire ottoman et siège du califat (saluée par les musulmans comme «le Dôme de l’islam», mais dénoncée par Baha’u’llah comme le lieu où était établi le «trône de la tyrannie»), le chapitre le plus sinistre et le plus désastreux, mais aussi le plus glorieux de l’histoire du premier siècle baha’i, venait de s’ouvrir. Une période pendant laquelle des privations inouïes et des épreuves sans précédent furent mêlées aux plus nobles triomphes spirituels débutait maintenant. Le soleil du ministère de Baha’u’llah était sur le point d’atteindre son zénith. Les années les plus importantes de l’âge héroïque de sa dispensation approchaient. Le processus catastrophique, annoncé déjà depuis l’année soixante par son précurseur dans le Qayyimu’l-Asma’, commençait à entrer en action.

Il y avait exactement deux décennies que la révélation Babi avait vu le jour à Chiraz, dans la Perse la plus arriérée. En dépit de la cruelle captivité à laquelle avait été soumis son auteur, il avait réussi à proclamer ses stupéfiantes revendications devant une assemblée distinguée, à Tabriz, capitale de l’Azerbaïdjan. Dans le hameau de Badasht, la dispensation annoncée par sa foi avait été mise au jour avec intrépidité par les champions de sa cause. Dans le désespoir et l’agonie du Siyah-Chal, à Téhéran, neuf ans plus tard, cette révélation avait été rapidement et mystérieusement amenée à fructifier tout à coup. Le processus d’une désagrégation rapide de la prospérité de cette foi, qui s’était dessiné petit à petit et accéléré d’une manière alarmante pendant les années de retraite de Baha’u’llah dans le Kurdistan, avait été arrêté et inversé de façon magistrale, après son retour de Sulaymaniyyih. Les fondations éthiques, morales et doctrinales d’une communauté naissante avaient été fermement établies par la suite, au cours de son séjour à Bagdad. Et finalement, dans le jardin du Ridvan, à la veille de son exil à Constantinople, le délai de dix années, prescrit par une Providence impénétrable, avait pris fin avec la déclaration de sa mission et l’émergence évidente de ce qui devait devenir le noyau d’une fraternité pour toute la terre. Ce qui restait maintenant à accomplir, c’était à proclamer, dans la ville d’Andrinople, cette même mission, devant les chefs ecclésiastiques et séculiers du monde, puis ensuite à développer davantage, au cours des décades suivantes, dans la prison fortifiée d’Acre, les principes et préceptes constituant les bases de cette foi, à formuler les lois et ordonnances en vue d’assurer son intégrité, à établir, aussitôt après l’ascension de Baha’u’llah, l’Alliance destinée à préserver son unité et à perpétuer son influence. [...]

On peut dire que la phase initiale de cette proclamation a commencé à Constantinople, avec la communication (dont nous ne possédons malheureusement pas le texte) que Baha’u’llah adressa au sultan ‘Abdu’l-Aziz en personne, le soi-disant vicaire du Prophète de l’islam, monarque absolu d’un puissant empire. Ce personnage, aussi puissant que majestueux, fut le premier des souverains du monde à recevoir les divines injonctions, et le premier, en Orient, à soutenir le choc de la justice distributive de Dieu. Cette communication fut envoyée à l’occasion de l’édit infâme promulgué par le sultan, moins de quatre mois après l’arrivée des exilés dans sa capitale, [...] édit prouvant une coalition de fait des gouvernements impériaux de Turquie et de Perse contre un adversaire commun, et qui entraîna, à la fin, des conséquences si tragiques pour le sultanat, le califat et la dynastie qadjare [...]

Ainsi se termine la scène d’ouverture de l’un des épisodes les plus dramatiques du ministère de Baha’u’llah. Le rideau se lève maintenant sur la période reconnue comme la plus troublée et la plus critique du premier siècle baha’i, période qui était destinée à précéder la phase la plus glorieuse de ce ministère, celle où il proclama son message au monde et à ses dirigeants. (8)


Photo: Haji Mirza Husayn Khan-i-Qazvini, Mushiru'd-Dawlih, puis Sipahsalar-i-A'zam, ministre persan à Istanbul, puis grand vizir de Nasiri'd-Din Shah.


27. Andrinople, la prison lointaine


Photo: une vue d'Andrinople (Erdine)


Photo: Ustad Muhammad-'Aliy-i-Salmani.


Photo: 'Abdu'l-Baha à Andrinople.


Photo: maison de Rida Big à Andrinople.

Ô Ahmad, n’oublie pas mes bienfaits
en mon absence. Souviens-toi de mes jours
durant tes jours, de ma détresse
et de mon bannissement en cette prison lointaine.
Baha’u’llah

Dans l’Épître à Ahmad, révélée pour un natif de Yazd, Baha’u’llah parle d’Andrinople en l’appelant «la lointaine prison». (1)

Cette ville historique, située dans un coin écarté de l’Europe sera le lieu le plus éloigné de son pays natal que connaîtra Baha’u’llah. Ce sera aussi la première fois dans l’histoire connue des religions qu’une Manifestation de Dieu séjournera sur le continent européen.

Andrinople, appelée aujourd’hui Édirne, est située dans un méandre de la rivière Tunja (Tunca) juste avant qu’elle se jette dans la Maritsa. Sa position stratégique sur la route entre l’Asie mineure et les Balkans en avait fait une ville importante dans l’Antiquité. La ville thrace fut prise par les Macédoniens qui l’appelèrent Orestias. Reconstruite par l’empereur Hadrien au deuxième siècle de notre ère elle en reçut son nouveau nom: Hadrianopolis ou Andrinople. Son histoire fut turbulente et elle connut de nombreuses batailles entre les Byzantins et les autres nations jusqu’à sa conquête par les Turcs ottomans en 1362. De 1413 à 1458 Andrinople fut la capitale d’un empire ottoman en expansion rapide et, Istanbul étant devenue la capitale, elle continua d’être un important centre administratif et commercial, visité par les sultans et les princes. Au cours des dix-huitième et dix-neuvième siècles, une série d’événements comme l’incendie de 1745, le tremblement de terre de 1751, l’occupation par les Russes de 1828-1829 et plusieurs mutineries provoquèrent son déclin. Lors du séjour de Baha’u’llah, Andrinople, capitale d’une importante province de l’empire turc, comptait 100 000 habitants.

Au premier abord, Aqa Rida trouva Andrinople agréable mais le climat très froid. Il remarque que pour des gens habitués, comme eux, au climat chaud de l’Irak, le climat froid de Roumélie est éprouvant, surtout qu’en cette première année où l’hiver fut exceptionnellement sévère, ils manquaient de vêtements appropriés.

À leur arrivée, les voyageurs s’entassèrent dans un caravansérail appelé Khan-i-’Arab au confort réduit. Baha’u’llah y resta trois nuits. Puis on trouva, pour lui et sa famille, une maison dans le quartier Muradiyyih, bâti autour de la mosquée Muradiyyih élevée par le sultan Murad II, au nord-est de la ville. Ashchi se souvient qu’elle était en hauteur avec une belle vue sur tout Andrinople. Les autres restèrent à l’auberge où leurs repas étaient servis, en provenance de la maison de Baha’u’llah. Ashchi raconte, lui aussi, la sévérité de cet hiver-là. Il avait vu sur la route entre Constantinople et Andrinople plusieurs personnes mortes de froid. Le bruit courait à Andrinople qu’on n’avait pas vu un hiver aussi froid depuis quarante ans et il y eut des chutes de neige même au coeur du printemps. Les bains publics fermèrent pendant plusieurs jours et les sources se tarirent, bloquées par une épaisseur de glace telle que les gens durent allumer de grands feux au-dessus d’elles et l’on attendit longtemps avant que l’eau recommence à couler. Même dans la chambre de Baha’u’llah, en dépit du réchaud, une carafe d’eau gela dans la nuit. On ne peut pas douter des souffrances de Baha’u’llah et de ses gens qui manquaient de tout.

Après un bref séjour dans la résidence du quartier Muradiyyih qui était trop petite, on trouva pour Baha’u’llah une autre maison plus spacieuse dans le même quartier, proche de la Takyih des Mawlavis*. Ceux qui étaient restés dans le caravansérail s’installèrent dans la première résidence libérée par Baha’u’llah. Jouxtant la seconde résidence, une troisième maison fut louée pour Aqay-i-Kalim, Mirza Yahya et leurs familles. Aqa Rida remarque que toutes ces maisons étaient vieilles, ouvertes à tout vent et mal construites. Se protéger du froid fut un problème permanent.

* [nota: Lieu de réunion des membres d'un ordre de mystiques, qui a son origine chez le grand poète soufi Jalali'd-Din-i-Rumi. Il est adjacent à la mosquée Muradiyyih.]

Aqa Rida conte l’histoire de ‘Ali Big, l’officier qui avait accompagné Baha’u’llah et sa suite depuis Constantinople. Lorsqu’il vint pour prendre congé, il supplia Baha’u’llah de l’aider à avoir une promotion. Il était Yuz-Bashi depuis trop longtemps et n’était plus tout jeune. Son plus grand désir était d’obtenir le grade de Big-Bashi et d’être nommé à Andrinople. Baha’u’llah lui assura que tout irait bien pour lui et, effectivement, peu de temps après il revint à Andrinople avec le grade de Big-Bashi. Il vint exprimer sa gratitude à Baha’u’llah et il racontait à qui voulait l’entendre que c’était grâce à Baha’u’llah qu’il avait obtenu cette remarquable promotion. Pourtant, après un certain temps, il eut envie de monter en grade de nouveau. Il vint une fois de plus demander à Baha’u’llah d’assouvir son désir de promotion et il fut assuré qu’il obtiendrait le grade supérieur. Et un jour, il apparut porteur du grade de Mir-Alay. Il n’arrivait pas à croire qu’il avait eu cette chance d’atteindre un rang militaire si élevé et ne cessait d’affirmer haut et clair qu’il devait tout à Baha’u’llah et il fréquentait les disciples chaque fois qu’il le pouvait. Mais puisqu’il était arrivé si haut en venant de si bas, serait-il déraisonnable de vouloir atteindre le rang de pacha ? «Combien d’années veux-tu vivre encore ?» lui demanda Baha’u’llah et, peu de temps après mourut Mir-Alay ‘Ali Big.

Pendant ce premier hiver à Andrinople, la vie fut vraiment difficile. On ressentit très vite les effets des difficultés financières. Aqa Husayn travaillait alors dans les cuisines, d’où son nom de Ashchi: «faiseur de bouillon», autrement dit, cuisinier. Il se souvient que certains jours on n’avait pour le déjeuner que du pain et du fromage. Il réussissait pourtant à faire des économies qui lui permettaient de préparer, de temps en temps, une fête pour Baha’u’llah ; il put aussi acheter deux vaches et une chèvre pour fournir la maisonnée en lait et yaourts.

Mirza Aqa se souvient que c’est dans cette maison du quartier Muradiyyih que fut révélé le mystère de «l’année 80» (1280 de l’hégire). De plus en plus de tablettes sortaient maintenant de la plume créatrice de Baha’u’llah. Des textes comme Lawh-i-Sayyah et Lawh-i-Nuqtih annonçaient ouvertement avec ardeur, puissance et autorité, sa révélation. Et les babis, partout, à l’exception de quelques dissidents, se ralliaient à sa cause et se soumettaient à ce décret divin. Mirza Yahya, bien que soumis en apparence s’était entouré d’égoïstes comme Siyyid Muhammad-i-Isfhani et Haji Mirza Ahmad-i-Kashani, et ensemble ils élaboraient des plans de subversion et d’opposition. La lecture qui va suivre de ces basses intrigues est plutôt pénible.

Mais parlons d’abord de la joie, du bonheur de ces loyaux compagnons de Baha’u’llah décrits par Aqa Rida et Ashchi. Qu’importait que l’hiver soit très dur, que les circonstances soient difficiles, qu’ils soient mal habillés et mal logés, qu’un futur incertain paraisse sombre et tragique ! Ils avaient atteint le désir de leur coeur. Ils vivaient près de leur Seigneur et le servaient avec une complète dévotion. Jour et nuit ils entendaient, tombant de ses lèvres, des versets majestueux, autoritaires, compatissants, qui annonçaient le matin du Jour des jours et ils baignaient continûment dans les rayons vivifiant de ce Soleil. Aqa Rida relate que Baha’u’llah leur rendait souvent visite dans la première maison du quartier Muradiyyih et dans la maison d’Aqa-i-Kalim, son frère, située juste à côté de la sienne, où les quelques disciples qui étaient à Andrinople se réunissaient.

Un jour, au coucher du soleil, alors que Baha’u’llah était dehors, il se tourna vers ses compagnons et dit en montrant un arbre: «Un oiseau perché sur cette branche a chanté ces mots à trois reprises «Muhammad vint et avec lui la calamité». Aqa remarque que certains pensèrent qu’il faisait référence à Mulla Muhammad-i-Zarandi, Nabil-i-A’zam, car on murmurait qu’il était retourné à Constantinople. D’autres comprirent autre chose, mais bientôt il fut clair qu’il faisait référence à Haji Siyyid Muhammad-i-Isfahani, l’antéchrist de la révélation baha’ie.

Baha’u’llah resta environ dix mois dans cette seconde maison du quartier Muradiyyih, d’après Aqa Rida, mais le confort insuffisant et sa situation qui en rendait l’accès difficile firent qu’il désira obtenir une autre résidence, plus confortable et plus facile d’accès. Un jour Baha’u’llah dit à Mirza Mahmud-i-Kashani: «Tu es grand et donc plus proche de Dieu. Prie pour qu’il nous donne une meilleure maison.» Quelques jours plus tard on trouva une maison au coeur de la ville, au nord de la mosquée de Sultan Salim et toute proche d’elle. Cette mosquée, la gloire d’Andrinople, fut bâtie au seizième siècle par l’architecte Sinan et son dôme principal est plus grand de trois mètres que celui de Sainte-Sophie à Istanbul. Quant à la maison, c’était un vaste manoir appelé la maison d’Amru’llah ce qui veut dire «la cause de Dieu»*. Baha’u’llah vint la voir en personne et la trouva appropriée. Mirza Yahya était lui aussi présent. Baha’u’llah remarqua: «Dieu a répondu aux prières d’Aqa Mirza Mahmud. Il pria pour que Dieu nous donne une maison et la réponse à sa prière est cette maison.» Son andaruni (partie intérieure) de trois étages comportait trente chambres. Baha’u’llah et sa famille occupèrent l’étage supérieur, Mirza Muhammad-Quli et sa famille se logèrent au deuxième et quelques serviteurs s’installèrent au rez-de-chaussée. Cette grande maison avait son propre bain turc, l’eau courante dans la cuisine et une réserve d’eau. Aqa Rida écrit: «Cette maison était parfaite». Le biruni (partie externe) avait quatre ou cinq belles pièces à l’étage supérieur, destinées aux réceptions, ainsi que les installations nécessaires pour préparer et pour servir des rafraîchissements. Les restes des compagnons occupèrent le deuxième étage du biruni. On trouva deux autres maisons dans le même quartier, l’une pour Aqay-i-Kalim et sa famille et l’autre pour Mirza Yahya et les siens. Les repas étaient préparés dans la maison d’Amr’u’llah et distribués dans les trois maisons.

* [nota: Tels que H.L.M. Nicolas et E.G. Brown]

Baha’u’llah avaient signalé à ses compagnons qu’il était temps pour eux de trouver un travail. Aqa Rida rapporte que son seul désir était de servir Baha’u’llah en personne et il pensait que chercher un travail allait à l’encontre de ce désir. Mais il se trouva que non. Un jour, alors qu’ils étaient tous en sa présence, Baha’u’llah leur dit: «Nous vous ordonnons de trouver un travail afin de vous occuper utilement, d’éviter l’ennui, de gagner de l’argent et de nous inviter à festoyer.»

Ils se réunissaient la nuit dans la maison d’Amru’llah et, pendant le jour, certains vaquaient à leurs commerces et d’autres servaient la maisonnée. Aqa Muhammad-Baqir-i-Qahvih-chi et Ustad Muhammad-’Aliy-i-Salmani préparaient le thé, le café et les rafraîchissements, et les servaient. Aqa Husayn-i-Ashchi, maintenant adulte, occupait la cuisine et préparait les repas. Aqa Muhammad-Hasan, un tout jeune homme, servait dans l’andaruni. Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Amir (Nayrizi) et Aqa Najaf-Quli étaient chargés d’acheter au bazar les provisions et les autres nécessités. Mirza Aqa Jan était le secrétaire personnel de Baha’u’llah. Haji Siyyid Muhammad-i-Isfahani et Haji Mirza Ahmad-i-Kashani n’avaient pas de rôle particulier dans la maison, n’avaient aucune profession et ne tenaient pas de boutique. Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Nazir (voir addenda V) tissait la soie. Aqa Rida lui-même tenait avec Mirza Mahmud-i-Kashani une boutique de confiseries. Aqa Muhammad-’Ali et Aqa ‘Abdu’l-Ghaffar devinrent marchands de tabac. Aqa Muhammad-Isma’il et Khayyat-Bashi étaient tailleurs. Mirza Ja’far et Aqa Muhammad-Sadiq (voir addenda V) ouvrirent aussi des boutiques.

D’après Aqa Rida, c’est dans la maison d’Amru’llah que naquit, dans la nuit du 12 Rabi’u’l-Avval 1281 de l’hégire (15 août 1864), Mirza Diya’u’llah, fils de Baha’u’llah. «Nous étions très heureux, tous ensemble dans cette maison et personne ne pensait à en partir.» Cet état de choses dura un an.

C’est au cours de la deuxième année dans cette maison que Siyyid Muhammad-i-Isfahani et Haji Mirza Ahmad-i-Kashani commencèrent à montrer ouvertement leur vraie nature, composée de traîtrise et d’insubordination. On se rappelle que Baha’u’llah avait emmené Haji Mirza Ahmad avec lui en quittant Bagdad pour l’empêcher d’irriter le consul général persan qui l’avait fait alors emprisonner parce qu’il ne savait pas se taire quand il le fallait. L’Épître à Ahmad en persan, qui résonne de puissance et d’autorité, est adressée à ce Haji Mirza Ahmad:

Ton oeil est un dépôt qui m’appartient ; ne souffre pas que la poussière des vains désirs en ternisse l’éclat. Ton oreille est un signe de ma bonté ; ne permets pas que le tumulte des impulsions inconvenantes l’empêche d’entendre ma parole qui pénètre toute la création. Ton coeur est mon trésor, ne laisse pas la main traîtresse de l’ego dérober les perles que j’y ai amassées. Ta main est le symbole de ma tendre bonté, ne l’empêche pas de tenir fermement mes tablettes saintes et cachées… Sans que tu m’en aies prié, j’ai répandu sur toi ma grâce. Sans que tu n’aies rien demandé, j’ai réalisé ton désir. Encore que tu en fusses indigne, j’ai choisi à ton intention mes bienfaits les plus précieux et mes faveurs les plus nombreuses… Ô mes serviteurs, soyez aussi résignés et soumis que la terre, afin que du sol de votre être fleurissent les jacinthes multicolores, saintes et parfumées de ma connaissance. Comme le feu, jetez des flammes, pour que s’y consument les voiles de l’insouciance et que les coeurs glacés et obstinés s’embrasent sous l’action des énergies vivifiantes de l’amour de Dieu. Soyez légers et libres comme la brise afin d’obtenir l’accès de ma cour et de mon inviolable sanctuaire. (2)

Pendant ce temps, écrit Aqa Rida, les compagnons se réunissaient chaque nuit dans la grande pièce de la partie externe de la maison d’Amru’llah pour lire des prières du Bab car Mirza Yahya commençait à montrer des signes de défection, mais rien n’était encore évident. De temps en temps il se concertait en secret avec Siyyid Muhammad concernant leurs plans. Pendant un certain temps les choses en restèrent là jusqu’à ce que soudain s’ouvrit, large et infranchissable, l’abîme causé par la rébellion ouverte de Mirza Yahya et par le gigantesque bouleversement qui en résulta.

Le Gardien de la foi baha’ie décrit ainsi la rébellion contre Baha’u’llah de son demi-frère, son origine, sa nature et la menace qu’elle représenta pour cette toute jeune religion:

Une foi datant de vingt ans venait tout juste de se remettre des coups successifs qu’elle avait reçus, lorsqu’une crise d’importance primordiale l’atteignit et la secoua jusqu’en ses racines. Ni le martyre tragique du Bab, ni l’attentat odieux contre la vie du souverain, avec ses suites sanglantes, ni le bannissement humiliant de Baha’u’llah loin de sa terre natale, ni même sa retraite de deux ans au Kurdistan, si désastreux que fussent ces événements par leurs conséquences, ne peuvent être comparés en gravité avec la première grande convulsion interne qui saisit une communauté récemment relevée, et menaça de creuser une brèche irréparable dans les rangs de ses membres. (...) la conduite monstrueuse de Mirza Yahya, l’un des demi-frères de Baha’u’llah, successeur nominal du Bab et chef reconnu de la communauté babi, amena, par la suite, une période d’adversités qui laissa son empreinte sur le destin de la foi pour un demi-siècle au moins. Cette crise, au cours de laquelle fut déchiré en deux «le voile le plus cruel», et pendant laquelle s’effectua irrévocablement «la plus grande séparation», Baha’u’llah la désigna lui-même sous le nom d’Ayyam-i-Shidad (jours de tension). Elle apporta une immense satisfaction aux ennemis extérieurs de la foi, civils et ecclésiastiques ; elle les enhardit, faisant leur jeu et soulevant leurs railleries ostensibles. Elle jeta le trouble et la confusion parmi les amis et les défenseurs de Baha’u’llah, et elle porta un grave préjudice au prestige de la foi, vis-à-vis de ses admirateurs d’Occident*.
Ourdie dès le début du séjour de Baha’u’llah à Bagdad, momentanément stoppée par les forces créatrices qui, sous son autorité non encore déclarée, animèrent une communauté désintégrée, cette crise éclata finalement, dans toute sa violence, au cours des années qui précédèrent immédiatement la proclamation de son message. Elle causa un chagrin inexprimable à Baha’u’llah, le vieillissant de façon visible, et elle lui infligea, par ses répercussions, le coup le plus rude qu’il eut jamais à subir pendant toute sa vie. Elle fut forgée de toutes pièces par les intrigues tortueuses et les machinations incessantes de ce même diabolique Siyyid Muhammad, ce vil insinuateur qui, sans tenir compte du conseil de Baha’u’llah, avait insisté pour l’accompagner à Constantinople et à Andrinople et qui, maintenant, avec une vigilance sans relâche, redoublait d’efforts pour mener cette crise à son terme.

* [nota: On peut voir aux Archives internationales de la foi baha'ie, sur le mont Carmel, un mouchoir taché de sang avec lequel Baha'u'llah s'essuya la bouche pendant la nuit où, suite à l'empoisonnement, il tomba malade.]

Depuis le retour de Baha’u’llah de Sulaymaniyyih, Mirza Yahya s’était déterminé, tantôt à une réclusion sans gloire, dans sa propre demeure, tantôt à une retraite, quand un danger menaçait, vers des lieux sûrs tels que Hillih et Basra. Dans cette dernière ville il s’était réfugié, déguisé en juif de Bagdad pour devenir marchand de chaussures. Sa terreur était si grande qu’il passe pour avoir dit un jour: «Quiconque prétendra m’avoir vu ou avoir entendu ma voix, je le déclarerai infidèle.» Ayant appris le départ imminent de Baha’u’llah pour Constantinople, il se cacha d’abord dans le jardin de Huvaydar, non loin de Bagdad, où il réfléchit à l’opportunité de fuir en Abyssinie, aux Indes ou en quelque autre pays. Refusant de se conformer au conseil de Baha’u’llah, de s’acheminer vers la Perse et d’y répandre les écrits du Bab, il envoya un certain Haji Muhammad Kazim, qui lui ressemblait, à la résidence gouvernementale, pour demander un passeport au nom de Mirza ‘Aliy-i-Kirmanshahi, et il quitta Bagdad en y abandonnant ces écrits. Il se rendit alors à Mosul sous un déguisement, accompagné d’un Arabe babi nommé Zahir, rejoignant là les exilés qui s’étaient mis en route pour Constantinople.

Témoin constant de l’attachement de plus en plus profond des exilés pour Baha’u’llah et de leur stupéfiante vénération à son égard, s’apercevant parfaitement, au cours du voyage vers Constantinople, et plus tard, ses relations avec les notables et les gouverneurs d’Andrinople, du degré de popularité que son frère avait acquis à Bagdad, irrité devant les preuves multiples de courage, de dignité et d’indépendance que ce frère avait montrées dans ses rapports avec les autorités de la capitale, exaspéré par les nombreuses tablettes que l’auteur d’une dispensation récemment affermie n’avait cessé de révéler, - volontiers dupe des perspectives alléchantes d’une autorité sans conteste que lui offrait Siyyid Muhammad, l’Antéchrist de la révélation baha’ie - de même que le chah Muhammad avait été induit en erreur par l’Antéchrist de la révélation babie, Hàji Mirza Aqasi -, refusant d’écouter les observations des membres éminents de la communauté qui lui écrivaient et lui conseillaient d’user de sagesse et de retenue, oublieux de la bonté et des conseils de Baha’u’llah qui, de treize ans son aîné, avait veillé sur sa prime jeunesse et sur sa maturité, enhardi par l’attitude de ce frère qui, l’oeil aveugle au péché, avait, tant de fois, passé l’éponge sur bon nombre de ses crimes et de ses folies, cet Archibriseur de l’Alliance du Bab, aiguillonné par sa jalousie grandissante, et poussé par son amour passionné du pouvoir, fut amené à commettre des actes tels qu’ils ne pouvaient plus être cachés ni tolérés. [...]

Des projets désespérés pour empoisonner Baha’u’llah et ses compagnons, afin de restaurer sa propre autorité disparue, commencèrent à se dessiner dans son esprit, une année environ après leur arrivée à Andrinople. Sachant que son demi-frère, Aqay-i-Kalim, possédait des connaissances médicales, il chercha, sous divers prétextes, à obtenir des renseignements concernant les effets de certains poisons et de certaines herbes. Puis, contrairement à ses habitudes, il commença à inviter Baha’u’llah chez lui et un jour, ayant enduit sa tasse à thé d’un produit qu’il avait composé, il réussit à l’empoisonner suffisamment pour le rendre sérieusement malade pendant au moins un mois, lui occasionnant de violentes douleurs ainsi qu’une forte fièvre, maladie dont Baha’u’llah conserva un tremblement des mains jusqu’à la fin de sa vie*. Son état était si grave qu’un docteur étranger, nommé Shishman, fut appelé pour le soigner. Le docteur fut si atterré par son teint livide qu’il estima son cas sans espoir, et après être tombé à ses pieds, se retira sans lui avoir prescrit de remède. Quelques jours plus tard, il tomba malade et mourut. Avant sa mort, Baha’u’llah avait donné à entendre que le docteur Shishman avait sacrifié sa vie pour lui. À Mirza Aqa Jan, que Baha’u’llah avait envoyé pour le voir, ce docteur déclara que Dieu avait exaucé ses prières et qu’après sa mort, un certain Dr. Chupan, auquel il savait pouvoir se fier, devrait être appelé à sa place chaque fois que cela serait nécessaire.

* [nota: On peut voir aux Archives internationales de la foi baha'ie, sur le mont Carmel, un mouchoir taché de sang avec lequel Baha'u'llah s'essuya la bouche pendant la nuit où, suite à l'empoisonnement, il tomba malade.]

Dans une autre circonstance, et d’après le témoignage d’une de ses femmes qui l’avait momentanément quitté et qui avait révélé les détails de l’acte mentionné ci-dessus, ce même Mirza Yahya avait empoisonné le puits qui fournissait de l’eau à la famille et aux compagnons de Baha’u’llah, à la suite de quoi les exilés présentèrent d’étranges symptômes de maladie.*(3)

* [nota: Aqa Rida indique que le docteur Shishman était un chrétien. Cette femme de Mirza Yahya, qui révéla l'empoisonnement du puits, était selon Aqa Rida une femme de Tafrish, Badri-Jan, sœur de Mirza Nasr'ullah et de Mirza Rida-Quli.]

Baha’u’llah avait fait de son mieux pour protéger son frère des conséquences de ses «crimes» et de ses «aberrations» ; mais sa bonté et sa générosité n’avaient trouvé en échange que venin et haine. Le temps, qui éprouve sans se tromper ce qui est bien et ce qui est mal, finit par montrer la vraie nature de Mirza Yahya, la vacuité de ses prétentions et l’inanité de son but. Ayant échoué dans sa lâche tentative d’empoisonnement, Mirza Yahya se retourna contre Baha’u’llah pour l’accuser. Il affirma que c’était son frère qui avait empoisonné la nourriture et en avait consommé ensuite par inadvertance. Aujourd’hui, plus d’un siècle s’est écoulé, nous pouvons plaindre le malfaiteur et la perspective nous permet de voir sa petitesse et son insignifiance comparées à l’écrasante majesté de Baha’u’llah. On peut même sourire devant les accusations et les calomnies de Mirza Yahya, mais à l’époque ces actes ignominieux ne faisaient qu’augmenter la dureté de la vie de Baha’u’llah.

En relatant les circonstances de la longue maladie de Baha’u’llah, Aqa Rida dit que les compagnons furent privés de sa présence pendant plusieurs semaines. Ils étaient très malheureux mais n’avaient pas l’audace de demander la permission de lui rendre visite. Et puis un soir, pendant sa convalescence, alors que la plupart d’entre eux, y compris ‘Abdu’l-Baha et son demi-frère Mirza Muhammad-’Ali, avaient été invités à dîner chez Aqay-i-Kalim et que seuls Aqa Rida restait là avec deux autres pour transporter du bois pour le chauffage, Baha’u’llah leur dit de venir et de s’asseoir. Il leur parla et leur dit à quel point il se sentait faible. Plus tard, dès qu’il fut capable de marcher sans aide, il vint rendre visite aux compagnons. Non loin du quartier Muradiyyih se trouvait un terrain planté d’arbres. Mirza Muhammad-’Ali le loua et Mirza Mahmud-i-Kashani y planta des fleurs. En fin d’après-midi Baha’u’llah se retirait dans ce lieu ombragé et les compagnons, après leur journée de travail, savaient où le trouver. Un jour Baha’u’llah demanda des nouvelles de Khayyat-Bashi qui avait été malade. Quand Aqa Rida lui répondit qu’il n’avait aucune nouvelle, Baha’u’llah lui répliqua qu’il aurait dû rendre visite à Khayyat-Bashi avant de venir au jardin. «Je vous dis cela afin que vous appreniez à prendre soin les uns des autres en tous temps et que vous vous préoccupiez les uns des autres» leur dit-il. Comme la maison de Aqay-i-Kalim était proche de ce jardin, il arrivait que Baha’u’llah rendît visite à son frère avant de rentrer chez lui.

Aqa Rida relate les circonstances d’un incident embarrassant pour Mirza Yahya qui s’est passé dans la maison de Aqay-i-Kalim. Shaykh Salman, le célèbre messager qui arrivait de Perse porteur de lettres et de demandes et en repartait avec des épîtres et des lettres, avait demandé à Mirza Yahya de lui expliquer le sens de ces deux vers bien connus de Sa’di:

L’Ami est plus proche de moi que moi-même.

Mais le plus surprenant est mon éloignement de lui.

La réponse de Mirza Yahya était absurde. Même Siyyid Muhammad-i-Isfahani et Haji Ahmad-i-Kashani qui deviendraient ses lieutenants le jour où il se rebellerait contre son frère, se joignirent aux autres pour lui montrer son erreur et confirmer que Sa’di exprimait poétiquement le sens de ce verset du Coran: «Nous sommes plus proche de lui que sa veine jugulaire» (50:15). Son ignorance étant évidente, Mirza Yahya tenta de noyer le poisson. On se rappellera qu’en route vers Istanbul Siyyid Muhammad s’était tellement moqué de Mirza Yahya au cours d’une dispute que ce dernier s’en était plaint à Baha’u’llah. Aqa Rida ajoute que Siyyid Muhammad ne cessait pas de rire et de se moquer de Mirza Yahya. Puis, un jour, Siyyid Muhammad affirma qu’il avait été insulté et partit loger au Mawlavi-Khanih. Aqay-i-Kalim alla le chercher, l’emmena chez lui, le conseilla et le raisonna mais cet homme avait une propension à la méchanceté et, la même chose se reproduisant, il repartit vivre au Mawlavi-Khanih.

Aqa Rida témoigne que Mirza Yahya ressentait de la haine pour Baha’u’llah depuis longtemps et qu’il projetait de le tuer. Une de ses tentatives est contée par Ustad Muhammad-’Aliy-i-Salmani, le barbier, dans son autobiographie:

Un jour, alors que m’occupant des bains j’attendais la Perfection bénie, Azal entra, se lava et commença à s’appliquer du henné. Je m’assis près de lui pour l’aider et il commença à me parler. Il mentionna un ancien gouverneur de Nayriz qui avait tué des croyants et était un ennemi irréductible de la Cause. Puis il loua le courage et la bravoure et dit que certains étaient courageux de nature et que cela se voyait dans leur conduite le moment venu. Puis il revint à Nayriz et rappela qu’à un moment ne restait des enfants des croyants qu’un seul garçon de dix ou onze ans. Un jour que le gouverneur était aux bains, ce garçon entra et, au moment où le gouverneur sortait de l’eau il le poignarda, lui ouvrant grand le ventre. Le gouverneur hurla, ses serviteurs se précipitèrent, virent le garçon tenant un couteau et l’attaquèrent. Puis ils voulurent s’occuper de leur maître mais le garçon, bien que blessé, se releva et le poignarda de nouveau. Azal reprit ensuite ses louanges sur la bravoure et comme il est merveilleux d’être courageux. Il continua en disant: «Vois ce qu’ils font à la Cause. Tout le monde se lève contre moi, même mon frère ! Et moi, malheureux que je suis, je ne connais aucun réconfort.» À sa manière de parler on comprenait qu’il impliquait qu’on lui faisait du tort à lui, le successeur du Bab et que son frère était son agresseur et un usurpateur (que Dieu me garde !). Puis il revint sur la bravoure et sur la Cause qui en avait bien besoin. En fait, en me racontant l’histoire du gouverneur de Nayriz, en louant la bravoure et en m’encourageant, il cherchait seulement à me pousser à tuer Baha’u’llah.

En comprenant cela, je fus si troublé que je ne me suis jamais senti aussi bouleversé de toute ma vie. J’avais l’impression que le bâtiment s’effondrait autour de moi. Sans rien dire, mais très perturbé, j’allais m’asseoir dans l’antichambre. Je me dis que j’allais retourner dans le bain et lui couper la tête, quelles qu’en soient les conséquences. Puis que je me dis que l’assassiner n’était pas une mince action et que je risquais d’offenser Baha’u’llah. Supposons que je le tue, me disais-je et qu’en présence de la Perfection bénie elle me demande pourquoi je l’ai tué, que pourrais-je répondre ? Cette pensée m’empêcha de mettre mon idée à exécution. Je retournais dans les bains et dit à Azal de «foutre le camp» [En persan Gum Shaw est une expression très insultante]. Azal se mit à gémir et à trembler et me demanda de verser de l’eau sur sa tête pour rincer le henné, ce que je fis. Il finit de se laver, sortit des bains dans un état d’agitation avancé et je ne l’ai jamais revu.

J’étais dans un tel état que rien ne pouvait me calmer. Ce jour-là, la Perfection bénie ne vint pas aux bains mais Mirza Musa y vint et je lui dit que l’effrayante suggestion d’Azal m’avait mis en colère. Mirza Musa me répondit: Ça fait des années qu’il y pense. N’y fait pas attention. Il pense à ça depuis toujours !». Comme personne d’autre ne venait aux bains, je les fermais et allait voir le Maître [‘Abdu’l-Baha, la Plus-Grande-Branche.] pour lui raconter ce que Mirza Yahya m’avait dit, comme cela m’avait rendu furieux et que j’avais eu envie de le tuer mais que je ne l’avais pas fait. Le Maître remarqua que c’était quelque chose que les gens ne réalisaient pas, mais qu’il ne fallait pas en parler et le garder secret. J’allais ensuite voir Mirza Aqa Jan, lui fit un rapport complet de l’incident en lui demandant de le rapporter à Baha’u’llah. Mirza Aqa Jan revint me dire: «Baha’u’llah demande de dire à Ustad Muhammad-’Ali de ne mentionner cela à personne.»

Ce soir-là je réunis tous les écrits d’Azal et j’allais dans le salon de la maison de Baha’u’llah pour les brûler dans le brasero. Avant cela, je les montrais à sept ou huit des croyants présents en confirmant: «Ce sont les écrits d’Azal.» Ils protestèrent en me demandant pourquoi je faisais cela. Je répondis que jusqu’à aujourd’hui j’estimais hautement Azal mais que maintenant il ne valait même pas un chien.

D’après Aqa Rida, la tentative de Mirza Yahya pour soudoyer le barbier était, une entreprise de longue haleine ; il lui fallut au moins trois mois avant de trouver le courage de parler ouvertement à Ustad Muhammad-’Ali. Comme on l’a vu, le barbier ressentit une telle rage qu’il faillit se débarrasser de Mirza Yahya sur place.

En parlant de cet événement, le Gardien de la foi baha’ie écrit:

Bien que, par la suite, Baha’u’llah lui eût ordonné de ne raconter cet incident à personne, le barbier fut incapable de se retenir et il trahit le secret, plongeant, de ce fait, la communauté dans une grande consternation. «Quand le secret qu’il (Mirza Yahya), gardait en son coeur fut révélé par Dieu, affirme lui-même Baha’u’llah, il désavoua pareille intention et l’imputa à ce même serviteur» [Ustàd Muhammad-’Ali]. (4)

Ce même Ustad Muhammad-’Ali rapporte aussi que Mirza Yahya, toujours redoutant d’être reconnu, dit à Shamsi Big, qui les avait officiellement reçus à Istanbul, qu’il était un serviteur de Baha’u’llah. Et toujours dans le but de cacher son identité, il se réfugiait souvent dans la partie réservée aux serviteurs alors qu’il avait une maison à lui.

Les actions de Mirza Yahya dans sa vaine tentative de «ranimer son rôle moribond de chef» provoquèrent des événements de grande importance qui sont décrits par Shoghi Effendi, alors qu’il continue sa description de ce qu’il nomme «la première convulsion interne d’importance»:

Le moment était maintenant arrivé pour celui qui avait si récemment, à la fois par ses paroles et dans de nombreuses tablettes, révélé la signification des revendications qu’il avait avancées, de faire connaître officiellement le caractère de sa mission à celui qui était le remplaçant nominal du Bab. Mirza Aqa Jan fut donc chargé de porter à Mirza Yahya la Suriy-i-Amr, nouvellement révélée, qui confirmait nettement ces revendications, de lui lire tout haut son contenu, et de lui demander une réponse décisive et sans équivoque. Mirza Yahya demanda une journée de réflexion pour pouvoir méditer sa réponse, requête qui lui fut accordée. Mais la seule réponse, toutefois, qui devait venir, fut une contre-déclaration, spécifiant l’heure et la minute où il était devenu le bénéficiaire d’une révélation indépendante, révélation qui exigeait la soumission sans réserve à sa personne, de la part des peuples de la terre, à l’Est comme à l’Ouest.

Une assertion aussi présomptueuse, faite par un adversaire aussi perfide à l’envoyé de l’auteur d’une révélation si importante, donna le signal de la rupture ouverte et définitive entre Baha’u’llah et Mirza Yahya, rupture qui marque l’une des dates les plus sombres de l’histoire baha’ie. Dans l’espoir d’apaiser la féroce animosité qui dévorait ses ennemis, et d’assurer à chacun des exilés la liberté absolue de choisir entre lui et eux, Baha’u’llah se retira avec sa famille dans la demeure de Rida Big (Shavval 22, 1282 A.H.)*, louée à sa demande, et il refusa pendant deux mois de fréquenter les amis comme les étrangers, y compris ses propres compagnons. Il chargea Aqay-i-Kalim de partager tous les meubles, literie, vêtements et ustensiles qu’on trouverait chez lui, et d’en envoyer la moitié dans la maison de Mirza Yahya, de lui remettre certaines reliques qu’il convoitait depuis longtemps, comme par exemple les sceaux, les bagues et les manuscrits du Bab, et de veiller à ce qu’il reçoive sa part entière de la pension fixée par le gouvernement pour la subsistance des exilés et de leurs familles. En outre, il fit donner des ordres par Aqay-i-Kalim pour que, chaque jour, pendant plusieurs heures, Mirza Yahya soit aidé à faire ses achats par l’un quelconque des compagnons, qu’il pourrait choisir lui-même, et afin qu’il soit sûr que tout envoi à son nom, provenant de Perse, lui serait dorénavant remis en main propre. (5)

* [nota: Le 10 mars 1866. Cette maison était dans un autre quartier de la ville]

Aqa Rida parle de la profonde détresse, causée par la réclusion de Baha’u’llah, que ressentirent les compagnons. Haji Mirza Ahmad-i-Kashani, bien qu’associé avec Mirza Yahya, ne resta pas à Andrinople mais demanda un passeport et partit. Il arriva jusqu’à Bagdad où il fut assassiné par un Arabe soi-disant baha’i. Lorsque la nouvelle de l’assassinat crapuleux de Haji Mirza Ahmad arriva à Andrinople, Baha’u’llah en fut affligé. Aqa Muhammad-Sadiq et Mirza Ja’far préférèrent quitter Andrinople eux aussi. Mirza Muhammad-Quli, un autre demi-frère de Baha’u’llah et Mirza Aqa Jan, son serviteur personnel et secrétaire vinrent le rejoindre dans la maison de Rida Big où Aqa Husayn vint faire la cuisine pour la maisonnée. Le reste des compagnons, malheureux et le coeur brisé, n’eut plus accès à la maison de Rida Big sauf un jour, peu après le déménagement de la maison d’Amru’llah. Ce jour-là, en début d’après-midi, ils furent appelés en présence de Baha’u’llah. En leur servant du thé il leur dit: «Cette interdiction a une limite. Tournez-vous vers Dieu. Votre conduite doit être telle que vous soyiez toujours meilleurs que les autres. Que rien ne vous empêche de vous tourner vers Dieu. Placez votre confiance en lui. Vénérez-le. Soyez patient et indulgent. Ne vous disputez avec personne.» Aqa Rida, en se souvenant des conseils de Baha’u’llah, dit que ses paroles étaient si puissantes qu’ils les ressentaient jusque dans la moelle de leurs os et que des larmes jaillissaient de leurs yeux. Baha’u’llah leur demanda ensuite de partir et ordonna à Darvish Sidq-’Ali de visiter tous les jours la maison de Mirza Yahya et de faire les achats nécessaires pour lui et sa famille. Darvish Sidq-’Ali haïssait cette mission mais il obéit à Baha’u’llah jusqu’au jour où Mirza Yahya déménagea dans le quartier Muradiyyih et lui dit qu’il n’avait plus besoin de ses services.

Lorsque Baha’u’llah décréta que Mirza Yahya et sa famille devaient recevoir une large part de l’allocation que le gouvernement ottoman donnait aux exilés, chaque compagnon reçut aussi sa part de l’argent ainsi que des ustensiles utilisés, qu’ils soient en cuivre ou en d’autres matières.

Aqa Rida rapporte qu’ils étaient tous étonnés de l’intensité et de la férocité des sentiments négatifs affichés par Mirza Yahya et son entourage. Un de ceux qui furent attirés par Mirza Yahya, un certain Haji Ibrahim-i-Kashi, avait été traité avec une grande gentillesse, on lui avait donné des lettres pour la Perse, on lui avait dit ce qu’il devait dire partout où il irait. Mais lorsqu’il découvrit la mesquinerie de leurs arguments, il se repentit et rejoignit les compagnons. Il aurait avoué: «J’ai cru d’abord que leur but était d’appliquer des réformes et de chercher la réconciliation. Mais, après réflexion, j’ai compris qu’ils n’avaient que haine et calomnie à répandre.» Aqa Rida rapporte qu’avec quelques autres il put lire quelques-unes des lettres données à Haji Ibrahim et qu’ils furent abasourdis de découvrir la quantité de mensonges qu’elles contenaient.

Ayant échoué dans leur tentative de séduction de Haji Ibrahim-i-Kashi, Mirza Yahya et ses infâmes complices accomplirent un acte tout aussi honteux. Une des femmes de Mirza Yahya, la mère de son fils Mirza Ahmad*, fut envoyée chez le gouverneur, gémissant et se lamentant, disant aux autorités qu’ils avaient faim, n’ayant rien à manger parce que Baha’u’llah gardait tout l’argent pour lui. Or, nous dit Aqa Rida, c’était à l’époque où deux mille tumans, reçus récemment de Qazvin, avaient été donnés à Mirza Yahya. Et il répète qu’il n’y eut jamais un jour où l’on négligea les besoins de Mirza Yahya et de ceux qui le suivaient. Même lorsque Siyyid Muhammad-i-Isfahani partit loger au Mawlavi-Khanih, il continua à recevoir thé, sucre et autres nécessités. À cet endroit de son journal Aqa Rida, après avoir relaté les actes odieux de Mirza Yahya et de son lieutenant, écrit une prière qu’il a composée:

«O Dieu, Tu sais que je ne mentionne ces événements que dans un but, établir la vérité et expliquer la situation. Je mentionne ce qui s’est passé et dont j’ai été témoin afin que cela soit clair et évident pour tous. Je n’ai jamais ressenti de haine pour personne. J’ai confiance en ta grâce et en ta générosité qui me préserveront de l’erreur, qui nous aideront à ne pas dévier du chemin de la justice, de l’équité, de la fidélité et de la loyauté, afin que je ne dise que la vérité. Tu confirmes tout le monde. Tu es l’Omniscient, le Tout-Puissant.»

* [nota: Des dizaines d'années plus tard Mirza Ahmad se tourna vers 'Abdu'l-Baha, repentant et ayant besoin de soins. L'auteur se souvient de lui, dans les années vingt du vingtième siècle, âgé et menant une vie tranquille dans la Maison des pèlerins sur le mont Carmel. Un jour qu'un groupe d'étudiants de l'Université américaine de Beyrouth, venus à Haïfa, séjournaient aussi dans la maison des pèlerins (l'auteur en faisait partie), le Gardien de la foi baha'ie leur demanda de ne pas heurter les sentiments de ce vieil homme silencieux en parlant, en sa présence, des aberrations et des mauvaises actions de son père.]

Puis Aqa Rida raconte une histoire encore plus bizarre. On demanda aux partisans de Mirza Yahya, alors qu’ils étaient en Irak, pourquoi il avait envoyé sa femme mendier au palais du gouverneur, alors qu’ils savaient très bien qu’ils n’avaient besoin de rien. Ils répondirent que c’était une idée de Siyyid Muhammad et que Mirza Yahya n’en avait rien su. L’explication était pire que l’action elle-même !

En ces jours tumultueux Khurshid Pasha (voir addenda V) venait d’être nommé gouverneur d’Andrinople et selon les archives du consul britannique (FO 195 794) il avait pris sa charge en mars 1866. Son représentant, ’Aziz Pasha rendit visite à Baha’u’llah en faisant preuve d’une humilité et d’une révérence remarquables. Il se sentait particulièrement attiré par ‘Abdu’l-Baha et buvait avec enthousiasme à la fontaine du savoir de Ghusn-i-A’zam (la Plus-Grande-Branche) qui n’était encore qu’un jeune homme d’une vingtaine d’années. Beaucoup plus tard, Baha’u’llah étant alors exilé à Acre, ‘Aziz Pasha devint le vali de Beyrouth. Il vint deux fois à Acre pour présenter ses respects à Baha’u’llah et pour renouveler son amitié avec le fils aîné de Baha’u’llah qu’il admirait grandement.

Avec obséquiosité Mirza Yahya écrivit à Khurshid Pasha ainsi qu’à ‘Aziz Pasha qui montra sa lettre, débordante de flatterie excessive, à Ghusn-i-A’zam. Aqa Rida rapporte que lorsque Baha’u’llah apprit la démarche de Mirza Yahya, il sut que le temps de sa réclusion était terminée ; «le temps prévu» était terminé. Il dit: «Nous nous sommes retirés afin de permettre au feu de l’hostilité de s’éteindre et d’éviter que de tels actes honteux soient perpétrés, mais ce qu’ils accomplirent est pires qu’avant.»

Vint le printemps. «Nous avions loué une maison dans un autre quartier, écrit Aqa Rida, et nous vivions là tous ensemble, priant ensemble jour et nuit. Nous lisions les Écrits sacrés et implorions Dieu de faire cesser la nuit de la séparation, que l’aurore de la proximité se lève et que s’ouvre enfin la porte vers sa présence. Et quand nos prières furent exaucées et que les portes de la bénédiction s’ouvrirent toutes grandes, nous louâmes une autre maison près de celle de Rida Big et nous nous installâmes tous là. Cette maison avait un puits avec de l’eau potable et la cour était vaste et pleine de parterres de fleurs. Chacun à son tour, chaque jour, restait à la maison pour faire tout le travail nécessaire: tirer de l’eau, balayer, cuisiner, préparer le thé, s’occuper des fleurs comme si tous les autres étaient ses invités et qu’il était leur hôte. Le dîner terminé, il lavait les plats et les couverts et les passait à celui qui, le jour suivant, jouerait le rôle de l’hôte à son tour. Les Branches [les fils de Baha’u’llah] venaient tous les jours et parfois aussi la Beauté bénie. C’était une bonne maison agréable à vivre.»

Des visiteurs, comme Aqa ‘Ali-Akbar-i-Khurasani et Shaykh Salman le messager, commençaient à arriver à Andrinople pour rencontrer Baha’u’llah. Ils étaient très heureux de séjourner dans la maison décrite par Aqa Rida. Quelques épîtres furent révélées dans cette maison et les versets s’écoulaient des lèvres de Baha’u’llah assis au milieu de ses compagnons. Il dit un jour, Aqa Rida se souvient… «Quel lieu agréable et quelle belle province. Pourtant je ne souhaite pas rester ici. Tout changera avant longtemps.» Aqa Rida dit qu’à partir de ce jour-là Baha’u’llah parla fréquemment du changement qui arrivait, même si on ne le voyait pas venir. Aqay-i-Kalim avait lui aussi prit une maison dans ce quartier.

La maison de Rida Big avait un biruni et un andaruni, le second étant plus petit que le premier. Le biruni avait une grande cour ornée d’une variété d’arbres, de buissons et de fleurs où Baha’u’llah venait quelquefois, plutôt en fin d’après-midi, et il y faisait les cent pas en parlant aux compagnons. Aqa Rida se souvient d’un de ces jours en particulier où Baha’u’llah parlait de ceux qui s’étaient opposés à la cause de Dieu, avaient tenté de lui porter tort, et avaient persécuté les croyants ; il les nommait l’un après l’autre en indiquant comment ils avaient été humiliés. Avant peu, dit-il (et Aqa Rida écrivit ses paroles): «Vous verrez les tyrans, les ennemis et les opposants de la cause de Dieu disparaître et triompher le Verbe de Dieu.» Il ajouta: «Il doit être clair à tous que nous n’avons accepté les calamités et ne devînmes captif que pour glorifier la cause de Dieu et pour témoigner de la vérité de son Verbe.» Pendant ces jours à Andrinople la révélation des Épîtres et des versets était abondante et prolifique. Aqa Rida nous dit que leur abondance était telle que les Aghsan, les fils de Baha’u’llah, et Mirza Aqa Jan, son serviteur et secrétaire, passaient de longues heures, jour et nuit, à les copier et les transcrire.

Baha’u’llah vivait toujours dans la maison de Rida Big et venait, de temps à autre, passer une heure ou deux dans le verger ou dans le pré proches du quartier Muradiyyih. Puis la maison d’Amr’ullah, qui avait été louée par ‘Aziz Pasha, fut libérée de nouveau et Baha’u’llah retourna s’y installer. Au même moment les compagnons déménagèrent dans une maison proche, qui était occupée auparavant par Mirza Yahya et sa famille. Aqay-i-Kalim déménagea à la même époque.

Parmi les nouveaux arrivants on note Haji-’Ali-’Askar-i-Tabrizi et les frères Haji Ja’far et Haji Taqi (voir addenda V) qui logèrent dans une auberge ; Siyyid Ashraf de Zanjan qui sera martyrisé plus tard (voir p. 494) accompagné de sa soeur ; Haji Mirza Haydar-’Ali suivi de Haji Mirza Husayn-i-Shirazi, qui bientôt seront arrêtés en Égypte et bannis au Soudan, vinrent aussi à Andrinople où ils séjournèrent dans la maison occupée par les compagnons. Mirza Rida-Quli et Mirza Nasru’llah, deux frères de Tafrish, dont la soeur, Badri-jan, mariée à Mirza Yahya en était séparée (6), arrivèrent de Téhéran vers la même époque et louèrent une maison. Dans la maison d’Amr’ullah, redevenue la résidence de Baha’u’llah, et dans celle des compagnons, des réunions se tenaient au cours desquelles ce dernier intervenait. Ainsi les compagnons, plus qu’honorés, avaient le privilège d’assister au processus de révélation et à la manière dont les versets divins s’écoulaient de ses lèvres. C’est dans la maison d’Amru’llah que la réponse à ‘Ali-Muhammad-i-Sarraj, le tanneur, un partisan de Mirza Yahya fut révélée ; elle avait la taille d’un livre.

Shaykh Salman le messager, Ustad ‘Abdu’l-Karim, Aqa ‘Ali-Akbar, Aqa Muhammad-Hasan et sa soeur durent repartir en Irak. Ils étaient tristes, arrachés à la présence de leur Bien-Aimé, mais ils obéirent. Aqa Rida note que le jour de leur départ fut un jour unique, car une fois qu’ils furent partis, Baha’u’llah le reçut dans l’andaruni dont on venait d’allumer la lampe, et lui demanda s’il avait écrit quelque chose à quelqu’un. Puis il dit: «Écris ceci maintenant», et d’une voix formidablement puissante et autoritaire, il continua «Écris ceci: Par la vérité de Dieu, de l’horizon de mon visage un soleil s’est levé sur lequel la Plume suprême de Dieu a inscrit: «En ce jour la souveraineté est à Dieu, le Tout-Puissant, l’Universel, le très-Exalté, le Très-Glorieux.» Comme une épée plongée dans le dos de Satan, lui et ses armées sont mis en déroute. Ils s’enfuient jusque dans les profondeurs de l’enfer. Ainsi vient le commandement de Dieu.» La Plus-Grande-Branche, ‘Abdu’l-Baha, qui était présent fit observer que ce verset devait être écrit immédiatement. On amena plume et papier et l’admonition fut écrite ; elle servira d’introduction à une épître adressée à Siyyid ‘Aliy-i-’Arab qui vivait à Tabriz.

Les azalis, partisans de Mirza Yahya, affirment que cet homme fut assassiné par Shaykh Ahmad-i-Khurasani. L’agent consulaire britannique de Tabriz le confirme dans un rapport et, l’histoire inédite de la foi baha’ie dans la province d’Azerbaïdjan écrite par Mirza Haydar-’Ali Usku’i et continuée par Aqa Muhammad-Husayn-i-Milani, le corrobore. Ils affirment qu’au temps où Baha’u’llah était encore à Andrinople, Shaykh Ahmad-i-Khurasani, Mirza Mustafay-i-Naraqi et un derviche du nom de ‘Ali Naqi arrivèrent à Tabriz, en route vers la Turquie ottomane pour y retrouver Baha’u’llah. Un soir, ils rencontrèrent Siyyid ‘Aliy-i-’Arab qui, au cours de la conversation commença à parler de Baha’u’llah en termes insultants. Piqués au vif, leur patience à bout, ils se précipitèrent sur lui, arrachèrent le châle qu’il portait autour de la taille et l’étranglèrent avec. Le lendemain on trouva le corps de Siyyid ‘Aliy-i-’Arab, les trois hommes furent arrêtés et, plus tard, décapités en public*. Selon le rapport du consul britannique, Shaykh Ahmad-i-Khurasani avoua facilement qu’il avait tué Siyyid ‘Ali de ses propres mains. Haji Mu’inu’s-Saltanih de Tabriz, auteur d’une chronique détaillée sur l’histoire de la religion babie, assista personnellement à l’exécution des trois baha’is. Il faut remarquer qu’ils ne furent pas décapités à cause du meurtre de Siyyid ‘Aliy-i-’Arab, qui avait peu d’importance aux yeux des autorités, mais parce qu’ils étaient baha’is.

* [nota: Le rapport du consul russe de Tabriz indique qu'ils furent arrêtés en décembre 1866 et exécutés le janvier suivant.]

Cet épisode déplorable et tragique connut une suite encore plus tragique. Dans la poche de l’un des martyrs de Tabriz on trouva une pétition adressée à Baha’u’llah, écrite par Mirza Muhammad-’Ali, un médecin très connu de Zanjan. Les autorités de Tabriz envoyèrent cette lettre à Téhéran. Lorsque Nasiri’d-Din l’apprit il écrivit au gouverneur de Zanjan en lui ordonnant de mettre à mort Mirza Muhammad-’Ali. Une nuit, le médecin fut appelé au palais du gouverneur pour voir un malade. À son arrivée, le bourreau l’attendait. On apporta un baquet et l’innocent médecin fut décapité sans pitié. Cela dit, c’est en assistant à l’exécution des trois martyrs de Tabriz qui ne montrèrent aucune peur et moururent joyeusement, que Shirzad Khan-i-Sartip un grand personnage, se convertit. Étranges sont les décrets de la Providence !

Aqa Rida rapporte qu’une autre nuit, vers cette époque-là, tous les visiteurs et la plupart des compagnons étaient réunis en présence de Baha’u’llah dans l’andaruni. Il leur parla de ce qui se passait en Irak où s’activaient les partisans de Mirza Yahya, du comportement de Mulla Muhammad-Ja’far-i-Naraqi, de miracles et de choses surnaturelles. Il ne faut pas prendre l’ordre naturel des choses à la légère, dit-il, mais si un groupe de gens fait d’un événement particulier la pierre de touche de sa conviction, et fait la promesse de se soumettre s’il arrive, dans sa bonté Dieu fera en sorte que cet événement se passe pour eux. Par exemple, continua Baha’u’llah, Mulla Muhammad-Ja’far est infirme et boiteux. Qu’il fasse de sa guérison l’épreuve de sa foi. À lui de décider: qu’il se tourne vers Mirza Yahya d’abord, puis, s’il n’obtient pas satisfaction, qu’il se tourne vers le Seuil exalté.

Le défi de Baha’u’llah fut transmis à Mulla Muhammad-Ja’far mais il ne voulait pas changer. Quelques années avant, les religieux chiites d’Irak s’étaient, eux aussi, dérobés, n’osant accepter un tel défi.

Baha’u’llah résidait toujours dans la maison d’Amru’llah lorsque Mirza Aqa Jan et Aqa ‘Abdu’l-Ghaffar furent envoyés à Istanbul pour s’opposer aux manoeuvres de Siyyid Muhammad-i-Isfahani. Mais son second séjour dans cette habitation serait de courte durée car, six mois plus tard le propriétaire la vendit et Baha’u’llah dut louer la maison de ‘Izzat Aqa, dans un autre quartier de la ville. Ce serait sa dernière résidence à Andrinople. C’est alors qu’advint un événement décisif que conte le Gardien:

C’est dans cette maison, au mois de jamàdiyu’l-avval 1284 A.H. (septembre 1867), qu’un événement de la plus haute importance se produisit, qui entraîna la déconfiture complète de Mirza Yahya et de ses partisans, et rendit évident le triomphe de Baha’u’llah sur eux, tant aux yeux de ses amis que de ses ennemis. Un certain Mir Muhammad*, babi de Chiraz, fort irrité tant par les prétentions de Mirza Yahya que par sa réclusion poltronne, réussit à obliger Siyyid Muhammad d’engager celui-ci à rencontrer Baha’u’llah face à face, de sorte qu’on puisse discerner au grand jour la vérité de l’erreur. Présumant de façon stupide que son illustre frère n’accepterait jamais une telle proposition, Mirza Yahya désigna la mosquée de Sultan Salim comme lieu de rencontre. Aussitôt informé de cet arrangement, Baha’u’llah se mit en route, à pied, dans la chaleur de midi, accompagné par ce même Mir Muhammad**, pour ladite mosquée, située dans une partie éloignée de la ville. Tout en marchant à travers les rues et les marchés, Baha’u’llah récitait des versets, avec une voix et d’une manière qui étonnèrent grandement ceux qui le virent et qui l’entendirent.

* [nota: Cet homme, accompagné de ses animaux de bât faisait partie de la caravane des exilés de Bagdad à Samsun.]
** [nota: Mirza Aqa Jan et Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Amir l'accompagnaient aussi.]

Ainsi qu’il le mentionne dans une tablette, voici quelques-unes des paroles qu’il prononça à cette occasion mémorable: «Ô Muhammad, celui qui est l’Esprit est vraiment sorti de sa demeure, et avec lui sont sorties les âmes des élus de Dieu ainsi que la réalité de ses messagers. Voyez donc les habitants des royaumes célestes, au-dessus de ma tête, et dans ma main, tous les témoignages des prophètes. Dis: Si tous les prêtres, tous les sages, tous les rois et gouvernants de la terre se rassemblaient, en vérité je les affronterais et je proclamerais les versets de Dieu, le Souverain, le Tout-Puissant, l’Infiniment-Sage. Je suis celui qui ne craint personne, quand bien même tous ceux qui existent sur terre et dans le ciel se lèveraient contre moi… C’est ma main que Dieu a rendue blanche pour que tous les mondes la voient. Voici mon bâton* ; si Nous le jetions à terre, en vérité, il avalerait toutes les choses créées.» Mir Muhammad, qui avait été envoyé en avant pour annoncer l’arrivée de Baha’u’llah, revint bientôt et l’informa que celui qui avait mis son autorité au défi souhaitait, en raison de circonstances imprévues, retarder l’entrevue d’un jour ou deux.

* [nota: Allusion à Moïse]

De retour chez lui, Baha’u’llah révéla une tablette dans laquelle il racontait ce qui s’était passé et fixait la date de l’entrevue manquée ; il apposa son sceau sur la tablette et la confia à Nabil [nota: Nabil était arrivé à Andrinople], lui disant de la remettre à l’un des nouveaux croyants, Mullà Muhammad-i-Tabrizi ; ce dernier devait la transmettre à Siyyid Muhammad qui venait souvent à la boutique de ce croyant. Il fut convenu de demander à Siyyid Muhammad, avant de lui remettre cette tablette, une note cachetée, promettant que Mirza Yahya, au cas où il ne viendrait pas au lieu du rendez-vous, affirmerait, par écrit, la fausseté de ses revendications. Siyyid Muhammad promit d’apporter, le jour suivant, le document en question, mais bien que Nabil, pendant trois jours consécutifs, attendît la réponse dans cette boutique, le siyyid n’apparut pas et n’envoya aucune note. Vingt-trois ans plus tard, Nabil, racontant cet épisode historique dans ses chroniques, affirma que cette tablette jamais remise se trouvait encore en sa possession, «en aussi bon état que le jour où la Plus-Grande-Branche l’avait écrite et où le cachet de l’ancienne Beauté l’avait scellée et ornée», témoignage tangible et irréfutable de la suprématie de Baha’u’llah, établie sur un adversaire vaincu.

Comme déjà observé, cet épisode, le plus désolant de son ministère, fit naître en Baha’u’llah une angoisse aiguë. Celui que, pendant des mois et des années, se lamenta-t-il, j’ai élevé avec les mains de la tendre bonté, s’est levé pour prendre ma vie. Les cruautés infligées par mes oppresseurs, écrit-il, faisant allusion à ces perfides ennemis, m’ont courbé et ont fait blanchir mes cheveux. Si tu te présentais devant mon trône tu ne pourrais reconnaître l’ancienne Beauté, car la fraîcheur de son visage s’est altérée et son éclat s’est terni à cause de l’oppression des infidèles. Par Dieu ! s’écrie-t-il, il n’existe aucun point de mon corps qui n’ait été touché par les lances de tes machinations. Et encore: Tu as commis contre ton frère ce qu’aucun homme n’a commis contre un autre homme. Ce qui est sorti de ta plume, affirme-t-il de plus, amena les visages de gloire à se prosterner dans la poussière ; le voile de grandeur, dans le paradis sublime, fut, de ce fait, déchiré en deux, et les coeurs des élus installés sur les sièges les plus élevés en furent brisés. Et pourtant, dans le Kitab-i-Aqdas, un Seigneur clément assure à ce même frère, cette source de perversion, dont l’âme même a donné naissance aux vents de la passion qui ont soufflé sur lui, de n’avoir aucune crainte à cause de tes actes ; il lui ordonne de retourner à Dieu, humble, soumis et effacé, et affirme qu’Il te remettra tes péchés, et que ton Seigneur est le Clément, le Puissant, le Très-Miséricordieux. (...)

Une brèche temporaire, il fallait l’avouer, avait été faite dans les rangs de ses partisans. Sa gloire avait été éclipsée et ses annales entachées d’opprobre pour toujours. Son nom, cependant, ne pouvait être effacé, son esprit était loin d’être abattu, et ce prétendu schisme ne pouvait en scinder l’édifice en deux. L’Alliance du Bab auquel il a déjà été fait allusion, avec ses vérités immuables, ses prophéties incontestables et ses avertissements répétés, montait la garde auprès de cette foi, assurant son intégrité, démontrant son incorruptibilité et perpétuant son influence. (7)

En parlant de cet épisode, Aqa Rida mentionne un marchand de tabac persan, Hasan Aqay-i-Salmasi. Bien que n’étant pas un des croyants, il était au courant des événements et était présent lorsque Baha’u’llah passa devant sa boutique. Ce qui n’empêcha pas plus tard Mirza Yahya d’écrire à ses partisans pour leur affirmer que c’était Baha’u’llah qui n’était pas venu le rencontrer et que lui avait été fidèle au rendez-vous. Et pour faire bonne mesure, il ajouta un autre mensonge, à savoir que personne ne l’avait vu pendant le voyage de Bagdad à Andrinople, alors que depuis Mosul il avait voyagé dans la suite de Baha’u’llah.

La maison de ‘Izzat Aqa était neuve et avait une belle vue sur la rivière et les vergers du sud de la ville. Ses pièces étaient spacieuses et, même si le biruni était plus petit que l’andaruni, ils étaient tous les deux assez grands et comptaient de grandes cours plantées d’arbres variés. Mirza Mahmud-i-Kashani s’occupait des jardins et des parterres de fleurs. Les compagnons déménagèrent dans une maison dans le même quartier qui était assez grande pour eux et était équipée d’un bain turc. Les visiteurs aussi y logeaient, notamment Mirza Baqir-i-Shirazi (voir addenda V) dont la soeur était mariée à Mirza Yahya. Il arriva avec Aqa ‘Abdu’llah-i-’Arab. Mirza Baqir déplorait l’insubordination et la défection de Mirza Yahya et avait écrit un traité réfutant ses prétentions. C’était aussi un excellent calligraphe et, pendant son séjour à Andrinople, il copia et transcrivit de nombreuses épîtres.

Nous avons déjà indiqué en quelle haute estime Khurshid Pasha, le vali d’Andrinople, tenait Baha’u’llah. Aqa Husayn-i-Ashchi raconte qu’il avait très envie d’accueillir au palais du gouverneur Baha’u’llah, mais ce dernier ne voulut pas accepter l’invitation de Khurshid Pasha immédiatement. Pourtant un soir du mois de Ramadan, alors que le gouverneur avait invité les religieux et les notables de la ville à venir briser le jeûne chez lui, il chargea ‘Abdu’l-Baha de supplier Baha’u’llah de lui faire l’honneur d’assister à cette grande fête parmi cette brillante assemblée. Baha’u’llah accepta cette invitation. Ashchi raconte comment les invités, gens riches et savants, étaient fascinés, captivés et transportés par les paroles de Baha’u’llah. Avec humilité et courtoisie ils lui posaient des questions dont les réponses, énoncées d’une voix puissante et autoritaire, les émerveillaient et les satisfaisaient. Ashchi remarque que lorsque le sultan décréta l’exil de Baha’u’llah ces hommes, affligés, ressentirent cruellement cette perte. Ayant été ainsi particulièrement honoré par Baha’u’llah, Khurshid Pasha demanda à ‘Abdu’l-Baha de passer autant de soirées que possible au palais du gouverneur pendant le mois du Ramadan, ce que la Plus-Grande-Branche accepta volontiers.

De plus en plus de visiteurs arrivaient maintenant à Andrinople. Les deux frères Aqa Muhammad-Isma’il et Aqa Nasru’llah restèrent quelque temps. Ils furent suivis par Siyyid Mihdiy-i-Dahiji, Aqa Jamshid-i-Gurji (voir addenda V), Mirza ‘Aliy-i-Sayyad-i-Maraghi’i et Husayn-i-Baghdadi. Ils furent logés dans le biruni de la maison de ‘Izzat Aqa. Nous avons déjà signalé l’arrivée de Nabil-i-A’zam, Muhammad-Javad-i-Qazvini et le célèbre calligraphe Mishkin-Qalam. Haji Abu’l-Qasim-i-Shirazi arriva d’Égypte ; sa fortune fit qu’il fut bientôt mêlé aux intrigues de Haji Mirza Hasan Khan, le consul persan du Caire. On continua à tenir régulièrement des réunions, où étaient lus épîtres et versets, dans la maison des compagnons et Baha’u’llah y assistait souvent. Puis on loua une maison pour Mishkin-Qalam afin qu’il puisse pratiquer son art tranquillement. Nabil et Aqa Jamshid l’y rejoignirent plus tard. Baha’u’llah honora plusieurs fois cette maison de sa présence. Enfin Aqay-i-Kalim aussi emménagea dans une maison proche de celle de ‘Izzat Aqa.

Les quelques mois de résidence dans la maison de ‘Izzat Aqa constituent la période la plus féconde de tout le ministère de Baha’u’llah: épîtres et versets coulaient sans discontinuer de sa plume et de ses lèvres. Un jour, relate Aqa Rida, Baha’u’llah dit à ses compagnons et ses visiteurs, tandis qu’il faisait les cent pas dans la cour du biruni: «Aujourd’hui, alors que nous étions aux bains, nous avons écrit quelque chose pour Nasiri’d-Din Shah ; ce n’est pas encore transcrit, mais qui acceptera de la lui porter ?» Nombreux étaient ceux qui désiraient cette distinction mais cette grande mission qui exigerait héroïsme et sacrifice était destinée, comme nous le verrons, à un jeune homme insensible, pour l’instant, à l’influence de Baha’u’llah.

C’est pendant les éprouvantes années passées à Andrinople que Baha’u’llah proclama la révélation dont Dieu l’avait investi. Où trouver une meilleure description de cette période fructueuse que sous la plume du Gardien de la foi baha’ie, dans son ouvrage Dieu passe près de nous:

Bien que fléchissant sous le poids du chagrin, et souffrant toujours des conséquences de l’attentat à sa vie, et quoiqu’il sût parfaitement qu’un nouveau bannissement était probablement imminent, imperturbable devant le coup que sa cause avait reçu ainsi que devant les dangers dont elle était entourée, Baha’u’llah se dressa malgré tout avec une puissance sans égale, avant même la fin de cette épreuve, pour annoncer la mission dont il était chargé à ceux qui, en Orient et en Occident, détenaient entre leurs mains les rênes du pouvoir temporel suprême. L’étoile du matin de sa révélation était destinée, grâce à cette proclamation même, à étinceler au faîte de sa gloire, et sa foi à manifester, dans sa plénitude, son divin pouvoir.

Une période d’activité prodigieuse s’ensuivit qui, par ses répercussions, l’emporta sur les années de printemps du ministère de Baha’u’llah. Jour et nuit, écrit un témoin oculaire, les versets divins pleuvaient en quantité telle qu’il fut impossible de les consigner tous. Mirza Aqa Jan les écrivait au fur et à mesure de leur dictée, tandis que la Plus-Grande-Branche était continuellement occupée à les transcrire. Il n’y avait pas un moment à perdre. (...) Baha’u’llah, faisant lui-même allusion aux versets qu’il révéla, écrit: Tels sont les torrents… provenant des nuées de la bonté divine qu’en l’espace d’une heure, l’équivalent d’un millier de versets ont été révélés. La grâce octroyée en ce jour est telle, qu’en un jour et une nuit seulement, si l’on trouvait un secrétaire capable de l’écrire, la valeur d’un Bayan persan serait déversée du ciel de la sainteté divine. J’en jure par Dieu, affirme-t-il d’autre part, en ces jours, ce qui a été révélé correspond à tout ce qui fut envoyé jadis aux Prophètes. Ce qui a déjà été révélé sur cette terre (Andrinople), déclare-t-il en outre, parlant de l’abondance de ses écrits, les secrétaires ne sont pas capables de le transcrire. Aussi, la plus grande partie n’a-t-elle pas été transcrite.

Déjà, au plus fort de cette grave crise, et même avant qu’elle n’atteignît son maximum, des tablettes innombrables coulèrent de la plume de Baha’u’llah, dans lesquelles il exposait complètement la portée des revendications qu’il venait de soutenir. La Suriy-i-Amr [Commandement], la Lawh-i-Nuqtih [Tablette du Point], la Lawh-i-Ahmad [Épître à Ahmad], la Suriy-i-Ashab [Épître aux compagnons], la Lawh-i-Sayyah, la Suriy-i-Damm [Tablette du sang], la Lawhu’r-Ruh [Tablette de l’Esprit], la Lawhu’r-Ridvan [Tablette de Ridvan], la Lawhu’t-Tuqa [Tablette de la piété ou de la Crainte de Dieu] sont au nombre des tablettes qu’il avait déjà écrites lorsqu’il transféra son domicile dans la maison d’Izzat Aqa.
Presque aussitôt que fut opérée la «plus grande séparation», Baha’u’llah révéla les tablettes les plus puissantes écrites pendant son séjour à Andrinople: La Suriy-i-Muluk [Épître aux Rois], l’épître la plus importante, dans laquelle, pour la première fois, il s’adresse à l’ensemble des monarques d’Orient et d’Occident et envoie des messages particuliers au sultan de Turquie et à ses ministres, aux rois de la chrétienté, aux ambassadeurs français et persan accrédités près la Sublime Porte, aux chefs ecclésiastiques musulmans à Constantinople, aux sages et aux habitants de cette ville, au peuple de Perse et aux philosophes du monde ; le Kitab-i-Badi’, son apologie, écrite pour réfuter les accusations lancées contre lui par Mirza Mihdiy-i-Rashti* - oeuvre correspondant au Kitab-i-Iqan qui fut révélé pour défendre la révélation babie ; les Munajathay-i-Siyam (Prières du jeûne) écrites en anticipation de son livre de lois ; la première Épître à Napoléon III dans laquelle il s’adresse à l’empereur des Français et met à l’épreuve la sincérité de ses déclarations ; la Lawh-i-Sultan, son épître détaillée au chah Nàsiri’d-Din, dans laquelle sont exposés les buts, les objectifs et les principes de sa foi, et démontrée la validité de sa mission ; la Suriy-i-Ra’is, commencée dans le village de Kashanih, pendant son voyage à Gallipoli, et terminée peu après à Gyawur-Kyuy, tous ces textes peuvent être considérées non seulement comme les plus remarquables des innombrables épîtres qu’il révéla à Andrinople, mais comme occupant une position capitale parmi tous les écrits de l’auteur de la révélation baha’ie. (8)

* [nota: Cet homme était juge à Istanbul. Le Kitab-i-Badi' est écrit comme si Aqa Muhammad-'Ali Tambaku-Furush-i-Isfahani répond à Mirza Mihdiy-i-Rashti. Badi' signifie : unique.]


Photo: Debout de gauche à droite:
Aqa Muhammad-Quliy-i-Isfani, Mirza Nasru'llah-i-Tafrishi, Nabil-i-Azam (auteur des Chroniques de Nabil), Mirza Aqa Jan (Khadimu'llah), Mishkin-Qalam (artiste en caligraphie qui a conçu le dessin du Plus-grand-Nom), Mirza Aliy-i-Sayyah, Aqa Husayn-i-Ashchi, Aqa Abdu'l-Ghaffar-i-Isfahani.
Assis de gauche à droite:
Mirza Muhammad-Javad-i-Qazvini, Mirza Mihdi (la plus pure branche, et frère d'Abdu'l-Baha), Abdu'l-Baha, Mirza Muhammad-Quli (avec probablement l'un de ses enfants), Siyyid Mihdiy-i-Dahiji.
Assis en bas de gauche à droite:
Majdi'd-Din (fils de Mirza Musa, Aqay-i-Kalim), Mirza Muhammad-Ali (demi frère d'Abdu'l-Baha).


28. Andrinople. Les dernières années


Photo: Aqa Husayn-i-Isfahani, Mishkin-Qalam.


Photo: les 1ère lignes des Paroles cachées. A l'avant-dernière ligne commence la 1ère parole: "O fils de l'esprit ! ..." calligraphiées par Mishkin-Qalam.


Photo: Probablement vers la fin de l'exil de Baha'u'llah à Andrinople (vers 1867). Photo de sa famille et de ses compagnons -: assis de g. à d.: sans doute Diya'u'llah (demi-frère de 'Abdu'l-Baha), Mirza Muhammad-Quli (demi-frère de Baha'u'llah), Mirza Muhammad-'Ali (demi-frère de 'Abdu'l-Baha), Mirza Musa Aqay-i-Kalim. Debout: Mirza Aqa jan Khadimu'llah derrière Mirza Muhammad-'Ali.

Aqa Rida nous apprend qu’à l’époque où Mirza Yahya ne tint pas sa promesse et ne vint pas rencontrer Baha’u’llah dans la mosquée, le frère fidèle de Baha’u’llah, Aqay-i-Kalim, était en Anatolie. En passant par Salonique il était arrivé à Smyrne où le rejoindrait plus tard Mir Muhammad qui lui rapportera toute l’histoire de la couardise de Mirza Yahya et de son rendez-vous manqué. Peu après Baha’u’llah chargea Nabil-i-A’zam d’aller demander à Aqay-i-Kalim de revenir à Andrinople et ce dernier obéit immédiatement.

Aux environs de l’année 1867 une puissante épître, qui mentionnait une vision, fut révélée pour Siyyid Husayn-’Ali, un babi qui résidait alors à Bagdad. La nuit même, le Siyyid se sépara complètement des partisans de Mirza Yahya. Lorsque l’épître atteignit Bagdad et que les circonstances de sa révélation en furent connues, un certain nombre de babis firent de même. Cette épître n’est pas la Lawh-i-Ru’ya (Épître de la vision) qui sera révélée plus tard en Terre sainte.

Les azalis qui étaient à Bagdad désiraient maintenant se confronter avec les baha’is au cours d’un débat en présence de religieux juifs, chrétiens et musulmans qui devaient agir comme arbitres. Les baha’is considérèrent d’abord ce projet comme absurde mais finirent par accepter que quelques-uns de chaque bord rencontrent deux hommes: Haji Muhammad-Husayn-Hakim-i-Qazvini (médecin de Qazvin, voir addenda V) et Aqa Mirza Ahmad-i-Hindi (l’Indien) qui n’avaient accepté ni la revendication de Baha’u’llah ni la position de Mirza Yahya. Lawh-i-Qamis (la Tablette de la jupe ou du vêtement) venait d’arriver d’Andrinople et Mirza Mihdiy-i-Kashani en lut quelques extraits lors de cette réunion. L’ignorant complètement, les partisans de Mirza Yahya proposèrent de lire le Dala’il-i-Sab’ih (Les sept preuves) du Bab, qu’ils interprétèrent d’une manière erronée et la réunion se termina sans conclure. Mais les deux arbitres, le médecin de Qazvin et le babi indien qui, jusque-là s’étaient tenus à l’écart, furent convaincus de la vérité de la revendication de Baha’u’llah et lui donnèrent leur allégeance sans réserve. Plus tard, alors que des troubles s’élevaient à Bagdad, Haji Muhammad-Husayn se leva pour défendre les baha’is. «Pour qui te prends-tu ?» lui lança avec arrogance le consul persan auquel il renvoya la question: «Pour qui te prends-tu, toi ?». Le consul répondit «Je suis le drogman du gouvernement». Avec audace le médecin répliqua: «Je suis le drogman de la nation».

C’est aussi en 1867 que naquit Mirza Badi’u’llah, le plus jeune fils de Baha’u’llah.

Mirza ‘Aliy-i-Sayyah (Mulla Adi Guzal) avait été le messager du Bab et, pendant un temps, son serviteur personnel. En compagnie de Mishkin-Qalam et Aqa Jamshid-i-Gurji (ou Bukhara’i) il quitta Andrinople pour Istanbul, sans qu’on sache exactement pourquoi. Ustad Muhammad-’Aliy-i-Salmani suggère que Mishkin-Qalam voulait gagner de l’argent grâce à sa superbe calligraphie pratiquement sans égal à l’époque ; et Baha’u’llah était mécontent de cette décision. Quoi qu’il en soit, ce voyage eut pour les trois hommes des conséquences incalculables. C’est alors que Haji ‘Ali-’Askar (voir addenda V) qui avait rencontré le Bab à Tabriz, s’installa avec sa famille dans la résidence que Mishkin-Qalam et ses deux compagnons avaient libérée. D’autres arrivèrent aussi, notamment Aqa Mirza Zaynu’l-’Abidin, Mirza ‘Ali-Akbar-i-Bujnurdi et Abu’l-Qasim Khan accompagné d’une dame que Aqa Rida appelle la princesse. Il semble qu’ils arrivaient du pèlerinage de La Mecque. Puis l’arrivée de la veuve de Mirza Mustafay-i-Naraqi récemment tué à Tabriz et de son fils Mustafa, d’Aqa Lutfu’llah et de son jeune fils, augmentèrent encore le nombre des baha’is d’Andrinople. Siyyid Mihdiy-i-Dahiji, honoré par Baha’u’llah du titre de ‘Ismu’llahu’l-Mihdi* mais qui, plusieurs années plus tard brisera l’Alliance de Baha’u’llah, partit pour Bagdad et, en route, rencontra les baha’is qui avaient été arrêtés à Bagdad et étaient exilés à Mosul. Baha’u’llah parle de cette arrestation abusive de ses disciples dans son Épître à Nasiri’d-Din Shah. L’arrestation et le transport de ces baha’is furent précédés à Bagdad du meurtre brutal de Aqa ‘Abdu’r-Rasul-i-Qumi dont la tâche consistait à transporter de l’eau dans des outres en peau de chèvres depuis le fleuve jusqu’à la maison de Baha’u’llah. Un matin, ses ennemis l’attendaient sur la rive du fleuve. Ils lui sautèrent dessus et lui ouvrirent le ventre à coups de poignards. Chancelant, portant d’une main sa charge d’eau et de l’autre retenant ses entrailles, il put atteindre la maison où il s’effondra et mourut. Aqa Husayn-i-Ashchi raconte d’une manière vivante et émouvante le jour où Baha’u’llah reçut la lettre annonçant le martyre de Aqa ‘Abdu’r-Rasul. En entendant Baha’u’llah lire les circonstances de cet événement, ceux qui étaient présents pleuraient à chaudes larmes. Baha’u’llah les assura que s’ils pleuraient la mort cruelle de Aqa ‘Abdu’r-Rasul, lui, avait obtenu ce qu’il avait toujours désiré: le rang de martyr.

* [nota: le "Nom de Dieu qui guide droit"]

Les autorités ottomanes s’inquiétaient de l’augmentation du nombre des baha’is à Andrinople, surtout depuis que Siyyid Muhammad-i-Isfahani qui était parti à Istanbul avec Aqa Jan Big-i-Kaj-Kulah, un autre partisan de Mirza Yahya et un ancien officier de l’artillerie ottomane, ne cessait de fournir de fausses informations aux autorités. Mishkin-Qalam, comme il fallait s’y attendre, avait acquis une grande réputation en tant que calligraphe et il était très proche de Haji Mirza Husayn Khan, l’ambassadeur persan. Mirza ‘Aliy-i-Sayyah avait, lui aussi, gagné l’estime de l’ambassadeur, mais, comme le dit Aqa Rida (et Ustad Muhammad-’Ali) aucun des deux n’était assez circonspect, parlant sans précaution dans les cercles où ils avaient accès et notamment en présence de l’ambassadeur. Le Gardien de la foi baha’ie parle ainsi de leur manque de sagesse: «Les indiscrétions commises par quelques-uns de ses [la religion de Baha’u’llah] partisans trop zélés, qui étaient arrivés à Constantinople, aggravèrent sans aucun doute une situation déjà tendue (1).»

Puis arriva la nouvelle que Haji Mirza Haydar-’Ali, que Baha’u’llah avait envoyé en Égypte, avait été arrêté et banni au Soudan. Les informations arrivant à Andrinople n’étaient pas très claires et Baha’u’llah envoya Nabil enquêter en Égypte. Nabil composa un poème en style mathnavi adressé à Isma’il Pasha, le khédive d’Égypte et en envoya une copie à Andrinople. Mais il fut lui aussi arrêté et emprisonné à Alexandrie. Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur l’histoire de son emprisonnement.

Les événements de Bagdad, les martyres d’Iran, les extorsions du consul général de Perse au Caire qui conduisirent à l’arrestation, au traitement barbare et au bannissement de Haji Mirza Haydar-’Ali et de ses compagnons à Khartoum, la détention inattendue de Nabil-i-A’zam à Alexandrie, les arrestations et les emprisonnements dans la capitale de l’empire ottoman moribond auxquels nous allons bientôt assister, tout cela ne fut que le prélude d’un dénouement bien plus important qui sera la fin de l’épisode d’Andrinople. Baha’u’llah faisait de plus en plus référence à cet événement qui se rapprochait.

Les dernières années à Andrinople virent aussi se développer d’importants changements internes. Les appellations «babis» et «le peuple du Bayan» furent remplacées par «baha’i» et «le peuple de Baha» ; la salutation Allah’u’Akbar (Dieu est le plus grand) fut remplacée par Allah’u’Abha (Dieu est le plus glorieux), bien qu’il faille noter que les deux expressions, ainsi qu’une troisième: Allah’u’Ajmal (Dieu est le plus beau) aient été acceptées par le Bab. La Suriy-i-Ghusn (épître concernant la Branche), révélée pour Mirza ‘Ali-Rida, un baha’i éminent du Khorassan, envisageait le rang de Ghusnu’llahu’l-A’zam (la Plus-Grande, ou la Puissante-Branche), le fils aîné de Baha’u’llah qui, connu plus tard sous le nom de ‘Abdu’l-Baha, allait devenir le centre de l’Alliance incomparable de Baha’u’llah. Il faut noter aussi l’importance du voyage de Nabil-i-A’zam à Chiraz puis à Bagdad (avant sa mission en Égypte), pendant lequel il portait les deux Tablettes du pèlerinage (Suriy-i-Hajj I et II) récemment révélées qu’il récita pendant qu’il visitait ces deux villes. Nabil avait aussi des cadeaux pour la femme du Bab. Mulla Baqir-i-Tabrizi, une des Lettres-du-Vivant du Bab, toujours vivant en ces années soixante-dix du dix-neuvième siècle et Mulla Sadiq-i-Muqaddas-i-Khurasani, à qui Baha’u’llah attribua plus tard le titre honorifique d’Ismullahu’l-Asdaq (le Nom de Dieu le plus fidèle), qui était un des rares héros survivant de Shaykh Tabarsi, firent joyeusement acte d’allégeance à Baha’u’llah. Un martyr de la même période, Aqa Najaf-’Ali, lui aussi survivant d’un massacre du passé, l’épisode de Zanjan, donna au moment de mourir son or au bourreau et s’éteignit avec sur les lèvres le nom de Baha’u’llah.

Mirza Musay-i-Javahiri avait envoyé de Bagdad trois chevaux en cadeau pour Baha’u’llah qui, pensant que les frais d’une étable seraient excessifs, ordonna qu’on aille les vendre à Istanbul. Darvish Sidq-’Ali, Aqa Muhammad-Baqir-i-Qahvih-chi et Ustad Muhammad-’Aliy-i-Salmani partirent pour la capitale avec les chevaux. Aqa ‘Abdu’l-Ghaffar était parti à Istanbul aussi, pour vendre quelques marchandises, d’après Aqa Rida. Ils n’eurent pas plus tôt posé le pied dans la capitale qu’ils furent arrêtés. Mishkin-Qalam et ses compagnons avaient été arrêtés peu avant, à cause de leur franc-parler et des intrigues de leurs ennemis. Mais les félons avaient été pris dans la nasse eux aussi. Siyyid Muhammad-i-Isfahani et Aqa Big-i-Kaj-Kulah furent tous les deux arrêtés et ce dernier fut destitué de son rang et de ses décorations ottomanes. Aqa Rida raconte que des lettres anonymes, soi-disant écrites par les baha’is et se glorifiant de leur nombre et de leur détermination, avaient été jetées dans les maisons des notables d’Istanboul. Cette manoeuvre, dont les auteurs furent aussi les victimes, sera plus ou moins exactement reprise quelques décennies plus tard à Téhéran avec le même résultat. Ustad Muhammad-’Ali détaille les interrogatoires auxquels ils furent soumis. Les fonctionnaires voulaient savoir si Baha’u’llah prétendait être le Mahdi. Les baha’is répondirent par la négative, ce qui était la vérité puisque ce titre appartient au Bab, mais il semble que cette réponse ne plut pas aux enquêteurs. Aqa Rida et Ustad Muhammad-’Ali parlent tous les deux des fonctionnaires confisquant tous les livres et documents en possession des prisonniers sans pouvoir y trouver rien de séditieux. Et le chef de la police fut si impressionné par les prières récitées par Aqa Muhammad-Baqir qu’il lui demanda de les répéter.

Au début, Mishkin-Qalam et ses compagnons étaient séparés du groupe d’Ustad-Muhammad-’Ali, les uns ignorant l’arrestation des autres. Mais ils furent très vite réunis. Ustad-Muhammad-’Ali raconte que Mishkin-Qalam était particulièrement affecté de n’avoir ni papier ni plume pour pratiquer son art. Finalement les autorités cédèrent à ses bruyantes récriminations et, pour avoir la paix, lui donnèrent tout le matériel dont il avait besoin ce qui le calma. Aujourd’hui, ces superbes exemples de calligraphie sortis de sa plume pourraient atteindre des centaines ou même des milliers d’euros dans une salle des ventes.

Pendant ce temps, la situation devenait critique à Andrinople. Les baha’is furent convoqués plusieurs fois dans les quartiers administratifs du gouvernement où, à leur grande surprise, on les compta un par un en enregistrant leurs noms. Aqa Rida rapporte que chaque fois qu’on les convoquait ils craignaient de ne pas revenir chez eux. On ignorait ce qui se passait ou ce qui allait advenir. Mais Baha’u’llah le savait. Il demanda à certains de ses compagnons de quitter Andrinople. «Pourquoi tous devraient être emprisonnés ? dit-il. Il n’y aurait plus personne pour enseigner la cause de Dieu !» Haji Muhammad-Ismail-i-Dhabih, frère de Haji Mirza Ahmad-i-Kashani, Mirza ‘Ali-Akbar-i-Naraqi et un autre siyyid arrivèrent à Andrinople au moment où la tempête allait se déchaîner et Baha’u’llah, refusant qu’ils restent, les pria de repartir pour Gallipoli immédiatement.

Lorsque les ministres du sultan ‘Abdu’l-’Aziz décidèrent de bannir Baha’u’llah vers Acre et Mirza Yahya à Chypre, Kurshid Pasha, le vali d’Andrinople qui était très dévoué à Baha’u’llah, refusa de s’associer de près ou de loin à l’application de l’édit royal. Il en informa Baha’u’llah en exprimant regret et dégoût, fit ses bagages et, ostensiblement parti loin pour quelque affaire urgente ; en fait, il déménagea discrètement dans une localité proche afin de suivre le cours des événements. Ce fut son représentant qui, sans état d’âme, assuma cette tâche odieuse avec une grande rudesse. Il faut noter que les prédécesseurs de Khurshid Pasha, Muhammad Pashay-i-Qibrisi (le Chypriote) qui avait été grand vizir de l’empire ottoman et Sulayman Pasha (un soufi de la confrérie Qadiriyyih) avaient tous les deux exprimé leur admiration et leur estime pour Baha’u’llah*.

* [nota: Voir l'addenda III concernant la terrible retraite des troupes turques après le siège de Plevna.]

Ashchi soutient que ‘Izzat Aqa, le pacha, propriétaire de la maison où résidait Baha’u’llah, était devenu un espion du gouvernement, entrant à n’importe quelle heure pour vérifier qui était là, qui était en visite et qui résidait dans la maison. On a vu que l’arrivée de quelques baha’is, dont le nombre avait été grandement exagéré par les fauteurs de troubles, avait inquiété les autorités. Ces fauteurs de troubles avaient planté les graines du doute dans l’esprit hébété des ministres du sultan. Fu’ad Pasha, ministre des Affaires étrangères était particulièrement inquiet à l’idée que Baha’u’llah puisse être en contact avec les révolutionnaires bulgares. Ce qui est risible aujourd’hui, le temps ayant passé, était pris très au sérieux par un ministre craintif.

Puis la tempête éclata.


Photo: Fu'ad Pasha


29. Le bannissement à Acre


Photo: vue de Gallipoli où Baha'u'llah, sa famille et ses compagnons passèrent quelques jours en 1868, avant leur départ pour Acre.


Photo: la sultan 'Abdu'l-Aziz.

Un matin très tôt, les soldats encerclèrent la maison de Baha’u’llah, ne laissant personne entrer ni sortir. Les baha’is qui avaient des boutiques furent tous arrêtés et dirigés vers le Seraye.

Aqa Rida écrit qu’avant la nuit ils furent tous appelés, un par un, en présence des officiels ottomans et interrogés pour qu’ils admettent être baha’is. On leur dit que leurs possessions seraient vendues ou mises aux enchères, ce qui fut fait le jour suivant. Les habitants en furent bouleversés, abasourdis, sidérés. «Que s’est-il passé, demandaient-ils, pour que ces gens soient traités ainsi ? Nous n’avons jamais trouvé en eux qu’honnêteté, loyauté et piété… Pourquoi les soumettre à tant d’injustice et d’atrocité ?». Certains tentaient de consoler les baha’is en exprimant leur sympathie et quelques-uns sanglotaient.

Puis, continue Aqa Rida, un «certain nombre de consuls de pays étrangers demandèrent à rencontrer Baha’u’llah et exprimèrent le désir de lui rendre service. «Nous pouvons informer nos gouvernements et faire cesser cette action». Mais Baha’u’llah répliqua: «Pour ce genre d’événement, nous n’avons jamais demandé l’aide de quelqu’un et nous ne le ferons jamais.» Il fut très aimable avec eux, puis ils partirent.»

En se rappelant, beaucoup d’années plus tard, ces événements, Aqa Husayn-i-Ashchi dit la même chose, à savoir que Baha’u’llah n’avait pas accepté l’offre d’aide et d’intervention des puissances étrangères. Son récit est plus précis puisqu’étant cuisinier, il était libre d’aller et venir dans la maison comme il voulait et pouvait assister de près à tout ce qui se passait autour de Baha’u’llah. Il relate les circonstances du siège de la maison de Baha’u’llah par les troupes ; l’insistance des représentants de Kurshid Pasha pour qu’il quitte Andrinople dès que possible ; et son refus d’embarquer pour un autre exil, car son serviteur devait une grosse somme d’argent dans le bazar et qu’il ne pouvait pas payer cette dette avant que ses hommes à Istanbul soient libérés pour qu’ils vendent leurs chevaux.

Ashchi continue son récit: «… soudain conscients de que qui se passait, les consuls des puissances étrangères vinrent rencontrer Baha’u’llah. Bien qu’interdisant le passage à tous, les soldats entourant la maison ne purent empêcher les consuls d’entrer. Ayant présenté leurs hommages, ils dirent qu’ils étaient venus d’un commun accord, et que celui que Baha’u’llah désignerait irait contacter les autorités turques et détournerait ce mauvais coup. Mais Baha’u’llah déclina catégoriquement leur offre plusieurs fois répétée d’aide et d’intervention, disant: «Vous voulez que je vous donne mon accord pour que vous puissiez me secourir, mais mon secours est entre les mains de Dieu, Dieu est mon centre et c’est vers lui seul que je me tourne.» Ashchi rapporte que les consuls continuèrent à venir régulièrement sans que jamais ils en fussent empêchés. Il les conduisait lui-même en présence de la Plus-Grande-Branche. Il ajoute que quelques hauts fonctionnaires turcs étaient furieux et scandalisés du traitement préférentiel dont bénéficiaient ces représentants étrangers. L’aisance avec laquelle ils pouvaient rencontrer le fils aîné de Baha’u’llah les énervait d’autant plus que les fonctionnaires ottomans étaient habituellement repoussés sous un prétexte ou un autre. Aqa Husayn écrit que lorsqu’il entendit le Big-Bashi menacer de punir ses troupes dès le lendemain si elles n’empêchaient pas les consuls d’entrer dans la maison, il le rapporta à Baha’u’llah qui sourit et, se tournant vers son fils aîné, lui demanda: «Tu as entendu ce que Husayn a dit ?» Les choses n’en restèrent pas là. Ashchi raconte que le jour suivant les consuls vinrent comme d’habitude et que les gardes ne purent les arrêter. La Plus-Grande-Branche leur répéta la menace de l’officier ottoman ce qui les amusa beaucoup et, en plaisantant, quelqu’un suggéra que la prochaine fois ils demanderaient au consul britannique de passer le premier et de recevoir les coups du Big-Bashi. Quant à cet officier, Aqa Husayn raconte que ses supérieurs étaient mécontents en entendant parler de ses menaces impulsives et le réprimandèrent. Ils avaient compris leur impuissance à empêcher les visites des représentants étrangers qui continuèrent à aller et venir selon leur souhait.

Shoghi Effendi parle ainsi des derniers jours de Baha’u’llah à Andrinople:

Brusquement, un matin, la maison de Baha’u’llah fut entourée de soldats et des sentinelles furent postées aux portes ; ses disciples furent convoqués une fois de plus par les autorités, interrogés, et ils reçurent l’ordre de se préparer à partir. Les bien-aimés de Dieu et sa famille, déclare Baha’u’llah dans la Suriy-i-Ra’is, ne reçurent aucune nourriture la première nuit… Le peuple entoura la maison, et musulmans et chrétiens pleurèrent sur nous… Nous nous aperçûmes que les pleurs du peuple du Fils (les chrétiens) étaient plus forts que les pleurs des autres, un signe pour celui qui réfléchit. «Une grande agitation saisit le peuple,» écrit Aqa Rida, l’un des plus vaillants défenseurs de Baha’u’llah, exilé tout au long avec lui depuis Baghdad jusqu’à ‘Akka. «Tous étaient perplexes et pleins de regret… Les uns exprimaient leur sympathie, d’autres nous consolaient et pleuraient sur nous… La plupart de nos biens furent vendus aux enchères, à la moitié de leur valeur.» Plusieurs consuls des puissances étrangères rendirent visite à Baha’u’llah, et se déclarèrent prêts à intervenir en sa faveur auprès de leurs gouvernements respectifs, propositions qu’il déclara apprécier mais qu’il déclina fermement. Les consuls de cette ville (Andrinople) se sont rassemblés en présence de cet homme dans la fleur de l’âge, au moment de son départ, écrit-il lui-même, et ont exprimé leur désir de l’aider. Vraiment, ils nous ont témoigné de l’affection.

L’ambassadeur de Perse informa promptement les consuls persans en ‘Iraq et en Egypte que le gouvernement turc avait retiré sa protection aux babis, et qu’ils étaient libres de les traiter comme bon leur semblait. (1)

Il est vrai qu’il existe, dans des archives gouvernementales, certains documents qui suggèrent que c’est Baha’u’llah qui demanda l’aide et la protection des consuls étrangers (voir addenda II). Il nous est impossible, aujourd’hui de résoudre ce problème d’une manière satisfaisante, mais nous pouvons indiquer un certain nombre de faits intéressants. Comme nous l’avons vu plus haut, Baha’u’llah lui-même et les personnes présentes: Aqa Rida et Aqa Husayn-i-Ashchi, en se souvenant des dizaines d’années plus tard des événements d’Andrinople, déclarent clairement que ce sont les consuls qui vinrent proposer aide et protection qui furent courtoisement refusées. Dans les archives ottomanes on trouve une lettre qui aurait été écrite par Baha’u’llah en persan alors que le même document dans les archives française est écrit dans un mauvais turc. On peut se demander pourquoi Baha’u’llah écrirait aux Turcs en persan et aux Français dans une langue qui lui est étrangère. Les opinions des experts concernant les documents en turc affirment qu’ils sont «écrits par un non-Turc et contiennent de nombreuses erreurs de grammaire et d’orthographe. Quelques mots mal écrits, des mots arabes, suggèrent que les écrivants n’étaient pas musulmans ; des Arméniens peut-être.» De telles erreurs pourraient-elles sortir de la même plume d’où sont sortis le Kitab-i-Iqan, Les paroles cachées, Les sept vallées, le Kitab-i-Badi et d’innombrables épîtres en arabe ? C’est impossible.

De plus, l’écriture des documents turcs n’est pas celle de Baha’u’llah ni d’aucun de ses secrétaires dont d’innombrables spécimens d’écriture existent.

Aqa Rida écrit: «Bref, le choc fut terrible. La plupart de nos biens furent vendus à moitié prix. La réserve de tabac appartenant à Haji ‘Ali-’Askar fut achetée à un très bas prix. On rédigea un billet à ordre promettant de tout régler quelques mois après mais finalement il ne fut jamais honoré. Aqa Muhammad-’Aliy-i-Jilawdar et Aqa Muhammad-’Aliy-i-Isfahani (voir adddenda V), qui étaient mariés furent obligés de divorcer de leurs épouses parce que la famille de celles-ci ne voulaient pas les laisser accompagner leurs maris… et la rumeur courait que ceux dont le nom se trouvait dans un certain registre auraient la permission de partir tandis que ceux qui n’y étaient pas inscrits resteraient là.

Les deux frères Haji Jafar et Haji Taqi résidaient à l’auberge. Ils ne furent ni molestés ni emprisonnés. On pensait donc qu’ils resteraient là. Mais ils venaient tout le temps dans le biruni dont ils pouvaient entrer et sortir sans encombre. Un soir, après le coucher du soleil, nous étions tous réunis dans le biruni ainsi que Haji Ja’far et son frère. Haji Ja’far se leva et se dirigea vers la fenêtre donnant sur la rue. Nous entendîmes alors comme un sifflement et, allant voir, nous découvrîmes le Haji la gorge tranchée et le sang jaillissant. Nous étions bouleversés. S’il mourait, comment pourrions-nous prouver qu’il s’est suicidé ? Nous allâmes vite en informer la Plus-Grande-Branche qui vint immédiatement dans le biruni. La maison du Qadi étant proche il le fit chercher ainsi qu’un médecin voisin, Muhammad Effendi. Le médecin referma la gorge coupée du Haji ce qui eut pour effet de le faire revenir à lui. Le Qadi lui demanda: «Avez-vous fait cela vous-même ?»

- Oui, lui fut-il répondu.
- Pourquoi ?
- Parce que comprenant que j’allais être privé de la compagnie de mon Seigneur et de la grâce de sa présence, je n’avais plus le goût de vivre.
- Avec quoi vous êtes-vous tranché la gorge ? demanda ensuite le Qadi.
- Un rasoir de barbier acheté au bazar, répondit le Haji.

On trouva le rasoir qui était tombé dans la rue. On reposa plusieurs fois les questions au Haji qui répéta qu’il avait trouvé l’idée de la séparation insupportable et avait voulu mourir. On mit toutes ces questions et leurs réponses par écrit.»

Le chirurgien expérimenté traita si bien la blessure que s’était infligée Haji Ja’far qu’il le guérit. Aqa Rida note l’étonnement des spectateurs qui disaient: «Ces gens savent que l’exil implique l’emprisonnement et une vie très dure et pourtant ils préfèrent partir que rester et choisissent la mort plutôt que la séparation ; d’où vient cette attirance évidente qui les saisit ?» Certains éclatèrent en sanglots devant le sort de Haji Ja’far et d’autres tentèrent de le réconforter. En parlant de cette tentative de suicide de Haji Ja’far-i-Tabrizi, le Gardien de la foi baha’ie écrit que c’est «un acte qualifié par Baha’u’llah dans la Suriy-i-Ra’is d’»inouï dans les siècles passés que Dieu a mis en exergue dans cette révélation, preuve du pouvoir de sa puissance.» (2) La Suriy-i-Ra’is fut révélée à Kashanih, en route vers Gallipoli.

Haji Ja’far fut installé dans un lit, dans le biruni de la maison de Baha’u’llah qui lui rendit visite, resta à son côté, le consola et lui conseilla: «Révère Dieu et sois content de sa volonté.»

Aqa Rida écrit: «On fit ensuite les préparations pour émigrer. Premièrement, on apporta plusieurs charrettes pour le transport des bagages, qui furent accompagnées par quelques compagnons. Le même jour, Mirza Yahya et sa famille partirent, accompagnés de Siyyid Muhammad. Une semaine plus tard tout fut prêt pour le voyage de la Perfection bénie.

Au matin arrivèrent des chariots où l’on mit le reste des bagages et, lorsque tout fut chargé et que les membres de la famille furent installés, il était presque midi. La Perfection bénie sortit alors, couvrit de gentillesses le Haji et son frère et les recommanda aux bons soins du propriétaire et de Muhammad Effendi, le chirurgien. Puis, il se tourna vers les voisins et les habitants du quartier qui s’étaient réunis pour lui dire adieu. Ils approchèrent avec tristesse, un par un, pour baiser sa main et la frange de son vêtement, exprimant leur douleur de le voir partir et d’être privés de sa présence. Ce jour-là fut étrange. On aurait dit que la ville entière, ses remparts et ses portes se lamentaient de cette séparation. À midi nous partîmes. La nuit approchant, les tentes furent dressées à moins de trois heures d’Andrinople. La distance entre Andrinople et Gallipoli fut couverte en cinq étapes. Le deuxième arrêt fut Uzun-Kupri et l’arrêt suivant fut Kashanih.»

C’est le 12 août 1868 (22 Rabi’u’th-Thani, 1285 de l’hégire) que Baha’u’llah et ses compagnons quittèrent la ville qu’il avait qualifiée de «Prison lointaine» et de «Pays du mystère». Un capitaine turc nommé Hasan Effendi et quelques soldats les accompagnaient. Le cinquième jour on arriva à Gallipoli. Une maison avait été désignée pour les recevoir. Baha’u’llah, sa famille et les femmes s’installèrent à l’étage supérieur. Quelques compagnons s’installèrent à l’étage en-dessous et d’autres furent logés dans un khan. Mirza ‘Aliy-i-Sayyah, Mishkin-Qalam et d’autres baha’is amenés d’Istanbul, étaient arrivés la veille et installés dans ce même caravansérail. Mirza Yahya et sa famille, ainsi que Siyyid Muhammad et Aqa Jan-i-Kaj-Kulah furent placés dans un autre. Les autorités avaient décidé que Ustad Muhammad-’Aliy-i-Salmani et Aqa Jamshid-i-Gurji seraient expulsés vers l’Iran. Arrivés à la frontière, ils furent remis aux Kurdes qui s’empressèrent de les libérer. Chacun par un chemin différent, ils finirent par arriver à Acre.

Ustad Muhammad-’Ali a raconté leur histoire dans sa courte autobiographie. En Iran, il rencontra Haji Muhammad-Isma’il-i-Dhabih dont Baha’u’llah parle en l’appelant Anis dans la Suriy-i-Ra’is et qui l’avait rencontré à Gallipoli. Mirza ‘Ali-Akbar-i-Naraqi et son ami, un siyyid de Shiraz, avaient eu, eux aussi, la chance de rencontrer Baha’u’llah dans les bains publics. Ustad Muhammad-’Ali a écrit à quel point Haji Muhammad-Isma’il fut bouleversé et mécontent en apprenant la défection de son frère, l’inconstant Haji Mirza Ahmad-i-Kashani dont ils ignoraient l’assassinat à Bagdad. Mirza Fath-’Ali d’Ardistan (voir addenda V), honoré par Baha’u’llah du titre de Fath-i-A’zam (la plus grande Victoire) fut l’un de ces éminents baha’is qu’Ustad Muhammad-’Ali rencontra au cours de ses pérégrinations en Iran avant d’arriver en Terre sainte. Fath-i-A’zam reçut Ustad Muhammad-’Ali avec une grande bonté et l’accueillit chez lui. Baha’u’llah dit que Fath-i-A’zam, bien qu’absent, était avec lui en esprit tout le long de la route de Bagdad à Constantinople.

Aqa Rida écrit sur leur séjour à Gallipoli: «Nous y sommes restés quelques jours. Dieu seul sait comment nous avons résisté à ce moment-là. À un moment, la rumeur courut que la Perfection bénie et ses frères seraient envoyés en un endroit et que les autres, éparpillés, seraient bannis dans différentes localités. Peu après, on disait que tous les compagnons seraient envoyés en Iran. On parla aussi d’extermination. Mais c’était l’idée de la séparation et de la dispersion qui nous causait le plus d’anxiété. Un soir, le capitaine qui nous avait accompagné depuis Andrinople vint prendre congé. Il se tenait avec humilité, exprimant ses regrets à la Perfection bénie qui lui dit: «Dites au roi qu’il perdra ce territoire et que ses affaires connaîtront la confusion totale. Et ce n’est pas moi, mais Dieu qui parle par ma bouche.» Il prononça alors des versets que nous pouvions entendre depuis le rez-de-chaussée. Il s’exprimait avec tant de véhémence et de puissance qu’on avait l’impression que les fondations mêmes de la maison tremblaient. (3) L’homme gardait une attitude soumise et silencieuse. Alors la Perfection bénie lui dit: «Il eut été convenable pour sa majesté le sultan de réunir une assemblée et de nous demander d’être présent, afin qu’il puisse découvrir la réalité et, s’il avait trouvé le moindre signe de sédition, de quelque chose de contraire à la volonté divine, il aurait pu appliquer le traitement qu’il nous inflige maintenant. Il aurait dû nous demander de lui présenter des preuves de ce que nous affirmons et, s’il nous avait pris en défaut, il aurait pu nous soumettre alors à ce qu’il lui aurait plu. Il n’aurait jamais dû permettre de tels méfaits, une telle inimitié, de telles dégâts sans raison, simplement pour suivre les ordres des auteurs de malfaisance.» Le capitaine écouta avec une grande attention et promit de rapporter ce qu’il avait entendu.»

Comme le remarque Aqa Rida, tout ce que Baha’u’llah avait prédit dans la Suriy-i-Ra’is se passa exactement comme il l’avait dit: «Proche est le jour où le Pays du mystère et ses environs, transformés, échapperont aux mains du roi et seront ébranlés ; des lamentations s’élèveront, les preuves des méfaits seront visibles de toutes parts, la confusion sera partout en raison de ce qui est advenu à ces prisonniers aux mains des armées de l’oppression. Le cours des choses sera changé, les conditions deviendront si dramatiques que le sable même des collines désolées gémira, les arbres sur les montagnes sangloteront et le sang jaillira de toutes choses. Tu verras alors le peuple dans une profonde détresse.» (4)

Il fallut attendre dix ans, mais c’est ce qu’il advint. ‘Ali Pasha, à qui la Suriy-i-Ra’is était adressée, sombra dans l’oubli au cours de cette décennie. ‘Abdu’l-’Aziz, renversé en 1876, perdit son trône et sa vie. En 1877-78, la guerre désastreuse contre la Russie vit les Russes et leurs alliées bulgares aux portes de la ville de Constantin le Grand. Andrinople fut occupée par un ennemi acharné et grandes furent les souffrances de la population. Aqa Rida, qui écrit des années après, cite un capitaine turc, présent dans les territoires où les batailles faisaient rage, qui décrit très clairement l’ampleur de la catastrophe que subit le pouvoir ottoman. «Plaise à Dieu que plus jamais un peuple puisse vivre à de telles époques et de tels jours, disait le capitaine turc. Le sang coulait sous les arbres et sous les pierres. La plaine tout entière était noyée dans le sang et la consternation était telle qu’on en n’avait jamais connue de telle.»*

* [nota: Voir l'addenda III concernant la terrible retraite des troupes turques après le siège de Plevna.]

Très loin de là, en Iran, vivait un homme qui luttait pour atteindre à la certitude et qui attendait, attendait avec angoisse de voir si la vision du futur de Baha’u’llah se confirmerait. Et lorsque cela se confirma et que l’ennemi fondit sur ‘Abdu’l-’Aziz et son royaume délabré, il vérifia deux fois que le rapport sur la chute du sultan était vrai. Il consacra alors sa vie, sa plume puissante et son érudition immense et inégalée à servir Baha’u’llah. Cet homme s’appelait Mirza Abu’l-Fadl de Gulpaygan.

Le siège de Plevna et la résistance héroïque du commandant turc Osman (‘Uthman) Pasha malgré des conditions terribles, puis la chute de cette forteresse qui ouvrit les portes de l’enfer, enflamma le zèle et la sympathie d’un étudiant anglais, fils d’un riche propriétaire de chantier naval de Newcastke-on-Tyne au point qu’il se tourna vers l’Orient et devint un jour l’un des plus éminents orientaliste de son siècle. Cet étudiant de l’école d’Eton était Edward Granville Browne dont l’intérêt pour l’Orient lui permit d’entrer en relation étroite avec la religion de Baha’u’llah.

Après trois jours déchirants à Gallipoli, où tout était incertain, ‘Umar Effendi, le Big-Bashi qui avait été envoyé depuis Constantinople pour accompagner les exilés leur annonça qu’ils resteraient ensemble, ne seraient pas dispersés et qu’ils seraient tous envoyés vers la même destination. Il indiqua pourtant que seuls ceux dont le nom figurait sur le registre auraient leur voyage payé par le gouvernement. Les autres seraient des exilés volontaires et devraient payer leur voyage. À l’étonnement de ‘Umar Efffendi et d’autres fonctionnaires, Haji ‘Ali-Askar, un vétéran du temps du Bab et quelques autres qui n’étaient pas inclus sur la liste achetèrent avec joie leur billet pour embarquer sur le navire, un paquebot autrichien. Quelle sorte de gens achèteraient leur propre billet pour être emmenés vers une prison inconnue dans un pays inconnu, se demandaient les fonctionnaires.

Enfin le vapeur arriva et jeta l’ancre. Aqa Rida écrit: «Dans la soirée nos bagages furent embarqués et le lendemain matin des barques nous portèrent à bord. La mer était forte. J’avais, avec un autre compagnon, la chance d’être dans la barque où allait s’asseoir la Perfection bénie. Jinab-i-Anis et ses amis étaient sur le quai. Des larmes de profonde détresse coulaient de leurs yeux. La Perfection bénie leur dit adieu avec une grande gentillesse, s’installa à sa place et nous demanda de nous asseoir. Des versets s’écoulaient de ses lèvres,… et il dit en plaisantant: «Ce serait drôle que la barque coule !» mais très vite il ajouta avec force et autorité, «mais elle ne coulera pas, même battue par tous les vents !» Il continua à nous parler jusqu’à l’arrivée au vapeur qui était bondé. Parmi les passagers on trouvait le nouveau consul de Perse pour Izmir (Smyrne) et sa suite. La Perfection bénie ne parla à personne. Il monta sur le pont supérieur qui était très vaste et protégé. Nous étions le deuxième jour de Jamadiyu’l-Avval 1285 de l’hégire (21 août 1868).

Le Gardien de la foi baha’ie écrit:

Les dangers et les épreuves encourus par Baha’u’llah, au moment de son départ de Gallipoli, étaient si grands qu’il avertit ses compagnons que «ce voyage serait différent de tous les précédents», et que celui qui ne se sentait pas «assez fort pour affronter l’avenir» ferait mieux «d’aller où il lui convenait et de se mettre à l’abri des épreuves car, par la suite, il ne lui serait plus possible de s’en aller», avertissement que ses compagnons, à l’unanimité, décidèrent de ne pas prendre en considération. (5)

Au coucher du soleil de ce premier jour du voyage, le navire fit escale devant Madelli d’où, après quelques heures, il repartit dans la nuit vers Smyrne qu’il atteignit avant le lever du soleil. Il resta à l’ancre pendant deux jours. Des habitants persans montèrent à bord pour saluer leur consul ; ils semblent avoir ignoré la présence des exilés. C’est au cours de cette escale que Mirza Aqay-i-Kashani (Jinab-i-Munir) que Baha’u’llah avait honoré du titre de Ismu’llahu’l-Munib (le nom de Dieu, le Suzerain), tomba gravement malade et dut être hospitalisé, à sa grande détresse et à celle de tous. La Plus-Grande-Branche l’accompagna à terre et resta avec lui jusqu’au bout. Il mourut rapidement et fut enterré à Smyrne. C’est Jinab-i-Munir qui, portant une lanterne, marchait devant le cheval de Baha’u’llah ou devant son palanquin, tout au long de la route de Bagdad à la Mer noire. C’était un jeune homme avenant, très beau, possédant une voix douce et charmante. Et il chantait et psalmodiait tout en marchant. Lorsqu’il devint babi, son fanatique de père l’entraîna dans un champ, le jeta à terre, s’assit sur sa poitrine et était prêt à lui trancher la gorge. Mais sa vie fut sauvée pour qu’il arrive en présence de Baha’u’llah et qu’il le serve avec la plus grande dévotion. Aqa Rida écrit: «En fait, à l’instant même où il se jeta aux pieds de la Perfection bénie, sanglotant à l’idée de la séparation, il avait déjà renoncé à la vie et regardait vers l’horizon de la séparation.»

Au cours de la deuxième nuit, le paquebot leva l’ancre et continua le voyage vers Alexandrie où il arriva le matin du deuxième jour. Les exilés changèrent alors de navire. Celui-ci, en route vers Haïfa, était aussi de la compagnie Austria-Lloyd. Un certain nombre de Persans montèrent à bord à Alexandrie pour présenter leurs respects à Baha’u’llah, dont Haji Muhammad-’Ali Pirzadih (connu comme Haji Pirzadih) un célèbre sage soufi. Les exilés l’ignoraient, mais au même moment Nabil-i-A’zam était emprisonné à Alexandrie. Il avait été envoyé en Égypte par Baha’u’llah pour faire appel au Khédive au sujet de la situation de Mirza Haydar-’Ali et de six autres croyants. On savait qu’il était emprisonné en Égypte sans savoir où. Plusieurs exilés descendirent à terre à Alexandrie pour faire quelques achats. L’un d’eux, Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Nazir (le serveur), passa devant la prison et Nabil-i-A’zam, regardant par la fenêtre, le reconnut et, surpris, l’appela. Mais laissons Nabil lui-même, cet excellent narrateur, détailler les circonstances de son arrrestation, de son emprisonnement et de sa rencontre inattendue à Alexandrie avec Baha’u’llah et son entourage:

J’allais à Mansuriyyah par le chemin de fer [après son arrivée d’Andrinople], à la recherche d’Aqa Siyyid Husayn [de Kashan] ; je le trouvai et lui expliquai pourquoi j’étais là. Il me dit que Mirza Hasan Khan, le consul persan craignait pour sa vie depuis qu’il avait envoyé les sept au Soudan et il avait mis des espions partout qui devaient l’informer de tout étranger arrivant en Égypte. «Il est préférable que tu me laisses ton Mathnavi, afin de n’avoir aucun écrit sacré sur toi en allant au Caire. Prend une chambre au Takyiy-i-Mawlavi chez Shaykh Ibrahim-i-Hamadani qui reçoit des subsides d’Isma’il Pasha, et restes-y jusqu’au retour du Khédive. Nous trouverons alors un moyen de lui faire parvenir ton Mathnavi. J’allais donc au Caire et je logeais chez Shaykh Ibrahim sans savoir que c’était aussi un espion. Un matin, aux premières heures du jour, je vis dans un rêve la Perfection bénie. Il me dit: «Des gens sont venus me demander la permission de faire du mal à Mirza Hasan Khan. Qu’en dis-tu ?» En m’éveillant, je sus que quelque chose allait se passer ce jour-là. J’allais marcher pendant une heure ou deux dans le parc Sayyid-na Husayn. Soudain, je fus entouré de gens qui me dirent: «On te demande au Seraye.» Mais ils me conduisirent chez Mirza Hasan Khan et je compris alors qu’ils avaient parlé du Seraye afin que je les suive sans résistance et que je ne dise pas que je n’étais pas un sujet persan. Après de longues conversations avec le consul, on chargea un officier de m’enchaîner. On me fit venir plusieurs fois. Une fois, quelques marchands persans tels que Mirza Siyyid Javad-i-Shirazi qui, bien que sujet britannique, présidait la communauté persane, Haji Muhammad-Taqiy-i-Namazi et Haji Muhammad-Hasan-i-Kaziruni étaient tous assis sur des sièges et ils me demandèrent de m’asseoir avec eux. J’étais affaibli et fiévreux. Ils me montrèrent une photographie de la Plus-Grande-Branche et me demandèrent si je savais qui c’était. Je dis: «Oui, c’est le fils aîné de Baha’u’llah, connu sous le nom de ‘Abbas Effendi. Je l’ai plusieurs fois rencontré dans le salon de réception de Khurshid Pasha, le vali d’Andrinople.» Ils sortirent alors une copie du Kitab-i-Iqan et me demandèrent de le lire. Je répondis: «J’ai la fièvre et ne peux lire.» Le consul répondit: «Il craint qu’on se moque de lui s’il se met à le lire.» Je répliquais: «Qu’un autre lise et je me joindrai aux moqueurs.» On donna le livre à Haji Muhammad-Taqiy-i-Namazi. Il lut le passage sur le détachement et le sacrifice des disciples du Point-du-Bayan [le Bab] ; «S’ils avaient tort, me demanda-t-il, par quelle preuve pourrait-on démontrer la justesse de la cause des gens de Kerbéla ?» Il continua à lire et tous constinuèrent à rire. Puis Mirza Javad me demanda: «Pourquoi es-tu devenu babi ? Si la cause du Bab était vraie, ne serais-je pas devenu babi moi qui suis à la fois siyyid et Shirazi ?» Je répondis: «Mais il n’est pas prouvé que je sois un babi ni que toi tu n’en sois pas un. Comme dit le poète Hafiz:

De Basrah vient Hasan, de Habash vient Bilal
De Sham vient Suhayb ; mais du sol de La Mecque
Est sorti Abu-Jahl ; Comme c’est étrange !*

* [nota: L'écriture rapide par laquelle Mirza Aqa Jan écrivait les versets au fur et à mesure que Baha'u'llah les révélait.]

Tous les gens présents éclatèrent de rire et Mirza Javad fut déconfit. Alors le consul rappela à l’assistance qu’il n’y avait pas de quoi rire et me renvoya en prison ; je priais Dieu de ne jamais le revoir. Le jour même une affaire l’appela à Alexandrie. Puis je fis un autre rêve dans lequel la Perfection bénie me disait: «Avant quatre-vingt-un jours, tu auras quelques raisons de te réjouir.» Arrivant de La Mecque, Mirza Safa apprit que Mirza Hasan Khan avait jeté un voyageur dans une prison sombre et pitoyable. On lui demanda: «Pour l’amour de Dieu, dites-lui de libérer cet innocent.» Mirza Safa lui fit des remontrances et télégraphia afin que je sois remis aux autorités égyptiennes et envoyé à Alexandrie. Une fois là-bas, le défunt Siyyid Husayn expliqua, dans une pétition à Sharif Pasha, que ce voyageur était un sujet ottoman arrêté et torturé illégalement par le consul de perse. Je passais alors du niveau inférieur au niveau supérieur de la prison. On fit en sorte que le consul persan soit blâmé. Dans cette prison, un médecin essaya de me convertir à la foi protestante. Nous eûmes de longues conversations et il devint baha’i.

Le quatre-vingt-unième jour après mon rêve je vis, depuis le toit de la prison, Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Nazir passant dans la rue. Je l’appelai, il s’approcha ; je lui demandai ce qu’il faisait là et il m’apprit que la Perfection bénie et les compagnons étaient emmenés à Acre… Il était descendu à terre accompagné d’un policier afin de faire quelques achats. Il ajouta: «Le policier ne me laissera pas m’arrêter plus longtemps. Je vais signaler ta présence à Aqa (la Plus-Grande-Branche). Si le navire reste au port plus longtemps, j’essaierai de revenir te voir.» Il m’avait complètement enflammé et maintenant s’en allait ! Le médecin était alors absent et lorsqu’il revint, il me trouva en larmes, récitant ces vers: «Le Bien-Aimé est à mes côtés mais je suis loin de lui ; je suis sur le rivage de la mer de proximité et pourtant, j’en suis privé ! O Ami, embarque-moi, embarque-moi dans un siège sur le vaisseau de proximité ; je suis impuissant, je suis vaincu, un pauvre prisonnier.» Faris, le médecin, rentra dans la soirée et vit ma détresse. Il s’exclama: «Tu m’avais dit que le quatre-vingt-unième jour après ton rêve tu aurais des raisons de te réjouir et nous y sommes. Or je te trouve au contraire complètement perturbé. Je répondis: «Les raisons de me réjouir sont vraiment là, mais, hélas, «La datte est sur le palmier, mais notre main ne peut l’atteindre.» Il me dit: «Dis-moi ce qui est arrivé, je pourrai peut-être faire quelque chose.» Je lui dis que la Perfection bénie était sur ce navire, ce qui le perturba grandement lui aussi. Puis il dit: «Si demain n’avait pas été un vendredi, jour où le Seraye ferme, nous aurions pu, tous les deux, obtenir la permission de monter à bord pour le rencontrer. Mais peut-être peut-on faire encore quelque chose. Écris ce que tu veux. J’écrirai aussi. Demain, l’une de mes connaissances vient ici. Nous lui demanderons de porter ces lettres sur le paquebot.» Je racontai mon histoire par écrit et j’y joignis tous les poèmes que j’avais composés en prison.
Faris le médecin écrivit lui aussi une lettre très touchante exprimant sa tristesse. Il mit l’ensemble dans une enveloppe qu’il donna à un jeune horloger nommé Constantin, à charge pour lui de la porter tôt le matin. Je lui donnais le nom de Khadim (Mirza Aqa Jan) et de quelques autres des compagnons, lui expliquai comment les reconnaître et insistai pour qu’il ne donne l’enveloppe à personne avant de les avoir trouvés. Il partit au matin. Nous étions en observation sur le toit en terrasse. Nous entendîmes d’abord le signal puis le bruit du navire en mouvement et, perplexes, nous nous demandions que penser. Puis le navire s’arrêta et repartit un quart d’heure après. Nous étions sur les nerfs quand soudain Constantin revint. Il me remit une enveloppe et un paquet enveloppé dans un foulard et s’exclama: «Par Dieu ! C’est le Père du Christ en personne que j’ai rencontré !» Faris lui embrassa les yeux et dit: «Notre lot était le feu de la séparation, le tien était la faveur de contempler le Bien-Aimé du monde.» En réponse à nos courriers nous trouvâmes une Épître écrite dans l’écriture de révélation*, une lettre de la Plus-Grande-Branche et un sachet empli d’amandes nuql, une friandise envoyée par la Plus-Pure-Branche. Faris était particulièrement honoré dans l’Épître de Baha’u’llah. Un des témoins de la scène a écrit: «J’ai vu plusieurs preuves de puissance que je n’oublierai jamais. Comme ce fut le cas aujourd’hui. Le navire avançait déjà lorsqu’on vit au loin une embarcation. Le capitaine fit arrêter le navire et ce jeune horloger put nous rejoindre et appeler mon nom. Je descendis et il put me donner votre enveloppe. Tous les yeux étaient rivés sur nous qui n’étions que des exilés, et pourtant, personne ne posa de questions sur l’action du capitaine.» (6)

* [nota: L'écriture rapide par laquelle Mirza Aqa Jan écrivait les versets au fur et à mesure que Baha'u'llah les révélait.]

L’escale suivante, Port-Saïd, fut atteinte le matin suivant. Le paquebot y resta à l’ancre toute la journée et ne repartit qu’à la nuit tombée. Le jour suivant au coucher du soleil il arriva devant Jaffa et, à minuit, partit pour sa destination: Haïfa.


30. L’arrivée à Acre


Photo: exil de Baha'u'llah d'Andrinople (Erdine) jusqu'à Akka (Israël)


Photo: baie de Haifa au début du 19ème siècle. Le village de haifa est au premier plan. On devine Acre dans le lointain.


Photo: Haifa au 19ème siècle, avec le mont Carmel en arrière-plan.



Photo: vue du sud d'Acre


Photo: la porte de la mer par laquelle Baha'u'llah entra dans Acre.


Photo: vue aérienne de la citadelle d'Acre. En bas à gauche se voit la contrescarpe d'où les pélerins, interdits d'entrée dans la ville, pouvaient apercevoir Baha'u'llah. Au premier plan, la maison de 'Abdu'llah Pasha. Derrière la citadelle on découvre le dôme de la mosquée d'al-Jazzar. Entre la mosquée et la citadelle est situé le Seraye, siège du gouverneur et, à sa gauche, près de la citadelle on voit le petit dôme des bains publics.

Lorsque le paquebot de la compagnie Austria-Lloyd arriva en vue de Haïfa, les autorités préparèrent le voyage de Mirza Yahya et de ses proches vers Chypre. Il fallut donc séparer les quatre baha’is qui avaient été condamnés à accompagner Mirza Yahya en exil du groupe très soudé des compagnons de Baha’u’llah. Ces quatre personnes, qui avaient été arrêtées à Constantinople étaient, comme nous l’avons vu: Mishkin-Qalam le célèbre calligraphe, Mirza ‘Aliy-i-Sayyah (de Maraghih en Azerbaïdjan), Aqa Muhammad-Baqir-i-Qahvih-chi et Aqa ‘Abdu’l-Ghaffar. Tout le monde ressentait naturellement une grande détresse lorsque vint l’heure de la séparation. Le Gardien de la foi baha’ie écrit:

C’est au moment où Baha’u’llah avait pris place dans le bateau qui devait le conduire au débarcadère de Haïfa que ‘Abdu’l-Ghaffar, l’un des quatre compagnons condamnés à partager l’exil de Mirza Yahya et que Baha’u’llah avait hautement loué pour son détachement, son amour et sa confiance en Dieu, se jeta, de désespoir, dans la mer en criant: «Ya Baha’u’l-Abha !» Sauvé ensuite, il ne fut ramené à grand-peine à la vie que pour être forcé par des fonctionnaires inflexibles à continuer son voyage avec la bande de Mirza Yahya, vers la destination qui lui avait été assignée à l’origine. (1)

Aqa ‘Abdu’l-Ghaffar fut sauvé, comme l’avait été Haji Ja’far-i-Tabrizi à Andrinople et, plus tard, ils exauceront leur désir: vivre près de Baha’u’llah. Haji Ja’far, ayant récupéré des blessures qu’il s’était lui-même infligées, fut emmené à Acre en compagnie de son frère. Aqa ‘Abdu’l-Ghaffar put s’évader de Chypre et atteindre la Syrie. Il changea de nom et vécu en sécurité sous le nom de Aqa ‘Abdu’llah.

Un voilier emporta les exilés depuis Haïfa jusqu’à Acre de l’autre côté de la baie. Les rumeurs les plus folles les avaient précédés et les habitants de la ville étaient perplexes, curieux, certainement pleins de préjugés, hostiles et méprisants. Certains étaient venus sur le quai pour découvrir le «Dieu des Persans» et le huer. C’est dans l’après-midi du 31 août 1868 correspondant au douzième jour de Jamadiyu’l-Avval 1285 de l’hégire, que Baha’u’llah, sa famille et ses compagnons entrèrent dans la Plus-Grande-Prison et furent incarcérés dans la citadelle fortifiée.

Acre est une des plus anciennes villes continûment habitées du monde. C’est aussi une des villes pour lesquelles on s’est le plus battu, ce qui n’a rien de surprenant si l’on considère qu’elle offre le meilleur port naturel de toute la côte orientale de la Méditerranée, sur la route entre l’Égypte et la Mésopotamie, deux berceaux de civilisation. Elle est mentionnée pour la première fois en Égypte, il y a presque 4000 ans. C’est alors une cité cananéenne et phénicienne sous contrôle égyptien. Elle reste épisodiquement sous ce contrôle avant d’être conquise par les Assyriens, puis les Perses, les Grecs, les Romains, les Arabes et les croisés. Au treizième siècle, Saint-Jean-d’Acre est la capitale du royaume croisé et la dernière position importante entre les mains des croisés jusqu’en 1291 quand l’armée mameluke la prit et la rasa.

Elle devint pendant un certain temps un village insignifiant de l’empire turc. Au seizième siècle des marchands français redécouvrent ses avantages naturels puis le chef druze Fakhru’d-Din rebâtit quelques-unes des ruines croisées à la fin du seizième siècle. La résurrection d’Acre est due à Zahiru’l-’Umar, un notable de Tibérias qui se découpa une principauté personnelle dans l’empire turc déclinant et fit d’Acre sa capitale en 1749. Le gouvernement ottoman reconnut de facto l’autorité de Zahiru’l-’Umar en le nommant gouverneur de la province d’Acre mais, lorsqu’il aida le rebelle ‘Ali Bey d’Égypte, une armée turque vint assiéger Acre en 1775. La ville fut prise par traîtrise et Zahiru’l-’Umar fut tué. L’un des commandants de l’armée de siège, Ahmad Pasha al-Jazzar (le Boucher), un aventurier albanais, fut nommé gouverneur en 1776.

Les travaux de reconstruction et de fortification commencés par Zahiru’l-’Umar furent poursuivis avec énergie par Ahmad Pasha. Al-Jazzar était un dirigeant sévère et son influence se faisait sentir dans toute la Syrie et la Palestine. Acre prospéra. En 1799, la ville repoussa l’armée de Napoléon Bonaparte ce qui mit fin à l’aventure orientale de ce dernier.

Al-Jazzar mourut en 1803 et son fils adoptif, Sulayman Pasha, un mameluck, construisit lui aussi d’importants bâtiments à Acre. À sa mort en 1818, son successeur fut ‘Abdu’llah Pasha, fils de ‘Ali Pasha lui aussi mameluk* et fils adoptif d’al-Jazzar. ‘Abdu’llah Pasha était le quatrième gouverneur de suite à être un grand bâtisseur tant en ville qu’à l’extérieur. Mais des événements égyptiens devaient avoir bientôt des répercussions pour Acre. Muhammad-’Ali Pasha, un aventurier albanais, avait conquis l’Égypte et s’était révolté contre les Ottomans. ‘Abdu’llah Pasha prit parti pour le sultan et en 1831 une armée égyptienne conduite par le fils de Muhammad-’Ali, Ibrahim Pasha, assiégea Acre. Le bombardement fut terrible et, aucune aide n’arrivant d’Istanbul, ‘Abdu’llah Pasha n’eut d’autre recours que de se rendre. Il fut traité avec générosité et envoyé en Égypte où il fut reçu avec les honneurs. Il partit plus tard pour Istanbul puis, après quelque temps, il voyagea jusqu’à Médine où il passa le reste de ses jours et fut enterré. Ibrahim Pasha prévoyant que la présence égyptienne en Syrie serait contestée, reconstruisit beaucoup des bâtiments que son bombardement avait détruits et renforça les défenses d’Acre qui devint pour la Syrie le rempart face à l’Égypte.

* [nota: Un mameluk était un esclave qui avait été acheté jeune et entraîné comme soldat. À la fin de son entraînement, il obtenait habituellement sa liberté et devenait un fils adoptif de son maître. Ces gens accédaient souvent à de hauts postes et l'Égypte fut gouvernée pendant des siècles par une série de sultans mamelucks.]

À la suite du succès spectaculaire d’Ibrahim Pasha de la Syrie et jusqu’en Anatolie, les puissances européennes craignant la désintégration de l’empire turc décidèrent d’intervenir. En 1840, une flotte à prédominance britannique commandée par l’amiral Sir Robert Stopford apparut devant Acre et commença de bombarder la ville. Après quatre heures et demi de bombardement, il y eut une soudaine et très forte explosion et un épais nuage de fumée s’éleva de la ville. La réserve principale de poudre avait été touchée, et l’explosion avait tué deux compagnies des meilleurs soldats d’Ibrahim Pasha. On peut encore aujourd’hui voir les effets de cette explosion en remarquant que le mur intérieur vers la terre (le mur de Zahiru’l-’Umar manque sur la partie orientale du site où l’explosion le détruisit). Le lendemain, la flotte alliée découvrit qu’Ibrahim Pasha avait abandonné la ville et faisait retraite vers l’Égypte.

Le départ des Égyptiens marque un tournant dans l’existence d’Acre. De capitale d’une importante province, elle fut réduite au rang de centre administratif d’une sous-province subordonnée à Damas et à Beyrouth. Zahiru’l-’Umar qui était à l’origine du renouveau de la prospérité d’Acre avait aussi lancé le processus qui conduirait à son déclin. Il avait repris et fortifié la petite ville de Haïfa, de l’autre côté de la baie d’Acre. Plus on avançait dans le dix-neuvième siècle et plus il apparaissait que le port d’Acre qui s’ensablait ne pourrait plus accueillir les vapeurs au fort tirant d’eau. Le commerce et la prospérité d’Acre déclinèrent d’autant plus que ses activités commerciales étaient transférées vers Haïfa.*

* [nota: Sous le ministère de 'Abdu'l-Baha, un fils d'Aminu'd-Dawlih, Mihdi Khan-i-Ghaffari, le Vazir Humayun et Qa'im-Maqam, avaient servi sous Nasiri'd-Din Shah et avaient occupé des postes ministériels dans les premiers jours de la constitution. À la consternation de sa famille il devint baha'i et rendit visite à 'Abdu'l-Baha à Ramlih, Alexandrie en Égypte.]

Lorsque Baha’u’llah y arrive, Acre, ville prison pour les criminels et les prisonniers politiques de l’empire turc, était surnommée la «Bastille du Proche-Orient». La citadelle dans laquelle Baha’u’llah est emprisonné est l’un des bâtiments les plus intéressants d’Acre. Elle est construite sur le site du Grand Maneir (citadelle) des Chevaliers de Saint-Jean-de-l’Hospital. Leur réfectoire, la «crypte de St-Jean», a été dégagé des gravats qui l’avaient comblé et il est presque intact sous le bâtiment d’aujourd’hui dans les assises basses duquel la maçonnerie croisée est évidente. Lorsqu’au seizième siècle le chef druze Fakhru’d-Din commença à construire sur les ruines croisées, il utilisa les ruines du bâtiment des Hospitaliers comme base de son palais et de sa citadelle. Zahiru’l-’Umar et Ahmad al-Jazzar firent de même, mais les bâtiments actuels datent du successeur d’al-Jazzar, Sulayman Pasha, complétés en 1819 par ‘Abdu’llah Pasha. Ils furent utilisés comme caserne et comme prison par les Turcs et continuèrent comme prison sous le mandat britannique. Dans leurs murs sont encore incrustés des boulets de canon datant du bombardement de la flotte alliée de l’amiral Sir Robert Stopford en 1840.

Aqa Rida décrit Acre comme «une petite ville aux rues étroites et sordides, sales et sombres, tristes et tortueuses, sans une seule maison digne d’être remarquée.» Il décrit aussi la citadelle:

Bâtie pour des soldats au temps de Jazzar Pasha, elle est très haute et spacieuse, avec un bassin au milieu, des palmiers et des figuiers. Au nord-ouest, l’étage supérieur bien bâti compte quatre ou cinq pièces avec un ayvan et un biruni, une grande pièce avec véranda et quelques autres pièces. La Perfection bénie et sa famille occupaient cette partie. Aqa Mirza Muhammad-Quli et sa famille occupait l’étage inférieur. Au nord, on trouvait des pièces sur trois étages. Haji ‘Ali-’Askar, Amir et Aqa Muhammad-Javad occupaient ces pièces. Dans le coin nord-ouest il y avait des pièces que nous occupions… et à l’ouest il y avait un très bon bain. Au sud et à l’est on trouvait aussi des pièces spacieuses et l’une d’elles était occupée par Jinab-i-Kalim ; quelques compagnons en occupaient d’autres, mais la plupart étaient vides. Siyyid Muhammad et Kaj-Kulah (Aqa-Jan Big) résidèrent là quelques jours puis demandèrent au gouvernement de les déménager ailleurs. On leur donna une pièce au-dessus de la deuxième porte de la ville.

La nuit de notre arrivée nous souffrîmes du manque d’eau. Dans le bassin l’eau était croupie. Nous voulûmes sortir pour chercher de l’eau fraîche mais on nous l’interdit. On nous donna du riz venant de la maison de ‘Abdu’l-Hadi Pasha, le gouverneur d’Acre, mais il n’y en avait pas assez pour tous. Le lendemain, les autorités vinrent voir comment cela se passait. Elles entrèrent en présence de la Perfection bénie qui leur parla avec une telle sagesse et une telle connaissance qu’au cours de cette première réunion elles comprirent que ces gens étaient érudits, sages et dotés d’une rare compréhension. L’un des membres du groupe remarqua, à haute voix, que jamais auparavant des âmes aussi pures et sanctifiées n’avaient posé le pied à Acre. Quelques jours plus tard ils amenèrent Haji Jafar et son frère, Haji Taqi.

La ration pour chaque personne, selon Aqa Rida et Aqa Husayn-i-Ashchi, était de trois pains noirs, salés, immangeables. Révolté, Aqa Husayn, jeune et entêté, lança de rudes et insultantes remarques en turc adressées au mutasarrif, ce qui lui valut une claque de la part de la Plus-Grande-Branche. Mais Aqa Husayn remarque que cela permit aussi au gouverneur de comprendre la situation. Les rations furent bientôt officiellement interrompues et on les remplaça par une somme quotidienne à partager parmi les compagnons.

Bientôt vint l’automne avec son cortège d’indispositions et de maladies dues aux conditions insalubres d’Acre. À l’intérieur des murs de la prison les exilés souffrirent grandement.

On trouvera ci-dessous la liste des exilés qui entrèrent dans la Plus-Grande-Prison dans l’après-midi du 31 août 1868. Cette liste fut d’abord rédigée avec l’aide de Mirza ‘Abdu’r-Ra’uf, fils de Mirza Muhammad-Quli le frère de Baha’u’llah. Mais l’auteur, y trouvant des erreurs, l’a quelque peu corrigée. Par exemple, Mirza ‘Abdu’r-Ra’uf avait inscrit plusieurs personnes qui arrivèrent à Acre plus tard.

1. Baha’u’llah
2. Buyuk Khanum (Asiyih Khanum), la mère de la Plus-Grande-Branche
3. ‘Abdu’l-Baha (la Plus-Grande-Branche)
4. Baha’iyyih Khanum (la Très-Sainte-Feuille)
5. Mirza Mihdi (la Plus-Pure-Branche)
6. Mahd-i-’Ulya, mère de Mirza Muhammad-’Ali
7. Mirza Muhammad-’Ali
8. Mirza Badi’u’llah, fils de Mahd-i-’Ulya
9. Mirza Diya’u’llah, fils de Mahd-i-’Ulya
10. Samadiyyih Khanum, soeur de Mirza Muhammad-’Ali et femme de Mirza Majdi’d-Din
11. Mirza Musa, Jinab-i-Kalim, frère de Baha’u’llah
12. Fatimih-Sultan Khanum, fille de Shaykh Sultan-i-’Arab et femme de Mirza Musa
13. Havva Khanum, deuxième femme de Mirza Musa
14. Mirza Majdi’d-Din, fils de Mirza Musa et de Fatimih-Sultan Khanum
15. Liqa Khanum, femme de Mirza Muhammad-’Ali
16. Mirza ‘Ali-Rida, fils de Mirza Musa
17. Mirza Muhammad-Quli, frère de Baha’u’llah
18. Khanum Jan, femme de Mirza Muhammad-Quli
19. Nash’ih Khanum, seconde femme de Mirza Muhammad-Quli
20. Mirza ‘Abdu’r-Ra’uf, fils de Mirza Muhammad-Quli
21. Mirza Dhikru’llah, fils de Mirza Muhammad-Quli
22. Mirza Vahid, fils de Mirza Muhammad-Quli
23. Qudsiyyih Khanum, fille de Mirza Muhammad-Quli et de Nash’ih Khanum
24. Abaji Qazvini, servante
25. Badri-Jan, femme de Mirza Yahya Subh-i-Azal
26. Mirza Rida-Quliy-i-Tafrishi, frère de Badri-Jan
27. Mirza Fadlu’llah, neveu de Mirza Rida-Quli , fils de Mirza Nasru’llah (mort à Andrinople)
28. Aqa ‘Azim-i-Tafrishi, serviteur de Mirza Nasru’llah et de Mirza Rida-Quli
29. Aqa Riday-i-Tabrizi, Qannad
30. Gawhar Khanum, femme d’Aqa Rida, mère de ‘Aynu’l-Mulk
31. Mirza Mahmud-i-Kashani,
32. Saltanat Khanum, femme de Mirza Mahmud-i-Kashani, soeur de Gawhar Khanum
33. Haji Aqay-i-Tabrizi, frère de Gawhar Khanum et de Saltanat Khanum
34. Zahra Khanum, mère de Haji Aqay-i-Tabrizi
35. Aqa Rida, frère de Haji Aqa
36. Haji ‘Ali-’Askar-i-Tabrizi
37. Husayn-Aqa Qahvih-chi, fils de Haji ‘Ali-’Askar
38. Khanum Djan, femme de Haji ‘Ali-’Askar
39. Ma’sumih, fille de Haji ‘Ali-’Askar
40. Fatimih, fille de Haji ‘Ali-’Askar
41. Husniyyih, fille de Haji ‘Ali-’Askar et femme d’Aqa Muhammad-Javad-i-Qazvini
42. Aqa Muhammad-Javad-i-Qazvini
43. Mashhadi Fattah, frère de Haji ‘Ali-’Askar-i-Tabrizi
44. Aqa Muhammad-’Aliy-i-Yazdi
45. Aqa Abu’l-Qasim-i-Sultanabadi (mort dans la citadelle)
46. Aqa Faraj, cousin de Aqa Abu’l-Qasim
47. Aqa Muhammad-Isma’il (mort dans la citadelle)
48. Aqa Muhammad-Baqir, son frère (mort dans la citadelle)
49. Mirza Ja’far-i-Yazdi
50. Za’faran Khanum, femme de Mirza Ja’far
51. Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Nayrizi, appelé Amir. Il faisait partie des babis qui étaient avec Vahid à Nayriz
52. Habibih Khanum, femme d’Amir et servante de la maison de Baha’u’llah
53. Badi’ih Khanum, fille d’Amir et de Habibih, mariée à Husayn-Aqa Qahvih-chi
54. Sahib-Jan Khanum, servante
55. Mirza Mustafa, fils de Sahib-Jan, appelé Abu-Hurayrih
56. Darvish Sidq-’Ali
57. Mirza Aqa Jan, secrétaire et serviteur de Baha’u’llah
58. Haji Faraju’llah-i-Tafrishi
59. Aqa Husayn-i-Ashchi
60. Aqa Muhammad-’Aliy-i-Isfahani
61. Ustad Ahmad-i-Najjar
62. Aqa Mirza Husayn-i-Najjar
63. Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Nazir
64. Khayyat-Bashi
65. Mirza Asadu’llah
66. Siyyid Muhammad-i-Isfahani (azali)
67. Aqa Jan Big, appelé Kaj-Kulah (azali)


31. Le Seigneur des Armées

Le Gardien de la foi baha’ie écrit:

L’arrivée de Baha’u’llah à Acre marque le début de la dernière phase de ses quarante années de ministère, la phase finale et, à vrai dire, le summum de l’exil dans lequel s’est déroulé tout ce ministère. Ce bannissement, qui l’avait d’abord amené au voisinage immédiat des citadelles de l’orthodoxie chiite… et qui, plus tard, l’avait transporté dans la capitale de l’Empire ottoman, l’amenant à adresser ses déclarations historiques au sultan, à ses ministres et aux chefs religieux de l’islam sunnite, ce bannissement le conduisait maintenant à débarquer sur les rivages de la Terre sainte, la terre promise par Dieu à Abraham, consacrée par la révélation de Moïse, honorée par la vie et les oeuvres des patriarches hébreux, des juges, des rois et des prophètes, vénérée comme le berceau du christianisme et le lieu où, selon le témoignage de ‘Abdu’l-Baha, Zoroastre se serait entretenu avec quelques-uns des prophètes d’Israël, la terre liée enfin, pour l’islam, au voyage nocturne de l’Apôtre à travers les sept cieux, jusqu’au trône du Tout-Puissant. Dans cette sainte et attirante contrée, le nid de tous les prophètes de Dieu, le vallon de l’inscrutable décret de Dieu, le site à la blancheur de neige, la terre à la splendeur impérissable, l’exilé de Bagdad, d’Istanbul et d’Andrinople était condamné à passer au minimum un tiers de la vie qui lui était accordée, et plus de la moitié du temps imparti à sa mission. (2)

Acre, la Ptolémaïs du monde antique, le St-Jean-d’Acre des croisés et leur dernier bastion, Acre qui refusa de s’incliner devant la puissance de Bonaparte, Acre qui avait acquis une renommée à travers les siècles, Acre était tombée bien bas en cette période de son histoire mouvementée. Son air et son eau étaient infects, pestilentiels. Un proverbe disait qu’un oiseau volant au-dessus d’Acre tomberait raide mort. Dans ses menaçantes casernes étaient enfermés pour y périr les rebelles, les hors-la-loi, les criminels les plus endurcis de l’empire ottoman.

Acre est aussi la ville que David appelle la puissante cité, qu’Osée loue comme étant une porte d’espoir, dont Ézéchiel disait: Ensuite il me conduisit vers la porte, vers la porte orientale ; et voici, la gloire du Dieu d’Israël s’avançait de l’Orient ; sa voix était semblable au bruit des grandes eaux, et la terre resplendissait de sa gloire. (...) La gloire de l’Éternel entra dans la maison par le chemin de la porte orientale (3) dont parle en ces mots le fondateur de l’islam: Béni l’homme qui a visité Acre, béni celui qui a rendu visite au visiteur d’Acre ! (...) Et pour celui qui, à Acre, dit: «Glorifié soit Dieu, louange à Dieu, il n’est d’autre Dieu que Lui, Dieu est le plus Grand, et il n’est de pouvoir et de force qu’en Dieu, le Suprême, le Puissant», Dieu consignera mille bonnes actions et en effacera mille mauvaises ; il l’élèvera de mille degrés au paradis et lui pardonnera ses péchés. (4)

La ville qui ouvrait ses portes pour recevoir comme un prisonnier le Rédempteur du monde était une ville ayant atteint le fond de la misère. L’exil de Baha’u’llah en Terre sainte, son incarcération dans la sinistre citadelle d’Acre avait pour but, dans l’idée de ses adversaires, de lui infliger le coup fatal qui, dans leurs calculs, briserait sa foi et sa vie. Nous comprendrons l’importance et la portée de cet exil en nous rappelant certaines prophéties du passé. ‘Abdu’l-Baha, le centre de l’Alliance de Baha’u’llah et interprète de son message, parle ainsi de cet événement stupéfiant:

Lorsque Baha’u’llah arriva dans cette prison, en Terre sainte, les gens instruits comprirent que la bonne nouvelle que Dieu, par la bouche des prophètes, avait donnée deux ou trois mille ans auparavant, était réalisée, que Dieu était fidèle à la promesse. Car à plusieurs des prophètes il avait révélé et donné la bonne nouvelle qui a trait à la Terre sainte: Le Seigneur des armées doit se manifester chez toi. Toutes ces promesses étaient accomplies ! Et s’il n’y avait pas eu ces persécutions, ces exils et ces bannissements, de la part des ennemis, on ne pourrait comprendre pourquoi Baha’u’llah aurait dû s’enfuir de Perse, et planter sa tente en Terre sainte. (5)

Ainsi l’annonce David avec majesté, «Qu’il entre le Roi de Gloire ! Qui est ce roi de gloire ? L’Éternel des armées, voilà le roi de gloire.»:

Le désert et le pays aride se réjouiront ; la solitude s’égaiera, et fleurira comme un narcisse.
Elle se couvrira de fleurs, et tressaillira de joie, avec chants d’allégresse et cris de triomphe.
La gloire du Liban lui sera donnée, la magnificence du Carmel et de Saron.
Ils verront la gloire de l’Éternel, la magnificence de notre Dieu. (6)

Amos en témoigne:
De Sion l’Éternel rugit,
De Jérusalem il fait entendre sa voix.
Les pâturages des bergers sont dans le deuil,
Et le sommet du Carmel est desséché. (7)

Et Michée l’a prévu:
... de l’Assyrie et des villes fortifiées, de la forteresse jusqu’au fleuve, d’une mer à l’autre, et d’une montagne à l’autre, il viendra. (8)


32. La vie dans la caserne


Photo: texte du Farman lancé par le sultan 'Abdu'l-'Aziz bannissant Baha'u'llah à Acre.


Photo: la citadelle citadelle d'Acre où Baha'u'llah fut enfermé, dans une pièce dont on peut voir les deux fenêtres à l'étage supérieur à droite du bâtiment.


Photo: la cellule de Baha'u'llah dans la citadelle.


Photo: Hammam al-Pasha, les bains publics où Baha'u'llah rencontra Haji Abdu'l-Hasan-i-Ardikani, le premier pélerin à pouvoir pénétrer dans Acre. Le bâtiment est aujourd'hui le musée municipal.

La vie était difficile et pesante dans la caserne d’Acre, surtout lorsque les exilés tombaient victimes de la malaria ou de la dysenterie apportées par l’automne. Aqa Rida dit qu’ils n’avaient jamais connu de telles fièvres avant et il indique que la Plus-Grande-Branche, qui faisait très attention à ce qu’il mangeait et buvait, ne fut pas frappé comme les autres et put continuer à aller et venir, s’occupant des malades et prenant soin d’eux. Aqay-i-Kalim et Aqa Rida aussi purent le seconder auprès des malades. Malheureusement, trois des exilés moururent. Aqa Abu’l-Qasim-i-Sultanabadi fut le premier, bientôt suivi par Ustad Baqir et son frère Ustad Isma’il-i-Khayyat qui moururent la même nuit et, selon les mots de Baha’u’llah, «dans les bras l’un de l’autre». Les gardes refusèrent de laisser les exilés assister aux funérailles et Baha’u’llah dut donner un tapis sur lequel il dormait afin que sa vente paie les dépenses exigées par les gardes, lesquels empochèrent l’argent et firent enterrer les corps dans leurs habits, sans être lavés, sans linceul et sans cercueil. Baha’u’llah confirme que l’argent donné aux gardes était le double de la somme nécessaire à un enterrement décent. Se rappelant les souffrances de cette période, il écrit en parlant de lui: «Pendant la plus grande partie de sa vie, il a été durement éprouvé entre les griffes de ses ennemis. Ses souffrances ont à présent atteint leur point culminant dans cette déprimante prison où ses oppresseurs l’ont jeté si injustement.» (1)

Le Gardien de la foi baha’ie écrit:

Le sultan et ses ministres avaient donné des ordres explicites pour que les exilés, accusés de s’être gravement trompés et d’avoir égaré les autres, soient soumis à la plus stricte des réclusions. On espérait avec confiance que leur condamnation à la prison à vie les conduirait finalement à la mort. Le farman du sultan ‘Abdu’l-’Aziz, daté du cinq rabi’u’th-thani 1285 de l’hégire (26 juillet 1868), non seulement les condamnait à un bannissement définitif, mais encore stipulait une incarcération rigoureuse, et leur interdisait toute association entre eux ou avec les habitants de la localité. Le texte du farman lui-même fut lu publiquement dans la principale mosquée de la ville, peu après l’arrivée des exilés, pour en avertir la population. (2)

Les archives officielles ottomanes révèlent que cette sentence fut recommandée par les fonctionnaires chargés d’interroger les baha’is et les deux azalis arrêtés à Istanbul. Ces documents montrent aussi que Khurshid Pasha, le vali d’Andrinople, avait défendu les baha’is et récusé les accusations lancées contre eux.

Dans une épître adressée à Aqa Mirza Aqay-i-Afnan, Nuri’d-Din, sous la signature de Khadim (Mirza Aqa Jan, le secrétaire), Baha’u’llah raconte que la surveillance exercée par les autorités était telle que lorsqu’ils avaient besoin d’un barbier ou d’un garçon de bain, ces derniers venaient accompagnés par un policier qui restait présent tout le temps. C’est pourquoi Baha’u’llah n’utilisa pas le bain pendant un certain temps. On se souvient qu’Ustad Muhammad-’Aliy-i-Salmani, qui avait servi de garçon de bain à Baha’u’llah et qui le servirait encore par la suite, était alors en Perse, expulsé par les autorités ottomanes. Cette Épître, révélée vingt ans plus tard, insiste surtout sur les changements arrivés au cours des années. Au début de leur emprisonnement, les règles étaient strictement appliquées, alors que lorsque l’épître fut révélée, tout le monde pouvait entrer et sortir d’Acre sans empêchement.

Le Gardien écrit ensuite:

L’ambassadeur persan, accrédité près la Sublime Porte, avait ainsi rassuré son gouvernement, dans une lettre écrite un peu plus d’un an après leur bannissement à Acre: «J’ai donné, par télégramme, des instructions écrites, pour lui (Baha’u’llah) interdire tout rapport avec qui que ce soit, à l’exception de ses femmes et de ses enfants, et lui défendre de quitter, en aucune circonstance, la maison dans laquelle il est emprisonné… Il y a trois jours, j’ai envoyé ‘Abbas-Quli Khan, consul général à Damas, avec l’ordre de se rendre directement à Acre… pour conférer avec le gouverneur au sujet de toutes les mesures nécessaires visant au maintien sévère de leur emprisonnement et pour nommer sur place, avant son retour à Damas, un représentant chargé de s’assurer que les ordres venant de la Sublime Porte ne seront transgressés d’aucune manière. Je lui ai également donné pour instructions de se rendre à Acre une fois tous les trois mois, de les surveiller lui-même et de soumettre son rapport à la légation.» L’isolement des exilés était si absolu que les baha’is de Perse, troublés par les rumeurs répandues par les azalis d’Ispahan, selon lesquelles Baha’u’llah aurait été noyé, persuadèrent le service du télégraphe britannique de Julfa de s’informer pour eux à ce sujet. (3)

Pourtant, malgré cette action abusive, grossière ingérence dans l’administration interne de l’empire turc de l’ambassadeur persan plus d’un an après l’arrivée des exilés à Acre et en dépit du fait que pas un iota n’ait changé dans l’édit original du sultan ‘Abdu’l-’Aziz, les fonctionnaires ottomans sur place se sentaient de moins en moins motivés, voire incapables, d’appliquer des mesures drastiques dans le traitement des prisonniers, et les habitants, plus qu’hostiles au début, avaient peu à peu ressenti du respect et de la révérence pour les prisonniers de la citadelle. L’origine de cette étonnante transformation était l’allure et le comportement du fils aîné de Baha’u’llah.

Aqa Rida et Aqa Husayn ont tous deux recopié une courte prière, révélée par Baha’u’llah à la suite du décès des trois compagnons, que les exilés répétaient pour leur protection. En voici le texte:

Au nom du Dieu qui pardonne ! Bien que le triste état dans lequel je suis, ô mon Dieu, me fasse mériter ta colère et ta punition, ton bon plaisir et ta générosité demandent à ta clémence d’embrasser tes serviteurs et à tes généreuses faveurs de les rencontrer. Je te demande par ton Nom, que tu as fait le roi de tous les noms, de me protéger par ton pouvoir et ton omnipotence de toute calamité, de tout ce qui te répugne et de tout ce qui est contraire à ta volonté. Tu as la suprématie sur toutes choses. (4)

Les maladies étaient toujours présentes, mais il n’y eut plus de décès. Aqa Rida se rappelle que pendant quatre mois, un énorme chaudron de bouillon fut préparé pour les malades et le soir, ‘Abdu’l-Baha, la Plus-Grande-Branche, distribuait à chacun, selon ses besoins, du riz nature. Puis il tomba malade lui aussi, si gravement que les compagnons s’inquiétèrent beaucoup pour lui. Mais tout se passa bien et la santé revint pour tous.

Aqa Husayn-i-Ashchi donne plus de détails sur la manière dont la Plus-Grande-Branche s’occupait du bien-être et de la santé des compagnons et supervisait tout. Chaque jour il se tenait à la porte de la citadelle, attendant le retour de ceux qui étaient allés en ville faire les achats nécessaires sous la surveillance des gardes. Il inspectait tout ce qu’ils avaient acheté, fouillant même dans leurs poches pour s’assurer que rien de dangereux pour la santé des prisonniers n’entrait dans la prison. Il jetait tout ce qu’il pensait être impropre à leur consommation.

Il y eut un autre cas de maladie grave suivie d’une guérison miraculeuse. Mirza Ja’far-i-Yazdi était considéré comme perdu. On appela un médecin chrétien nommé Butrus (Peter). Il ausculta le pouls du patient puis se redressa furieux, protestant qu’il avait été appelé au chevet d’un mort. «Je ne suis pas le Christ !» s’exclama-t-il en partant. Aqay-i-Kalim alla voir Baha’u’llah et lui parla de l’état de Mirza Ja’far-i-Yazdi. Baha’u’llah révéla une prière et dit à Aqay-i-Kalim de ne pas désespérer et de continuer à le soigner. Comme le dit Aqa Rida, une vie nouvelle anima Mirza Ja’far qui recouvra la santé. Baha’u’llah l’appela par la suite Badi’u’l-Hayat (Vie merveilleuse).

La nouvelle de l’incarcération de Baha’u’llah dans la citadelle d’Acre était enfin connue des baha’is de Perse. Un certain nombre d’entre eux fit le voyage dans l’espoir d’arriver en présence de leur Seigneur. Mais les deux azalis qui logeaient au-dessus de la porte d’entrée de la ville, surveillaient les entrées et faisaient leur rapport aux autorités chaque fois qu’ils reconnaissaient un baha’i. Immédiatement les fonctionnaires prenaient les mesures nécessaires à l’expulsion du baha’i qui avait réussi à pénétrer dans l’enceinte de la ville. Pour arriver à Acre, certains d’entre eux avaient marché tout le long du chemin, à travers les cols des montagnes de l’ouest de l’Iran et les déserts d’Irak et de Syrie. Au dernier moment, privés de leur but par les machinations des ennemis, leur seule consolation était de se tenir au-delà du deuxième fossé, face à la citadelle, pour entrevoir rapidement la silhouette de leur Seigneur, se tenant derrière les barreaux. Et la récompense de leurs mois de voyage ardu était, vue de loin, sa main bénie qui s’agitait. Puis la plupart d’entre eux retournaient chez eux, reconnaissants du bienfait qui leur avait été accordé. Cela suffisait pour allumer dans leur coeur une flamme vigoureuse, pour intensifier leur dévouement. D’autres suivirent et emportèrent le souvenir de cette silhouette apparaissant derrière les barreaux d’une fenêtre, souvenir qu’ils chériront par dessus tout. Pourtant certains, comme Badi’ dont le prochain chapitre relate l’histoire, et Nabil-i-A’zam à la deuxième tentative, eurent le suprême privilège de se trouver en présence de Baha’u’llah.

Shoghi Effendi écrit:

Ceux, très rares, qui réussirent à pénétrer dans la ville furent obligés, à leur grande désolation, de revenir sur leurs pas sans même avoir vu son visage. Le premier d’entre eux à parvenir en sa présence fut Haji Abu’l-Hasan-i-Ardikani, «celui qui renonçait à lui-même», surnommé Amin-i-llahi (homme de confiance de Dieu), qui ne put le rencontrer qu’au bain public ; il avait été convenu qu’il verrait Baha’u’llah sans l’approcher ni lui faire le moindre signe de reconnaissance. Un autre pèlerin, Ustad Isma’il-i-Kashi, venant de Mosul, se posta sur le côté opposé du fossé et, contemplant pendant des heures, dans une adoration extasiée, la fenêtre de son Bien-Aimé, ne réussit pas, en définitive, à cause de la faiblesse de sa vue, à distinguer son visage. Il dut retourner, sans l’avoir vu, à la grotte qui lui tenait lieu d’habitation sur le mont Carmel ; cette scène émut jusqu’aux larmes la Sainte Famille qui assistait de loin, avec anxiété, à l’anéantissement de son espoir. (5)

Ustad Isma’il était l’oncle maternel d’Aqa Husayn-i-Ashchi. C’était un entrepreneur en bâtiment qui avait servi Farrukh Khan-i-Ghaffari, l’Aminu’d-Dawlih de Kashan*, l’un des premiers ambassadeurs jamais appointés par le gouvernement persan auprès d’une cour européenne, qui avait négocié et signé avec la Grande-Bretagne le traité de Paris en 1856.

* [nota: Une source l'identifie comme Shaykh Ahmad-i-Khurasani qui fut martyrisé à Tabriz.]

Aqa Husayn se souvient de l’arrivée de son oncle et des mois qui suivirent: «Arrivant de Mosul et ne pouvant arriver (en présence de Baha’u’llah) il alla s’installer chez Khalil Mansur, le dinandier de Kashan (voir addenda V) qui était le premier [baha’i] à s’être établi à Haïfa. Là, il s’occupa des pèlerins qui arrivaient de toutes les directions. Suivant les instructions qu’il recevait d’Acre et grâce à des intermédiaires secrets, il faisait un rapport sur la situation de chaque pèlerin. Ensuite, ils suivaient les instructions reçues. Khalil Mansur venait parfois à Acre pour vendre de la dinanderie, disait comment se portaient les pèlerins et prenait des lettres qu’il postait depuis Haïfa.

Aqa Husayn était avec Baha’u’llah lorsque son oncle vint se placer au point d’où l’on voyait la fenêtre de la prison, sans pouvoir reconnaître son Seigneur. Il se souvenait à quel point lui-même sanglotait et comme Baha’u’llah était gentil et bienveillant pendant qu’il parlait du désappointement de l’entrepreneur de Kashan. À cette occasion Baha’u’llah dit que bientôt, Inch Allah, les portes s’ouvriraient devant les pèlerins qui pourraient parvenir en sa présence en toute sécurité. D’après Aqa Husayn, en dehors de son oncle et de Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Khalil-i-Mansur, deux autres personnes vivaient aussi à Haïfa: Aqa ‘Abdu’llah, frère de Khalil et Pidar-Jan-i-Qazvini.

Peu après le départ du navire transportant Baha’u’llah, d’Alexandrie pour Haïfa, Nabil-i-A’zam que nous avons quitté dans une prison égyptienne, fut libéré et banni en Anatolie. De là il partit pour Chypre, donna des nouvelles aux baha’is locaux et continua son chemin jusqu’à Acre ; mais les machinations des azalis l’empêchèrent de rencontrer Baha’u’llah. Aqa Husayn raconte que la première fois que Nabil arriva à Acre, il fut repéré, intercepté et traîné devant les autorités qui lui demandèrent ce qu’il faisait là. Il dit qu’il devait acheter des provisions. On ne le laissa faire aucun achat et il fut expulsé de la ville. Mais à l’extérieur de la citadelle, vers le district de ‘Izzi’d-Din au nord d’Acre, alors qu’il contemplait la forteresse, Baha’u’llah apparut derrière les barreaux de la fenêtre et lui fit signe de la main qu’il l’avait reconnu. Le même jour une prière fut révélée en son honneur par la Plume suprême. Nabil passa ensuite son temps à parcourir le mont Carmel et la Galilée, résidant alternativement à Haïfa et à Nazareth. Le Gardien de la foi baha’ie mentionne qu’il vécut aussi quelque temps à Hébron. Puis il fut appelé à Acre et resta quatre-vingt-un jours dans la citadelle.

Aqa Muhammad-i-’Aliy-i-Qa’ini établit aussi sa résidence à Nazareth. À une époque, il avait été le confident de l’émir de Qa’inat dans la province du Khorasan et il allait souvent à Téhéran. Il y rencontra Baha’u’llah et ils se lièrent d’amitié. Dès qu’il apprit la revendication de Baha’u’llah, sans hésitation il lui jura fidélité et il attira beaucoup de gens importants à cette Foi qu’il avait embrassée avec tant d’ardeur et de zèle. Étant devenu très connu comme babi il dut quitter son pays natal et se dirigea vers la ville prison. Il put s’y trouver en présence de Baha’u’llah et, par la suite, il s’installa à Nazareth où il guida dans sa recherche un jeune chrétien nommé ‘Abdu’llah Effendi Marini qui devint baha’i. Cet ‘Abdu’llah Effendi, selon Aqa Husayn, accéda à des postes gouvernementaux importants. Il compila un livre de références tirées des Écritures juives et chrétiennes sur l’avènement de Baha’u’llah. Mais pendant le ministère de ‘Abdu’l-Baha (la Plus-Grande-Branche), il céda à une malversation, très courante hélas parmi les fonctionnaires, qui fit beaucoup de peine à ‘Abdu’l-Baha. S’en rendant compte, ‘Abdu’llah Effendi ne put supporter sa disgrâce et se suicida.

Ashchi raconte aussi qu’un jour Aqa Muhammad-’Aliy-i-Qa’ini dit à la Plus- Grande-Branche qu’il voulait devenir son partenaire en affaires et qu’il avait besoin qu’on lui prête sept petites piastres. Avec ce capital il acheta quelques bobines de coton et des paquets d’aiguilles et se fit colporteur dans Nazareth et les environs. Il avait été un homme important, qui avait connu le grand luxe au service de l’émir de Qa’inat, mais il était maintenant heureux d’être un pauvre colporteur parce qu’il vivait près de son Seigneur et qu’il pratiquait un commerce.

Il en était de même avec l’oncle d’Aqa Husayn Ashchi, l’entrepreneur, qui avait connu la prospérité comme employé d’Aminu’d-Dawlih. Lui aussi était devenu colporteur, allant ici et là avec un plateau de petits objets et habitant dans une grotte sur le mont Carmel.

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