Dans la gloire du Père

Chapitres 33 à 42

Chapitre précédent Chapitres précédents Retour au sommaire




33. L’histoire de Badi’


Photo: Aqa Buzurg-i-Nishapuri, nommé Badi.


Photo: Muhammad-Vali Khan-i-Tunukabuni, Nasru's-Saltanih Sipahdar-i-A'zam.


Photo: récit du martyre de Badi', par Muhammad-Vali Khan, Sipahdar-i-A'zam. On voit le début de ce récit écrit dans la marge de l'édition persane de "Leçons de Saint-Jean d'Acre".


Photo: fin du récit du martyre de Badi', commençant par la phrase "Madame Dreyfus m'a envoyé ce livre..."


Photo: lors de la torture de Badi, messager de Baha'u'llah.

C’est depuis la Plus Grande Prison d’Andrinople et, plus tard, depuis Acre, que, dans une série d’épîtres, Baha’u’llah interpelle les dirigeants du monde. Il leur annonce sa mission et les appelle à servir la cause de la paix, de la justice et de la droiture. Le ton majestueux de ses conseils et de ses admonitions révélés dans ces épîtres ne peut que retenir l’attention de tout étudiant de la religion baha’ie.

Voilà un prisonnier, jugé et condamné à tort par une conspiration de tyrans, qui se dresse face à une assemblée de souverains, face à l’ensemble de l’humanité. Il examine les valeurs de la société humaine, les juge et, avec assurance, lance un défi audacieux, non seulement à ses oppresseurs, non seulement aux ombres éphémères d’un pouvoir terrestre, mais plus particulièrement à ces obscures passions, ces sombres motivations et ces ténébreuses imaginations qui osent se placer entre l’homme et le but que lui a destiné son Créateur. On découvre ici que cet exilé, rejeté, trahi, incarcéré et réprouvé est le vrai et seul juge: le Roi de Gloire.

Jamais, depuis le commencement du monde, affirme Baha’u’llah, le message n’a été proclamé aussi ouvertement. Chacune d’entre elles, écrit-il, faisant spécialement allusion aux tablettes qu’il adressa aux souverains de la terre - tablettes que ‘Abdu’l-Baha célébra comme un "miracle", est désignée par un nom particulier. La première fut appelée le Grondement, la seconde le Souffle, la troisième l’Inévitable, la quatrième la Plaine, la cinquième la Catastrophe, et les autres, le Son assourdissant de la Trompette, l’Evénement proche, la grande Terreur, la Trompette, le Clairon et ainsi de suite, de sorte que tous les peuples de la terre peuvent savoir avec certitude, et être témoins, avec leurs yeux de chair et ceux de l’âme que celui qui est le Seigneur des noms a dominé et continuera à dominer, en toutes circonstances, sur tous les humains. (1)

L’une des premières de ces importantes épîtres est adressée à Nasiri’d-Din Shah. Elle fut révélée à Andrinople mais il fallut attendre plusieurs années avant qu’elle soit délivrée à son destinataire. L’histoire du porteur de cette épître, comment il l’amena à Téhéran et ce qui lui advint après qu’il eut délivré sa missive est poignante, émouvante et épouvantable en même temps. La voici, accompagnée d’extraits de cette épître traduits de la version anglaise écrite par Shoghi Effendi.

Mulla Muhammad-i-Zarandi, Nabil-i-A’zam, passa au cours de ses voyages (avant l’épisode égyptien, son emprisonnement à Alexandrie et son séjour en Terre sainte) par Nishabur (ou Nishapur) dans la province du Khorassan. C’est là qu’il rencontra Haji ‘Abdu’l-Majid-i-Shalfurush (le marchand de châles), commerçant de renom, survivant de Shaykh Tabarsi et, comme le dit Nabil, "une vieille connaissance". Haji ‘Abdu’l-Majid l’accueillit chez lui où Nabil rencontra Shaykh Muhammad-i-Ma’muri, l’oncle du martyr Shaykh Ahmad-i-Khurasani, occupé à recopier des tablettes de Baha’u’llah. À sa grande surprise, Nabil vit que Haji ‘Abdu’l-Majid s’occupait personnellement de tout. Il lui demanda s’il n’avait pas un fils assez grand pour l’aider. Haji ‘Abdu’l-Majid répondit qu’il en avait un mais qui refusait de lui obéir. Ce fils, Aqa Buzurg était un adolescent indocile qui menait une vie excentrique et ne s’intéressait pas du tout aux préoccupations de son père. En un mot, il faisait le désespoir de sa famille. Laissons Nabil nous conter la suite de l’histoire:

Je dis: "Envoyez-le chercher, je désire le voir." Il vint. Je découvris un grand jeune homme tout dégingandé qui, plutôt que des perfections physiques, possédait un coeur simple ; je dis à son père d’en faire mon hôte et de confier son sort à Dieu… Puis je mentionnais des choses très émouvantes qui auraient fait fondre un coeur de pierre" Ici, Nabil cite quelques vers tirés d’un long poème de Baha’u’llah, Qasidiy-i-’Izz-i-Varqa’iyyih qu’il composa à Sulaymaniyyih et dans lesquels il parle de ses souffrances et de ses mésaventures.

En entendant ces sujets divins, le visage du jeune homme rougit, ses yeux s’emplirent de larmes et il commença à se lamenter bruyamment. Je calmais son agitation, mais pendant toute la nuit, son enthousiasme et son ardeur nous gardèrent éveillés Shaykh Muhammad et moi. Nous lûmes et récitâmes des versets des Écrits saints jusqu’au lever du jour. Au matin, alors qu’il préparait le samovar pour le thé et qu’il sortait chercher du lait, son père dit: "Je n’avais jamais entendu mon fils sangloter. Je croyais que rien ne pouvait l’émouvoir. Quel sort lui a-t-on jeté pour que ses larmes coulent, qu’il gémisse et qu’il soit enflammé par l’amour de Dieu ?" Je répondis: "Il ne se contrôle plus ; laissez-le." Son père répondit: "Cette manière de s’oublier soi-même, c’est exactement ce que je désirais. S’il reste ferme dans la cause de Dieu je me ferai son serviteur."

Aqa Buzurg insistait pour m’accompagner à Mashhad mais son père dit: "J’ai fait venir Shaykh Muhammad exprès pour qu’il soit son tuteur, afin qu’il apprenne rapidement à lire et à écrire, qu’il étudie le Kitab-i-Iqan et en fasse une copie. Qu’il réalise cela et alors je lui fournirai un cheval et les frais du voyage."

À la suite de mon départ du Khorassan et de mon arrivée à Téhéran, Shaykh Fani* arriva à Nishabur où il fit savoir qu’il était en route pour Bandar-Abbas, puis pour Bagdad et enfin pour le Pays du Mystère (Andrinople). On l’avait autorisé à se faire accompagner d’une personne. Jinab-i-Aba-Badi’ (le Père de Badi’) donna à son cher fils cheval et argent afin qu’il me rattrape à Bagdad et que nous puissions voyager ensemble vers la demeure du Bien-Aimé.

* [nota: Une source l'identifie comme Shaykh Ahmad-i-Khurasani qui fut martyrisé à Tabriz.]

Badi’ accompagna le Shaykh jusqu’à Yazd où ils se séparèrent. Lui ayant donné tout ce qu’il possédait, seul et à pied, Badi’ marcha jusqu’à Daru’s-Salam (la Demeure de la paix), Bagdad.

Après l’arrivée de Badi’ à Bagdad, Aqa ‘Abdu’r-Rasul fut martyrisé et Badi’ le remplaça servant à boire aux compagnons en portant sur ses épaules l’outre d’eau d’Aqa ‘Abdu’r-Rasul. Quand les compagnons furent arrêtés et envoyés à Mosul, ce jeune homme enflammé, bien que souffrant de plusieurs blessures infligées par des voyous, prit la route de Mosul, atteignit cette ville avant les captifs et il continua à leur porter de l’eau. Plus tard, il partit vers la Terre sainte et atteignit la présence de la Beauté Abha. (2)

Le jour vint dans la vie de ce jeune homme de dix-sept ans où il sentit le besoin de se tourner vers Baha’u’llah. Il marcha, marcha depuis Mosul jusqu’à la Méditerranée, jusqu’au pied de la citadelle d’Acre où il savait que son Seigneur était incarcéré.

Il arriva à Acre au début de 1869 et, portant toujours la défroque d’un porteur d’eau, il n’eut aucun mal à tromper la vigilance des gardes aux portes de la ville. Mais une fois à l’intérieur, il se sentit perdu car, s’il n’avait aucune idée de la manière dont il pourrait contacter ses coreligionnaires, il ne pouvait pas non plus demander son chemin au risque de se trahir. Ne sachant que faire il se dirigea vers une mosquée afin d’y prier. Dans la soirée, un groupe de Persans entra dans la mosquée et, ravi, Badi’ reconnut ‘Abdu’l-Baha parmi eux. Il écrivit quelques mots sur un bout de papier qu’il put donner subrepticement à ‘Abdu’l-Baha. Dans la nuit ; on s’arrangea pour le faire entrer dans la citadelle et rencontrer Baha’u’llah.

Badi’ eut l’honneur de deux entrevues avec Baha’u’llah. À chaque fois Baha’u’llah fit des allusions à l’épître qu’il avait déjà révélée, adressée à Nasiri’d-Din Shah, épître qui commence ainsi:

Ô roi terrestre ! Entends l’appel de ce vassal: En vérité, je suis un serviteur qui croit en Dieu et en ses signes et je me suis sacrifié en son chemin. Les malheurs qui m’affligent, qu’aucun homme n’a jamais supportés, en portent témoignage. Mon Seigneur l’Omniscient témoigne de la vérité de mes paroles. Je n’ai fait qu’appeler les hommes à Dieu, ton Seigneur et le Seigneur des mondes, et par amour de lui j’ai enduré des afflictions que la création n’avait jamais vues. (3)

Nombreux avaient été les hommes, des vétérans, qui avaient souhaité avoir l’honneur de se voir confier cette épître, mais Baha’u’llah n’avait pris aucune décision et attendait. Il attendit longtemps, jusqu’à ce que ce jeune homme triste, fatigué, qui venait recevoir le don d’une seconde naissance atteigne les portes d’Acre et entre dans la citadelle. Au cours de ces deux entrevues Aqa Buzurg du Khorassan rencontra son Seigneur face à face et devint Badi’, le Merveilleux. Baha’u’llah écrivit qu’en lui avait été insufflé l’esprit de puissance et de force. (4)

Nous savons que c’est à lui que fut donné la mission que d’autres, plus vieux, plus chevronnés, plus expérimentés que lui avaient espéré accomplir ; nous savons que Badi’ demanda d’avoir l’honneur de porter l’épître au chah et que cela lui fut accordé. Sortir d’Acre en portant cette épître aurait pu être dangereux et Badi’ reçut pour instruction d’aller attendre à Haïfa, puis, au cours de son voyage vers la Perse de rester seul et de ne contacter aucun croyant.

Haji Mirza Haydar-’Ali a écrit dans son ouvrage Bihjatu’s-Sudur ce qu’il avait entendu de la bouche de Haji Shah-Muhammad-i-Amin:

On me donna une boîte longue d’un empan et demi et l’on me dit de la lui [Badi’] donner à Haïfa, accompagnée de quelque argent. Je ne savais pas ce qui était dans la boîte. En le retrouvant à Haïfa je lui fis part de la bonne nouvelle qu’une faveur lui avait été accordée que j’avais été chargé de lui remettre. Nous nous rencontrâmes à l’extérieur de la ville, sur le mont Carmel, et je lui remis la boîte. Il la prit à deux mains, l’embrassa puis se prosterna. Je lui remis aussi une enveloppe scellée à son nom. Il s’éloigna de vingt ou trente pas et, se tournant vers la prison de Baha’u’llah, s’assit et la lut. Il se prosterna de nouveau, le visage joyeux, radieux, extatique. Je lui demandai si je pouvais avoir l’honneur de lire, moi aussi, l’épître qu’il venait de recevoir mais il répliqua: "Il n’est plus temps." Je compris que c’était un sujet dont on ne pouvait parler. Qu’était-ce ? Je n’avais aucune idée de ce qui se passait ni de l’importance de la tâche qui lui avait été confiée.

Je lui dis: "Viens à Haïfa, je dois te remettre une somme d’argent." Il répliqua: "Je ne viens pas en ville avec toi. Va chercher l’argent et reviens." Ce que je fis, mais à mon retour je ne pus le trouver nulle part ; il était déjà parti. J’écrivis à Beyrouth pour qu’on lui donne l’argent là-bas, mais personne ne le vit. Ensuite, je n’eus plus de nouvelles jusqu’à ce que j’entende parler de son martyre à Téhéran. Je compris alors que cette boîte contenait la Lawh-i-Sultan et que dans l’enveloppe se trouvait une épître prédisant le martyre de cette essence de fermeté et de constance. (5)

Dans l’un des suppléments à A Traveller’s Narrative (Récit d’un voyageur), Edward Granville Browne a traduit les mots adressés au porteur (Badi’) de l’épître à Nasiri’d-Din Shah. Ce texte, ainsi que le texte de l’épître ont été obtenus par les membres du consulat de Russie en Perse et envoyés à Saint-Pétersbourg où ils furent déposés dans la collection de l’Institut des langues orientales par le directeur, Gamazov. Le baron Rosen avait envoyé à Browne une copie du catalogue de cette collection dans lequel cette épître est bien décrite. Voici les paroles que Baha’u’llah adressa à Badi’:

Il est Dieu, le Suprême.

Nous demandons à Dieu d’envoyer un de ses serviteurs, de le détacher de toute contingence et d’orner son coeur de force et de calme afin qu’il aide son Seigneur parmi les créatures. Et, lorsqu’il aura pris conscience de ce qui fut révélé pour sa majesté le roi, qu’il se lève et prenne cette épître avec la permission de son Seigneur, le Puissant, le Généreux, puis qu’il aille rapidement jusqu’à la demeure du roi. Lorsqu’il sera arrivé près du palais, qu’il s’installe dans une auberge et qu’il ne parle à personne jusqu’au jour où il se tiendra sur le passage [du roi]. Lorsque paraîtront les messagers royaux, qu’il offre l’épître avec la plus grande humilité et la plus sincère courtoisie, disant: "Elle est envoyée de la part du Prisonnier" Il doit être alors dans un tel état que si le roi décrétait sa mise à mort, il n’en serait pas troublé en lui-même et qu’il se précipiterait vers le lieu du sacrifice en criant: "Ô Seigneur, loué sois-tu car tu m’as permis d’aider ta religion et tu as ordonné pour moi le martyre en ton sentier ! Par ta gloire, je n’échangerais pas cette coupe contre toutes les coupes du monde, car tu n’as rien ordonné d’équivalent à cela, et Kawthar et Salsabil* ne peuvent rivaliser avec !" Mais s’il [le roi] le laisse aller et n’intervient pas contre lui, qu’il dise: "Loué sois-tu ô seigneur des mondes ! Ton bon plaisir et ce que tu m’as destiné en ton sentier me comblent, bien que j’ai désiré que la terre soit teinte de mon sang par amour pour toi. Mais ton désir est ce qui est bien pour moi car tu sais ce qui est en mon âme alors que j’ignore ce qui est dans la tienne. Tu es l’Omniscient, l’Informé." (6)

* [nota: Le nom de deux rivières du paradis.]

Haji Shah-Muhammad-i-Amin continuait ainsi: "Le défunt Haji ‘Ali, frère de Haji Ahmad de Port-Saïd avait l’habitude de raconter: "Entre Trébizonde et Tabriz je voyageais en compagnie de Badi' pendant quelques étapes. Il était joyeux, rieur, plein de gratitude et d'endurance. Tout ce que je savais c’est qu’il avait rencontré Baha’u’llah et qu’il retournait chez lui au Khorassan. Je remarquais que, régulièrement, environ tous les cent pas, il quittait la route et, se tournant vers Acre, il se prosternait et l’on pouvait l’entendre dire: "Ô Dieu, ce que tu m’as accordé par ta générosité, ne le reprends pas par ta justice… accorde-moi plutôt la force de le protéger."

Solitaire, Badi’ avançait laborieusement à travers les déserts et les montagnes et pendant quatre mois il ne chercha jamais à avoir de compagnon et ne choisit personne avec qui partager amicalement son secret. Son père ignorait son retour. À Téhéran, comme Baha’u’llah le lui avait demandé, Badi’ ne rechercha pas ses amis baha’is mais passa trois jours à jeûner pendant qu’il s’assurait de l’emplacement du campement d’été du chah. Puis il s’y dirigea et, assis au sommet d’un rocher il y resta tout le jour afin d’être remarqué et amené auprès du chah. Le moment vint où le chah partit pour une chasse. Badi’ s’approcha calmement et s’adressa au monarque avec respect: "Ô roi, je viens vers toi depuis Saba, porteur d’un puissant message !" (4) Nasiri’d-Din Shah fut peut-être interloqué, mais le ton assuré du jeune homme lui avait sans doute fait comprendre que ce message venait de Baha’u’llah. Selon Shoghi Effendi: "Le souverain ordonna alors de lui prendre la tablette et de la remettre aux mujtahids de Téhéran, en leur commandant de répondre à cette épître, ordre qu’ils négligèrent d’exécuter, conseillant de mettre plutôt le messager à mort. Plus tard, le chah envoya cette tablette à l’ambassadeur de Perse à Constantinople, espérant que sa lecture aviverait davantage encore l’animosité des ministres du sultan." (4)

Nous savons que Badi’ fut torturé et qu’il resta, jusqu’à la fin, calme et inébranlable. Nous savons que pendant les trois années qui suivirent, la plume de Baha’u’llah loua sa valeur et sa constance. Nous savons aussi qu’il reçut le titre de Fakhru’sh-Shuhada’, l’orgueil des martyrs et que Baha’u’llah faisait référence à son "sacrifice sublime" en l’appelant "le sel de mes Tablettes". Mais ce sont les voies de la providence qui, étrangement, mettront en lumière toute l’histoire des derniers jours de Badi’, de son supplice et de son immolation. C’est une histoire horrible, mais très émouvante, une histoire dont chaque baha’i peut être fier. L’abominable cruauté qu’on y découvre, nous rend malade, mais l’intégrité inflexible, la foi indomptable et le courage invincible de ce merveilleux jeune homme anoblissent l’âme du lecteur.

Pour comprendre comment tout arriva, comment la providence intervint, il nous faut avancer rapidement le long des années, plus de quarante ans en avant, pour arriver en 1913.

Au début de 1913, Muhammad-Vali Khan-i-Tunukabuni, Nasru’s-Saltanih et aussi Sipahdar-i-A’zam (plus tard Sipahsalar-i-A’zam) était à Paris. Tunukabun, la ville natale de ce grand seigneur persan, dont il fut gouverneur pendant longtemps, est dans la province du Mazandéran. Nur, Kujur et Takur où vivaient les ancêtres de Baha’u’llah, appartiennent aussi à cette luxuriante province caspienne. Sipahdar-i-A’zam était un des deux leaders nationalistes qui, en 1909, marchèrent sur Téhéran à la tête de leurs hommes, afin de restaurer la Constitution que Muhammad-’Ali Shah avait supprimée sur un coup de tête. Il arriva sur la capitale par le nord, pendant que l’autre leader, le chef bakhtiyari Haji ‘Ali-Quli Khan, le Sardar-i-As’ad arrivait par le sud.

Lorsque Muhammad-’Ali Shah fit son coup d’état en juin 1908, soutenu par les Russes et qu’il envoya sa brigade cosaque dirigée par le colonel Liakhoff pour dévaster le Baharistan (le Parlement) et arrêter les députés qui avaient encouru sa colère, non seulement Sipahdar-i-A’zam ne lança pas de défi à l’autocratie du chah, mais il le soutint activement et commanda les forces royales qui investirent la ville de Tabriz qui s’était révoltée. Mais il perdit très vite ses illusions et peu à peu se trouva dans les rangs de l’opposition à Muhammad-’Ali Shah. À Rasht, il devint membre du Conseil révolutionnaire et c’est de là qu’il organisa sa marche vers Téhéran.

Pendant ce temps, la puissante tribu bakhtiyari et quelques autres dissidents se déclarèrent partisans de la Constitution et Haji ‘Ali-Quli Khan le Sardar-i-As’ad, dont le père était mort dans les geôles du tristement célèbre Zillu’s-Sultan*, revint rapidement d’Europe afin de seconder son frère aîné, Samsamu’s-Saltanih, qui venait de prendre possession d’Ispahan.

* [nota: Mas'ud Mirza, le Zillu's-Sultan, était l'aîné des fils survivants de Nasiri'd-din Shah, qui ne pouvait prétendre au trône parce que sa mère n'était pas de famille royale. Il en devint acariâtre et manigançait constamment pour obtenir ce trône qu'il considérait comme sien.]

Les représentants officiels russes, en accord avec leurs collègues britanniques, tentèrent de dissuader Sipahdar-i-A’zam et Sardar-i-As’ad de continuer leurs plans. Ils échouèrent et les forces nationalistes occupèrent Téhéran à la mi-juillet, Muhammad-’Ali Shah se réfugia dans la légation russe et fut déposé. Son fils aîné, Sultan-Ahmad Mirza, 12 ans, fut placé sur le trône, secondé d’un régent: le vénérable ‘Adudu’l-Mulk, chef des notables qajar. Sipahdar-i-A’zam devint le premier Premier ministre d’un régime constitutionnel restauré. Mais en dépit du service évident qu’il avait rendu à la cause constitutionnelle, il fut toujours suspecté d’être au fond un réactionnaire, avec des sympathies pour l’ex-chah et les manigances russes. En réalité, il était au-dessus de cela, autoritaire, grand seigneur, sans une once de démagogie. En été 1911, alors que Sipahdar-i-A’zam était de nouveau Premier ministre, Muhammad-’Ali Shah tenta en vain de regagner son trône et son ministre fut contraint de démissionner. On pensait qu’il n’agirait pas assez vite ni avec suffisamment d’énergie pour contrarier les projets de l’ex-chah. Il affirma être venu en France pour des raisons médicales, en 1913. Quoi qu’il en soit, il était à Paris en mars, alors que ‘Abdu’l-Baha visitait la capitale française. À ce moment-là, ou peut-être avant, Mme Laura Dreyfus-Barney lui avait présenté un exemplaire de l’édition persane du livre de ‘Abdu’l-Baha, Les leçons de St-Jean-d’Acre. Un jour, alors que Sipahdar-i-A’zam y lisait l’histoire de Badi’, il se souvint d’un incident de sa jeunesse et l’écrivit dans la marge. Et voici ce qu’il écrivit*:
* [nota: traduction anglaise du persan par l'auteur.]

Le 6 Rabi’u’l-Avval 1331
26 février 1913 AD
Paris, Hôtel d’Albe, Avenue des Champs Élysées

Cette année-là, lorsque cette lettre (l’épître de Baha’u’llah) fut envoyée, le messager arriva auprès du chah qui était dans sa résidence d’été de Lar, et voici le récit complet de ce qu’il advint.

Le défunt chah Nasiri’d-Din aimait beaucoup les résidences d’été de Lar, Nur et Kujur. Il ordonna à mon père Sa’idu’d-Dawlih, le Sardar et moi-même (j’étais alors un jeune homme avec le rang de Sarhang: colonel) de partir pour Kujur et d’y trouver des provisions et des victuailles pour le camp royal. "J’arriverai à la résidence de Lar puis de là j’irai à Baladih de Nur puis à Kujur", dit-il. Ces résidences sont voisines et contiguës. Mon père et moi étions dans les environs de Manjil-Kujur lorsque nous apprîmes que le chah était arrivé à Lar et que là, il avait fait mettre quelqu’un à mort par strangulation. Puis la rumeur dit que cet homme [qui avait été mis à mort] était un messager des babis. À cette époque-là nul n’avait entendu le mot "baha’i". Tout le monde se réjouit d’apprendre la mort du messager. Puis le chah vint à Baladih de Nur. Mon père et moi nous y rendîmes pour le saluer. Près du village de Baladih où coule une grande rivière, on avait élevé la tente du chah mais il n’était pas encore arrivé. Kazim Khan-i-Turk, le Farrash-Bashi du chah, avait apporté les premiers bagages. Nous voulions passer par là et mon père, qui avait le rang de Mir-Panj [général] et n’avait pas encore reçu le titre de Sa’idu’d-Dawlih, connaissait ce Farrash-Bashi. "Allons lui rendre visite" me dit-il. Nous poussâmes nos montures jusqu’à sa tente puis mîmes pied à terre. Kazim Khan, en grande pompe, était assis dans la tente où nous entrâmes. Il reçut mon père avec respect et fit preuve de grande gentillesse envers moi. Nous nous assîmes et on servit le thé. On parla du voyage. Puis mon père demanda: "Votre Honneur le Farrash-Bashi, qui était ce babi et comment fut-il mis à mort ?" Il répondit: "Ô Mir-Panj ! Laissez-moi vous conter cette histoire. Cet homme était vraiment étrange. À Safid-Ab-i-Lar, le chah prit sa monture pour aller chasser et il se trouve que je ne l’avais pas suivi. Soudain je vis deux cavaliers galoper vers moi. Le chah me demandait. Bondissant sur mon cheval je vins vers le chah qui me dit qu’un babi avait apporté une lettre. "J’ai ordonné son arrestation, dit le chah, et il est maintenant entre les mains du Kishikchi-Bashi [le chef des sentinelles]. Allez le chercher et amenez-le au Farrash-Khanih. Commencez doucement mais, sans résultats, utilisez tous les moyens pour le forcer à avouer et à dire qui sont ses amis et où nous pouvons les trouver - jusqu’à ce que je revienne de la chasse". J’allais le chercher chez le Kishikchi-Bashi et l’emmenais bras liés. Mais apprenez ceci de la sagacité et de la vivacité d’esprit du chah. Cet homme était à pied dans la plaine et dès qu’il leva son papier en disant qu’il avait une lettre à remettre, le chah compris qu’il devait être un babi et ordonna qu’on l’arrête et qu’on trouve toute lettre qu’il pourrait porter. Il fut donc arrêté et on trouva dans sa poche la lettre qu’il n’avait encore donnée à personne. Je fis venir ce messager et lui parlais calmement et gentiment: "Raconte-moi tout. Qui t’a donné cette lettre ? D’où l’amènes-tu ? Depuis combien de temps l’as-tu sur toi ? Qui sont tes compagnons ?" Il répondit: "Cette lettre me fut remise à Acre par Hadrat-i-Baha’u’llah*. Il me dit: "Tu iras en Perse, seul, et d’une manière ou d’une autre tu remettras cette lettre au chah. Mais tu risques de mettre ta vie en danger. Si tu l’acceptes, pars. Sinon, j’enverrai un autre messager." J’ai accepté la mission. Je suis parti depuis trois mois. J’ai cherché l’occasion de remettre cette lettre en main propre au chah et de la porter à son attention. Et grâce à Dieu, aujourd’hui j’ai réussi ma mission. Si tu veux trouver des baha’is, il y en a beaucoup en Perse mais si tu veux mes compagnons, je suis venu seul." J’insistais pour qu’il me donne le nom de ses compagnons, et le nom des baha’is de Perse et surtout de Téhéran mais il persista dans son refus: "Je n’ai pas de compagnons et je ne connais aucun baha’i en Perse." Je lui fis une promesse: "Si tu me donnes ces noms, j’obtiendrai du chah ta libération et t’éviterai la mort." Il répondit: "Être mis à mort est mon plus cher désir. Crois-tu me faire peur ?" J’ordonnais alors la bastonnade et les farrashes commencèrent à le bastonner, six à la fois. Aussi fort qu’on puisse le battre, il ne cria jamais ni n’implora. Voyant cela, j’ordonnais qu’on le délivrât et le fit asseoir près de moi, lui disant de nouveau: "Donne-moi le nom de tes compagnons." Il ne répondit pas et éclata de rire. Apparemment la bastonnade ne l’avait pas blessé du tout. Cela me mit en colère. J’ordonnai qu’on apporte des fers à marquer et un brasero allumé. Pendant qu’on préparait le brasero, je lui dis: "Allez, dis la vérité, sinon je te fais marquer au fer rouge." Et je remarquais que son rire ne faisait qu’augmenter. Je le fis bastonner une seconde fois au point que les farrashes étaient fatigués. J’étais fatigué aussi. Alors je le fis détacher et emmener dans une autre tente, puis je dis aux farrashes qu’ils fassent le nécessaire avec les fers rouges pour obtenir sa confession. Ils appliquèrent plusieurs fois des fers rouges sur son dos et sa poitrine. J’entendais le sifflement de la chair brûlée et je pouvais aussi la sentir. Mais nous ne pûmes rien en tirer. Au coucher du soleil, le chah revint de la chasse et me fit appeler. Je lui fis un rapport sur tout ce qui s’était passé. Le chah insista pour que je le fasse parler avant de le tuer. Je repartis et lui fis appliquer de nouveau les fers au feu. Sous le choc du métal rougi, il éclatait de rire. J’allais jusqu’à consentir à ce qu’il dise qu’il avait apporté une supplique et de ne pas parler de lettre, mais il refusa aussi cela. Alors, perdant mon sang-froid, j’ordonnai d’apporter une planche. Un farrash qui maniait une masse utilisée pour chasser les chevilles métalliques, plaça la tête de cet homme sur la planche et se tint au-dessus, la masse levée. Je lui dis: "Si tu donnes le nom de tes compagnons, tu seras libéré, sinon, je vais donner l’ordre qu’on abatte cette masse sur ta tête." Il recommença à rire et à remercier le ciel pour avoir atteint son but. Je proposais de ne parler que de supplique et non de lettre, mais il refusa encore. Et tous ces fers rouges qui avaient brûlé sa chair ne lui avaient causé nulle souffrance. Alors, finalement, je fis signe au farrash qui abattit sa masse sur la tête de l’homme. Son crâne éclata et son cerveau jaillit par ses narines. Puis j’allais faire mon rapport au chah."

* [nota: Sa Sainteté Baha'u'llah.]

"Kazim Khan-i-Farrash-Bashi était déconcerté par l’attitude et l’endurance de cet homme, surpris que ni la bastonnade ni les fers rouges n’aient eu d’effet sur lui et ne lui aient causé aucune souffrance. Il continua: "A la suite de mon rapport le chah me récompensa d’un sardari [un vêtement de dessus] qui lui appartenait. Le corps fut enterré sur place, à Safid-Ab et nul ne sait où il est." Mais les baha’is ont depuis découvert l’endroit et c’est pour eux un lieu de pèlerinage.

J’ai entendu ces paroles de Kazim Khan-i-Farrash-Bashi de mes propres oreilles. Il nous raconta tout. J’étais très jeune et je fus très surpris. Le chah fit envoyer la lettre à Téhéran pour que Haji Mulla ‘Aliy-i-Kani et d’autres mullas la lisent et y répondent. Mais ils dirent qu’il n’y avait rien à répondre et Haji Mulla ‘Ali écrivit à Mustawfiyu’l-Mamalik, qui était alors premier ministre, de dire au chah que: Si, à Dieu ne plaise, vous deviez avoir des doutes concernant l’islam et votre foi, je prendrais les actions nécessaires pour dissiper vos doutes. Sinon, de telles lettres ne méritent pas de réponse. La vraie réponse fut ce que vous fîtes à son porteur. Il vous faut maintenant écrire au sultan ottoman pour qu’il soit très strict avec lui et empêche toute communication." C’était pendant le règne du sultan ‘Abdu’l-’Aziz.

Le 27 Rabi’u’l-Avval 1331, 2 mars 1913
Écrit à l’hôtel d’Albe à Paris.

"Ce soir je ne peux pas dormir. Mme Dreyfus m’a envoyé ce livre et je ne l’avais pas encore lu. Au petit matin je l’ai ouvert et j’ai lu jusqu’au passage concernant les épîtres aux rois et à Nasiri’d-Din Shah. Parce que j’étais présent au cours de ce voyage et que j’ai entendu le témoignage personnel de Kazim Khan-i-Farrash-Bashi, je l’ai mis par écrit.
Un an et demi après, en voyage vers Kerbéla, ce Kazim Khan devint fou. Le chah le fit enchaîner et il mourut misérablement. L’année où je devins gouverneur général d’Azerbaïdjan, je rencontrais à Tabriz un de ses petit-fils qui mendiait. "Soyez attentifs, ô gens perspicaces et clairvoyants.
Muhammad-Vali, Sipahdar-i-A’zam"

L’appel de Baha’u’llah dans l’épître au monarque qadjar résonne au-delà des années:

Ô roi ! Je n’étais qu’un homme comme un autre, endormi sur ma couche, lorsque soudain les brises du Très-Glorieux passèrent sur moi et m’enseignèrent la science de tout ce qui fut. Ceci ne vient pas de moi mais de celui qui est le Tout-Puissant, l’Omniscient. Il m’ordonna d’élever la voix entre la terre et le ciel et, pour cela, il m’advint ce qui fait couler les larmes de tout homme de discernement. Des sciences répandues parmi les hommes, je ne sais rien ; leurs écoles, je ne les ai jamais fréquentées. Renseigne-toi dans la ville où j’habitais pour t’assurer que je ne mens pas. Simple feuille qu’agitent les vents de la volonté de ton Seigneur, le Tout-Puissant, le Loué, puis-je rester immobile alors que soufflent les vents de la tempête ? Par le Seigneur de tous les noms et attributs, ils la déplacent comme ils veulent. L’évanescence est inexistante face à l’Éternel. Son ordre irrésistible me parvint et me fit célébrer sa louange parmi les peuples. En vérité, quand cet ordre me parvint j’étais comme mort ; la main de la volonté de ton Seigneur, le Compatissant, le Miséricordieux, me transforma. Par celui qui révéla les mystères éternels à la Plume, qui pourrait de lui-même clamer ce que tous les hommes, grands et petits, contesteront, sinon celui qui est fortifié par la grâce du Tout-Puissant, du Fort ?...

Ô chah ! J’ai subi dans le sentier de Dieu ce qu’aucun oeil n’a vu et aucune oreille entendu… Nombreuses les épreuves qui ont plu et pleuvront bientôt sur moi ! Je m’avance, le visage tourné vers le Tout-Puissant, le Très Généreux, tandis que derrière moi rampe le serpent. Mes yeux ont tant pleuré que ma couche est trempée… Mais ce n’est pas sur moi que je m’attriste. Par Dieu ! Ma tête désire ardemment la lance pour l’amour de son Dieu. Je ne suis jamais passé près d’un arbre sans que mon coeur lui dise: "Ô ! puisses-tu être abattu en mon nom pour que mon corps soit sacrifié sur toi, dans le chemin de son Seigneur !…Par Dieu ! La fatigue m’abat, la faim m’épuise, la roche nue me sert de lit et les bêtes sauvages sont mes compagnons, mais je ne me plaindrai pas, je le supporterai patiemment comme d’autres, par le pouvoir de Dieu, l’Éternel Souverain, le Créateur des nations, l’ont supporté patiemment, avec constance et fermeté. Et en toutes circonstances je rendrai grâce à Dieu. Nous prions pour que dans sa bonté Dieu, loué soit-il, délivre, à travers cet emprisonnement, les hommes des chaînes et des fers et leur permette de se tourner, avec sincérité, vers la face de celui qui est le Tout-Puissant, le Généreux. Il est prêt à répondre à quiconque l’invoque et il est proche de celui qui communie avec lui." (8)

Cette épître, vibrante de pouvoir et d’autorité, que l’indomptable Badi’ délivra et qu’il refusa obstinément d’appeler une simple supplique était certainement perturbante pour ce tyran capricieux qui avait banni Baha’u’llah de sa terre natale et avait envisagé son exil dans la lointaine Roumélie. Il s’empressa de détruire le courageux messager. Il est vrai qu’il eut le désir de répondre à Baha’u’llah, mais les maîtres spirituels de Nasiri’d-Din Shah, Haji Mulla ‘Aliy-i-Kani et ses acolytes n’eurent pas l’élégance d’accepter le défi. Ils manquaient des qualités de coeur et d’esprit qui les auraient rendus capables d’y répondre. Au final, leur échec est immense et leur infamie éternelle, alors que le souvenir de l’héroïsme de ce jeune homme de dix-sept ans et de son sacrifice brillera d’une splendeur inaltérable à travers les siècles.


34. Le grand sacrifice


Photo: Mirza Mihdi, Ghusnu'llahu'l-Athar, la plus-Pure-Branche.

C’est alors qu’arriva cette grande tragédie de la mort de la Plus-Pure-Branche, Mirza Mihdi, le plus jeune fils de Baha’u’llah. Nommé Ghusnu’llahu’l-Athar (la Plus-Pure-Branche) par son père, Mirza Mihdi était son second fils survivant. Il avait la même mère, Navvabih Khanum, que ‘Abdu’l-Baha (Ghusnu’llahu’l-A’zam: la Plus-Grande-Branche). En 1870, il avait vingt-deux ans. Il aimait, le soir, monter sur le toit de la citadelle pour y prier et méditer. De là on découvrait une vue superbe sur le bleu profond de la Méditerranée, avec en fond la silhouette du mont Carmel et, de l’autre côté, la plaine d’Acre qui s’étend majestueusement jusqu’au mont Hébron. Un soir qu’il faisait les cent pas sur ce toit, plongé dans ses pensées, Mirza Mihdi ne remarqua pas une ouverture par laquelle il tomba à l’étage en dessous, sur une caisse qui lui perça la poitrine. La blessure était mortelle.

Aqa Husayn-i-Ashchi se souvenait que le bruit de la chute et le bruit que firent les compagnons en se précipitant firent sortir Baha’u’llah de sa chambre. Il s’inquiéta de ce qui était arrivé. La Plus-Pure-Branche expliqua qu’il pensait toujours à compter ses pas en allant vers cette ouverture, mais que ce soir-là il avait oublié. On appela un médecin italien mais ses soins furent inutiles. Bien que souffrant beaucoup, la Plus-Pure-Branche restait attentif aux visiteurs, aux compagnons qui venaient s’asseoir près de lui, ou qui s’occupaient de ses besoins. Aqa Husayn se souvenait qu’il exprimait sa gêne à être obligé de rester allongé en leur présence. Vingt-deux heures après sa chute, il expira. Aqa Husayn entendait encore Baha’u’llah se lamentant: "Ô Mihdi ! Ô Mihdi !" Il revoyait Baha’u’llah demander à son fils peu avant qu’il meure: "Aqa, que désires-tu, dis-le moi." Et Mirza Mihdi de répondre: "Je désire que le peuple de Baha puisse te rencontrer" "Il en sera ainsi, lui répondit Baha’u’llah. Dieu t’accordera ce voeu." Il mourut le 23 juin 1870 (23 Rabi’u’l-Avval 1287 de l’hégire).

Le Gardien de la foi baha’ie écrit:

La dernière supplication qu’il adressa à un père désolé fut que sa vie puisse être acceptée en rançon pour ceux qui n’avaient pas pu atteindre la présence de leur Bien-Aimé.

Dans une prière d’une signification profonde, que Baha’u’llah révéla en mémoire de son fils - prière qui élève sa mort au rang de ces grands actes de rachat correspondant au sacrifice qu’Abraham se disposait à faire de son fils, à la crucifixion de Jésus-Christ et au martyre de l’Imam Husayn, on lit ce qui suit: Ô mon Dieu, j’ai sacrifié ce que tu m’as donné, afin que tes serviteurs puissent être ranimés et que tout ce qui demeure sur la terre soit uni, et encore ces paroles prophétiques, adressées à son fils martyr: Tu es le dépôt de Dieu et son trésor en ce pays. Bientôt, Dieu révélera, par toi, ce qu’il a désiré. (1)

Aqa Husayn raconte encore que Shaykh Mahmud, dont nous dirons bientôt la merveilleuse histoire, demanda à la Plus-Grande-Branche l’honneur de laver et de couvrir de son linceul le corps de la Plus-Pure-Branche afin que les gardes ne posent pas leurs mains sur ce qui est sacré. On dressa une tente dans la cour, sous laquelle on coucha le corps de Mirza Mihdi et, avec l’aide de quelques compagnons (dont Ashchi lui-même) qui portèrent de l’eau et d’autres accessoires, Shaykh Mahmud prépara le corps du fils martyr de Baha’u’llah pour son enterrement. La Plus-Grande-Branche, affligé par le décès de son frère bien-aimé, le visage marqué de douleur, faisait les cent pas à l’extérieur de la tente en surveillant. Aqa Rida indique que les notables d’Acre se joignirent au cortège funèbre. Le Gardien de la foi baha’ie écrit encore:

Lorsque, en présence de Baha’u’llah, fut terminée la toilette de celui qui avait été créé de la lumière de Baha, dont la douceur fut attestée par la plume suprême de Baha’u’llah, et dont les mystères de l’ascension furent mentionnés par cette même plume, celui-là fut transporté, sous l’escorte des gardes de la forteresse, et enterré au-delà des murs de la cité, en un lieu contigu au tombeau de Nabi Salih. Soixante-dix ans plus tard, ses restes devaient être transférés, en même temps que ceux de son illustre mère, sur les pentes du mont Carmel, à proximité de la tombe de sa soeur, et sous l’ombre du saint sépulcre du Bab. (7)

Pendant les quelques années de sa vie d’adulte, Mirza Mihdi avait servi à son père de secrétaire et l’on possède des épîtres de Baha’u’llah écrites de sa belle écriture. Selon le témoignage d’Aqa Rida qui l’avait vu grandir de la jeunesse à l’âge adulte, il était une force parmi les compagnons et, depuis le jour où ils quittèrent Bagdad jusqu’à la fin tragique de sa courte vie pure et sans tache, il participait à leurs réunions, leur lisait ce qui avait coulé de la Plume Suprême, leur enseignait des leçons de courtoisie et de patience, de dignité et de soumission radieuse à la volonté divine.


35. Les portes s’ouvrent


Photo: Khan-i-'Avamid ou Khan al-'Umdan où résidèrent de nombreux compagnons de Baha'u'llah.


Photo: vue aérienne d'Acre.


Photo: plan d'Acre.


Photo: la maison de 'Abbud. La maison de 'Udi Khammar est à l'arrière de bâtiment. Baha'u'llah vécut dans les deux maisons. Il occupa finalement la pièce avec balcon.


Photo: vue aérienne d'Acre prise en 1914 par Adolf Kärcher.


Photo: Khan-i-Shavirdi. A droite le Burju's-Sultan et, derrière l'endroit où il est probable que les compagnons de Baha'u'llah furent enfermés.


Photo: Khan-i-Shavirdi

Quatre mois après le décès de la Plus-Pure-Branche, le jour arriva enfin où un mouvement de troupes dans l’empire ottoman obligea les autorités à utiliser les casernes d’Acre. Les portes furent alors grandes ouvertes pour les exilés qui partirent vers d’autres logements à l’intérieur des murs de la ville.

Baha’u’llah et sa famille furent installés dans la maison de Malik, dans le quartier Fakhurah, à l’ouest de la ville-prison. La majorité des compagnons furent logés dans un caravansérail appelé Khan-i-’Avamid près du bord de mer et les autres trouvèrent des maisons séparées. Aqay-i-Kalim et sa famille s’intallèrent dans une maison située dans l’enceinte du caravansérail. Le Khan-i-’Avamid, ou Khan al-’Umdan, avait été construit par Ahmad al-Jazzar en utilisant des piliers apportés de Césarée ; sa tour d’horloge est une structure plus moderne construite en commémoration du jubilé du sultan ‘Abdu’l-Hamid. Il servira de première maison des pèlerins en Terre sainte et beaucoup de baha’is éminents dont Mishkin-Qalam, Zaynu’l-Muqarrabin et Haji Mirza Haydar-’Ali y résidèrent. ‘Abdu’l-Baha y accueillit de nombreux pèlerins et il est probable que Baha’u’llah aussi le visita.

Le séjour de Baha’u’llah dans la maison de Malik dura trois mois. Il s’installa ensuite dans la maison de Mansur Khavvam, située à l’opposé de la maison précédente. Il y resta peu de temps avant de s’installer dans la maison de Rabi’ih qu’il quitta encore quatre mois plus tard quand il lui fallut s’installer dans la maison de ‘Udi Khammar où, dans les mots du Gardien, "la place était tellement insuffisante qu’au moins treize personnes des deux sexes durent loger dans la même pièce. (1)"

‘Udi Khammar, un notable d’Acre, était un chrétien de confession catholique romaine maronite. Il travaillait avec son neveu, Ilyas ‘Abbud, de même confession, son voisin. ‘Udi Khammar était connu pour son sens de l’économie Pourtant, à l’époque où les exilés avaient été condamnés au bannissement et à l’incarcération à Acre, les gens furent surpris de voir qu’il avait l’intention de bâtir un petit palais pour lui-même non loin de Bahji, qui était le palais de ‘Abdu’llah Pasha [nota: aujourd’hui un centre gouvernemental pour handicapé]. Bahji est à une demi-heure de la ville. C’est une riche demeure bien équipée, entourée d’un délicieux verger de citronniers et d’orangers, avec un grand bassin très engageant. Le temps passant, le palais de ‘Abdu’llah Pasha devint la propriété des Bayduns, une importante famille musulmane d’Acre qui sera toujours hostile à la religion de Baha’u’llah. Lorsqu’au début du vingtième siècle une commission d’enquête fut envoyée par les autorités d’Istanbul dans le seul but de condamner ‘Abdu’l-Baha, ses membres furent accueillis dans la demeure de ‘Abdu’l-Ghani Baydun.

‘Udi Khammar se lança dans la construction de son petit palais. Ilyas ‘Abbud ne voulut pas suivre un projet qu’il jugeait insensé, mais d’autres membres de la famille pensaient différemment et se firent construire un certain nombre de maisons autour de la demeure de ‘Udi Khammar. Lorsque Khammar déménagea dans son nouveau palais, il loua sa maison dans la ville d’Acre à Baha’u’llah. Ilyas ‘Abbud n’apprécia pas la transaction et tenta de l’empêcher. Il échoua mais il fit le nécessaire pour éviter tout contact avec les exilés qu’il considéra comme des voisins tout à fait indésirables. L’événement qui suivit peu après, honteux, épouvantable, mais sans doute inévitable, sembla justifier les pires craintes d’Ilyas ‘Abbud. Ce fut le meurtre de trois azalis par sept baha’is, événement révoltant qui augmenta considérablement la rigueur et la dureté de la vie de Baha’u’llah et qui arracha de son coeur ce cri:

Ma captivité ne peut me faire de mal. Ce qui peut me faire du mal, c’est la conduite de ceux qui m’aiment, qui se réclament de moi et qui, pourtant, commettent ce qui fait gémir mon coeur et ma plume. (...) Ma détention ne peut m’apporter aucune honte. Et même, par ma vie, elle me confère de la gloire. Ce qui peut me faire honte, c’est la conduite de ceux de mes disciples qui font profession de m’aimer et qui, en fait, suivent pourtant le Malin. (2)

On se rappellera que deux azalis, partisans de Mirza Yahya, avaient été envoyés à Acre par les autorités pour y être enfermés avec les baha’is. C’étaient Siyyid Muhammad-i-Isfahani (l’antéchrist de la révélation baha’ie) et Aqa Jan-i-Kaj-Kulah, de Salmas en Azerbaïdjan. En arrivant à Acre ils avaient demandé à être logés ailleurs. On trouva une chambre à leur convenance, située au-dessus des portes de la ville et de la prison appelée Liman, dans laquelle on jetait les hors-la-loi. De là, ils pouvaient espionner et surveiller étroitement tous ceux qui entraient dans Acre. Ils pourraient ainsi dénoncer immédiatement aux autorités l’arrivée d’un disciple de Baha’u’llah qu’ils auraient reconnu. C’est grâce à leurs machinations que Nabil-i-A’zam et Aqa Muhammad-’Aliy-i-Qa’ini furent expulsés d’Acre dès qu’ils passèrent les portes. Ils firent mieux, ils leurrèrent un habitant qui représentait le consulat iranien en lui promettant de grandes récompenses et des décorations s’il se joignait à eux pour contrecarrer les projets baha’is. Cet homme fut directement responsable de l’expulsion immédiate d’Aqa ‘Abdu’r-Rasul-i-Zanjani et ceux qui l’accompagnaient. Un jour, Na’im Effendi arriva de Chypre.
C’est Mishkin-Qalam, le célèbre calligraphe qui avait été exilé dans cette île qui lui avait fait connaître la religion baha’ie. Na’im Effendi embrassa cette religion avec zèle et rencontra Baha’u’llah. La Plus-Grande-Branche lui confia des lettres à emporter. Les azalis et l’agent du consulat iranien découvrirent ce qui se passait et firent arrêter Na’im Effendi alors qu’il partait pour Haïfa. Les lettres qu’il portait furent confisquées et lui-même fut emmené à Beyrouth et jeté en prison où il languit pendant six mois. La Plus-Grande-Branche fit tous ses efforts pour convaincre l’agent persan de cesser ses abominables desseins, mais il était profondément influencé par les azalis. D’après Nabil-i-A’zam, même César Catafago qui était devenu un disciple de Baha’u’llah et dont le père, Khajih Louis, agent consulaire français à Acre*, avait envoyé l’épître adressée à Napoléon III, fut, pendant un certain temps complètement retourné par Siyyid Muhammad-i-Isfahani ; mais après un certain temps il comprit son erreur et retourna à son ancienne allégeance.
Na’im Effendi fut libéré, retourna à Chypre où il prospéra et, selon Aqa Rida, il accéda à une haute position après l’annexion de l’île par les Britanniques. Aqa Rida relate aussi que Na’im Effendi revint une seconde fois à Acre, avec ses deux fils qu’il amenait à Istanbul pour y suivre des études supérieures. Quand on lui demanda s’il savait ce qui était advenu à celui qui lui avait causé tant de souffrances, il répondit qu’il n’avait aucune rancune envers lui. En fait, le méchant se fait mal lui-même, dit-il, et Dieu agit avec justice. L’agent consulaire persan connaissait réellement de mauvais jours, ayant perdu sa famille, son commerce, sa propriété et presque sa raison. Repentant, il venait parfois voir les baha’is pour exprimer ses remords et ses regrets pour les souffrances qu’il avait causées alors qu’il était au sommet du pouvoir.

* [nota: Louis Catafago était l'agent consulaire français pour Acre et pour Haïfa pendant un certain nombre d'années. Mary Rogers, dans son ouvrage Domestic Life in Palestine le décrit comme il paraissait en 1858 : " L'un de nos voisins, le signor Louis Catafago, veuf, était le plus riche et le plus influent des chrétiens arabes de Haïfa et plus versé en littérature arabe que n'importe qui en Pashalic. Il parlait bien l'italien et le français et vivait dans un style à moitié européen. Ses fils, au collège, étaient vêtus à l'européenne, alors que ses filles, plus jeunes, étaient très orientales. " (p. 384-385)]

Au moment où les portes de la prison s’ouvrirent pour les exilés, Siyyid Muhammad et Kaj-Kulah avaient été rejoints par le beau-frère de Mirza Yahya, Mirza Rida-Quli, que Baha’u’llah avait expulsé de la compagnie de ses disciples à la suite de ses nombreux méfaits. Il avait à de nombreuses reprises brisé ses promesses solennelles et ses actions ne pouvaient plus être tolérées. Avec ce renfort les azalis intensifièrent leurs néfastes activités. Plus ils faisaient preuve d’audace, plus Baha’u’llah conseillait aux compagnons patience et indulgence. Par ailleurs, avec cette liberté nouvelle dont tous bénéficiaient maintenant, les azalis passaient leur temps à trouver de nouveaux alliés pour faire du mal aux baha’is.

Puis Baha’u’llah révéla la tablette connue sous le nom de Tablette du feu, d’après son premier verset: "En vérité, le coeur des fidèles se consume dans le feu de la séparation."

Unique parmi les Écrits de l’Auteur de la religion baha’ie, ce texte fait immédiatement penser à cette intense communion mystique que le Christ expérimenta pendant la dernière nuit de sa vie dans le jardin de Gethsémani, ainsi que le cri qu’il lancera le jour suivant sur la croix: "Mon dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?" En lisant la Tablette du feu, on est ému jusqu’au plus profond de soi par l’agonie de la Manifestation suprême de Dieu:

Baha se noie dans un océan de tribulations: Où est l’arche de ton salut, ô Sauveur des mondes ?… Les branches de l’Arbre divin gisent brisées par les vents impétueux du destin: Où sont les bannières de ton secours, ô Défenseur des mondes ?…Les vents empoisonnés de la sédition jaunissent les feuilles: Où sont les ondées des nuages de ta générosité, ô Donateur des mondes ?…

Vient alors la réponse:

Ô Plume suprême, nous avons entendu ton plus mélodieux appel dans le royaume éternel: Prête l’oreille à ce que dit la Langue de grandeur, ô victime des mondes ! Sans le froid, comment pourrait prévaloir la chaleur de tes paroles, ô Interprète des mondes ? Sans les calamités, comment pourrait briller le soleil de ta patience, ô Lumière des mondes ? Ne te lamente pas à cause des méchants. Tu fus créé pour subir et endurer, ô Patience des mondes !… Tu as planté la bannière de l’indépendance sur les plus hauts sommets, et fait surgir l’océan de générosité, ô Extase des mondes ! Ta solitude fait resplendir le soleil de l’unicité et ton bannissement embellit la terre d’unité. Sois patient, ô toi, Exilé des mondes !

Nous avons fait de l’humiliation le vêtement de ta gloire, de l’affliction l’ornement de ton temple, ô Orgueil des mondes ! Tu vois les coeurs remplis de haine, alors montre-toi indulgent, ô toi qui caches les pêchés des mondes !…

Puis, de nouveau, la Manifestation suprême du Dieu Tout-puissant parle:

Oui, j’entends ton appel, ô Très-Glorieux Bien-Aimé ! Maintenant la chaleur des tribulations et le feu de ta parole étincelante enflamment le visage de Baha. Il se présente, fidèle, au lieu du sacrifice, aspirant à ton bon plaisir, ô ordonnateur des mondes ! (3)

Qu’on n’aille pas sous-estimer les risques, les dangers et la gravité extrême de la situation provoquée par les activités des azalis et leurs associés pour les baha’is enfermés dans Acre. Le harcèlement était épuisant, ininterrompu et en augmentation constante. La vie même de Baha’u’llah était mise en danger par le venin de leur hostilité.

D’après Aqa Rida, le fait que l’opinion et l’attitude des notables et des fonctionnaires, à l’esprit empoisonné par les azalis, soient régulièrement transformées après chaque rencontre avec la Plus-Grande-Branche, augmentait chez ces malfaiteurs leur fureur et leur audace. Poussés par une haine et une jalousie sans borne, ils faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour blesser Baha’u’llah et pour jeter le discrédit sur lui, sur sa cause et sur ses disciples. De plus, depuis la rupture de Mirza Yahya, qu’ils avaient suivi, Aqa Rida nous apprend que Mirza Rida-Quli et sa soeur Badri-Jan n’en faisaient qu’à leur tête et voulaient pour eux ce qu’il y avait de mieux. Mirza Fadlu’llah, fils de Mirza Nasr’ullah qui était mort à Andrinople, et Aqa ‘Azim-i-Tafrishi, qui étaient venus de Téhéran comme serviteurs des deux frères Nasru’llah et Rida-Quli, se séparèrent de Mirza Rida-Quli et Badri-Jan et cessèrent de les voir. Cette séparation enragea Mirza Rida-Quli à un point tel qu’il alla jusqu’à réunir quelques écrits de Baha’u’llah, en corrompit le texte par des altérations et des interprétations dans le but de leur donner un sens hérétique, antisocial et provoquant qu’il répandit largement dans le public pour l’inciter à la violence.

C’est alors que certains disciples de Baha’u’llah commencèrent à penser aux moyens de faire cesser ces activités. En dehors d’Aqa Husayn et d’Aqa Rida, dont nous avons utilisé les récits, nos sources pour ce terrible épisode comportent deux textes historiques, l’un de Mirza Aqa Jan, le secrétaire de Baha’u’llah, et l’autre de Aqa Muhammad-Javad-i-Qazvini. Ces deux hommes furent des témoins oculaires et tous les deux brisèrent l’Alliance de Baha’u’llah après son ascension.

Un Arabe baha’i nommé Nasir, connu aussi sous le nom de Haji ‘Abbas, vint de Beyrouth à Acre, déterminé à faire taire les semeurs de troubles. Très probablement, il s’agit du même Nasir qui était impliqué dans le meurtre de Haji Mirza Ahmad-i-Kashani à Bagdad*.

* [nota: D'après la Chronique de Nabil, on trouve dans les compagnons de Tahirih qui l'accompagnent dans son voyage de Bagdad vers la Perse, un certain 'Abid et son fils Nasir qui devint connu plus tard sous le nom de Haji 'Abbas. Si ce Nasir est le même homme, et tout le fait penser, on peut dire alors que ses actions subséquentes reflètent un peu la ferveur et l'impétuosité qu'on pouvait trouver dans l'entourage de la célèbre héroïne babie.]

Dès son arrivée à Acre, son but devint clair et, non seulement Baha’u’llah ne le soutint pas mais il lui ordonna rapidement de retourner à Beyrouth, ce qu’il fit. Muhammad-Javad cite une épître adressée à Nasir qui le poussa à repartir. Ci-dessous, voici la traduction de ce texte, d’après le professeur Browne:

Il est le Soutien.

Je témoigne que tu as aidé ton Seigneur et que tu es l’un de ses soutiens. Toutes choses témoignent de [la vérité] de mon témoignage: voilà le fond de la question, si tu es de ceux qui savent. Aux yeux de ton Seigneur, l’Omniscient, qui comprend tout, le devoir d’aide c’est de faire ce qu’il te demande et approuve. Va et ne fais pas ce d’où sortiraient des troubles ! Mets ta confiance en Dieu. Certes, il prendra qui il voudra, car il a le pouvoir sur toute chose. Nous avons accepté tes intentions dans le chemin de Dieu. Retourne à ta place et commémore ton Seigneur, le Puissant, le Loué." (4)

Après le départ de Nasir, quelques compagnons qui trouvaient cette situation tendue intolérable supplièrent Baha’u’llah de leur donner la permission d’agir avec les fauteurs de troubles selon leurs méthodes pour mettre fin à leurs activités sataniques. Mais Baha’u’llah, loin de leur accorder la permission qu’ils désiraient, leur conseilla avec force d’éviter toute violence et toute vengeance. Apparemment, Muhammad-Ibrahim-i-Kashani lui-même rejoignit ces hommes mais s’en retira à la suite de l’injonction de Baha’u’llah. Muhammad-Javad rapporte qu’il était présent lorsqu’Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Kashani suppliait Baha’u’llah de leur donner la permission d’éliminer Siyyid Muhammad-i-Isfahani et ses associés. Baha’u’llah ordonna à Muhammad-Javad de rentrer chez lui et d’y rester ; il ordonna aussi à son frère, Mirza Muhammad-Quli, de faire sortir Aqa Muhammad-Ibrahim, ce qu’il fit.

Sept compagnons choisirent d’ignorer la forte injonction de Baha’u’llah: Aqa Muhammad-i-Ibrahim-i-Nazir, Mirza Husayn-i-Najjar (originaire aussi de Kashan), Aqa Husayn-i-Ashchi (aussi de Kashan), Mirza Ja’far de Yazd, Ustad Ahmad-i-Najjar, Aqa Muhammad-’Aliy-i-Salmani et Ustad ‘Abdu’l-Karim-i-Kharrat, tous les deux d’Ispahan. Ils complotèrent pour débarrasser Acre et les exilés du cauchemar causé par ces hommes mauvais. L’agitation était si grande dans toute la communauté que Baha’u’llah préféra s’isoler de tous. Il fit ce qu’il avait déjà fait à Andrinople au moment où la rébellion de Mirza Yahya allait bientôt éclater au grand jour: ne recevant personne, ne rencontrant personne.

Les sept hommes persistèrent malgré tout dans leurs plans et commirent ces meurtres répugnants. Ainsi moururent Siyyid Muhammad-i-Isfahani, l’antéchrist de la révélation baha’ie, l’incorrigible Aqa Jan-i-Kaj-Kulah, bras droit de Siyyid Muhammad depuis Andrinople et le capricieux Mirza Rida-Quliy-i-Tafrishi.

Disons clairement que rien ne justifie le meurtre. Mais on peut deviner la pression supportée par les baha’is par le fait que l’un des sept assassins était Aqa Husayn-i-Ashchi dont nous citons souvent des extraits de ses mémoires. Il est vrai qu’Aqa Husayn était têtu et obstiné. Il avait déjà tenu tête aux plus hautes autorités. Mais il avait grandi dans la maison de Baha’u’llah depuis le début du séjour à Bagdad et son dévouement était total et sans équivalent. Pourtant, il succomba aux pressions exercées sur les baha’is par leurs adversaires.

Il se trouve que les trois azalis logeaient dans une maison en face du Seraye. Le bruit des coups de feu, les cris et les hurlements firent sortir de chez lui Salih Pasha, le mutasarrif. Alors le vacarme éclata, écrit Aqa Rida: "Tous, jeunes et vieux, notables et petites gens, le gouverneur et le chef de la police, et l’armée, se levèrent comme un seul homme, armés de fusils et d’épées, ils se dirigèrent vers les maisons de Baha’u’llah et des compagnons, arrêtant tous ceux qu’ils rencontraient. Le mutasarrif, sa suite et l’armée entourèrent la maison de la Perfection bénie. C’était en fin d’après-midi…"

C’était le moment de la journée où Baha’u’llah avait l’habitude de révéler des versets: "En vérité, la mer de calamité s’enfle et les rafales couchent l’Arche de Dieu, l’Universel, l’Absolu. Ô Nautonier, ne crains pas les bourrasques car Celui qui fait se lever l’aurore est avec toi dans cette obscurité qui enveloppe les mondes." (5)

Une heure après le coucher du soleil un officier, un fonctionnaire que Muhammad-Javad appelle Sa’id Big, et Ilyas ‘Abbud pénétrèrent dans le biruni. La Plus-Grande-Branche, Aqa Muhammad-’Aliy-i-Isfahani, Husayn-Aqay-i-Tabrizi et Muhammad-Javad-i-Qazvini étaient présents. Les fonctionnaires leur demandèrent de les suivre jusqu’au Seraye. Puis ils demandèrent que Baha’u’llah vienne aussi. La Plus-Grande-Branche alla dans les quartiers privés et présenta leur requête à Baha’u’llah qui sortit de la maison. Comme il faisait très noir, un homme éclaira le chemin avec une lanterne.

Aqa Rida nous dit que tous ceux qui rencontrèrent Baha’u’llah sur la route conduisant à la maison du gouverneur s’étonnèrent de la puissance émanant de sa personne. L’un des habitants d’Acre, en le voyant ce jour-là, crut immédiatement en lui et rejoignit les rangs des compagnons. Le Gardien écrit:

La consternation qui s’empara d’une communauté déjà accablée fut indescriptible. L’indignation de Baha’u’llah ne connut plus de bornes. Dans une tablette révélée peu de temps après cet acte, Baha’u’llah exprime ainsi son émotion: S’il nous fallait raconter tout ce qui nous est arrivé, les cieux se fendraient et les montagnes s’écrouleraient. (6)

Lorsque Baha’u’llah entra dans le Seraye, écrit Muhammad-Javad-i-Qazvini, Salih Pasha le mutasarrif, Salim Mulki le secrétaire général et d’autres fonctionnaires présents se levèrent. En entrant, Baha’u’llah prit un siège de l’autre côté de la pièce. Le silence complet fut rompu par le commandant de la garnison: "Est-il convenable que vos hommes accomplissent un acte aussi odieux ?" À quoi Baha’u’llah répondit: "Si un soldat sous vos ordres brise une règle, serez-vous tenu pour responsable et puni ?" Le silence retomba puis, d’après Aqa Rida, Baha’u’llah se leva et passa dans une autre pièce.

Les fonctionnaires partirent alors à la recherche d’autres compagnons. Mirza Muhammad-Quli, Mirza Muhammad-’Ali le deuxième fils vivant de Baha’u’llah et Mirza Aqa Jan furent emmenés mais Aqay-i-Kalim étant malade, ils le laissèrent tranquille. Muhammad-Javad-i-Qazvini écrit que pendant toute la nuit la ville tout entière fut très agitée. Cette nuit-là, un vapeur russe jeta l’ancre devant Acre et les fonctionnaires interdirent immédiatement tout entrée et toute sortie venant du navire.

Quatre heures après le coucher du soleil, on fit sortir Baha’u’llah du bureau du gouverneur et on le plaça avec son fils Mirza Muhammad-'Ali dans une pièce du Khan-i-Shavirdi*, la Plus-Grande-Branche était enfermé dans la prison Liman et Aqa Mirza Muhammad-Quli était placé encore ailleurs. On permit à Mirza Aqa Jan d’aller à la maison chercher ce dont Baha’u’llah avait besoin pour la nuit puis il fut placé avec un certain nombre d’autres compagnons dans la prison du Seraye. En parlant de ces événements, le Gardien de la foi baha’ie écrit:

* [nota: Khan-i-Shavirdi est l'un des caravansérails d'Acre, construit probablement par al-Jazzar ou par Sulayman Pasha. Dans son coin sud-ouest on trouve le Burju's-Sultan la seule encore debout des nombreuses tours des croisés qui entourèrent Acre. L'aile est de ce khan est adjacente à la Liman et servait d'extension à la prison, c'est donc probablement là que Baha'u'llah et son fils furent emprisonnés.]

Baha’u’llah fut (...) détenu la première nuit, avec l’un de ses fils, dans une chambre du Khan-i-Shavirdi ; transféré pour les deux nuits suivantes dans un logement plus convenable, au voisinage, il ne fut autorisé à regagner son domicile que soixante-dix heures plus tard. ‘Abdu’l-Baha fut jeté en prison et enchaîné la première nuit, après quoi il fut autorisé à rejoindre son père. Vingt-cinq de leurs compagnons furent enfermés dans une autre prison et mis aux fers… (7)

Aqa Rida parle de Haji ‘Ali-'Askar, cette âme dévouée qui, à Andrinople, avait accepté volontiers le bannissement vers Acre et l’emprisonnement. Ce croyant de la première heure avait rencontré le Bab des dizaines d’années avant et avait immédiatement embrassé sa cause. Comme il avait été absent de chez lui toute la journée, il n’avait pas été arrêté, mais ayant appris l’incarcération de ses coreligionnaires, il ne put dormir de la nuit et, dès l’aube, il se précipita vers le Seraye et frappa à la porte. On lui dit de partir et de cesser de faire du bruit, mais il continua à frapper en disant qu’il devait partager leur sort. Pour le calmer il fallut le jeter en prison avec le reste des compagnons et il se retrouva dans la même pièce que Baha’u’llah.

Finalement, le gouverneur télégraphia tout ce qui s’était passé à Subhi Pasha, le vali de Syrie qui n’apprécia pas la manière dont Baha’u’llah avait été traité et réprimanda le mutasarrif. Le jour suivant Baha’u’llah était placé dans une pièce au-dessus de la Liman.

L’après-midi du troisième jour, Muhammad-Javad écrit que Baha’u’llah, la Plus-Grande-Branche, Mirza Muhammad-'Ali et Mirza Muhammad-Quli furent de nouveau conduits dans le bureau du mutasarrif. Baha’u’llah souffrait ce jour-là d’une légère fièvre et lorsqu’il dit au gouverneur et au mufti qu’ils n’avaient pas agi selon les décrets de Dieu, le gouverneur l’informa qu’il était libre de retourner chez lui. Lorsqu’il se leva ils se levèrent tous et, avec humilité s’excusèrent pour leur attitude tyrannique. Alors, suivi de ses trois fils et de Mirza Aqa Jan, il retourna à sa demeure.

Le Gardien décrit ainsi l’événement:

Lors de son interrogatoire, on lui demanda de décliner son nom et celui du pays d’où il venait. Ceci est plus évident que le soleil, répondit-il. On lui posa de nouveau la même question à laquelle il donna cette réponse: Je ne juge pas à propos d’en parler. Reportez-vous au farman du gouvernement qui se trouve entre vos mains. Une fois de plus, avec une déférence marquée, ils réitérèrent leur demande, sur quoi Baha’u’llah prononça, avec puissance et majesté, ces paroles: Mon nom est Baha’u’llah (Lumière de Dieu), et mon pays est Nur (Lumière). Soyez-en informés. Se tournant alors vers le mufti, il lui adressa des reproches voilés, puis il parla à toute l’assemblée dans un langage si véhément et si élevé que nul n’osa lui répondre. Après avoir cité des versets de la Suriy-i-Muluk, il se leva et quitta l’assemblée. Aussitôt après, le gouverneur lui fit savoir qu’il était libre de retourner chez lui, en exprimant ses regrets pour ce qui s’était passé. (8)

Les sept meurtriers furent enfermés à la Liman où ils restèrent sept ans. Seize autres compagnons furent placés dans la même pièce du caravansérail où Baha’u’llah avait été détenu. Ils y restèrent enfermés six mois.

Dans son ouvrage, Muhammad-Javad-i-Qazvini parle ensuite du meurtre, antérieur à celui-ci, de deux autres personnes qu’il nomme Husayn-'Ali de Kashan, connu sous le nom de Khayyat-Bashi, et Haji Ibrahim, lui aussi de Kashan. Mais il ne donne pas le nom des assassins. Ces deux hommes, qui avaient toujours été inconstants, avaient gardé des liens avec les azalis tout en vivant avec les compagnons dans le Khan al-'Umdan. D’après Muhammad-Javad, un jour, dans le bazar, Haji Ibrahim dénonça, en présence de l’intéressé, Aqay-i-Kalim au mufti. Cette action répréhensible souleva la colère des compagnons et quelques-uns d’entre eux (leurs noms ne sont pas donnés) les auraient assassinés avant de les enterrer dans une pièce de l’auberge. Cela se passait à un moment où, à cause de l’animosité montante des azalis, Baha’u’llah avait cessé de recevoir quiconque. Mais Siyyid-Muhammad avait remarqué leur disparition qu’il rapporta aux autorités. Il n’y avait alors aucune raison de soupçonner un crime. Mais après l’assassinat des trois azalis, le meurtre des deux kashanis refit surface. Muhammad-Javad ne mentionne toujours pas de noms mais indique qu’on apprit aux autorités que les deux hommes étaient morts du choléra et pour éviter qu’ils soient tous mis en quarantaine, on les avait immédiatement et discrètement enterrés dans une pièce du caravansérail. Les autorités exhumèrent les corps et les enterrèrent près de ceux des azalis.

Un autre point intéressant dans le texte de Muhammad-Javad-i-Qazvini est qu’il appelle Badr-i-Jan la femme de Mirza Yahya, soeur de Mirza Rida-Quliy-i-Tafrishi, qu’on appelle ailleurs Badri-Jan. Quant aux seize hommes emprisonnés dans le Khan-i-Shavirdi, voici leurs noms: Haji ‘Ali-'Askar-i-Tabrizi, son fils Husayn-Aqa, et son frère Mashhadi Fattah ; Haji Ja’far et son frère Haji Taqi ; Muhammad-Javad-i-Qazvini lui-même ; Aqa Faraj-i-Sultanabadi ; Aqa Riday-i-Shirazi ; Mirza Mahmud-i-Kashani ; Haji Faraju’llah-i-Tafrishi ; Aqa ‘Azim-i-Tafrishi ; Aqa Muhammad-'Aliy-i-Isfahani ; Aqa Muhammad-i-'Aliy-i-Yazdi ; Darvish Sidq-'Aliy-i-Qazvini ; Aqa Muhammad-Ibrahim-Nayrizi connu sous le nom d’Amir-i-Nayziri et Haji Aqay-i-Tabrizi.

Nabil-i-A’zam et Aqa Muhammad-Hasan, le fils de Ustad Baqir-i-Kashani, furent aussi détenus pendant quelques jours, mais parce qu’ils ne faisaient pas partie du groupe des exilés, ils furent envoyés à Tripoli près de Beyrouth.

La situation dans laquelle Baha’u’llah et ses compagnons se trouvaient est décrite par le Gardien:

Une population déjà mal intentionnée envers les exilés fut, après un pareil incident, enflammée d’une animosité effrénée contre tous ceux qui portaient le nom de la foi professée par ces exilés. Les accusations d’impiété, d’athéisme, de terrorisme et d’hérésie leur furent, ouvertement et sans retenue, jetées à la figure. (…) Même les enfants des exilés retenus en prison, quand ils s’aventuraient à se montrer dans les rues pendant cette période, furent poursuivis, dénigrés et bombardés de pierres.

La coupe des tribulations de Baha’u’llah était maintenant prête à déborder… (9)

Même Ilyas ‘Abbud fut si inquiet et même terrifié qu’il entreprit de barricader sa maison pour en empêcher tout accès depuis la maison de ‘Udi Khammar, dans laquelle vivait Baha’u’llah.

Aqa Rida nous a laissé une image très forte des jours de leur détention dans le Khan-i-Sharvirdi. Les artilleurs chargés de les surveiller s’inquiétaient du moindre de leurs mouvements et les traitaient avec une grande rudesse. Les exilés étaient constamment insultés. Pourtant, peu à peu, leur attitude et leur gentillesse brisèrent toutes les barrières au point que leurs geôliers leur avouèrent qu’on les avait montés contre eux. Le jour vint enfin où, bien avant leur libération, les exilés furent autorisés à visiter d’autres maisons ainsi que la maison de Baha’u’llah. Dans l’après-midi ils invitaient les artilleurs et les policiers à boire du thé. Ils plantèrent des fleurs dans la cour et s’occupèrent de la propreté de l’auberge. Les geôliers finirent par leur avouer leur dégoût de l’attitude des gens haut placés qui restaient inébranlables, refusant de libérer définitivement les exilés. Mais la libération était proche. Le gouverneur fut révoqué et Ahmad Big Tawfiq, un homme juste, le remplaça.


36. La roue tourne


Photo: Acre vue du nord-est dans la seconde moitié du 19ème siècle. A droite la mosquée al-Jazzar. Au premier plan l'acqueduc. A gauche au fond, le mont Carmel et Haifa.


Photo: la pièce occupée par Baha'u'llah dans la maison de 'Abbud, qui fait face à la mer.


Photo: vue prise de la pièce de Baha'u'llah dans la maison de 'Abbud (photo de 1922)

Enfin, nous dit Aqa Rida, les artilleurs se révoltèrent contre les tergiversations des autorités. Ils prirent quelques exilés avec eux et, allant au Seraye, dirent carrément: "Nous sommes des soldats, pas des geôliers. Si ces hommes sont des criminels, jetez-les en prison. Sinon, laissez-les rentrer chez eux en paix. Nous refusons de continuer à les garder." Les autorités cédèrent et finalement le nouveau gouverneur obtint les papiers nécessaires et relâcha les compagnons qui avaient été enfermés sans raison dans le Khan-i-Shavirdi.

Le Gardien de la foi baha’ie écrit:

La reconnaissance graduelle de la totale innocence de Baha’u’llah par toutes les couches de la population, la lente pénétration du véritable esprit de ses enseignements dans la solide croûte de leur indifférence et de leur bigoterie, le remplacement du gouverneur - dont l’esprit avait été irrémédiablement faussé au sujet de la foi et des croyants - par Ahmad Big Tawfiq, un homme perspicace et humain, les travaux ininterrompus de ‘Abdu’l-Baha, alors en pleine maturité et qui, par ses contacts avec la masse de la population, prouvait de plus en plus ses capacités d’agir en tant que bouclier de son père, le renvoi providentiel des fonctionnaires qui avaient fait prolonger la réclusion des compagnons innocents de Baha’u’llah, tout cela préparait la voie à la réaction qui se dessinait maintenant… (1)

Ahmad Big Towfiq fut si ébloui et captivé par la majesté du port, le charme des manières, la dignité de l’attitude et la grande connaissance de la Plus-Grande-Branche qu’afin de lui montrer sa révérence, il ôtait ses chaussures en sa présence. Les écrits de Baha’u’llah que les opposants avaient collectés pour monter les autorités contre la Foi firent aussi une profonde impression sur cet homme juste, désireux d’apprendre. Le Gardien écrit encore:

Le bruit courut qu’il choisissait ses conseillers favoris parmi ces mêmes exilés qui étaient les disciples du prisonnier commis à sa garde. Il avait coutume d’envoyer son propre fils auprès de ‘Abdu’l-Baha pour qu’il l’éclaire et l’instruise. C’est à l’occasion d’une audience longtemps désirée avec Baha’u’llah que celui-ci, répondant au désir du gouverneur de lui rendre quelque service, lui suggéra de réparer l’aqueduc, abandonné et hors d’usage depuis trente ans, suggestion qu’il s’empressa de suivre*.(2)

* [nota: Cet aqueduc allait de la source de Kabri à la maison de 'Abdu'llah Pasha à Mazra'ih, puis de là jusqu'à Bahji pour arriver à Acre en entrant près du Burj al-Kummandar. Le premier qui construisit un aqueduc de Kabri jusqu'à Acre fut al-Jazzar, mais il était construit à l'est de celui-ci qui fut édifié par Sulayman Pasha en 1814. Il fut amélioré par 'Abdu'llah Pasha qui s'en servait pour alimenter ses propriétés de Mazra'ih et de Bahji. Mais au moment de l'arrivée de Baha'u'llah à Acre, il était en ruine .]

Aqa Rida écrit que la première fois qu’Ahmad Big Towfiq rencontra la Plus-Grande-Branche, c’était sur la plage où ‘Abdu’l-Baha était venu nager. Le gouverneur vint aussi et s’assit pour l’écouter. Il avait lu les écrits, remis au gouvernement pour compromettre la Foi, ce qui avait eu l’effet inverse et lui avait donné envie de rencontrer ‘Abdu’l-Baha. Il était très impressionné et perplexe. Ainsi, voyant que ‘Abdu’l-Baha était au bord de la mer, il y vint et tous ses doutes s’envolèrent. Par la suite il fit retranscrire pour lui tous les écrits de Baha’u’llah qu’il avait en sa possession dans le meilleur style calligraphique.

Même Ilyas ‘Abbud, qui avait été horrifié de se découvrir voisin de Baha’u’llah, s’était calmé, et, conquis, il devint si dévoué à Baha’u’llah et à son fils aîné qu’il fit d’abord démolir les obstacles qu’il avait érigés entre les deux maisons pour enfin offrir sa propre maison à Baha’u’llah. On se rappelle que lorsque ‘Udi Khammar avait déménagé dans sa nouvelle demeure hors d’Acre, sa maison avait été mise à la disposition de Baha’u’llah et de sa famille. Il s’agissait de la maison en arrière de celle de ‘Abbud, éloignée du front de mer, dans laquelle Baha’u’llah occupait une pièce dominant une cour intérieure (le Sahatu’l-’Abbud). Lorsqu’après quelques années Ilyas ‘Abbud lui offrit sa maison, Baha’u’llah déménagea dans une pièce qui regardait la mer et les conditions d’exiguïté que connaissait la famille s’améliorèrent. Aujourd’hui, l’ensemble des maisons dans lesquelles Baha’u’llah et sa famille vécurent pendant six ans s’appelle: Bayt ‘Abbud. C’est sur l’insistance de cet homme que Baha’u’llah accepta finalement de recevoir le mutasarrif. Un jour, en fin d’après-midi, il entra en présence de Baha’u’llah "humblement et en silence" comme l’écrit Aqa Rida. Ilyas ‘Abbud faisait signe à ceux qui étaient présents d’apporter un qalyan (houka ou narguilé) pour le gouverneur, mais Ahmad Big leur fit signe de n’en rien faire, car il ne se le permettrait pas en présence de son prisonnier. Baha’u’llah lui demanda de revoir toutes les situations de ceux qui avaient été emprisonnés ce que le gouverneur fit immédiatement. Il reprit chaque cas avec soin et équité, y compris le cas de ces sept emprisonnés dans la terrible Liman. Ceux qui savaient que dans le passé les autorités demandaient 300 livres sterling avant de laisser quiconque quitter le Khan-i-Sharvidi, furent étonnés de le voir permettre aux compagnons qui avaient été retenus pendant plusieurs mois de retourner chez eux dans l’autre caravansérail. Et nous savons déjà que les sept meurtriers ne furent pas relâchés.

Mais Badri-Jan continuait à faire des histoires, se plaignant que sa vie était en danger, que les compagnons la tueraient comme ils avaient tué son frère Mirza Rida-Quli. Alors Ahmad Big Towfiq décida qu’elle devrait rejoindre son mari, Mirza Yahya, ce qu’elle refusa, et il fallut que la police l’emmène de force. Une fois à Chypre, elle montra son aversion pour Mirza Yahya en évitant Famagouste et en allant vivre dans une autre ville, probablement Nicosie. De Chypre, elle partit un ou deux ans plus tard, à Smyrne puis à Istanbul où elle habita chez un marchand de tabac persan. Nous savons que ses filles furent mariées à Shaykh Ahmad-i-Ruhi et Mirza Aqa Khan-i-Kirmani. (3) Six années plus tard, apprenant que la femme de Mirza Yahya, la mère de Mirza Ahmad, était morte, elle retourna à Chypre rejoindre son mari.

Ainsi se passèrent les deux années du gouvernorat d’Ahmad Big Towfiq avant qu’il soit appelé à un autre poste. Pendant ces années, ni Baha’u’llah ni son fils aîné ne lui avaient fait preuve de faveurs particulières. Mais sitôt qu’on apprit qu’il allait partir, il reçut une telle hospitalité qu’elle en étonna la populace. Mais on comprit que lorsqu’il tenait les rênes du pouvoir à Acre, cette hospitalité aurait pu être mal interprétée. Sur la tour près du bord de mer, tout près de Bayt ‘Abbud, ‘Abdu’l-Baha fit dresser une tente où le gouverneur put recevoir ses invités et tous ceux qui venaient lui dire adieu. Pendant tout le temps qu’il resta là préparant son départ, déjeuners et dîners lui furent offerts. Il demanda une copie du Plus-Grand-Nom que Mirza Muhammad-’Ali, le fils de Baha’u’llah, qui était un vrai maître calligraphe, dessina pour lui. Et jusqu’au dernier jour Ahmad Big Towfiq exprima sa tristesse à devoir bientôt quitter Baha’u’llah et son fils aîné.

Ainsi la roue tourna jusqu’à ce que Shaykh Mahmud en personne, le mufti d’Acre, donne son allégeance au Prisonnier qui, suivant l’ordonnance du sultan, calife de la maison ottomane, devait être gardé en étroite réclusion. Mais personne ne pouvait penser aujourd’hui à appliquer ce décret.

Passons maintenant à l’histoire de Shaykh Mahmud. C’était un homme connu à Acre, très fanatique et, au début, très hostile aux exilés. Des années plus tard, après avoir offert son allégeance à Baha’u’llah, il raconta son odyssée spirituelle. Il se souvenait être devenu fou de rage en entendant le farman* du sultan ‘Abdu’l-’Aziz lu dans la mosquée et, ne pouvant se contenir, il s’était rendu aux portes de la citadelle et avait demandé à y entrer. Comme c’était un citoyen important d’Acre, les gardes n’osèrent pas ignorer sa demande et le laissèrent pénétrer tout en l’informant qu’il ne pourrait pas voir Baha’u’llah sans permission. Il demanda cette permission et la réponse de Baha’u’llah fut qu’il devait d’abord changer son état d’esprit (grossier et insultant) avant de chercher une rencontre. Cette réponse le secoua considérablement mais ne diminua pas son hostilité et sa colère. Peu après, il refit une demande de rencontrer Baha’u’llah. Cette fois, il avait caché une arme sur lui avec l’intention de s’en servir. Et la réponse vint: Qu’il se débarrasse d’abord de ce qu’il porte. Shaykh Mahmud fut vraiment surpris. Il se demandait, qui était cet homme qui connaît le secret des coeurs ? À sa troisième tentative, il avait changé et fut introduit dans la pièce où était Baha’u’llah. Il se jeta à ses pieds en déclarant sa foi en lui, quel qu'il soit !

* [nota: Ce farman avait été perdu, pensait-on, dans l'incendie du Seraye, mais il avait survécu au désastre et, de nombreuses années plus tard, il arriva comme par miracle entre les mains de 'Abdu'l-Baha.]

Ainsi devint baha'i, Shaykh Mahmud, toujours prêt à servir son Seigneur, jadis un féroce ennemi.

Mirza Nuri'd-Din-i-Zayn raconte, dans ses mémoires, que Shaykh Mahmud avait l'habitude de sortir dans la campagne environnante, la nuit, portant une lanterne. Chaque fois qu'il rencontrait un baha'i venu de loin et incapable d'entrer dans la ville, il lui donnait la lanterne et, le pèlerin portant la lanterne comme un serviteur devant son maître, ils entraient dans la ville puis dans la citadelle. Ils ressortaient de la même manière. Après l'ascension de Baha'u'llah, en attendant qu'on renforce le mur extérieur de la pièce qui sert de tombeau, Shaykh Mahmud monta la garde sous une tente près du mur. Le travail dura environ une semaine.


37. Le mariage de la Plus-Grande-Branche


Photo: Shah Khanum (Khanum Buzurg), demi-soeur de Baha'u'llah.


Photo: Fatimih, Munirih Khanum, épouse de 'Abdu'l-Baha.


Photo: Baha'iyyih Khanum, la Plus-Sainte-Feuille, soeur de 'Abdu'l-Baha.

Deux frères originaires d’Ispahan, Mirza Muhammad-’Aliy-i-Nahri et Mirza Hadiy-i-Nahri furent guidés par le Babu’l-Bab vers la religion nouvelle qui s’était levée à Chiraz. Un troisième frère, Mirza Ibrahim, dont le nom est immortalisé non pas par ses propres réalisations mais par celles de ses deux fils* qui atteignirent au sacrifice suprême, ne les suivit pas dans cette voie. Il resta non seulement distant mais il aida à priver ses frères d’une bonne part de leur patrimoine à cause de leur reconnaissance du Qa’im de la Famille de Muhammad lorsqu’il éclaira le monde.

* [nota: Ces fils étaient Mirza Hasan et Mirza Husayn qui gagnèrent la couronne du martyre et à qui la Plume très exaltée conferra les titre de Sultanu's-Shuhada (le Roi des martyrs) et Mahbubu's-Shuhada (le bien-aimé des martyrs).]

Mirza Muhammad-’Ali et Mirza Hadi étaient les fils de Mirza Siyyid Mihdiy-i-Nahri, un homme très fortuné dont le père, Siyyid Muhammad-i-Hindi (l’Indien), natif de Zavarih (petit village proche d’Ispahan), avait acquis de grandes richesses en Inde en épousant une fille de la maison royale indienne. Pendant son séjour en Inde, un voyant avait promis à Siyyid Muhammad que ses descendants seraient, avant longtemps, témoins de la venue du Qa’im. C’est pourquoi, il avait spécifié dans son testament que le gros de sa fortune devait être placé aux pieds de ce "Seigneur de l’Âge".

Après la mort de Siyyid Muhammad-i-Hindi, son fils, Haji Siyyid Mihdi émigra en Irak et séjourna à Najaf. Il y possédait, ainsi qu’à Kerbéla, des magasins et des caravansérails construits pour le confort du public. Il possédait aussi une sorte de petit ruisseau, comme un canal, dont les gens bénéficiaient grandement. Voilà pourquoi on le connaissait sous le nom de Nahri: de la rivière.

À Kerbéla, du vivant de Siyyid Kazim-i-Rashti, Mirza Muhammad-’Ali et Mirza Hadi avaient été très attirés par le maintien, la dévotion et la courtoisie d’un jeune siyyid de Chiraz. Aussi, lorsqu’ils entendirent parler de l’aube qui se levait à Chiraz, il se souvinrent de leur rencontre avec le jeune siyyid shirazi et ils ne se trompaient pas car il s’agissait bien de Siyyid ‘Ali-Muhammad, le Bab.

On rapporte que la femme de Haji Siyyid Mihdi était connue pour sa piété et sa stricte observance des dévotions de sa religion. Avant la naissance de ses deux fils, elle avait rêvé une nuit que deux splendides pleines lunes, sortant du puits situé dans la cour de leur maison allaient se poser sur l’étagère où elle plaçait ses vêtements. Ce rêve l’avait tellement enchantée que le lendemain à l’aube elle se précipitait vers la maison d’un célèbre mujtahid, Haji Siyyid Muhammad-Baqir-i-Shafti, pour lui demander de l’interpréter. Il la rassura, disant que son rêve indiquait que deux de ses enfants deviendraient des lumières étincelantes dont l’éclat illuminerait les annales de leur famille. Peu après naissait Mirza Muhammad-’Ali et, quinze mois plus tard, Mirza Hadi. En grandissant, l’aîné montrait du talent et du goût pour les études théologiques tandis que le plus jeune évitait le marché où son père faisait du commerce pour se consacrer à une vie de prière et de méditation. Le mujtahid dont il est question plus haut fut si impressionné par le maintien et l’attitude de Mirza Hadi qu’il lui donna sa nièce en mariage. Cette dame qui allait devenir la belle-mère du Roi des martyrs reçu de la Plume sublime [Baha’u’llah] le titre de Shamsu’d-Duha (Lumineuse orbe).

D’autres fils de Mirza Siyyid Mihdiy-i-Nahri s’opposèrent aux deux frères qui avaient épousé la cause du Bab et les privèrent de leur part d’héritage. Eux offrirent à Tahirih, pendant son séjour à Kerbéla, une boîte de bijoux qui avait appartenu à leur père. C’est en les vendant que Tahirih put couvrir ses dépenses. Mirza Muhammad-’Ali était à Ispahan et vivait dans un collège théologique, la Madrisih-i-Kasihgaran, pendant que sa femme, n’ayant pas d’enfants, vécut et mourut à Kerbéla. Alors un autre babi d’Ispahan, Haji Aqa Muhammad-i-Nafaqih-Furush, suggéra à Mirza Muhammad-’Ali de quitter le collège pour venir s’installer dans sa maison et y épouser sa soeur, ce qu’il accepta. Mais ce mariage aussi resta sans enfant jusqu’à l’arrivée du Bab à Ispahan.

Le gouverneur d’Ispahan, Manuchihr Khan, le Mu’tamidu’d-Dawlih, avait demandé à Mir Siyyid Muhammad, l’Imam-Jum’ih de cette ville, de recevoir et de loger le Bab. Et l’Imam-Jum’ih avait chargé Mirza Ibrahim, frère de Mirza Muhammad-’Aliy-i-Nahri, qui gérait ses propriétés, d’être l’hôte du Bab. Une nuit, plusieurs personnes furent invitées pour dîner avec le Bab et Mirza Muhammad-’Aliy-i-Nahri fut l’un d’eux. Le Bab lui demanda s’il avait des enfants et en apprenant que, malgré deux mariages, il n’en avait toujours pas, le Bab offrit une cuillerée de son dessert à Mirza Muhammad-’Ali qui en mangea un peu et garda le reste pour sa femme. Peu de temps après, elle fut enceinte. Mais de nombreux événements s’étaient passés depuis le séjour du Bab à Ispahan et il était maintenant prisonnier de la forteresse de Mah-Ku en Azerbaïdjan pendant que ses disciples rencontraient opposition et persécution. En réponse à l’appel du Bab, Mirza Muhammad-’Aliy-i-Nahri et vingt-cinq babis d’Ispahan et de ses environs, partirent vers le Khorassan et, avec beaucoup d’autres disciples du Bab, se réunirent dans le hameau de Badasht pour délibérer. Avant de partir il informa sa femme, qui attendait leur enfant, que si c'était une fille elle devrait s’appeler Fatimih. Et c’est cette enfant, première-née du mariage de Mirza Muhammad-’Aliy-i-Nahri et de la soeur d’Aqa Muhammad-i-Nafaqih-Furush qui deviendra la femme de la Plus-Grande-Branche, le fils aîné de Baha’u’llah.

Mirza Muhammad-’Ali a raconté que lorsque la conférence de Badasht fut terminée et que ses participants furent attaqués par les habitants de Niyala, lui et son frère Mirza Hadi, ainsi que d’autres babis, empruntèrent une route pour échapper à leurs persécuteurs. Très fatigué Mirza Hadi s’évanouit ; ils se réfugièrent dans un caravansérail en ruine, mais au cours de la nuit, Mirza Hadi mourut. Au matin, Mirza Muhammad-’Ali s’aperçut que ses compagnons étaient déjà partis. Son sort semblait désespéré, car où trouver de l’aide pour enterrer son cher frère ? Alors qu'il se tenait devant les portes du caravansérail, les yeux dans le vague, regardant sans les voir les ruines qui l’entouraient, apparut une femme qui s’arrêta et lui demanda qui il était et ce qu’il faisait. Mirza Muhammad-’Ali répondit que le corps de son frère mort gisait à l’intérieur et qu’il avait besoin d’aide pour l’enterrer. Étonné et soulagé il entendit la femme lui répondre: "Ne vous faites pas de souci. Cette nuit j’ai rêvé de Dame Fatimih qui m’a dit: "Un de mes descendants vient de mourir dans ce caravansérail, vas-y pour aider à son enterrement" et voilà pourquoi je suis là." Alors la femme partit chercher quelques hommes dans son village tout proche. Ils lavèrent et enroulèrent le corps dans un linceul puis le mirent en terre au bord de la route. Épuisé, ayant vu son frère mourir et n’ayant aucune nouvelle de sa soeur depuis Badasht, Mirza Muhammad-’Ali retourna à Ispahan.

Les années passèrent. Les rangs babis avaient été décimés. Le Bab avait subi le martyre. Puis vint l’attentat contre le chah Nasiri’d-Din et beaucoup des coreligionnaires de Mirza Muhammad-’Ali connurent aussi le martyre. Jinab-i-Baha [Baha’u’llah], qu’il avait connu à Badasht, fut banni en Irak et, entre-temps, ses neveux Mirza Hasan et Mirza Husayn avaient embrassé la nouvelle religion.

La célébrité de Jinab-i-Baha se répandait au loin. L’oncle et les neveux décidèrent de partir en Irak pour le rencontrer. En chemin, les neveux suppliaient souvent leur oncle de se faire leur porte-parole quand ils atteindraient l’Irak, et Mirza Muhammad-’Ali les rassurait: "Ne soyez pas inquiets. Jinab-i-Baha et moi sommes devenus de grands amis à Badasht. Je le connais très bien."

Mais dès qu’ils se trouvèrent en présence de Baha’u’llah, Mirza Muhammad-’Aliy-i-Nahri devint muet et sa déférence ne connut plus de limites. En sortant, les neveux insistèrent pour savoir ce qui était arrivé à leur oncle, lui qui se réclamait d’une grande amitié avec Baha’u’llah ; il ne put que leur répondre: "Mais ce n’est plus le Jinab-i-Baha que j’ai connu à Badasht. Je jure par le Dieu Tout-Puissant ! Il est bien le Promis du Bayan, "Celui que Dieu manifestera".

Pour sa part, Baha’u’llah offrit d’abondance son amour divin à ces croyants humbles et dévoués d’Ispahan. Il rappellera à Mirza Muhammad-’Aliy-i-Nahri: "Vous n’avez pas oublié que nous étions proches et de grands amis à Badasht."

Baha’u’llah avait l’intention de donner sa nièce, Shahr-Banu Khanum, la fille de Mirza Muhammad-Hasan, en mariage à son fils aîné. C’était aussi le grand espoir du père qui accourut à Bagdad et supplia Baha’u’llah de créer cette union. Mais il mourut avant que la Plus-Grande-Branche atteigne l’âge nécessaire. Et lorsque Baha’u’llah envoya Aqa Muhammad-Javad-i-Kashani (le père d’Aqa Husayn-i-Ashchi) à Téhéran, porteur d’une bague et d’un châle de cachemire, suivant la coutume du temps, pour demander la main de Shahr-Banu Khanum pour ‘Abbas, la Plus-Grande-Branche, ce fut un échec. Shah-Sultan Khanum (connue sous le nom de Khanum Buzurg: la grande Dame), demi-soeur de Baha’u’llah qui prendra un jour le parti de Mirza Yahya, et son demi-frère Haji Mirza Rida-Quli, qui remplaçait le père décédé de la jeune fille, refusèrent de la laisser partir en Irak pour épouser la Plus-Grande-Branche. Elle sera mariée à Mirza ‘Ali Khan, fils du grand vizir Mirza Aqa Khan. Le frère de Shahr-Banu Khanum, Mirza Fadlu’llah, le Nizamu’l-Mamalik, un disciple dévoué de Baha’u’llah, écrivit que sa soeur ne s’habitua jamais à ce mariage forcé arrangé par son oncle et sa tante, et se laissa dépérir jusqu’à ce que, jeune encore, la tuberculose l’emportât. On a dit que Haji Mirza Rida-Quli avait refusé le mariage avec la Plus-Grande-Branche parce qu’il craignait que cela déplaise à Nasiri’d-Din Shah qui l’aurait alors réprimandé.

Naturellement, les conjectures allaient bon train pour deviner qui la Plus-Grande-Branche allait épouser. On raconte qu’un jour Baha’u’llah décrivit à Siyyid Mihdiy-i-Dahiji un rêve qu’il avait eu: "Nous rêvâmes que le visage de la charmante fille de notre frère Mirza Hasan, dont nous avions demandé la main pour la Plus-Grande-Branche, devenait de plus en plus sombre jusqu’à ce qu’il disparaisse et soit remplacé par une autre fille au visage et au coeur lumineux, et nous la choisîmes comme femme pour la Plus-Grande-Branche."

Pendant ce temps à Ispahan, Fatimih Khanum, la fille de Mirza Muhammad-’Aliy-i-Nahri, fut mariée à son cousin, un jeune frère du Roi des martyrs et du bien-aimé des martyrs. Fatimih Khanum avait consenti à ce mariage bien qu’elle ne l’ait pas désiré, mais, étrangement, à la grande surprise de ses parents, pendant leur nuit de noce le jeune époux n’approcha pas son épouse. Quelque temps plus tard, le jeune homme mourut brusquement. Peu après une épître adressée au Roi des martyrs arriva à Ispahan, dans laquelle Baha’u’llah écrivait: "Nous considérons que nous sommes associés." Il en fut surpris et se demanda si l’un des membres de sa famille avait envoyé une supplique à Baha’u’llah. Mais, après enquête, on l’assura que non. Il conseilla à tous de n’en souffler mot à personne et d’attendre la suite. Quelques mois plus tard Shaykh Salman le coursier, arriva à Ispahan. Il dit au Roi des martyrs: "Je vous apporte la nouvelle d'une merveilleuse générosité. Je suis chargé d'emmener votre cousine, la fille de feu Mirza Muhammad-’Ali, en Terre sainte, en passant par La Mecque, comme des pèlerins en hajj. Vous devez faire en sorte que nous soyons prêts à quitter Ispahan à temps pour le pèlerinage, en passant par Chiraz et Bouchir. Tout cela doit être fait dans la discrétion et personne ne doit entendre parler de notre voyage avant notre départ." Le temps venu, Fatimih Khanum et son frère Siyyid Yahya, accompagnés par Shaykh Salman et un serviteur partirent pour Chiraz. En y arrivant, ils s’installèrent dans un caravansérail mais, très vite, les Afnan vinrent les conduire à la maison de Haji Mirza Siyyid Muhammad, l’oncle maternel du Bab. Nous étions en 1872.

Le lendemain, Khadijih-Bigum, la femme du Bab, rendit visite à Fatimih Khanum et la conduisit à la maison de Haji Mirza Siyyid ‘Ali, l’oncle martyr du Bab, où elle-même vivait. Ces deux maisons étaient proches l’une de l’autre.

Dans sa courte autobiographie, Fatimih Khanum écrit:

D’une grande probité, la femme de l’oncle [du Bab] était très pieuse mais elle n’était pas confirmée dans cette merveilleuse cause. [C’était une demi-soeur de la femme du Bab]. Elle disait toujours: "Quel tumulte notre Mirza ‘Ali-Muhammad a causé dans le monde ! Tant d’âmes précieuses qui périrent ! Tant de sang répandu !" je lui répondais poliment: "Chère madame, notre Mirza ‘Ali-Muhammad était le Qa’im de la Famille de Muhammad, le Promis de toutes les Écritures. Chaque fois qu’au cours des âges l’appel de Dieu a résonné, le tumulte causé dans le monde fut le même et des rivières de sang coulèrent. C’est toujours pareil. Vous qui lisez le Coran jour et nuit, vous connaissez ces versets: "…et chaque fois qu’un Messager vient vers vous avec ce que votre âme ne veut pas, vous devenez arrogants, et quelques-uns mentent, et quelques-uns sont tués." Ou encore: "Ah ! Malheur à ces serviteurs ! Chaque fois qu’un Messager vient vers eux, ils se moquent de lui." Je lus encore quelques versets tirés du Coran. Elle répondit: "Nul ne sait le sens réel de ce qui est dans le Coran, excepté Dieu et les érudits." Je répondis ; "Très bien, je n’insiste pas, gardez votre opinion et vos préférences. Mais laissons le Coran et lisons ces vers du Mathnavi [la grande oeuvre poétique de Jalali’d-Din-i-Rumi]. Qu’inflige Pharaon à Moïse, au Messager de Dieu ?… Nous avons passé beaucoup de temps à lire le Mathnavi… Après notre départ de Chiraz, elle accepta la Foi. (1)

Fatimih Khanum, qui prendra bientôt le nom que lui donnera Baha’u’llah: Munirih Khanum, rapporte dans son autobiographie ce que la femme du Bab lui dit d’elle-même:

Une nuit je rêvai que Fatimih [la fille du Prophète] était venue chez nous pour demander ma main. Mes soeurs et moi allâmes à sa rencontre heureuses et impatientes. Elle se leva, m’embrassa sur le front. Dans mon rêve, je sentis qu’elle m’approuvait. Au matin, je ressentais encore beaucoup de joie, mais la modestie m’empêcha de parler de mon rêve à quiconque. Le jour même dans l’après-midi, la mère de cet être béni [le Bab] vint nous rendre visite. Ma soeur et moi allâmes à sa rencontre et, exactement comme dans mon rêve, elle se leva et m’embrassa sur le front. Une fois partie, ma soeur aînée me dit qu’elle était venue pour demander ma main. Je dis: "Quelle chance j’ai !" et je racontai mon rêve de la nuit précédente…"

Fatimih Khanum apprécia beaucoup son séjour à Chiraz et particulièrement ses rencontres avec la femme du Bab. Mais, trop tôt pour elle, vint le moment où Shaykh Salman accéléra le départ pour l’étape suivante du voyage. Il dit à Fatimih Khanum et Siyyid Yahya que Baha’u’llah tenait beaucoup à ce qu’ils voyagent avec la caravane de pèlerins allant à La Mecque. En février 1873, après dix-huit jours de mer, ils arrivèrent à Jiddah d’où ils continuèrent sur La Mecque pour accomplir les rites du pèlerinage. Ils y rencontrèrent Siyyid ‘Ali-Akbar-i-Dahiji (neveu de Siyyid Mihdi) et sa femme qui arrivaient de Terre sainte pour accomplir le hajj et c’est d’eux qu’ils apprirent, consternés, qu’à cause du meurtre des azalis, les compagnons avaient de nouveau été jetés en prison et que nul n’avait le droit d’entrer à Acre. Mais Shaykh Salman restait persuadé que, puisque c’était le voeu de Baha’u’llah, ils trouveraient un moyen d’entrer dans la ville.
À leur retour à Jiddah, les attendait une lettre de Mirza Aqa Jan qui leur demandait de rester là jusqu’au départ des pèlerins, puis de continuer jusqu’à Alexandrie et d’y attendre un télégramme de Terre sainte. Fatimih Khanum indique qu’ils étaient dix-sept baha’is réunis à Alexandrie. Enfin, un câble de Baha’u’llah arriva, leur enjoignant de se disperser à l’exception de leur groupe: Fatimih Khanum, Siyyid Yahya, Shaykh Salman et leur serviteur, qui devaient prendre le vapeur autrichien en route pour Acre où ils devaient rencontrer ‘Abdu’l-Ahad. Ce dernier, originaire de Chiraz, n’avait pas été banni à Acre et, sur la demande de Baha’u’llah, s’y était installé de lui-même. Étant tout à fait libre, il put rendre de nombreux services aux compagnons, qui obéissaient aux injonctions de Baha’u’llah. Mais lorsque le vapeur jeta l’ancre devant Acre, on ne voyait ‘Abdu’l-Ahad nulle part. Tous les passagers débarquèrent, et la nuit tombant sur le navire vide, on remonta la passerelle. Pendant ce temps, Shaykh Salman ne cessait d’appeler d’une voix forte et c’est à la dernière minute que ‘Abdu’l-Ahad arriva dans une barque. La passerelle fut abaissée de nouveau et ils quittèrent le navire. La nuit était très noire et Fatimih Khanum ne vit personne sur le quai à l’exception de’Aqay-i-Kalim et Ilyas ‘Abbud. Plus tard, la Plus-Sainte-Feuille, soeur de ‘Abdu’l-Baha, lui affirma que ce dernier était présent sur le quai à la demande de Baha’u’llah, mais elle ne le vit pas.
Aqay-i-Kalim les conduisit au Khan-i-Jurayni (appelé aussi Khan al-’Umdan) où il logeait avec sa famille. Le lendemain, des membres de la famille de Baha’u’llah vinrent conduire les nouveaux arrivants en sa présence. Fatimih Khanum écrit: "Ses premiers mots furent: "Nous vous avons fait entrer dans la ville-prison alors que les portes en sont fermées à la face de tous, afin que le pouvoir de Dieu soit clair et évident pour tous." Fatimih Khanum vécut cinq mois dans la maison d’Aqay-i-Kalim. Elle rencontra régulièrement Baha’u’llah et, chaque fois qu’Aqay-i-Kalim venait en présence de Baha’u’llah, il recevait un petit cadeau pour elle. Fatimih Khanum écrit:

Un jour Aqay-i-Kalim me dit: "Je t'apporte un merveilleux cadeau de la Perfection bénie. Il t'a donné un nouveau nom: Munirih (Lumineuse)." En entendant cela, je me souvins immédiatement du rêve dont la Perfection bénie avait parlé à Aqa Siyyid Mihdi qui nous l’avait répété. "Dans le monde des rêves, je vis la fille de mon frère, Mirza Hasan, tomber malade, la couleur de son visage changer et peu à peu elle devint de plus en plus maigre et faible, jusqu’à ce qu’elle quitte ce monde. À sa place se tenait une fille au visage et au coeur lumineux et nous l’avons choisi pour la Plus-Grande-Branche." N’ayant pas de maison, je vivais dans la maison d’Aqa-i-Kalim et, chaque fois que le propriétaire, Khajih ‘Abbud, en demandait la raison, personne ne lui répondait jusqu’à ce qu’il comprenne par lui-même que c’était par manque de place. Immédiatement il agrandit la partie où logeaient les membres de la Sainte Famille en ouvrant une pièce de sa propre maison qu’il fit magnifiquement décorer.

Khajih’Abbud présenta la pièce à Baha'u'llah en disant: "J’ai fait préparer cette pièce pour le Maître." Baha’u’llah l’accepta et plus rien n’empêchait dorénavant le mariage de la Plus-Grande-Branche. Baha’iyyih Khanum, la Plus-Sainte-Feuille, offrit à Munirih Khanum une robe blanche et, trois heures après le coucher du soleil, elle fut conduite en présence de Baha’u’llah qui, comme l’écrit Munirih Khanum, reposait alors sous une moustiquaire. La langue de grandeur s’adressa alors à elle:

Ô ma feuille et ma servante, par ma grâce inégalée par tous les trésors de la terre et des cieux je t’ai choisie et acceptée pour servir ma Plus-Grande-Branche. Beaucoup de jeunes filles, à Bagdad, Andrinople et dans la grande prison, espéraient ce don, mais il leur fut refusé. Remercie Dieu pour cette grande générosité, ce grand cadeau qui t’est offert. Que Dieu soit avec toi.


38. Dernières années derrière les murs


Photo: pièce dans laquelle le Kitab-i-Aqdas fut révélé, située à l'arrière de la maison de 'Abbud (maison de 'Udi Khammar). Quand Baha'u'llah déménagea, 'Abdu'l-Baha vint l'occuper. Les meubles datent de cette époque.


Photo: Acre du 19ème siècle. La porte de la terre par où Baha'u'llah quitta la ville-prison.


Photo: détail de la porte de la terre d'Acre.


Photo: la manoir de Mazra'ih où Baha'u'llah résida après avoir quitté la ville prison d'Acre.


Photo: la manoir de Mazra'ih tel qu'on peut le voir aujourd'hui.


Photo: le jardin de Ridvan près d'Acre où Baha'u'llah se reposa sous ces mûriers. On peut voir un de ses sièges à droite.


Photo: le jardin de Ridvan et la petite maison où séjourna Baha'u'llah.


Photo: vue du jardin de ridvan.

C’est dans la maison de ‘Abbud en 1873, durant le gouvernorat d’Ahmad Big Tawfiq, que Baha’u’llah compléta la révélation du Kitab-i-Aqdas, le Très-Saint Livre, contenant les lois et les prescriptions de sa révélation et beaucoup d’autres textes. Il venait de s’installer dans cette maison appartenant à ‘Udi Khammar et les troubles suscités par ses ennemis et ses propres compagnons continuaient à monter autour de lui. Le Kitab-i-Aqdas supplante le Kitab-i-Bayan révélé par le Bab et sa promulgation, comme l’écrit le Gardien, "peut être considérée comme l’acte le plus important de sa révélation…"

En exposant ci-dessous la portée et la signification de ce livre unique le Gardien, dévoile une vision qui exprime le caractère central et majestueux que le Kitab-i-Aqdas est destiné à prendre dans le déploiement d’une société mondiale:

Dépositaire principal de cette loi prévue par le prophète Esaïe, et que l’auteur de l’Apocalypse a décrite comme le nouveau ciel et la nouvelle terre, comme le tabernacle de Dieu, la cité sainte, l’épousée, la nouvelle Jérusalem venue du ciel, ce très saint Livre, auquel le Kitab-i-Iqan fait allusion, dont les clauses doivent rester inviolées pendant au moins un millénaire, et dont le plan directeur englobera la planète entière, peut être considéré comme la plus brillante conception sortie de l’esprit de Baha’u’llah, comme le livre mère de sa dispensation, la charte du nouvel ordre mondial.

[...] ce livre, ce trésor contenant les gemmes inestimables de sa révélation se détache, en vertu des principes qu’il inculque, des institutions administratives qu’il prescrit, et de la fonction dont il investit le successeur désigné de son auteur, comme une oeuvre unique et incomparable entre toutes les Écritures sacrées du monde. [...] le Kitab-i-Aqdas, révélé, du commencement à la fin, par l’auteur de la dispensation lui-même, non seulement préserve pour la postérité les lois et ordonnances fondamentales sur lesquelles doit reposer la structure de son futur ordre mondial, mais en plus du rôle d’interprète donné à son successeur, prescrit les institutions nécessaires qui, seules, peuvent garantir l’intégrité et l’unité de sa foi.

Dans cette charte de la future civilisation mondiale, l’auteur - à la fois juge, législateur, unificateur et rédempteur de l’humanité - annonce aux rois de la terre la promulgation de la plus grande loi ; il déclare que ces rois sont ses vassaux, se proclame lui-même Roi des rois, dénie toute intention de porter la main sur leurs royaumes, et se réserve le droit de saisir et de posséder le coeur des hommes ; il recommande aux chefs ecclésiastiques du monde de ne pas peser le livre de Dieu selon les normes admises chez eux, et affirme que le livre lui-même est la balance juste assignée aux hommes. Dans ce livre, il ordonne formellement de fonder la Maison de Justice, définit ses fonctions, fixe ses revenus et désigne ses membres comme les Hommes de justice, les représentants de Dieu, les administrateurs du Très-Miséricordieux ; il fait allusion au futur Centre de son Alliance et lui décerne le droit d’interpréter ses écrits sacrés, et il anticipe d’une manière implicite l’institution du Gardiennat ; il se porte garant de l’effet révolutionnaire de son ordre mondial, formule la doctrine de l’infaillibilité absolue de la manifestation de Dieu, affirme que cette infaillibilité est le droit inhérent et exclusif du prophète, et écarte la possibilité de la venue d’une autre manifestation avant un délai d’au moins un millénaire.

[...] Les appels significatifs, adressés aux présidents des républiques du continent américain, d’avoir à saisir leur chance, au jour de Dieu, et de soutenir la cause de la justice, l’injonction faite aux membres des parlements à travers le monde, les pressant d’adopter un langage et une écriture uniques pour tous, ses avertissements à Guillaume Ier, le vainqueur de Napoléon III, les reproches qu’il adressa à François-Joseph, l’empereur d’Autriche, son allusion aux lamentations de Berlin, quand il interpelle les rives du Rhin, sa condamnation du trône de la tyrannie établi à Constantinople, l’annonce qu’il fit de la fin de sa splendeur visible et des adversités qui allaient s’abattre sur ses habitants, les paroles d’encouragement et de réconfort qu’il adressa à sa ville natale, lui affirmant que Dieu l’a choisie pour être la source de joie de toute l’humanité, sa prophétie selon laquelle la voix des héros du Khorassan s’élèvera pour glorifier leur Seigneur, son affirmation que des hommes doués d’une grande vaillance seront suscités dans Kirmàn et parleront de lui, et enfin son assurance magnanime donnée à un frère perfide, qui lui avait apporté tant de tourments, qu’un Dieu très généreux et toujours clément lui pardonnerait ses iniquités si seulement il se repentait, tout ceci contribue à enrichir encore le contenu d’un livre que son auteur désigna comme la source de la vraie félicité, la balance juste, la voie droite et l’animateur de l’humanité. (1)

Sa portée est si vaste, affirme Baha’u’llah, qu’il englobe tous les hommes même avant qu’ils le reconnaissent. Avant peu son pouvoir souverain, son influence pénétrante et la grandeur de sa puissance seront manifestes sur terre. (2)

Au bienveillant gouverneur Ahmad Big Towfiq succéda l’hypocrite ‘Abdu’r-Rahman Pasha qui, dès son arrivée, commença à jouer un jeu plein de duplicité. Gentil en apparence, il montra en plusieurs occasions lors de ses rencontres avec la Plus-Grande-Branche, amitié et respect. Mais par ailleurs, discrètement, il restait en contact étroit avec les adversaires de la Foi parmi les habitants d’Acre. Et c’est ensemble qu’ils préparèrent une campagne de dénigrement des baha’is. Ils envoyèrent rapport après rapport aux autorités supérieures disant que ces exilés, qui avaient été envoyés à Acre pour être isolés afin d’éviter qu’ils en contaminent d’autres, avaient obtenu un trop grand degré de liberté, pouvaient rencontrer qui ils voulaient, allaient librement où ils voulaient, tenaient des boutiques prospères, et conduisaient des affaires florissantes. Un jour, un ordre arriva, rappelant que les baha’is étaient des prisonniers qui n’avaient pas le droit de tenir des boutiques ni de faire des affaires. ‘Abdu’r-Rahman Pasha, ravi de ces nouvelles instructions venues de ses supérieurs, décida de les appliquer d’une manière spectaculaire. Comme c’était le mois de Ramadan, période de jeûne musulman, il prévit de faire une descente dans le bazar avec ses hommes et d’ordonner aux baha’is de fermer leurs boutiques et de les abandonner. Un acte pareil, accompli publiquement par le gouverneur de la ville lui-même, ne pourrait qu’avoir un effet désastreux sur la réputation des baha’is.

La Plus-Grande-Branche avait deviné les tromperies du gouverneur et Baha’u’llah ordonna aux compagnons de ne pas ouvrir leurs boutiques. Le jour venu, ‘Abdu’r-Rahman Pasha entra dans le bazar, hautain et pompeux, entouré d’une cour de fonctionnaires serviles et de quelques adversaires de la Foi. Il trouva une première boutique fermée, puis une autre, une troisième et une quatrième. "Nous sommes en Ramadan, dit-il, ils n’ont pas ouvert leurs boutiques très tôt. Mais sans doute vont-ils venir avant peu." Il attendit donc dans la maison des gardes pendant une heure ou deux. Toujours aucun signe de baha’i venant ouvrir sa boutique. Soudain, au milieu de la foule apparut le mufti. L’inquiétude se lisait sur son visage et il tenait une feuille de papier qu’il donna au gouverneur. C’était un cablogramme de Raf’at Big qui, de Damas, annonçait le renvoi de ‘Abdu’r-Rahman Pasha et la nomination provisoire d’As’ad Effendi pour le remplacer. Il ajoutait qu’il envoyait ses salutations à ‘Abbas Effendi (‘Abdu’l-Baha). ‘Abdu’r-Rahman Pasha était catastrophé et les adversaires de la Foi, abasourdis. Pendant ce temps, le chef du bureau du télégraphe se précipitait chez ‘Abdu’l-Baha pour lui montrer le cablogramme. Un fonctionnaire demanda si ‘Abbas Effendi avait été en contact avec les autorités supérieures. Pas du tout, répondit ‘Abdu’l-Baha. Il ne s’était plaint à personne. Il n’avait fait que prier l’assemblée céleste. Et Aqa Rida nous dit que les fonctionnaires affirmaient que cet événement était un vrai miracle.

As’ad Effendi avait été chargé de mener une enquête à Acre concernant les baha’is, avant la nomination d’un nouveau gouverneur. Les amis de la Foi l’avaient encouragé à ne pas se hâter ni à faire preuve d’excès de pouvoir. On lui avait dit que ces exilés méritaient toute sa considération. Il avait bien compris la situation et, en arrivant à Acre, il dit simplement que ses supérieurs l’avaient chargé de faire une enquête. C’est pourquoi il souhaitait se trouver en présence de Baha’u’llah. Bien que sachant que celui-ci ne recevait personne, il renouvela sa requête car les adversaires de la Foi avaient affirmé que si l’on ne pouvait pas voir Baha’u’llah c’est qu’il n’était pas là, ayant réussi à s’évader. Ilyas ‘Abbud intercéda de nouveau et Baha’u’llah accepta. As’ad Effendi entra en présence de Baha’u’llah avec humilité et révérence, s’agenouilla et baisa le pan de son vêtement et demanda à être béni et confirmé.

As’ad Effendi demeura gouverneur jusqu’à la venue de Faydi Pasha qui, pendant son bref gouvernorat, améliora grandement le système d’éducation d’Acre et pourvut la ville d’une bonne alimentation en eau douce. Il se comportait amicalement avec les exilés. Puis, tout le monde à Acre assista à un nouveau miracle: les puits qui, jusque-là, n’avaient que de l’eau saumâtre, débordèrent soudain d’eau douce et potable. En décrivant cette période, le Gardien de la foi baha’ie écrit:

Bien que Baha’u’llah n’accordât pratiquement jamais d’entrevues personnelles comme il en avait l’habitude à Bagdad, son influence était pourtant telle à présent, que les habitants attribuaient carrément l’amélioration sensible du climat et de l’eau de leur ville à sa présence permanente au milieu d’eux. Les titres tels que chef auguste et Son Altesse, qu’ils lui donnaient lorsqu’ils parlaient de lui, indiquent bien la vénération qu’il leur inspirait. (3)

Après environ deux mois, Faydi Pasha fut rappelé à Istanbul et remplacé par Ibrahim Pasha Haqqi qui agit également avec rectitude et gentillesse. Mustafa Diya Pasha qui lui succéda et fut le gouverneur d’Acre pendant quelques années montra encore plus de bonne volonté que ses prédécesseurs et alla jusqu’à dire à Baha’u’llah qu’il pouvait quitter les limites des murs de la ville et s’installer dans la campagne. Mais Baha’u’llah n’accepta pas cette proposition. Comme le rappelle le Gardien, "Pendant presque dix ans [Baha’u’llah] n’était pas sorti des murs de la ville. Son seul exercice avait consisté à marcher d’une manière monotone autour de sa chambre." (4)

Voyons maintenant comment ‘Abdu’l-Baha décrit la manière dont son père quitta pour toujours les limites des murs de la ville.

Baha’u’llah aimait la beauté et la verdure des campagnes. Un jour, il fit cette remarque: "Je n’ai vu aucune verdure depuis neuf ans. La campagne est le monde de l’âme, la ville est le monde des corps." Quand ce propos me fut rapporté, je compris à quel point il avait la nostalgie de la nature et je fus convaincu de réussir par mes efforts à satisfaire son désir. Il y avait alors à Acre un homme appelé Muhammad Pasha Safwat qui nous était extrêmement hostile. Il possédait un palais appelé "Mazra’ih", situé à environ sept kilomètres au nord de la ville, dans un site ravissant tout entouré de jardins où coulait un ruisseau. J’allai trouver le propriétaire chez lui. Je lui dis: "Pasha, votre palais est vide et vous vivez à Acre." Il répondit: "Je suis infirme et ne puis quitter la ville. Si je vais là-bas, en ce lieu solitaire, je me sens loin de mes amis." Je dis: "Puisque vous ne vivez pas là-bas et que la maison est vide, laissez-nous y aller." Il fut surpris de la proposition mais ne tarda pas à l’accepter. J’eus la maison pour un loyer très minime, environ cinq livres par an ; je lui payai cinq années et établis un bail. J’envoyai des ouvriers réparer la maison, mettre le jardin en état et j’y fis installer des bains. Je fis aussi préparer une voiture pour la Beauté bénie. Un jour, je résolus d’aller visiter l’endroit moi-même.

En dépit des firmans répétés nous interdisant de passer la limite des murs de la ville, je sortis de la cité. Des gendarmes veillaient, mais ils n’élevèrent aucune objection et je me dirigeai directement vers le palais. Le jour suivant, je m’y rendis de nouveau, accompagné de quelques amis et personnalités de la ville et je ne fus ni arrêté ni molesté, bien que des gardes et des sentinelles veillassent de chaque côté des portes. Une autre fois, je préparai un banquet, fis mettre la table sous les pins de Bahji et je réunis les notables et les fonctionnaires de la ville. Le soir, nous retournâmes tous ensemble à Acre.

Un jour, je me rendis en la sainte présence de la Beauté bénie et je lui dis: "La villa de Mazra’ih est prête pour vous recevoir et une voiture attend pour vous y conduire." (En ce temps-là, il n’y avait de voiture ni à Acre ni à Haïfa.) Il refusa, disant: "Je suis prisonnier." Quelque temps après, je renouvelai ma requête, mais sans plus de succès. Je m’enhardis jusqu’à en parler une troisième fois, mais la réponse fut encore "non" et je n’osai pas insister davantage. Cependant, il y avait à Acre un certain shaykh musulman, homme bien connu et très influent qui vénérait Baha’u’llah et avait su gagner sa confiance. J’appelai ce shaykh et lui expliquai la situation. Je lui dis: "Vous êtes hardi ; allez ce soir en la sainte présence, mettez-vous à genoux devant elle, prenez-lui les mains et n’abandonnez pas avant d’avoir obtenu sa promesse de quitter la ville." Il était arabe* !... Il se rendit à l’instant auprès de Baha’u’llah, s’assit tout près de lui, s’empara des mains de la Beauté bénie, les baisa et demanda: "Pourquoi ne quittez-vous pas la ville ?" Baha’u’llah dit: "Je suis prisonnier." Le shaykh répliqua: "Dieu vous en garde ! Qui a le pouvoir de faire de vous un prisonnier ? Vous vous emprisonnez vous-même. C’est par votre volonté seule que vous avez été emprisonné et maintenant je vous supplie de partir d’ici pour vous rendre à ce manoir. Il est agréable et entouré de verdure. Les arbres y sont splendides et les oranges y ressemblent à des boules de feu." Aussi longtemps que la Beauté bénie répéta: "Je suis un prisonnier, cela est impossible", le shaykh prit ses mains et les embrassa. Il plaida une heure durant. À la fin, Baha’u’llah dit: "Khayli Khub !" [très bien] et la patience et la persévérance du shaykh se trouvèrent récompensées. […] En dépit du sévère firman de ‘Abdu’l-’Aziz qui m’interdisait toute rencontre et communication avec la Perfection bénie, je pris la voiture le lendemain et conduisis Baha’u’llah au manoir. Personne n’y fit objection. Je l’y laissai et revins à la ville. (5)

* [nota: C'est-à-dire persévérant, tenace, courageux.]

Mazra’ih était un lieu très agréable, loin de l’agitation d’Acre. C’était une ancienne propriété de ‘Abdu’llah Pasha, une villa d’été qu’il avait construit sur les terres de son père. C’est aussi dans un ensemble de maisons d’Acre lui appartenant que, plus tard, ‘Abdu’l-Baha résida pendant plusieurs années et que Shoghi Effendi, le Gardien de la foi baha’ie, naquit. Aujourd’hui, en dehors de son palais de Bahji (qui a considérablement changé en caractère et a perdu son ancien nom) toutes les autres résidences de ‘Abdu’llah Pasha, à Acre et en dehors de la ville, sont la propriété du centre mondial de la foi baha’ie.

Finalement, Baha’u’llah fut libéré de l’atmosphère oppressante d’Acre et de ses opposants. Mazra’ih, situé dans un environnement si agréable, avec sa vue à l’est vers la vallée et les collines, et à l’ouest vers la mer proche, lui offrait le premier répit depuis de nombreuses années, après l’agression constante pour la vue et l’ouïe qu’offre un enfermement dans une ville fortifiée et surpeuplée. Comme le dit Shoghi Effendi, cette résidence et le "jardin de Na’mayn, petite île située au milieu d’une rivière à l’est de la ville, honoré du nom de Ridvan et que Baha’u’llah surnomma la nouvelle Jérusalem et notre île verdoyante," devinrent ses "lieux de retraite favoris". (6)

Au temps de son incarcération la plus sévère, Baha’u’llah avait écrit: Ne craignez point. Ces portes s’ouvriront. Ma tente sera plantée un jour sur le mont Carmel et nous connaîtrons la plus grande joie. (7)

Compte tenu des circonstances de l’exil et de l’emprisonnement de Baha’u’llah: les très durs et très stricts décrets du sultan de Turquie, reconnu comme le caliphe, le souverain pontife de l’islam ; le caractère retors et capricieux du despotisme ottoman et de son administration ; les persécutions incessantes organisées par les autorités persanes qui conduisirent les exilés jusque dans la ville prison et sa sinistre citadelle ; sans oublier les ennuis supplémentaires causés par l’horrible meurtre des azalis, qui aurait pu penser que, moins de neuf ans après l’arrivée des exilés à Acre, un personnage aussi important que Shaykh ‘Aliy-i-Miri, le mufti de la ville, se jetterait aux pieds de Baha’u’llah le suppliant de quitter les murs de la ville pour aller s’installer à la campagne ?

Néanmoins, tout ce que Baha’u’llah avait prédit aux jours les plus noirs se réalisait. Les portes s’ouvrirent, il sortit d’Acre librement et sa tente serait bientôt dressée sur le mont Carmel.


39. Les années à Bahji


Photo: le manoir de Baha'u'llah à Bahji. Ancienne vue du sud, avant que soient plantés les jardins actuels.


Photo: le balcon extérieur jouxtant la pièce où vivait Baha'u'llah à Bahji. On peut voir quelques-unes des peintures qui ornent les murs.


Photo: la pièce où vivait Baha'u'llah à Bahji. C'est là qu'il reçut E.G. Brown. Son ascension y eut lieu en 1892.


Photo: le taj de Baha'u'llah, placé dans le coin du divan où il aimait s'asseoir.


Photo: la colonnie des "Templiers" allemands en 1877, au pied du mont Carmel. Baha'u'llah y séjoua pendant deux de ses séjours à Haifa (dessin de Jokob Schumacher, chef de la colonnie et vice-consul américain jusqu'à sa mort)..


Photo: plan de Haifa vers 1880.


Photo: la mausolée du Bab construit par 'Abdu'l-Baha. La superstructure actuelle fut rajoutée par Shoghi Effendi.


Photo: Midhat Pasha.


Photo: le hall central du manoir de Bahji.


Photo: vue aérienne de Bahji avec les bâtiments d'origine.


Photo: Shaykh Muhammad-Taqi, le "Fils du loup", à qui Baha'u'llah adressa son dernier ouvrage.

Baha’u’llah résidait depuis deux ans à Mazra’ih, lorsque le manoir connu aujourd’hui sous le nom de Bahji (Délices) et que ‘Udi Khammar avait bâti pour lui et sa famille à proximité du vieux palais de ‘Abdu’llah Pasha, fut libéré. Une épidémie ravageait la campagne et les gens s’enfuyaient. En 1879 ‘Udi Khammar mourut et fut enterré près du mur de sa maison. Alors la Plus-Grande-Branche fit les démarches pour obtenir la maison de ‘Udi Khammar pour son père. Elle fut d’abord louée puis achetée. Baha’u’llah s’y installa en septembre 1879 et ce majestueux manoir de Bahji sera sa demeure pour le restant de ses jours ; c’est là qu’aura lieu son ascension en 1892. Proche du bord de mer, Bahji était assez éloigné de l’environnement désolé et terne d’Acre pour avoir une sorte de beauté rurale, une atmosphère de campagne. Les pins tout proches qu’on peut voir encore aujourd’hui ajoutent à son charme. Des fenêtres de sa chambre, Baha’u’llah pouvait voir les eaux bleues de la Méditerranée, les hauts minarets d’Acre et, de l’autre côté de la baie, la douce silhouette du mont Carmel. Le manoir, superbe et splendide, garde aujourd’hui le tombeau adjacent qui, pour les baha’is est le lieu le plus sacré du monde car il contient les restes mortels de Baha’u’llah. Là, on peut faire l’expérience de cette paix de l’âme à laquelle tout le monde aspire*.

* [nota: Bahji est le nom d'un merveilleux jardin planté par Sulayman Pasha pour sa fille, Fatimih. 'Abdu'llah Pasha, dont le père, 'Ali Pasha, possédait ce terrain, l'embellit encore et bâtit un manoir sur le site pour son harem. Lorsqu'Ibrahim Pasha assiégea Acre en 1831, il y installa son quartier général. La propriété, devenue célèbre pour ses merveilleux jardins et ses bassins rafraîchissants alimentés par l'eau de l'aqueduc, devint au temps de Baha'u'llah la propriété des al-Jamals, une famille chrétienne qui deviendra plus tard ennemie de 'Abdu'l-Baha. Plus tard encore, il passa entre les mains de la famille Baydun qui sera aussi ennemi de la Foi. Aujourd'hui, ses murs abritent une institution gouvernementale pour handicapés.
Le manoir de Baha'u'llah à Bahji fut construit par 'Udi Khammar, à côté du manoir de 'Abd'u'llah Pasha, sur un terrain acheté aux Jamals. D'après de vieilles cartes un bâtiment existait sur ce site, dont les fondations servirent à 'Udi Khammar. D'après l'inscription qu'on peut lire sur le manoir, il fut terminé en 1870. C'est probablement le fils de 'Udi Khammar, Andravis Khammar qui le louera à 'Abdu'l-Baha comme résidence de Baha'u'llah.]

Dans Baha’u’llah et l’ère nouvelle, le docteur J.E. Esslemont décrit la vie à Bahji:

Ayant, dans ses précédentes années de malheur, montré comment on peut glorifier Dieu dans la pauvreté et l’ignominie, Baha’u’llah, dans ses dernières années à Bahji, montra comment on peut glorifier Dieu au sein des honneurs et de l’abondance. Les offrandes de centaines de milliers de disciples dévoués mirent à sa disposition des sommes importantes qu’il fut appelé à administrer. Bien que sa vie à Bahji ait été décrite comme vraiment royale, au sens le plus élevé du terme, toutefois il ne faut pas s’imaginer qu’elle l’était par la splendeur matérielle et l’extravagance. La Perfection bénie et sa famille vivaient d’une façon très simple, très modeste, et toutes les dépenses destinées à satisfaire un luxe égoïste étaient exclues de la maison. Près de son habitation, les croyants aménagèrent un très beau jardin, appelé Ridvan (paradis), dans lequel il passait souvent plusieurs journées consécutives et même des semaines, dormant la nuit dans un modeste pavillon construit dans le jardin. Quelquefois, il s’aventurait dans la campagne. Il visita plusieurs fois Acre et Haïfa et, à plusieurs reprises, sa tente fut plantée sur le mont Carmel, comme il l’avait prédit pendant son emprisonnement à Acre (1)

Régulièrement Baha’u’llah visitait les demeures de ses compagnons vivant à Acre et, fréquemment, il rendait visite, de jour comme de nuit, à la demeure de ses deux frères: Mirza Muhammad-Quli dont les appartements surplombaient le Khan-i-Sharvirdi, et Aqay-i-Kalim qui logea d’abord dans le Khan al-’Umdan puis s’installa dans des locaux au-dessus de Khan-i-Pahlavan, à droite de l’entrée du Suq al-Abyad (le marché oriental). Il y avait plusieurs jardins autour de Mazra’ih et du manoir de Bahji, comme le jardin de Ridvan, le jardin de Firdaws, les jardins de Junaynih et de Bustan-i-Kabir à Mazra’ih. Il visitait aussi des villages voisins, comme Yirkih et Abu-Sinan. Il avait fait dresser sa tente au sommet d’une colline près d’Yirkih, passant la journée sous la tente et la nuit dans le village. Il y avait aussi des collines plus proches d’Acre comme Tall-i-Fakhkhar, appelée aussi la colline de Napoléon, près du jardin de Ridvan. Des fouilles archéologiques ont montré que c’est le site de l’ancienne cité phénicienne/cananéenne d’Acre. Et la colline appelée Samariyyih qui donne sur Bahji et où des fleurs rouges poussaient en abondance, était appelée Buq’atu’l-Hamra (le lieu vermeil). C’est l’armée qui l’occupe aujourd’hui. Au printemps, quand la colline verdoyait et se couvrait de fleurs rouges, coquelicots et anémones par exemple, Baha’u’llah y faisait planter sa tente. Et des années plus tard, quand ‘Abdu’l-Baha sera de nouveau incarcéré à Acre, il demandera mélancoliquement à ceux qui revenaient du mausolée de son père: "Les fleurs sont-elles bien rouges sur Buq’atu’l-Hamra ?"

Régulièrement, gouverneurs et fonctionnaires de divers rangs venaient à Acre et dans ses environs, qui étaient quelquefois malveillants, cupides ou très fanatiques et donc, inamicaux envers la religion de Baha’u’llah, mais les jours où toute la bureaucratie dénigrait la Foi et s’y opposait, avaient disparus pour de bon. Après les tempêtes et les tensions des premières années, les années à Bahji seront calmes et paisibles.

On a déjà parlé de Mustafa Diya Pasha, le gouverneur d’Acre qui fit savoir à Baha’u’llah que s’il désirait quitter Acre, il ne s’y opposerait pas. Aqa Rida indique que ce gouverneur juste et bienveillant fit preuve de sa bonne volonté pendant tout son séjour à Acre et, lorsqu’il devint gouverneur de Tripoli, il continua à écrire pour exprimer ses sentiments chaleureux. Il traitait tous les baha’is qu’il rencontrait avec beaucoup de considération. Lorsque ‘Abdu’l-Baha visita Beyrouth, Mustafa Diya Pasha y était aussi et se mit à son service.

Après lui Zivar Pasha vint gouverner Acre pendant un an. Natif d’Istanbul, il était très fier et ne fréquentait personne. Aucun notable n’osait l’aborder sans sa permission préalable. Pourtant, après sa première rencontre avec la Plus-Grande-Branche il lui devint si dévoué qu’il ne fréquentait plus que lui. C’est pendant son gouvernorat que la famille Khavvam dans son entier décida de s’opposer à la Foi et aux baha’is. Mansur, le chef de cette famille, membre très influent du conseil municipal, qui n’avait reçu que gentillesse de la part de la Plus-Grande-Branche. Mais il devint orgueilleux et vain. Un jour, lui et ses amis visitèrent Bahji et y furent très bien accueillis. Puis ils se retirèrent sous les pins pour continuer à se distraire. Là, ils s’amusèrent à battre un Arabe qui s’était approché d’eux alors qu’il transportait de l’eau pour le manoir. Un baha’i se précipita pour sortir le pauvre porteur d’eau de leurs griffes. Ils le battirent aussi sans pitié. Puis, réalisant l’énormité de leurs actes, ils vinrent au manoir s’excuser. Une fois de retour à Acre, ils changèrent d’attitude et clamèrent partout qu’ils avaient été attaqués à Bahji par des hommes armés de dagues et d’épées. Tout cela leur retomba dessus car Mansur perdit sa position officielle et, en dépit de tous ses efforts, ne retrouva jamais ni la position ni le respect dont il bénéficiait avant. Il fut obligé d’aller au marché travailler comme changeur.

C’est pendant le gouvernorat de Zivar Pasha, en 1885, que Furughiyyih, une des filles de Baha’u’llah, fut donnée en mariage à Siyyid ‘Ali Afnan. Aqa Rida rapporte que le mutasarrif, tous les dignitaires et les notables d’Acre assistèrent au mariage. Et lorsque Zivar Pasha partit à grand regret, ses lettres continuèrent régulièrement à indiquer la mesure de sa dévotion.

Le général Gordon, qui s’était rendu célèbre à Khartoum, séjourna en Terre sainte pendant l’année 1883 (voir addenda IV). Le connaissant sans doute, il rendit visite à Laurence Oliphant, personnage célèbre en son temps, qui vivait sur le mont Carmel où sa première femme était enterrée. Gordon connaissait aussi sans doute la religion baha’ie. C’est lui qui, en 1877, avait libéré Haji Mirza Haydar-’Ali et ses compagnons alors détenus à Khartoum et c’est pour lui que Haji Mirza Haydar-’Ali avait fait quelques gravures sur verre. On sait qu’un général européen a rendu visite à Baha’u’llah, mais son nom n’est pas connu. Le Gardien écrit: "Un jour, un général européen à qui une visite avait été accordée en compagnie du gouverneur, fut si impressionné qu’il "resta à genoux sur le sol près de la porte" (2) Gordon aurait-il pu être ce général ? Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle est plausible. Laurence Oliphant comme Sir Valentine Chirol, ont écrit à propos de la visite de Gordon à Haïfa et à Acre (voir addenda IV). En 1885, Chirol écrivain et célèbre correspondant de The Times de Londres, était en Terre sainte. Il faisait référence dans les affaires du Proche-Orient et de l’Asie centrale, écrivait abondamment sur le sujet et était un proche de Lord Cirzon. Dans un chapitre intitulé "La renaissance du babisme" de son livre The Middle Eastern Question and Some Political Problems of Indian Defence, il écrivait: "C’est en tant qu’invité d’Oliphant que je bénéficiais en 1885 de l’hospitalité de Baha’u’llah…"

Il arriva qu’après le départ de Zivar Pasha, le nouveau gouverneur envoyé à Acre y était déjà venu. Il était à la fois cupide et fanatique. C’était un Kurde nommé Muhammad-Yusuf, un pacha de Damas qui avait déjà eu l’occasion de découvrir l’immense connaissance et l’érudition de la Plus-Grande-Branche, et qui l’admirait. Un soir, à l’époque de sa première fonction, un certain nombre de chrétiens et de musulmans, tous érudits, s’étaient réunis en sa présence pour débattre. Les chrétiens commençaient à prendre l’avantage et le gouverneur kurde n’aimait pas voir ses coreligionnaires musulmans perdre du terrain. Connaissant le génie intellectuel du fils aîné de Baha’u’llah, il lui fit discrètement savoir qu’il l’attendait chez lui. La Plus-Grande-Branche était alors dans la citadelle. Il arriva chez le gouverneur et ce dernier l’accueillit chaleureusement, comme s’il ne s’attendait pas à le voir. Une fois le café servit, on exposa l’objet du débat que ‘Abdu’l-Baha résolut avec efficacité de façon convaincante. Les chrétiens hésitèrent ensuite à répondre à une question qu’il leur posa et sur laquelle ils ne voulaient pas s’engager. Puis l’un d’entre eux, l’intelligent As’ad Sayqal dit: "Vous savez à quoi ressemble notre ville, et vous savez à quoi ressemble Damas. Et pourtant, nous préférons vivre ici." Il voulait dire que leur religion chrétienne était comme leur ville natale, quelle que soit la splendeur de l’islam qu’il comparait à Damas. La Plus-Grande-Branche répondit: "Après cette déclaration, je n’ai plus rien à dire." Le mutasarrrif et ses amis furent très impressionnés.

À son retour à Acre, le pacha kurde ne trouva pas de résidence disponible. Le gouvernement avait vendu la spacieuse résidence du gouverneur à la confrérie soufie Shadhili qui voulait construire à la place un takyih. Zivar Pasha parti, les Shadhilis commencèrent les travaux et le nouveau gouverneur dut louer une maison près de Bayt’Abbud.

Baha’u’llah résidait alors à Bahji mais la Plus-Grande-Branche et sa famille résidaient à Acre. C’est alors que le vali* arriva en visite de Damas et séjourna chez le mutasarrif. Le mufti de Nazareth, très estimé pour sa situation et ses mérites personnels, était arrivé à Acre peu avant le gouverneur kurde. La Plus-Grande-Branche l’avait accueillit chez lui dans Bayt’Abbud. Tout autour, d’autres belles maisons étaient aussi habitées par des baha’is. L’hospitalité que recevait Shaykh Yusuf était particulièrement vexante pour les adversaires de la Foi. Ils se disaient que dans le futur, quels que soient leurs efforts, ils n’auraient aucun éclat comparé à la manière dont les baha’is traitaient le mufti de Nazareth. Dévorés de jalousie, ils commencèrent à influencer l’esprit changeant du nouveau mutasarrif. Pourquoi, lui demandaient-ils, ces gens auraient-ils le droit d’habiter quelques-unes des plus belles maisons de la ville alors que lui devait se contenter de louer une maison insignifiante ?

* [nota: C'était probablement Nashid Pasha qui, selon les archives britanniques, était gouverneur-général de Damas d'octobre 1885 à 1888. (FO 195 1510 et 1613).]

Le mufti de Nazareth était déjà venu à Acre et était alors tombé sous le charme du caractère, de la connaissance, de l’éloquence et du maintien majestueux du fils aîné de Baha’u’llah. Ils avaient une correspondance régulière ; il lui avait envoyé en cadeau un noble cheval et l’avait invité à Nazareth. À propos de cette visite et de la visite suivante de Shaykh Yusuf, le Gardien, Shoghi Effendi, écrit:

L’accueil magnifique qu’il reçut auprès du Shaykh Yusuf, le savant et très estimé mufti de Nazareth, qui agissait en qualité d’hôte de la part des valis de Beyrouth et qui avait envoyé tous les notables de la communauté à sa rencontre, sur la route, à plusieurs milles de la ville dont il approchait, accompagné par son frère et par le mufti d’Acre, ainsi que la brillante réception que fit ‘Abdu’l-Baha à ce même Shaykh Yusuf quand il vint le visiter à Acre, étaient de nature à exciter l’envie de ceux qui, seulement quelques années plus tôt, l’avaient traité, ainsi que ses compagnons d’exil, avec des sentiments de condescendance et de mépris. (3)

Muhammad-Yusuf Pasha, sous l’influence maléfique des hommes hostiles à Baha’u’llah et à ses disciples, commença à faire d’incessantes demandes. Il voulait prendre possession de la maison où vivaient la Plus-Grande-Branche et sa famille. Il prétendit que le vali l’avait exigé, mais lorsque ce dernier l’apprit, il nia fortement avoir un rapport quelconque avec cette demande, affirmant qu’il n’avait pas besoin d’une autre maison. Mais cela ne découragea pas le cupide gouverneur qui continua à exiger la maison alors que la mère de ‘Abdu’l-Baha, qui vivait alors à Acre, était gravement malade.

Néanmoins, la Plus-Grande-Branche affirma que dès qu’il aurait trouvé une autre maison, il laisserait le gouverneur disposer de la grande maison qu’il réclamait. Et pendant tout le temps où ‘Abdu’l-Baha était inquiet et occupé par la santé déclinante de sa mère, Muhammad-Yusuf Pasha continuait à exiger la disposition de Bayt’Abbud. Puis, en 1886, Asiyyih Khanum décéda. Tous les notables d’Acre et les ecclésiastiques musulmans et chrétiens suivirent le cortège funèbre qui était précédé de muezzins et de récitants du Coran. Les enfants d’âge scolaire suivirent le cortège en chantant des poèmes exprimant leur chagrin. ‘Abdu’l-Baha était écrasé par l’affliction et pourtant, le gouverneur continua d’insister. Aussitôt qu’il put, la Plus-Grande-Branche quitta la maison et la lui transmit. Puis, l’année suivante, la communauté baha’ie subit une grande perte dans le décès de Mirza Musa, Aqay-i-Kalim qui avait été un pilier de la Foi et était toujours prêt à servir son frère de toutes les manières possibles.

Mais la cupidité de Muhammad-Yusuf Pasha n’était pas facilement rassasiée. Devant ses exigences et son attitude agressive, ‘Abdu’l-Baha resta calme et posé, n’exprima aucune plainte et s’isola des gens. Pendant ce temps le mutasarrif, aidé de quelques complices aussi corrompus que lui, détournait des fonds. Un certain As’ad Effendi, le Qa’im-Maqam de Nazareth, surveillait activement tout ce qui se passait à Acre et envoyait ses rapports aux autorités supérieures. Un marchand d’Acre qui présidait la Chambre de commerce, prétendait hypocritement être un ami des exilés. Il assura la Plus-Grande-Branche qu’il savait comment agir avec le mutasarrif. Prétendant sympathiser, parlant avec mépris de l’absence de loyauté et de la cupidité de gens comme le mutasarrif, il affirma enfin qu’avec une certaine somme d’argent Muhammad-Yusuf Pasha deviendrait plus amical dans le futur.

Aqa Rida écrit que la Plus-Grande-Branche répondit simplement que s’il ne s’agissait que d’une question de cadeau, cela pourrait s’arranger, puis il quitta l’hypocrite et se retira pour prier. Le marchand restait là, assis à attendre que d’une minute à l’autre des sacs emplis de pièces lui soient apportés. ‘Abdu’l-Baha revint lui dire que tout ce qui était nécessaire avait été envoyé ; le marchand devait aller voir par lui-même. Au Seraye il trouva une atmosphère morose et apprit à sa grande surprise qu’un cablogramme était arrivé annonçant la révocation du pacha kurde et de ses complices pour prévarication. Une commission d’enquête était déjà en route. Alors le marchand comprit ce que ‘Abdu’l-Baha avait voulu dire, et un profond étonnement se lut sur son visage.

Déconfit, Muhammad-Yusuf Pasha ressentit des remords en apprenant ce qui s’était passé et il assura le marchand que les exilés n’avaient rien à voir avec les actions de ses supérieurs. C’était leurs prières qui avaient amené sa chute. Puis il écrivit une lettre et partit pour le jardin de Ridvan en espérant pouvoir présenter ses excuses à ‘Abdu’l-Baha. Celui-ci "était absent et le gouverneur déchu demanda à Aqa Rida de transmettre à la Plus-Grande-Branche l’expression de ses regrets et de ses remords.

Quelques jours plus tard les fonctionnaires chargés d’enquêter sur les malversations de Muhammad-Yusuf Pasha arrivèrent de Beyrouth. L’un d’entre eux, Ahmad Fa’iq Effendi était, ainsi que son frère, baha’i. Ceux qui étaient au courant furent surpris de voir un baha’i chargé d’enquêter sur les méfaits de personnes inamicales envers les exilés. D’autant que le secrétaire en chef du Seraye d’Acre avait fait preuve envers eux d’une extrême malveillance. Pourtant, lui comme d’autres, se tournèrent vers Baha’u’llah et vers son fils aîné pour demander aide et pardon. Et tout le temps qu’Ahmad Fa’iq Effendi fut occupé à enquêter sur les irrégularités de l’administration des fonds gouvernementaux, ni Baha’u’llah ni la Plus-Grande-Branche n’acceptèrent de le rencontrer.

Au grand étonnement des habitants d’Acre, les malfaiteurs qui, par leurs propres actions connaissaient de mauvais jours, bénéficiaient de la part de Baha’u’llah et de son fils d’une grande générosité. Le secrétaire en chef s’était enfui vers Damas en laissant sa famille derrière lui. ‘Abdu’l-Baha répondit à tous leurs besoins et les fit partir accompagnés par deux baha’is. Dans une épître adressée à Haji Mirza Buzurg-i-Afnan, un cousin du Bab qui vivait et commerçait à Hongkong, Baha’u’llah mentionne ce pacha kurde, son hostilité et sa chute. Dans la même épître il demande à l’Afnan de lui envoyer quelques paires de bonnes lunettes cerclées d’or ou d’argent qu’il désire offrir en cadeau aux valis de Beyrouth et de Damas.

Ahmad Pasha fut le nouveau gouverneur d’Acre. Il avait reçu des instructions pour être particulièrement respectueux envers Baha’u’llah. Il gouverna Acre pendant près de deux ans, passant beaucoup de temps en compagnie de ‘Abdu’l-baha. C’est pendant son gouvernorat que le vali de Beyrouth* vint à Acre en bateau et que tous les grands dignitaires, et ‘Abdu’l-Baha, vinrent l’accueillir. Le vali insista auprès de ce dernier pour qu’il présente à Baha’u’llah ses respects et le prie de lui accorder une estime généreuse et des bénédictions. Et il chargea un fonctionnaire, Nusuhi Big, d’offrir à Baha’u’llah un melon, fruit qui en ce temps-là était rare dans ces régions.

* [nota: Le vilayet de Beyrouth fut séparée du vilayet de Damas en mars 1888, principalement grâce aux efforts du grand vizir Kiyamil Pasha qui avait été gouverneur de Beyrouth selon les archives du consulat britannique (FO 195 1613)]

Le gouverneur d’Acre suivant fut ‘Arif Effendi. Son père avait connu la Plus-Grande-Branche à Andrinople et le tenait en haute estime. Pendant le gouvernorat de ‘Arif Effendi, Baha’u’llah visita Haïfa et y resta pendant près de trois mois.

Au printemps 1890, Edward Granville Browne, membre du Pembroke College à Cambridge, et futur éminent orientaliste, arriva à Acre. Il y venait pour rencontrer Baha’u’llah… Notre histoire serait incomplète sans l’inclusion de l’unique et incomparable portrait de Baha’u’llah qu’Edward Browne a légué à la postérité. C’est en fait le seul de ce genre qui existe. Aujourd’hui, le visiteur qui arrive à Bahji peut lire ce document fixé sur le mur avant de pénétrer dans la chambre de Baha’u’llah ; il peut ainsi essayer de recréer en imagination l’entrevue accordée à l’orientaliste anglais:

… mon guide s’arrêta un instant pour que j’ôte mes chaussures. Puis, alors que j’entrais, il se recula et d’un geste rapide de la main replaça le rideau. Je me trouvais dans une grande pièce occupée à une extrémité par un divan bas ; en face de la porte se trouvaient deux ou trois chaises. Je me doutais vaguement où j’allais et qui j’allais rencontrer (bien qu’aucune indication précise ne m’ait été donnée), mais il se passa une ou deux secondes avant que je réalise, avec un sursaut d’étonnement respectueux, que la pièce n’était pas vide. Dans le coin où le divan rencontrait le mur, un vénérable et merveilleux personnage était assis. Il portait un couvre-chef en feutre comme ceux que les derviches appellent taj, mais d’une hauteur et d’une façon inhabituelles, autour duquel s’enroulait un petit turban blanc. Le visage que je contemplais était inoubliable bien qu’indescriptible. Les yeux perçants semblaient lire jusqu’au fond de l’âme, le pouvoir et l’autorité siégeaient sur l’ample front, les rides profondes du front et du visage impliquaient un âge que les cheveux, noirs de jais, comme la barbe luxuriante descendant jusqu’à la taille, semblaient contredire. Inutile de demander en présence de qui je me tenais, et je m’inclinais devant celui qui est l’objet d’une dévotion et d’un amour que les rois peuvent envier et après lesquels les empereurs peuvent soupirer en vain.

Une voix douce et digne me pria de m’asseoir et dit: "Loué soit Dieu, tu es arrivé !… Tu es venu voir un prisonnier, un exilé… Nous ne désirons que le bien du monde et le bonheur des nations et pourtant, on nous considère comme un fauteur de troubles, une cause de conflits, digne de la prison et de l’exil… Que toutes les nations soient unies dans la foi et que tous les hommes soient frères ; que les liens de l’affection et de l’unité entre les fils des hommes soient renforcés ; que la diversité des religions cesse et les différences de races s’effacent, quel mal y a-t-il à cela ?… Malgré tout, cela viendra. Ces luttes stériles, ces guerres ruineuses passeront et la "Plus-Grande-Paix" viendra… N’avez-vous pas besoin de cela aussi en Europe ? N’est-ce pas ce que le Christ a promis ? Pourtant nous voyons vos rois et vos dirigeants dépenser plus généreusement leurs trésors dans des moyens de destruction de la race humaine que dans ce qui pourrait conduire au bonheur de l’humanité… Ces guerres, ces discordes, ces massacres doivent cesser et les hommes doivent être comme une famille, tous apparentés… Qu’un homme ne se glorifie pas d’aimer son pays, mais plutôt en ceci, qu’il aime ses semblables…"

Autant que je m’en souvienne, tels furent les mots que, parmi d’autres, j’entendis de la bouche de Baha. Que ceux qui les lisent se demandent si de telles doctrines méritent la mort et l’emprisonnement et si le monde aurait à gagner ou à perdre à leur diffusion. (4)

Le Gardien de la foi baha’ie indique que Baha’u’llah visita quatre fois Haïfa. La première visite, de courte durée, lors de son transfert du vapeur de la Lloyd-Triestino, en 1868. La deuxième ne dura que quelques jours ; il séjourna dans Bayt-i-Fanduq, une maison de la colonie allemande qui subsiste encore en partie. Une épître datée, écrite par Mirza Aqa Jan, indique que Baha’u’llah était à Haïfa en août 1883, probablement la date de sa deuxième visite. Il y revint pour la troisième fois en 1890, alors que Edward Granville Browne arrivait à Acre. Pendant ce séjour, il resta d’abord aux abords de la ville, près de Bayt-i-Zahlan puis alla s’installer dans une maison de la colonie allemande connue sous le nom de la maison Oliphant. Sa tente fut plantée sur un terrain juste en face. Sa quatrième et dernière visite eut lieu en 1891. Ce fut la plus longue et c’est ici que les membres de la famille Afnan le rencontreront en juillet, comme nous le décrirons plus loin. Baha’u’llah resta à Haïfa pendant trois mois, séjournant dans la maison d’Ilyas Abyad, près de la colonie allemande, et sa tente était dressée à proximité.

Un jour, alors qu’il se tenait près d’un cyprès solitaire à mi-hauteur du mont Carmel, Baha’u’llah indiqua une surface rocheuse juste en dessous et dit à son fils aîné que c’est là que devrait être bâti le mausolée qui recueillerait les restes du prophète-martyr, son glorieux hérault dont le corps était caché et changeait de lieu régulièrement depuis la deuxième nuit qui suivit le 9 juillet 1850, jour qui vit le Bab fusillé sur la place publique de Tabriz. Il faudra plus de dix ans à ‘Abdu’l-Baha pour accomplir la tâche que lui avait confié son père. Aujourd’hui, à l’endroit exact indiqué par Baha’u’llah, se dresse un mausolée d’une grande beauté, surmonté d’un dôme doré qui reflète toutes les nuances du ciel et de la mer et entouré de jardins d’une splendeur inexprimable qui ravissent les yeux et l’âme. C’est dans ce mausolée élevé avec soin par ‘Abdu’l-Baha et son petit-fils Shoghi Effendi que les restes mélangés du Bab et de son disciple Mirza Muhammad-’Aliy-i-Zunuzi sont couchés, inséparables dans la mort. Ce mausolée, la "Reine du Carmel" donne à toute l’humanité ce message que le mal ne triomphe finalement jamais.

C’est aussi au cours de ce séjour de trois mois que Baha’u’llah visita la grotte d’Élie au-dessus de laquelle est construit un monastère chrétien. Et c’est sur un promontoire tout proche, où dans les années à venir sera construite une majestueuse maison d’adoration (Mashriqu’l-Adhkar), qu’il révéla l’importante Épître à Carmel, Lawh-i-Karmil, dont voici le texte:

Toute gloire soit à ce jour, jour où les fragrances de la miséricorde ont été répandues sur toutes choses créées, jour tant béni et sans rival dans les âges et les siècles passés, jour où la face de l'Ancien des jours s'est tournée vers son siège sacré. Alors, on entendit les voix de toutes choses créées et, au-delà, celles de l'Assemblée céleste proclamer: "Hâte-toi, ô Carmel, car voici que s'est levée sur toi la lumière de la face de Dieu, le Souverain du royaume des noms et le Façonneur des cieux."

Sur quoi, transporté de joie et élevant la voix, il s'écrie: "Que ma vie te soit offerte en sacrifice car tu as fixé ton regard sur moi, tu m'as accordé tes bienfaits et dirigé tes pas vers moi. Je me consumais d'être séparé de toi, ô Source de vie éternelle, et mon éloignement de ta présence avait réduit mon âme en cendres. Loué es-tu pour m'avoir permis d'entendre ton appel, pour m'avoir honoré de tes pas et pour avoir ranimé mon âme par le parfum vivifiant de ton jour et le son vibrant de ta Plume, son qui est par ta volonté l'appel de la trompette parmi ton peuple. Et lorsque fut venue l'heure où devait être manifestée ta foi irrésistible, tu insufflas à ta Plume un souffle de ton Esprit et voici la création tout entière ébranlée jusqu'en ses fondements, dévoilant à l'humanité des mystères recelés dans les trésors de celui qui possède toutes choses créées.

Dès que sa voix eut atteint ce lieu très exalté, nous répondîmes: "Rends grâce à ton Seigneur, ô Carmel. Le feu de la séparation te consumait rapidement lorsque l'océan de ma présence s'enflant devant toi, est venu réjouir tes yeux et ceux de toute la création, et remplir d'allégresse toutes choses visibles et invisibles. Sois comblé de joie, car en ce jour Dieu a établi son trône sur toi, a fait de toi l'orient de ses signes et l'aurore des preuves de sa révélation. Heureux celui qui gravite autour de toi, proclame la révélation de ta gloire et relate ce que la bonté du Seigneur ton Dieu a fait pleuvoir sur toi. Saisis le calice d'immortalité au nom de ton Seigneur, le Très-Glorieux, et rends-lui grâce d'avoir, en gage de sa miséricorde, changé ta peine en allégresse, ton chagrin en joie sereine. En vérité, il chérit ce lieu qui est devenu le siège de son trône, que ses pas ont marqué, qu'il a honoré de sa présence, d'où il a lancé son appel et sur lequel il a versé ses larmes.

"Appelle Sion, ô Carmel, et annonce la joyeuse nouvelle: celui qui était caché aux yeux des mortels est venu ; sa souveraineté conquérante est manifeste ; son universelle splendeur est révélée. Prends garde d'hésiter ou de t'arrêter. Hâte-toi de faire le tour de la cité de Dieu descendue du ciel, la céleste Kaaba, autour de laquelle gravitent les élus de Dieu, les coeurs purs et l'assemblée des anges les plus exaltés. Oh, combien j'ai hâte d'annoncer en chaque lieu de la terre et d'apporter à chacune de ses cités la bonne nouvelle de cette révélation qui attire le coeur du Sinaï et au nom de laquelle le Buisson ardent proclame: "C'est à Dieu, le Seigneur des seigneurs, qu'appartiennent les royaumes du ciel et de la terre". En vérité, voici le jour où la terre et la mer se réjouissent de cette annonce, le jour pour lequel ont été accumulées ces choses que Dieu a décidé de révéler dans sa bonté inconcevable au coeur et à l'esprit humain. Avant peu, Dieu fera voguer son arche sur toi et rendra manifeste le peuple de Baha mentionné dans le Livre des Noms."

Sanctifié est le Seigneur de toute l'humanité. La mention de son nom fait vibrer tous les atomes de la terre et incite la Langue de grandeur à dévoiler ce qui est enfoui dans son savoir et dissimulé dans le trésor de sa puissance. Par la force de son nom, le Tout-Puissant, le Très-Haut, il est, en vérité, le Souverain de tout ce qui est dans les cieux et sur la terre. (5)

C’est aussi pendant les dernières années à Bahji que l’étendue des pouvoirs et des capacités de ‘Abdu’l-Baha – la Plus-Grande-Branche – devint évidente pour tous, amis ou ennemis. Il servait de bouclier à son père contre les pressions du monde extérieur, ce dont Baha’u’llah lui-même témoigna. C’est pour cette raison que ‘Abdu’l-Baha vivait à Acre.

En 1879 ‘Abdu’l-Baha se rendit à Beyrouth à l’invitation de Midhat Pasha, le vali de la province de Syrie que le peuple de Turquie révère sous le titre de "Père de la Constitution"*. Ce voyage historique, sans parallèle dans les annales religieuses de l’humanité, fut ainsi immortalisé par la Plume sublime:

* [nota: Asadabad est dans les environs de Hamadan, à l'ouest de l'Iran.]

Louange à Lui qui a honoré la terre de Ba par la présence de celui autour de qui tous les noms gravitent. Tous les atomes de la terre ont annoncé à toutes choses créées que, de derrière la porte de la ville-prison est apparu l’orbe de la beauté de la puissante, de la Plus-Grande-Branche de Dieu - son mystère antique et immuable -, qu’au-dessus de son horizon il a brillé, alors qu’il cheminait vers un autre pays.

L’affliction, ainsi, a enveloppé cette ville-prison tandis qu’une autre terre se réjouissait. Exalté, incommensurablement exalté est notre Seigneur, le Façonneur des cieux et le Créateur de toutes choses, Lui dont la souveraineté a fait s’ouvrir les portes de la prison, amenant ainsi à la réalité ce qui fut jadis promis dans les tablettes. Il a, en vérité, le pouvoir sur tout ce qu’Il veut, et son emprise domine la création tout entière. Il est le Tout-Puissant, l’Omniscient, le Très-Sage.

Béni, doublement béni est le sol que ses pas ont foulé, l’oeil que la beauté de son visage a réjoui, l’oreille qui a eu l’honneur d’entendre son appel, le coeur qui a goûté à la douceur de son amour, la poitrine qui s’est dilatée à son souvenir, la plume qui a célébré sa louange, le parchemin qui a porté le témoignage de ses écrits.

Nous implorons Dieu - qu’Il soit béni et exalté - qu’il nous fasse l’honneur d’une rencontre prochaine. Il est en vérité Celui qui entend tout, le Tout-Puissant, Celui qui est prêt à répondre. (6)

Ce voyage de ‘Abdu’l-Baha à Beyrouth a une importance particulière car il fut entrepris sur invitation du vali de la province de Syrie à quelqu’un qui était toujours prisonnier de l’empire ottoman. L’édit du sultan ‘Abdu’l-’Aziz, détrôné quelque trois ans avant, n’a jamais été révoqué.

À Beyrouth, après avoir rencontré le célèbre vali qui avait été pour beaucoup dans le renversement du sultan ‘Abdu’l-Aziz, la Plus-Grande-Branche rencontra un certain nombre d’hommes éminents de tous milieux, dont Shaykh Muhammad-’Abduh, futur grand mufti d’Égypte. Cet homme droit et bon fut si complètement captivé par la profondeur des connaissances, le charme, l’allure et les manières de ‘Abdu’l-Baha qu’il décida de le suivre jusqu’à Acre, mais la Plus-Grande-Branche le dissuada de prendre cette décision irrévocable. Les lettres qu’il envoya à ‘Abdu’l-Baha, ainsi que celles d’autres personnages importants de Syrie, témoignent de l’influence et de l’estime que mentionne Edward Granville Browne, lorsqu’il décrit sa rencontre avec la Plus-Grande-Branche en avril 1890:

Rarement ai-je rencontré quelqu’un dont l’apparence m’impressionna autant. Grand, bien bâti, droit comme une flèche, tout de blanc vêtu, turban blanc, longues boucles noires tombant presqu’aux épaules, front large et puissant indiquant un intellect fort combiné à une volonté inflexible, yeux d’aigle, traits marqués mais plaisants, - telle fut ma première impression de ‘Abbas Effendi, (Aqa) le "maître" par excellence comme l’appellent les babis. Nos conversations ne firent qu’augmenter le respect que son apparence m’avait, dès l’abord, inspiré. Je crois qu’on aurait du mal à trouver, même parmi les gens diserts, vifs et subtils de son peuple, quelqu’un de plus éloquent, de plus magistral dans ses arguments, de plus pertinent dans ses exemples, de plus intimement au fait des livres sacrés juifs, chrétiens et musulmans. Face à ces qualités, combinées à son port majestueux et cordial à la fois, je ne m’étonnais plus de l’influence et de l’estime dont il bénéficie même au-delà du cercle des disciples de son père. Parmi ceux qui l’ont rencontré, personne ne doute de la grandeur et du pouvoir de cet homme. (7)

‘Abdu’l-Baha était alors en pleine maturité. Après l’ascension de son père, lorsque le manteau de l’autorité reposa sur ses épaules, la trahison de son demi-frère le vieillit prématurément.

Baha’u’llah consacra les dernières années de sa vie à écrire et à révéler d’innombrables tablettes, épîtres et traités sur des sujets spirituels et éducatifs de toutes sortes. ‘Abdu’l-Baha le protégeait avec une grande compétence des interférences du monde extérieur ; il rencontrait les fonctionnaires du gouvernement, les chercheurs, les érudits, n’admettant en présence de Baha’u’llah que ceux qui avaient de vrais problèmes à résoudre.

Concernant la constante révélation issue de la sublime Plume, le Gardien écrit:

Effectivement, par leur portée et par leur volume, ses écrits, parus au cours de ses années de réclusion dans la plus grande prison, dépassèrent, tant à Andrinople qu’à Bagdad, les torrents déversés par sa plume. Plus remarquable que le changement radical des conditions de sa vie même à Acre, d’une portée supérieure, par ses conséquences spirituelles, à la campagne de répression poursuivie sans répit par les ennemis de sa Foi dans son pays natal, cette extension sans précédent dans la variété de ses oeuvres doit placer cette période de relégation dans cette prison parmi l’une des plus vivifiantes et des plus fructueuses pour le développement de sa Foi.

Les vents d’orage qui soufflèrent sur la Foi au début du ministère de Baha’u’llah, le froid d’hiver et la désolation qui accueillirent le commencement de sa carrière prophétique peu après son bannissement de Téhéran furent suivis, pendant la seconde partie de son séjour à Bagdad, par ce qu’on peut considérer comme les années printanières de sa mission, années qui virent s’épanouir en une activité manifeste les forces inhérentes à cette graine divine, forces restées en sommeil depuis la fin tragique de son précurseur. Avec son arrivée à Andrinople, et à la suite de la proclamation de sa mission, le soleil de sa révélation s’était pour ainsi dire élevé jusqu’à son zénith et, comme en témoignent le style et le ton de ses écrits, il resplendissait dans la plénitude de sa gloire estivale. C’est pendant la période d’incarcération de Baha’u’llah à Acre qu’un lent processus de développement fut mené à son terme, et que les fruits de choix de cette mission furent finalement récoltés.

Si l’on examine attentivement l’immense domaine qu’embrassent les oeuvres de Baha’u’llah au cours de cette période, on s’aperçoit que ces oeuvres appartiennent à trois catégories différentes. La première comprend les écrits qui font suite à la proclamation de sa mission à Andrinople. La seconde contient les lois et les ordonnances de sa révélation qui, pour la plus grande part, sont consignées dans le Kitab-i-Aqdas, son Très-Saint Livre. Dans la troisième catégorie doivent se ranger les tablettes qui, d’une part, formulent et de l’autre réaffirment les principes essentiels et les préceptes fondamentaux de cette révélation. (8)

Dans cette troisième vaste catégorie mentionnée par le Gardien, on trouve des textes comme Lawh-i-Aqdas (la très-sainte Tablette) adressée plus particulièrement aux chrétiens ; Bisharat (Les bonnes nouvelles) ; Tarazat (Les ornements), Tajalliyat (Les effulgences), Ishraqat (Les splendeurs), Lawh-i-Burhan (L’épître de la preuve) adressée à Shaykh Muhammad-Baqir d’Ispahan, un des religieux responsables du martyre de Sultanu’sh-Shuhada’(le roi-des-martyrs) et de Mahbubu’sh-Shuhada’(bien-aimé-des-martyrs), Lawh-i-Dunya (L’épître au monde) révélée en l’honneur d’Aqa Mirza Aqa Afnan à la suite de la mort des sept martyrs de Yazd qui furent tués sur ordre de Sultan-Husayn Mirza, Jalalu’d-Dawlih, fils de Sultan-Mas’ud Mirza, Zillu’s-Sultan ; Lawh-i-Hikmat (L’épître de la Sagesse), révélée en honneur d’Aqa Muhammad, connu sous les titres de Nabil-i-Akbar ou Nabil-i-Qa’ini, un élève du célèbre Shaykh Murtiday-i-Ansari ; enfin Kalimat-i-Firdawsiyyih (Les paroles du paradis).

Le dernier ouvrage qui coula de la plume créative de Baha’u’llah fut l’Épître au Fils du Loup. Il fut révélé en 1891 et adressé à Shaykh Muhammad-Taqi, plus connu sous les noms de Shaykh Najafi ou Aqa Najafi, fils de Shaykh Muhammad-Baqir, religieux d’Ispahan stigmatisé par Baha’u’llah qui l’appela Dhi’b (le Loup). Ensemble, Mir Muhammad-Husayn, l’Imam-Jum’ih de cette ville, Shaykh Muhammad-Baqir et Sultan-Mas’ud Mirza, le Zillu’s-Sultan avaient conspiré et poussé au martyre des deux frères Mirza Hasan, Sultanu’sh-Shuhada’et de Mirza Husayn, Mahbubu’sh-Shuhada’. Mir Muhammad-Husayn, l’Imam-Jum’ih, condamné par Baha’u’llah sous le titre de Raqsha (la Vipère) mourut horriblement en 1881. La maladie qui l’emporta fit que son corps devint si répugnant que personne n’osa s’en approcher. Quelques porteurs l’enterrèrent rapidement dans une fosse inconnue. Son complice, "le Loup" mourut en Irak quelque trois ans plus tard, abandonné de tous. Dans l’épître adressée au fils de cet homme, lui aussi un ennemi invétéré et notoire de la Foi dont la cupidité et les machinations furent à l’origine de meurtres et de persécutions, Baha’u’llah réitéra le défi lancé à ses détracteurs. Son appel vient de Dieu, sa confiance est en Dieu et aucun pouvoir terrestre ne peut le détourner de son but. Dans ce livre, sa "dernière remarquable tablette" (9) on trouve aussi une sélection représentative puisée dans tous ses écrits et présentée par lui-même. Un aspect important de l’Épître est la version personnelle de Baha’u’llah qui narre les terribles évènements provoqués par les adeptes de Mirza Yahya, qui se passèrent à Constantinople et dont l’issue fut tragique. Notre prochain chapitre est consacré à l’exposé qu’en fait Baha’u’llah dans l’Épître au Fils du Loup et aux détails de ces événements qui jetèrent une ombre sur les dernières années de sa vie.

Par leur portée, leur étendue et leur profondeur, les Écrits de Baha’u’llah sont inégalés parmi les Écritures saintes du passé. Mirza Abu’l-Fadl Gulpaygani, l’érudit et enseignant baha’i, les classait en quatre catégories: lois et ordonnances ; méditations et prières ; interprétations des Écritures du passé ; discours et exhortations. Il écrit à propos de la première catégorie: "Certains contiennent des lois ou des règles par lesquelles les droits et les intérêts des nations peuvent être garantis car ces lois sont promulguées afin de répondre aux nécessités de chaque pays et sont acceptables à l’esprit de tout homme intelligent. Par leur universalité, elles ressemblent aux lois de la nature qui protègent le progrès et le développement des peuples ; elles apporteront l’union et l’harmonie universelle." (10)

Baha’u’llah affirme que le volume de ses paroles révélées est égal à l’ensemble des Écrits des Manifestations de Dieu qui l’ont précédé. Il ne faut pas oublier l’avantage inégalable qu’ont ses Écrits sur les livres saints d’antan: le texte original existe, bien protégé. Les générations futures n'auront pas l'écrasante responsabilité de décider de l'authenticité des oeuvres attribuées au prophète. La tradition orale n'a pas de place dans les Écritures de la religion baha'ie.


40. Activités des azalis à Istanbul


Photo: Mirza Aqa Khan-i-Kirmani


Photo: Shaykh Ahmad-i-Ruhi


Photo: Haji Mirza Hasan Khan, le Khabiru'l-Mulk (Browne, The persian revolution of 1905-1909)



Photo: Mirza 'Ali-Asghar Khan, l'Aminu's-Sultan

Dans les années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix du dix-neuvième siècle, Istanbul était devenu un centre d’activité pour les partisans de Mirza Yahya. Ils faisaient tout leur possible pour nuire aux baha’is. Shaykh Ahmad-i-Ruhi et ‘Abdu’l-Husayn Khan-i-Bardsiri plus connu sous le nom de Mirza Aqa Khan-i-Kirmani, tous deux mariés à des filles de Mirza Yahya Subh-i-Azal, vivaient à Istanbul. C’étaient des hommes de talents dans beaucoup de domaines et ils possédaient des plumes faciles. Et tous deux étaient des ennemis invétérés de Baha’u’llah. Une autre personne hostile à la religion proclamée par Baha’u’llah et vivant aussi à Istanbul était Siyyid Jamalu’d-Din-i-Asadabadi*, connu sous le nom d’Afghani, cet oiseau des tempêtes de la politique orientale, avocat du panislamisme. Shaykh Ahmad et Mirza Aqa Khan s’attachèrent à Afghani, en dépit du fait que ce subtil semeur de troubles s’opposait aussi à la religion du Bab. Lorsque Mirza Aqa Khan visita Acre, en apparence pour rechercher la vérité, Baha’u’llah fit la remarque que son but était seulement de créer confusion et méfaits. Et comme prévu, en quittant Acre, Mirza Aqa Khan répéta qu’il n’avait trouvé là que mensonge et duplicité.

* [nota: Asadabad est dans les environs de Hamadan, à l'ouest de l'Iran.]

Aqa Muhammad-Tahir de Tabriz avait créé à Istanbul, dès 1875, un journal intitulé Akhtar (l’Étoile) qui fut publié pendant vingt ans et qui déplaisait beaucoup à Nasiri’d-Din Shah. Il tomba sous l’influence de Mirza Aqa Khan qui y contribua régulièrement. Dans l’Épître au Fils du Loup, Baha’u’llah fait référence aux activités des azalis:

[...] Dans la grande cité [Istanbul], ils ont incité un très grand nombre de personnes à s’opposer à cet opprimé. Les choses en sont arrivées à un point tel que les autorités de cette ville ont agi en faisant honte au gouvernement et à la population. Un éminent siyyid, considéré par tous comme un marchand très honoré dont l’intégrité notoire, le comportement irréprochable et la réputation en matière commerciale étaient reconnus par la majorité des personnes impartiales, visita un jour Beyrouth*. En raison de son amitié pour cet opprimé, les dites autorités informèrent par télégraphe le drogman persan que ce siyyid, accompagné de son serviteur, avait notamment volé une somme d’argent avant de se rendre à Acre. Leur dessein, dans cette affaire, était de déshonorer cet opprimé. [...]

* [nota: Haji Mirza Siyyid Hasan, Afnan-i-Kabir (le grand Afnan), frère de la femme du Bab.]

[...] En résumé, ils excitèrent un grand nombre de personnes, comme Akhtar [le journal] et les autres ; ils s’emploient toujours à propager des calomnies. Il est clair qu’on assaille avec l’épée de la haine et les flèches de l’inimitié celui qu’on sait proscrit parmi les hommes, banni d’un pays à l’autre. Ce n’est ni la première fois qu’une telle iniquité est perpétrée, ni la première coupe jetée à terre, ni le premier voile coupé en deux sur le chemin de Dieu, le Seigneur des mondes. Cependant, cet opprimé demeurait calme et silencieux dans la Plus-Grande-Prison, occupé par ses propres affaires, entièrement détaché de tout ce qui n’est pas Dieu. L’iniquité s’intensifia si cruellement que les plumes du monde sont impuissantes à la décrire. À ce sujet, il convient de mentionner un événement afin que les hommes s’accrochent fermement à la corde de la justice et de la loyauté: Haji Shaykh Muhammad ‘Ali - que la gloire de Dieu, l’Éternel, soit sur lui - était un marchand d’excellente renommée, bien connu de la plupart des habitants de la grande Cité.
On observa, il n’y a guère, la profonde détresse de cette âme pieuse et sincère alors que l’ambassade de Perse à Istanbul s’évertuait en secret à répandre des calomnies. Si bien qu’une nuit, il se jeta dans la mer, mais fut sauvé par des passants qui heureusement arrivaient à cet instant. On commenta longuement son acte qu’on interpréta de diverses manières. Une nuit, il se rendit à une mosquée. Selon le gardien, il veilla jusqu’au matin, offrant prières et supplications, plein d’ardeur et les yeux baignés de larmes. Comme le gardien l’entendit interrompre subitement ses dévotions, il alla vers lui et constata qu’il avait rendu l’âme. L’on trouva auprès de lui un flacon vide: il s’était empoisonné. Stupéfait, le gardien transmit en quelques mots la nouvelle à la population. L’on découvrit alors que le défunt avait laissé deux testaments.
Dans le premier, il reconnaissait et confessait l’unicité de Dieu, déclarait que son Être exalté n’a ni pair ni égal et que son essence est glorifiée au-dessus de toutes louange et description. Il témoignait également de la révélation des prophètes et des saints, et reconnaissait ce qui est mentionné dans les livres de Dieu, le Seigneur de tous les hommes. Sur une autre page, il avait rédigé une prière qu’il concluait par ces mots: "Ce serviteur et les bien-aimés de Dieu sont perplexes. D’une part, la Plume du Très-Haut a interdit à tous les hommes la sédition, la contestation ou les conflits, d’autre part, la même Plume a révélé ces sublimes paroles: Si quelqu’un, en présence de la Manifestation, découvrait une intention maligne chez quiconque, il ne devrait pas s’opposer à lui, mais le laisser entre les mains de Dieu ."
Comme ce commandement est clair et fermement établi, que par ailleurs, des calomnies humainement insupportables ont été proférées, ce serviteur a choisi de commettre ce très grave péché. Je tourne mes supplications vers l’océan de la générosité de Dieu et vers le paradis de la miséricorde divine, et j’espère qu’il absoudra, par la plume de sa grâce et de sa munificence, les méfaits de ce serviteur. Bien que mes péchés soient multiples, mes méfaits innombrables, je m’accroche avec ténacité à la corde de sa bonté et au pan de sa générosité. Dieu m’en est témoin, ceux qui sont proches de son seuil le savent, ce serviteur ne pouvait supporter d’entendre les mensonges proférés par les âmes perfides. Aussi ai-je commis cet acte. Si Dieu me châtie, qu’il soit loué pour ce qu’il fait, et s’il me pardonne, que son commandement soit obéi".

[...] Nous supplions Dieu - béni et glorifié soit-il - de pardonner à celui que j’ai mentionné plus haut (Haji Shaykh Muhammad-’Ali) et de changer ses méfaits en bonnes actions. En vérité, il est le Tout-Puissant, le Très-Généreux. (1)

Haji Shaykh Muhammad-’Ali, appelé Nabil ibn Nabil, était un frère de Shaykh Kazim de Qazvin, surnommé par Baha’u’llah Samandar (Salamandre). Les deux frères étaient des commerçants très réputés. Leur père, Shaykh Muhammad, surnommé Nabil, épousa la religion du Bab dès les premiers temps et mourut à Bagdad un an avant la déclaration de Baha’u’llah. Ce sont les intrigues des disciples de Mirza Yahya à Istanbul qui poussèrent Nabil ibn Nabil à se suicider et voici l’histoire de leurs scandaleuses actions, dans la mesure où l’auteur fut capable de les reconstituer avec les documents disponibles.

Les Afnan, la famille du Bab, avaient de vastes intérêts commerciaux. Haji Mirza Muhammad-’Ali, un fils de Haji Mirza Siyyid Muhammad, un oncle maternel du Bab, résidait à Hong-Kong. Son frère, Haji Mirza Muhammad-Taqi, le Vakilu’d-Dawlih, résidait à Yazd (puis plus tard à ‘Ishqabad). À Bombay, il y avait toujours un ou deux Afnan qui géraient une maison d’édition et une imprimerie prospères, d’où sortiront les premiers livres baha’is imprimés: le Kitab-i-Iqtidarat et le Kitab-i-Mubin*. Aqa Mirza Aqa, Nuri’d-Din, faisait à Port-Saïd du commerce sous le nom de Nuri’d-Din Hasan. Haji Mirza Siyyid Hasan, Afnan-i-Kabir (le grand Afnan), frère de la femme du Bab, résidait à Beyrouth avec son fils Haji Siyyid ‘Ali, marié à Furughiyyih Khanum.

* [nota: Ce sont des tablettes de Baha'u'llah, calligraphiées par Mishkin-Qalam.]

De plus, les Afnan avaient des partenaires ou des agents dans un certain nombre d’autres centres commerciaux. Aqa ‘Ali-Haydar-i-Shirvani était leur partenaire dans le Caucase avant qu’il parte pour Téhéran. Haji Shaykh Muhammad-’Ali était leur partenaire à Istanbul. Un troisième partenaire dans la capitale ottomane était Aqa Muhammad-’Aliy-i-Isfahani qui tomba progressivement sous l’influence des partisans de Mirza Yahya dont Shaykh Ahmad-i-Ruhi et Mirza Aqa Khan-i-Kirmani étaient les plus importants. Mais il y en avait d’autres, aussi actifs et aussi malfaisants, comme Shaykh Muhammad-i-Yazdi, Aqa Muhammad-’Aliy-i-Tabrizi (que Baha’u’llah avait expulsé à cause de ses méfaits répétés) et Najaf-’Ali Khan qui avait des liens avec l’ambassade persane. Servant la cause de Siyyid Jamalu’d-Din-i-Asadabadi (Afghani) on rencontrait Shaykh Ahmad-i-Ruhi, Mirza Aqa Khan-i-Kirmani et Haji Mirza Hasan Khan, le Khabiru’l-Mulk (ancien consul général de Perse à Istanbul), mais il n’est pas certain que ce dernier ait été un azali. Ils finiront tous les trois ensemble et de la même façon: décapités à Tabriz en 1896 sur l’ordre et en présence de Muhammad-’Ali Mirza (plus tard Shah), le prince héritier de Perse.

Avant peu Mirza Aqa Khan et Aqa Muhammad-Tahir, le fondateur et propriétaire du journal Akhtar se disputeront, mais au pire de la crise résultant des activités des azalis, ce journal était complètement dominé par Mirza Aqa Khan et ses acolytes. Curieusement il semble que la rupture fut causée par le mariage d’une fille d’Aqa Muhammad-Tahir avec Mirza Husayn-i-Sharif-i-Kashani, fils de Mulla Muhammad-Ja’far-i-Naraqi, anciennement l’un des plus ardents partisans de Mirza Yahya. Ce Mulla Muhammad-Ja’far était l’auteur d’un ouvrage réfutant les preuves de Baha’u’llah, intitulé Tadhkiratu’l-Ghafilin (Rappel aux étourdis). Après avoir parcouru en tous sens l’Irak à la recherche de Mirza Yahya qui avait omis d’informer son champion zélé de son départ, il s’était réfugié à Kazimayn. Mais cette ville est très proche de Bagdad et regorge de pèlerins.
Mulla Muhammad-Ja’far étant connu pour être babi, le consul général de Perse, Mirza Buzurg Khan estima que l’endroit n’était pas sûr pour lui. Aussi, décida-t-il de l’emmener avec lui lorsqu’il repartit pour l’Iran en 1869. Deux enfants, Mirza Husayn, fils de Mulla Muhammad-Ja’far et Mirza Nuru’llah* un des fils de Mirza Yahya qui était alors bloqué en Irak, furent aussi du voyage. En arrivant à Kirmanshah, Mulla Muhammad-Ja’far tomba malade et dut arrêter le voyage. Mirza Buzurg Khan l’abandonna avec les deux enfants aux bons soins du prince Imam-Quli Mirza, l’Imadu’d-Dawlih, gouverneur de la ville. Lorsque Mulla Muhammad-Ja’far fut guéri, Imadu’d-Dawlih les envoya tous les trois sous escorte à Téhéran où on les jeta dans le Siyah-Chal. Mulla Muhammad-Ja’far sera empoisonné en prison et les enfants furent libérés. Nous reprendrons plus tard l’histoire de Haji Mirza Husayn-i-Sharif-i-Kashani, fils de Mulla Muhammad-Ja’far.

* [nota: Mirza Nuru'llah devint médecin et s'installa à Rasht dans la province caspienne de Gilan.]

Dans le numéro trente-six du journal Akhtar daté du 12 août 1886, fut publiée une lettre signée par Aqa Muhammad-’Aliy-i-Isfahani accusant Afnan-i-Kabir et ses fils de fourberie, de complot pour frauduleusement le priver de ses richesses, et même de vol. Sa déclaration péremptoire accusait de tricherie, de trahison, de mauvaise foi et de duplicité tous les coreligionnaires de Afnan-i-Kabir. Il écrivait vouloir exposer leurs mensonges à ses compatriotes pour les prévenir et il déclarait comme nul et non avenu quelque document qui, d’après lui, lui avait été soutiré par Haji Mirza Siyyid Hasan. Il affirmait que tous liens avec Afnan-i-Kabir et ses fils étaient rompus, que leur partenariat était terminé et qu’ils lui devaient une énorme somme d’argent. Il ajoutait qu’il présenterait plus tard son cas, avec toutes les preuves nécessaires, au consul général de Perse de Constantinople. Il ajoutait que, parmi ces preuves, il avait des écrits du guide spirituel de Haji Mirza Siyyid Hasan.

Dans l’Épître au Fils du Loup Baha’u’llah affirme catégoriquement que:

Aucun incident fâcheux ne s’est produit en Perse depuis bien longtemps. Le pouvoir a tenu fermement en ses mains les rênes des agitateurs au sein des diverses sectes. Personne n’a transgressé ses limites. Par Dieu ! Cette communauté n’est pas, et n’a jamais été, encline à commettre des méfaits. Son coeur est illuminé de la lumière de la crainte de Dieu et paré de l’ornement de son amour. Sa préoccupation est, aujourd’hui comme hier, le mieux-être du monde. [...]

De même, les officiels de l’ambassade de Perse dans la grande Cité cherchent avec détermination et constance à exterminer ces opprimés. Ils désirent une chose et Dieu en désire une autre. Considère maintenant ce qui advient en chaque pays aux fidèles de Dieu: tantôt ils sont accusés de vol et de larcin, tantôt ils sont calomniés d’une manière sans équivalent dans le monde. Réponds honnêtement: quelles pouvaient être les conséquences à l’étranger, de l’accusation de vol portée par l’ambassade de Perse contre ses propres sujets ? Cet opprimé en ressentit de la honte, non pas en raison de l’humiliation subie, mais plutôt à cause de la perception par des ambassadeurs étrangers de l’incompétence et de l’incompréhension de personnalités éminentes de l’ambassade de Perse. [...] Bref, au lieu de chercher, comme ils auraient dû le faire, à parvenir aux rangs les plus élevés grâce à celui qui occupe cette condition sublime et à requérir son avis, ils s’efforcent toujours d’éteindre sa lumière. Toutefois, comme rapporté, Son Excellence l’ambassadeur Mu’inu’l-Mulk, Mirza Muhsin Khan - que Dieu l’assiste - était absent de Istanbul à ce moment. Cela s’est produit parce que l’on croyait Sa Majesté le chah de Perse - que le Très-Miséricordieux l’assiste - courroucée contre ceux qui ont atteint et côtoient le Sanctuaire de la sagesse. Dieu est témoin et sait que cet opprimé s’est toujours attaché à tout ce qui contribuait à la gloire du gouvernement et de la nation. En vérité, Dieu est un témoin suffisant.

Décrivant le peuple de Baha, la Plume suprême a révélé ces paroles: En vérité, ce sont des hommes qui ne s’attardent point lorsqu’ils passent dans des cités d’or pur et se détournent lorsqu’ils rencontrent les femmes les plus belles et les plus gracieuses." Voilà ce qu’a révélé la Plume suprême pour le peuple de Baha, de la part du Conseiller, de l’Omniscient. Dans les derniers passages de l’épître à Sa Majesté l’Empereur de Paris [Napoléon III] ont été révélées ces paroles exaltées: Te réjouis-tu des trésors que tu possèdes, sachant qu’ils périraient ? Te réjouis-tu de gouverner un empan de terre quand, pour le peuple de Baha, le monde entier ne vaut pas plus que la pupille de l’oeil d’une fourmi morte ? Abandonne-les à ceux qui s’y attachent et tourne-toi vers le Désir du monde.

Seul Dieu - exaltée soit sa gloire - connaît ce qui advint à cet opprimé. Chaque jour apporte à l’ambassade d’Istanbul un nouveau récit d’incidents dirigés contre nous. Dieu de miséricorde ! L’unique objet de leurs machinations est d’éliminer ce serviteur. Ils oublient, toutefois, que l’humiliation dans le chemin de Dieu est ma gloire véritable. Dans les journaux, on pouvait lire notamment: À propos des agissements frauduleux de certains exilés d’Acre et de leurs exactions contre plusieurs personnes, etc... Pour les partisans de la justice et les aurores d’équité, l’intention de l’auteur était évidente et explicite son objectif. En résumé, celui-ci m’infligea toutes sortes de cruautés, d’injustices et de tourments. Par Dieu ! Cet opprimé n’échangerait point ce lieu d’exil pour la demeure la plus sublime. Aux yeux de toute personne perspicace, ce qui advient dans le sentier de Dieu est gloire manifeste et rang suprême. [...] cet opprimé ne se départit pas de la patience qui s’imposait. Si seulement Sa Majesté le chah demandait un rapport sur ce qui nous advint à Istanbul afin d’être pleinement informé des faits réels ! [...] Trouvera-t-on un juste qui, en ce jour, jugera selon ce que Dieu a envoyé dans son Livre ? Où est la personne impartiale qui examinera équitablement ce qui fut perpétré contre nous sans preuve ni témoignage irréfutable ? (2)

Dans d’autres épîtres telles que celles adressées à Aqa Mirza Aqa, Nuri’d-Din et à Karbila’i Haji-Baba, un baha’i de Zarqan (près de Chiraz, dans la province de Fars), Baha’u’llah parle en particulier des accusations lancées contre Afnan-i-Kabir. Malheureusement, l’auteur n’a pu trouver nulle part une collection complète du journal Akhtar et dans les numéros qui appartenaient à Edward Granville Browne et qui sont déposés à la bibliothèque de l’université de Cambridge, on ne trouve aucune référence aux intrigues des azalis à Istanbul. Peut-être qu’il n’existe nulle part une collection complète de Akhtar. Alors qu’il était sous l’influence marquée de Mirza Aqa Khan-i-Kirmani, Nasiri’d-Din Shah en avait interdit la circulation en Perse. Mais un jour Mirza Aqa Khan se fâcha avec Aqa Muhammad-Tahir et ce dernier eut de plus en plus de difficultés financières à produire son journal. Alors intervint ‘Ala’u’l-Mulk, l’ambassadeur de Perse à Istanbul, qui demanda à son gouvernement de subventionner le journal afin que Aqa Muhammad-Tahir puisse continuer à le publier comme contrepoids au journal Qanun, publié à Londres par Mirza Malkam Khan le Nazimu’d-Dawlih, qui était très critique envers le gouvernement de Perse et qui lançait de vicieuses campagnes notamment contre Mirza ‘Ali-Asghar Khan l’Aminu’s-Sultan*, le Sadr-i-A’zam du chah, un homme compétent et astucieux quoique peu scrupuleux. Il existe un document écrit de la main du chah qui approuve les subventions pour Aqa Muhammad-Tahir et son journal. Mais l’éclat des jours passés ne revint jamais et Akhtar disparut.

* [nota: Lors de l'assassinat de Nasiri'd-Din Shah en 1896, Aminu's-Sultan était le Sadr-i-A'zam ou grand vizir. C'est grâce à son stratagème que les désordes purent être évités ce jour-là. Certains écrivains modernes ont suggéré que Aminu's-Sultan lui-même était impliqué dans le meurtre de Nasiri'd-Din Shah ; c'est ridicule. En 1898, Sulayman Khan, connu comme Jamal Effendi, vint d'Acre avec notamment comme mission de rencontrer Aminu's-Sultan à Qom, ville dans laquelle il s'était retiré après sa destitution par le chah Muzaffari'd-Din. Il était arrivé au ministre déchu de parler en faveur des baha'is opprimés. Mais, revenu aux affaires, il oublia vite ses promesses.]

Les intrigues d’Istanbul sont assez compliquées à raconter, comme toutes les intrigues. Mais on peut les diviser en plusieurs épisodes. Tout ce qui concerne Nabil Ibn Nabil est décrit en détail dans une brochure écrite par son neveu, Mirza ‘Abdu’l-Husayn, fils de Shaykh Kazim-i-Samandar. Mais il n’existe pas de récit continu des événements concernant les Afnan. Les manques dans le récit doivent être complétés.

Comme indiqué ci-dessus, les Afnan avaient une chaîne d’intérêts commerciaux qui allait de Hong-Kong à Istanbul. Vers 1882, Haji Shaykh Muhammad-’Ali de Qazvin qui faisait du commerce chez lui depuis des années, s’installa à Istanbul à la demande de Baha’u’llah. Pendant sept ans, il y géra un commerce. On ne sait pas s’il fut tout de suite un partenaire des Afnan ou s’il le devint plus tard. On ignore aussi lequel des fils de Haji Mirza Siyyid Hasan, l’Afnan-i-Kabir, resta assez longtemps à Istanbul à cette époque. Mais on est certain que Haji Shaykh Muhammad-’Ali y dirigeait et gérait personnellement une entreprise pendant toutes ces années. Il devint ainsi connu dans la capitale ottomane, traitant également avec les gens de toutes croyances: juifs, chrétiens et musulmans. De même, les pèlerins de toutes les religions, en route pour La Mecque, Jérusalem ou Acre recevaient de lui conseils, aide et directives. Cette célébrité justifiée donna aux disciples de Mirza Yahya, des hommes comme Shaykh Muhammad-i-Yazdi, Shaykh Ahmad-Ruhi, Mirza Aqa Khan-i-Kirmani, l’idée de le surveiller de près. Par ailleurs, par l’intermédiaire de Haji Shaykh Muhammad-’Ali, la Plus-Grande-Branche était en communication régulière avec des fonctionnaires ottomans comme Nuri Big, et il est probable que les azalis étaient au courant du fait.

Mirza Aqa Khan commença à fréquenter la boutique de Haji Shaykh Muhammad-’Ali, venant chaque jour poser de nouvelles questions, exprimant enfin son désir d’embrasser la foi baha’ie. Mais il désirait d’abord visiter Acre et être témoin de la vérité de ce qu’on lui avait dit. Il demanda à Haji Shaykh Muhammad-’Ali d’obtenir la permission de Baha’u’llah pour qu’il puisse aller à Acre. Déjà, deux ans avant, Mirza Yahya de Qazvin, dont le père était un partisan de Mirza Yahya Subh-i-Azal, avait fini par voir son erreur et était devenu un croyant confirmé dans la religion de Baha’u’llah. Haji Shaykh Muhammad-’Ali espérait donc que Mirza Aqa Khan suivrait le même chemin. Mais cela ne se ferait pas, car on allait vite s’apercevoir que c’était un dissimulateur.

Aqa Muhammad-’Aliy-i-Isfahani était, lui aussi, à Istanbul depuis quelques années. On ne sait rien de ses antécédents. Il commerçait sur une petite échelle et prenait des commissions sur des affaires qu’il négociait. N’ayant jamais reçu que des marques d’amitié de la part de Haji Shaykh Muhammad-’Ali, il n’en était pas moins jaloux de la grande réussite du marchand de Qazvin et il envoyait des rapports négatifs à certains de ses clients et répandait des fausses rumeurs sur son compte. Haji Shaykh Muhammad-’Ali eut alors une idée pour contrecarrer la malveillance de Aqa Muhammad-’Ali et proposa un accord commercial entre les Afnan, lui-même et cet Isfahani. Les Afnan acceptèrent. Ce partenariat dura plusieurs années, prospéra et l’Isfahani en tira de grands profits. Mais, peu à peu, il tomba sous la coupe d’Aqa Muhammad-’Aliy-i-Tabrizi (expulsé par Baha’u’llah) et les adeptes de Subh-i-Azal. C’est à la même époque que Mirza Aqa Khan avait pris de l’ascendant sur Aqa Muhammad-Tahir le fondateur et rédacteur de Akhtar. Les rumeurs malveillantes répandues par les deux Muhammad-’Ali, l’un de Tabriz et l’autre d’Ispahan , devinrent si persistantes que Baha’u’llah envoya Haji Siyyid Javad-i-Yazdi pour enquêter et trouver la vérité. Ce vénérable siyyid resta quelque temps à Istanbul et comprit très vite que les adversaires de la religion n’élaboraient que des mensonges. Mais un jour vint où Haji Shaykh Muhammad-’Ali ne put plus supporter le poids des fausses rumeurs, des diffamations et des insinuations. Il n’avait que son neveu Mirza ‘Abdu’l-Husayn avec lui, et se sentait très seul. Une nuit, il se jeta dans la mer mais fut secouru par des bateleurs. Les douaniers et les badauds qui le connaissaient bien furent très surpris. Haji Shaykh Muhammad-’Ali vécut pour voir un autre jour, mais la pensée qu’il avait tenté de se suicider et le fait de lire dans les journaux, et particulièrement Akhtar, des articles rapportant le fait, l’écrasaient.

C’est alors qu’arriva de Terre sainte, en route pour ‘Ishqabad, Haji Mirza Abu’l-Qasim-i-Nazir, né à Ispahan. Aqa Muhamad-’Ali n’avait pas encore dévoilé sa vraie nature. En prévision de ses plans abominables, il réussit, étant aussi d’Ispahan, à convaincre Nazir de rester à Istanbul. Mais il comprit bientôt que Nazir ne deviendrait jamais un jouet entre ses mains et ne l’aiderait pas. Puis il entendit dire que quelques-uns des Afnan visiteraient bientôt Istanbul et qu’ils pourraient effectuer quelques changements dans le magasin qu’ils possédaient tous en commun. Un jour, il fit savoir que 400 livres avaient été volées dans les coffres de leur magasin ; il joua si bien l’accusateur que tout le monde le crut. Il devait 60 livres de salaires non payés à un pauvre siyyid, lui aussi isfahani, qui travaillait pour lui. Il laissa les soupçons se tourner vers ce dernier. Sous les pressions du consul général persan manipulé par les azalis, ce Siyyid Muhammad, un honnête musulman, fut arrêté par la police et resta prisonnier pendant deux mois. Il finit par pouvoir se disculper et affirma haut et fort que Aqa Muhamad-’Ali était un menteur et un tricheur qui lui devait 60 livres et qui, ayant entendu parler de l’arrivée des siyyids shirazi (les Afnan), avait décidé d’utiliser cette ruse pour leur voler 400 livres.

Pendant ce temps, la nouvelle de la tentative de suicide de Haji Shaykh Muhammad-’Ali était arrivée en Terre sainte et Baha’u’llah lui enjoignit de quitter Istanbul, après ce séjour de sept ans, et de venir à Acre. Mirza Muhsin, un jeune fils de Afnan-i-Kabir fut choisi pour le remplacer dans ses lourdes tâches. Son neveu, Mirza ‘Abdu’l-Husayn, qui connaissait bien tous les détails des métiers du commerce, devait rester là-bas pour aider le jeune homme. Haji Shaykh Muhammad-’Ali quitta la capitale ottomane en mars 1889, notant dans son journal sa joie d’être libéré de tous les soucis et les anxiétés que les ennemis avaient fait peser sur lui dans cette ville.

La veille du départ de Haji Shaykh Muhammad-’Ali, Nazir avait trouvé, cachée dans les toilettes publiques de Qarshi, une somme de 125 livres et, il en avait parlé à Aqa Muhammad-’Ali, au grand regret de Haji Shaykh. Tous les partisans de Mirza Yahya présents à Istanbul encouragèrent Aqa Muhammad-’Ali de porter plainte contre Nazir. Pourtant, c’était lui qui avait supplié Nazir de rester à Istanbul et cela faisait deux mois déjà que Nazir avait trouvé l’argent sans avoir cherché à cacher sa découverte. Néanmoins Aqa Muhammad-’Ali l’accusa sans vergogne d’avoir volé les 400 livres dans le coffre du magasin et alla jusqu’à se plaindre par écrit à Baha’u’llah. Il reçut de Terre sainte une réponse, signée par Khadimu’llah, lui disant que s’il était capable de prouver son accusation contre Nazir, il recevrait d’Aqa Mirza Muhsin-i-Afnan la somme qu’il prétendait avoir été volée, plus les intérêts.

En plus de Muhammad-’Aliy-i-Tabrizi et des principaux azalis d’Istanbul, un fils de Mirza Yahya était aussi dans la capitale ottomane. Tous ces gens, soutenus par Akhtar qui était alors manipulé par Mirza Aqa Khan, lançaient en choeur des accusations. Lorsqu’il était parti pour son voyage jusqu’à ‘Ishqabad, Nazir avait laissé sa famille en Terre sainte ; son séjour à Istanbul s’étant prolongé et ayant la permission de Baha’u’llah de revenir voir sa famille, il décida, devant les terribles accusations de Aqa Muhammad-’Ali, de partir immédiatement. Mais il fut arrêté, l’ambassadeur de Perse, Mu’inu’l-Mulk, qui le connaissait personnellement, dirigea le procès dans l’ambassade, conclut en sa faveur et le blanchit complètement. En dépit de ce verdict clair, Aqa Muhammad-’Ali, poussé par son homonyme de Tabriz et par Shaykh Muhammad-i-Yazdi, traîna Nazir devant les tribunaux ottomans qui, cette fois, établirent son innocence de manière irrévocable.

Aqa Muhammad-’Ali, piqué au vif par la défaite qu’il venait de subir en présence de Shaykh Muhsin Khan, le Mu’inu’l-Mulk et devant les tribunaux ottomans, cessa tout faux-semblant et, se montrant sous son vrai jour, écrivit cette fameuse lettre au journal Akhtar dont nous avons déjà parlée et dans laquelle il accusait méchamment Haji Mirza Siyyid Hasan, l’Afnan-i-Kabir, ses fils et, par des sous-entendus, tous ses coreligionnaires, de fourberie et de pratiques douteuses. Il osa même mentionner Baha’u’llah. Pendant ce temps, Mirza Muhsin-i-Afnan et Mirza ‘Abdu’l-Husayn avaient terminé les affaires du magasin d’Istanbul, vendu les meubles des bureaux et étaient partis en Terre sainte.

L’auteur possède une lettre de Aqa Mirza Muhsin qui indique que Baha’u’llah avait demandé à un autre fils d’Afnan-i-Kabir, Aqa Siyyid Ahmad d’aller à Istanbul réfuter les graves et impudentes accusations d’Aqa Muhammad-’Ali d’Ispahan. On demanda aussi à Haji Mirza Abu’l-Qasim-i-Nazir et à Haji Abu’l-Hasan-i-Amin d’aller à Istanbul, le premier pour y faire ses propres affaires et le second pour aider Aqa Siyyid Muhammad. Mirza ‘Abdu’l-Husayn affirme qu’en réalité Aqa Muhammad-’Ali devait aux Afnan et à Haji Amin une somme considérable d’argent. En dépit de son attitude, Aqa Siyyid Ahmad et Haji Amin tentèrent de régler les choses à l’amiable, sans succès. La présence à Istanbul de Haji Shaykh Muhammad-’Ali devenait de nouveau nécessaire. En septembre 1889, accompagné de son neveu et d’Aqa Muhammad leur serviteur, il embarqua pour Istanbul, le coeur lourd. Baha’u’llah lui avait dit de ne pas y rester trop longtemps et de continuer jusqu’en Perse. Les choses allaient se passer différemment.

Selon Mirza ‘Abdu’l-Husayn et Fadil-i-Mazandérani qui l’ont écrit tous les deux, Haji Shaykh Muhammad-’Ali put prouver devant le tribunal ottoman et devant l’ambassadeur de Perse, avec l’aide de preuves tirées des registres et des livres de comptes, l’imposture de Muhammad-’Aliy-i-Isfahani. D’importants marchands d’Istanbul, persans ou non, signèrent volontiers un document affirmant leur conviction que l’Isfahani qui avait calomnié ses anciens partenaires, avait menti, avait trompé les gens et, de fait, devait aux baha’is une somme d’argent considérable.

En dépit du succès de Haji Shaykh Muhammad-’Ali et de la déroute du renégat d’Ispahan, les adversaires de la foi baha’ie devinrent encore plus hardis, fabriquant de nouvelles calomnies et les répandant abondamment. Ils répandirent la fausse nouvelle que les autorités ottomanes avaient décidé de mettre le feu au manoir de Bahji pour détruire le centre et la source même de la nouvelle religion. Haji Shaykh Muhammad-’Ali, tout en faisant son devoir loyalement et fidèlement, était constamment soumis à l’effet usant de ces calomnies et aux moqueries des ignorants ; il finit par ne plus le supporter et se suicida. Aqa Siyyid Ahmad organisa une réunion commémorative à laquelle assista Mu’inu’l-Mulk, l’ambassadeur persan qui était si ému par la mort tragique de Haji Shaykh qu’il en pleura. On raconte qu’il dit: "Nous avions un marchand sage, sagace et intègre ; et maintenant nous l’avons perdu."

Haji Shaykh Muhammad-’Ali était parti loin des conspirateurs et des malveillants, mais l’histoire des intrigues contre les baha’is à Istanbul ne s’arrête pas avec son décès. Aqa Siyyid Ahmad-i-Afnan était toujours là, dont la vue était insupportable aux deux Muhammad-’Ali, l’Isfahani et le Tabrizi. Mais on avait aussi besoin de lui ailleurs et Baha’u’llah ordonna à Aqa ‘Azizu’llah-i-Jadhdhab, baha’i d’origine juive de Mashhad, d’aller à Istanbul accélérer le départ de Aqa Siyyid Ahmad. Il devait aussi s’occuper des intérêts commerciaux des Afnan. Haji Siyyid Mirza, un frère de Siyyid Ahmad qui résidait à Yazd, devait 12 000 tomans à Aqa ‘Ali-Haydar-i-Shirvani un marchand de grande réputation qui s’occupait de transférer le Huququ’llah* de chez Haji Abu’l-Hasan-i-Amin vers la Terre sainte. Aqa ‘Ali-Haydar avait été agent des Afnan dans le Caucase mais il résidait depuis quelques années à Téhéran où Edward Granville Browne le rencontra en 1888. En ces années-là, certaines personnes qui avaient échoué commercialement faisaient le siège de quelques-uns des Afnan. Il semble que Haji Siyyid Mirza ait eu tendance à temporiser dans le paiement de ses dettes et dans une épître, Baha’u’llah lui enjoint sévèrement de payer ses dettes sans tarder.

* [nota: "Le droit de Dieu" un paiement que doivent acquitter les croyants, institué dans le Kitab-i-Aqdas.]

Baha’u’llah désirait que Aqa Siyyid Ahmad visite d’abord la Terre sainte avant de repartir pour ‘Ishqabad pour y vendre des terrains que les Afnan avaient achetés quelques années avant, afin de régler leurs comptes avec Aqa ‘Ali-Haydar. À ce moment-là, Haji Abu’l-Hasan-i-Amin languissait en prison à Qazvin en compagnie de Haji Mulla ‘Ali-Akbar-i-Shahmirzadi (une Main de la cause de Dieu connu sous le nom de Haji Akhund)*.

* [nota: Il doit s'agir du tome intitulé Khulasatu'l-Bayan : sommaire du Bayan.]

Baha’u’llah demanda à Jadhdhab de transmettre ce message à Aqa Siyyid Ahmad: Nous t’ordonnons de ne pas rester à Istanbul un moment de plus et de partir immédiatement. Jadhdhab qui faisait du commerce depuis un certain temps en Transcaucasie et possédait un passeport de l’émir de Bukhara (ce qui équivalait à avoir un passeport russe) voyagea sur un vapeur égyptien et retourna à Istanbul le plus vite possible.
Il arriva dans la capitale ottomane dans les premiers jours d’août 1891, en plein mois sacré de Muharram ; Aqa Siyyid Ahmad avait donc retardé son départ. Mais Jadhdhab, obéissant à l’ordre de Baha’u’llah, insistait auprès de Aqa Siyyid Ahmad pour qu’il parte le plus tôt possible. Finalement, tout fut prêt pour qu’il parte dans l’après-midi de ‘Ashura, le dix de Muharram, le jour du martyre de l’Imam Husayn. Il y avait alors à Istanbul un marchand d’Ispahan appelé Aqa Husayn-’Ali qui fréquentait aussi bien les musulmans que les azalis et les baha’is. Le soir de ‘Ashura, il invita Aqa Siyyid Ahmad, Jadhdhab et d’autres à une commémoration du martyre du troisième Imam qui se tiendrait dans l’auberge du Khan-i-Validih et après laquelle, selon la coutume, se tiendrait un grand repas. Khan-i-Validih était le lieu de prédilection des Persans et beaucoup d’entre eux y tenaient un bureau ou même y habitaient. Au début du dîner, on s’aperçut que Shaykh Ahmad-i-Ruhi, Muhammad-’Aliy-i-Tabrizi et Muhammad-’Aliy-i-Isfahani étaient aussi présents.
Ils ne cessaient de jeter des regards furtifs vers Aqa Siyyid Ahmad et Jadhdhab qui, plus tard, accompagnés de Mirza Isma’il Khan le fonctionnaire chargé des passeports à l’ambassade de Perse (originaire de Rasht) et un courtier nommé Haji Muhammad-Javad-i-Isfahani, tous les deux baha’is, se retirèrent dans la demeure et le bureau de l’Afnan situés tous deux dans l’auberge d’Ayinih-Li. En passant dans le vestibule qui conduit à l’auberge ils rencontrèrent Aqa Nasru’llah-i-Ardakani, le serviteur de Aqa Siyyid Ahmad qui était assis avec les régisseurs de l’auberge et un certain nombre de débardeurs. L’Afnan demanda à son serviteur: "Pourquoi n’es-tu pas venu au Khan-i-Validih comme je te l’avais demandé ?" et Nasru’llah répondit que la police l’en avait empêché. Le lendemain matin, Jadhdhab, guidé par Nasru’llah, visita la tombe de Haji Shaykh Muhammad-’Ali que Baha’u’llah lui avait demandé de réparer et de couvrir d’une dalle de marbre. Nasru’llah lui ayant indiqué la tombe le quitta pour vaquer à ses affaires et retourna rapidement en ville.
Ayant terminé sa mission vers midi, jour de ‘Ashura, Jadhdhab retourna en ville pour y découvrir Siyyid Ahmad, Mirza Isma’il Khan et Haji Muhammad-Javad plongés dans la consternation. Après son départ ce matin, la police était venue les informer que l’ambassade de Perse avait reçu une plainte venant des deux Muhammad-’Ali – le Tabrizi et l’Isfahani. Ils accusaient Aqa Nasru’llah-i-Ardakani, le serviteur de Aqa Siyyid Ahmad de s’être introduit la veille dans leurs bureaux pendant qu’ils étaient invités à l’auberge de Khan-i-Validih, d’avoir brisé la serrure de leur coffre et d’avoir volé plusieurs milliers de livres ainsi que tous les documents pouvant prouver que les baha’is leur devaient de l’argent. Ils ajoutaient que ce voleur, suivant son maître, était sur le point de s’échapper en route vers Acre et qu’il devait être arrêté immédiatement. Jadhdhab rappela à Aqa Siyyid Ahmad qu’on l’avait prévenu de quitter la capitale ottomane immédiatement et sans délai. Quelques heures plus tard, lui et son serviteur étaient à bord d’un vapeur autrichien.

Jadhdhab vérifia qu’ils étaient bien partis et, de retour en ville, dut faire face à une citation à comparaître venant de l’ambassade persane. Ces jours-là, ni Mu’inu’l-Mulk l’ambassadeur, ni Haji Mirza Najaf-’Ali Khan son représentant, qui avaient tous deux des relations amicales avec Jadhdhab, n’étaient à Istanbul. Le consul était un Arménien, Uvanis Khan, qui deviendrait plus tard ambassadeur de Perse à Tokyo, et qui ne connaissait pas tout ce qui s’était passé. La disparition d’Aqa Siyyid Ahmad et de son serviteur l’avait rendu furieux. Mais Jadhdhab sut lui résister, réussit à le convaincre que c’était par méchanceté que les plaignants avaient agi et qu’il n’y avait pas de problème de vol.

Nous avons déjà parlé dans ce chapitre de la relation tendue existant entre Mirza Aqa Khan et Aqa Muhammad-Tahir à cause du mariage de la fille de ce dernier avec Mirza Husayn-i-Sharif-i-Kashani. Dans les archives de Mirza Malkam Khan offertes à la Bibliothèque nationale de Paris par sa veuve, on trouve de nombreuses lettres écrites à Malkam par Mirza Aqa Khan. Et ces lettres sont vraiment surprenantes. En plus de vilipender Mirza Husayn-i-Sharif et de dénigrer Aqa Muhammad-Tahir, l’auteur y affirme des choses invraisemblables comme, par exemple, que les babis d’Istanbul croient que Malkam est le Christ descendu du ciel, dont le retour doit suivre le retour du Mahdi qui est le Qa’im de la famille de Muhammad. Mirza Aqa Khan dépasse les limites de la crédibilité en affirmant aussi que c’était le chef de ces babis (il devait penser aux azalis) qui avait dû leur donner des indications dans ce sens et, dans une autre lettre, il affirme que cette déclaration extraordinaire a été faite par le chef des babis. Qui pourrait être ce chef, sinon Mirza Yahya Subh-i-Azal ?
Mais est-il pensable que Mirza Yahya, aussi stupide soit-il, puisse avoir fait une déclaration aussi ridicule ? Mirza Aqa Khan, tout astucieux qu’il fut, ne connaissait-il pas mieux Mirza Malkam Khan pour lui écrire des bêtises pareilles dans le but de se faire bien voir ? Pour salir le nom de Mirza Husayn-i-Sharif, il alla jusqu’à dire à Malkam que ce "rustre" gendre de Aqa Muhammad-Tahir lui avait demandé, contre une forte rémunération, de composer un livre sur le Bab et les babis dont il avait une grande connaissance. Il avait beaucoup travaillé pour écrire ce livre*, disait-il, mais non seulement Mirza Husayn ne l’avait pas payé mais il le montrait à tout Istanbul comme preuve que Mirza Aqa Khan était un babi ! (Tout le monde savait, naturellement, que Mirza Aqa Khan et Shaykh Ahmad-i-Ruhi avaient épousé des filles de Mirza Yahya). Ces lettres de Mirza Aqa Khan à Mirza Malkam Khan prouvent abondamment sa nature intrigante.

* [nota: Il doit s'agir du tome intitulé Khulasatu'l-Bayan : sommaire du Bayan.]

Mirza Husayn-i-Sharif entra au service du gouvernement indien, prit sa retraite devenu riche et fut fait chevalier. Sir Mirza Husayn finit ses jours au Caire où il vivait dans une abondance remarquable. Il mourut sans descendance et lorsque son frère, Shaykh Mihdiy-i-Sharif-i-Kashani qui était maître d’école à Téhéran, se précipita au Caire, il eut la douleur de constater que le consul général de Perse en Égypte s’était emparé de toute la fortune de Sir Mirza Husayn-i-Sharif.

On connaît le destin de Mirza Aqa Khan-i-Kirmani et Shaykh Ahmad-i-Ruhi: ils furent emprisonnés et exécutés en 1896 [nota: voir page 414-415 après le début de ce chapitre]. Mais on ignore le destin des deux Muhammad-’Ali, le Tabrizi et l’Isfahani. Les intrigues et les malversations des partisans de Mirza Yahya à Istanbul causèrent beaucoup de chagrin à Baha’u’llah jusqu’à la fin de sa vie, provoquant la perte d’une vie précieuse, ridiculisant et méprisant, pendant un certain temps, des hommes de grande intégrité dont la probité et la crédibilité étaient largement reconnues par tous. Mais ils ne laissèrent pas de marques indélébiles dans les annales de la religion de Baha’u’llah. L’Arche du salut résista à toutes les tempêtes et à toutes les pressions de l’époque.


41. Extraits d’une autobiographie


Photo: la généalogie paternelle du Bab


Photo: Mirza Aqa Afnan, Nuri'd-Din


Photo: lieux saints baha'is à Acre et à Haifa


Photo: spécimen de "l'écriture de révélation" écrite par Mirza Aqa Jan. C'est le 3ème Tajalli de la tablette de Tajalliyat.


Photo: site du jardin de Junaynih au nord d'Acre.


Photo: le jardin de ridvan


Photo: une vue du manoir de Bahji avant que les jardins actuels soient dessinés.


Photo: la manoir de Bahji

Voici quelques pages de l’autobiographie de Haji Mirza Habibu’llah Afnan, fils de Aqa Mirza Aqa que Baha’u’llah nomma Nuri’d-Din, Lumière de la foi. Le père de Aqa Mirza Aqa était Haji Mirza Zaynu’l-’Abidin, qui était le cousin de Siyyid Muhammad-Rida, le père du Bab. Un autre cousin du père du Bab, Mirza Mahmud-i-Khushnivis (le calligraphe) eut un fils nommé Haji Mirza Muhammad-Hasan (1815-95) qui, sous le nom de Mirzay-i-Shirazi devint le plus éminent mujtahid chiite de son temps. Haji Siyyid Javad, l’Imam-Jumih de Kirman, lui aussi un grand personnage de son temps, était un autre cousin du père du Bab. Comme Mirzay-i-Shirazi, il croyait secrètement en son glorieux cousin, convaincu qu’il était le Qa’im de la Famille de Muhammad. Nul n’entendit jamais tomber de leurs lèvres une condamnation de la religion du Bab et, chaque fois que ce fut possible, ils en protégèrent les disciples. Un des exemples les plus éclatants est le respect et la considération dont fit preuve l’Imam-Jum’ih de Kirman envers Quddus.

La mère de Aqa Mirza Aqa, Zahra Bigum, était la soeur de Khadijih Bigum la femme du Bab, toutes deux étant les filles de Mirza ‘Ali, un marchand de Chiraz. Et la mère de Haji Mirza Habibu’llah (voir addenda V) était Maryam-Sultan Bigum, une fille de Haji Mirza Abu’l-Qasim, l’un des frères de la femme du Bab. L’autre frère était Haji Mirza Siyyid Hasan, appelé Afnan-i-Kabir, le grand Afnan.

Le premier membre de la famille à embrasser avec zèle la cause de leur parent fut sa femme, suivie par Haji Mirza Siyyid ‘Ali, un oncle maternel appelé Khal-i-A’zam: le Très-Grand-Oncle, qui était devenu son tuteur lorsque le Bab devint orphelin et qui fit partie des sept martyrs de Téhéran.

Aqa Mirza Aqa, Nuri’d-Din, fut le troisième à le faire. C’est sa tante maternelle, la femme du Bab, qui le guida vers la religion babie et l’aida à la comprendre et à l’accepter. À son tour, Aqa Mirza Aqa convainquit Haji Mirza Siyyid Muhamad, appelé Khal-i-Akbar, un autre oncle maternel du Bab, qui voyagea jusqu’en Irak, sous couvert d’un pèlerinage aux villes saintes, afin de rencontrer Baha’u’llah.

Très vite, dans tout Chiraz et au-delà, Aqa Mirza Aqa, Nuri’d-Din, devint si connu comme disciple fervent et dévoué de Baha’u’llah que sa vie fut en danger, surtout à la suite du martyre, à Ispahan, du Roi des martyrs et du Bien-Aimé des martyrs. Les membres plus âgés de la famille, présidés par Haji Mirza Abu’l-Qasim, le beau-père de Aqa Mirza Aqa, Nuri’d-Din, jugèrent préférable qu’il quitte la ville immédiatement. Comme le rapporte son fils Haji Mirza Habibu’llah, en vingt-quatre heures il quittait Chiraz en route pour Bombay où il s’installa pendant un certain temps avant d’aller installer à Port-Saïd un commerce appelé Nurid-Din Hasan.

Zahra Bigum, la mère de Aqa Mirza Aqa, mourut en octobre 1889 et, quelques mois plus tard, Baha’u’llah demanda à toute la famille de venir en Terre sainte. Mirza Jalal, le fils aîné, resta à Chiraz comme gardien de la maison du Bab. Haji Mirza Habibu’llah avait alors quatorze ans. Lui, sa mère Maryam-Sultan Bigum, sa soeur Tuba Khanum, ses frères Mirza Buzurg et Mirza Diya’u’llah, un serviteur baha’i de Kashan, et Zivar-Sultan Khanum dont le fils, Aqa Mirza Hadi sera le père de Shoghi Effendi, le futur Gardien de la foi baha’ie, quittèrent Chiraz pour la Terre sainte. Leur voyage vers Bouchir à travers les passes montagneuses, la même route que le Bab avait parcourue quatre fois, fut très pénible et à l’arrivée, la chaleur excessive les rendit tous malades. Haji Mirza Habibu’llah écrit: À Bouchir, nous restâmes dans la maison de Haji Mirza ‘Abdu’llah Khan, oncle de Muvaqqari’d-Dawlih, qui était de nos parents. Lorsque Muhammad Khan-i-Baluch fut emprisonné à Chiraz, il s’arrangea pour le libérer… Plus tard, à Acre, au temps de la Perfection bénie, je rencontrerai ce Muhammad Khan qui était devenu berger".

Après plus d’un mois à Bouchir, le groupe continua par la mer, traversant le golf Persique et la mer Rouge, ce qui n’était pas sans danger. Près de la ville de Lingih, proche d’Aden, le navire fut frappé par une terrible tempête, un trou apparu dans la coque et, plus loin, sur la mer Rouge, le moteur prit feu. Après ces frayeurs, ils arrivèrent à Port-Saïd où ils furent accueillis par leur père, Aqa Siyyid Aqa et un frère aîné. "Nous restâmes sept mois à Port-Saïd, écrit Haji Mirza Habibu’llah, puis mon père supplia la Perfection bénie de nous permettre d’atteindre sa présence, ce qui fut accordé."

Par bateau, ils arrivèrent, fin juillet 1891, à Haïfa où Baha’u’llah résidait alors. Haji Mirza Habibu’llah écrit: "Feu Jinab-i-Manshadi nous accueillit à bord suivant les ordres de la Perfection bénie, arrangea notre débarquement, nous fit passer la douane et nous conduisit jusqu’à la tente de Baha’u’llah qui était dressée au pied du mont Carmel. Je n’ai pas oublié ce jour. C’était tôt le matin, le soleil n’était pas encore très haut au-dessus du mont, l’air était très frais et vivifiant. Dans la tente, Jinab-i-Manshadi nous parlait, demandant des nouvelles des baha’is de Chiraz, lorsque soudain, Mirza Mustafa (appelé Abu-Hurayrih, d’après le nom d’un disciple inconstant de Muhammad), un serviteur de Baha’u’llah qui plus tard brisera l’Alliance, entra pour nous conduire dans la maison en présence de la Perfection bénie *.

* [nota: Baha'u'llah fit planter sa tente sur les pentes du mont Carmel. On en connait la position exacte qui est, depuis des années, la possession du centre mondial baha'i. Pendant ces séjours à Haïfa il loua aussi des maisons dans le voisinage de la colonie allemande. Quant à Mirza Mustafa, dont le père mourut en martyr (voir dans l'index à l'entrée : Mirza Mustafa-i-Naraqi) il suivit Muhammad-'Ali et finit ses jours près de Tibérias dans une propriété appartenant à Mirza Majdi'd-Din.]

Il repoussa le rideau. Tous nos espoirs et nos voeux les plus chers étaient accomplis. La beauté Abha se tenait au milieu de la pièce. Nous fûmes bouleversés d’être en sa présence et de voir son lumineux visage… Nos pleurs coulaient sans retenue pendant que nous tournions autour de sa Personne bénie. Il s’assit sur le divan et nous invita à nous asseoir aussi. Nous nous assîmes, tous les quatre frères, par terre. Sur notre droite, Mirza Aqa Jan était assis avec le samovar et le service à thé devant lui. La Perfection bénie lui dit: "Sers du thé aux jeunes Afnan qui viennent juste d’arriver" Puis, se tournant vers nous: "O fleurs de la roseraie de l’honoré Afnan ! Vous êtes bienvenus, vous êtes les bienvenus ! Votre départ de Chiraz fut très difficile et pénible. La volonté de Dieu et la détermination de Jinab-i-Afnan vous a menés jusqu’au Seuil sacré. Entourés de danger pendant votre voyage en mer, Dieu vous protégea. Voyez: aujourd’hui même des milliers de gens marchent entre Safa et Marwih [sur un pied]*.

* [nota: Jalali'd-Din-i-Rumi, le plus grand poète mystique de Perse.]

Le Bien-Aimé du monde de l’existence réside en ce pays, mais tous sont négligents, insouciants, inconscients, ignorants. Vous êtes les vrais hajis (pèlerins)" Il répéta trois fois: "Vous êtes les vrais pèlerins". Alors que j’écoutais, émerveillé, les paroles du Bien-Aimé des mondes, des vers de Mawlavis* me vinrent à l’esprit: (1)
* [nota: Jalali'd-Din-i-Rumi, le plus grand poète mystique de Perse.]

O hajis ! Vous qui avez accompli le hajj, où êtes-vous, où êtes-vous ?
Le Bien-Aimé est ici, venez, venez.
Le Bien-Aimé est votre voisin, de l’autre côté du mur ;
Pourquoi vous perdre dans le désert sauvage ?

À l’instant même, la Perfection bénie se tourna vers moi et dit: "Les mystiques ont des choses à dire sur ce sujet." Puis il demanda à Mirza Aqa Jan de nous reverser du thé. Nous quittâmes ensuite sa présence.

On avait loué pour nous la maison proche de la sienne. Nous habitions à proximité de la demeure de la Beauté Abha. D’avoir atteint son seuil béni, de rencontrer des vétérans de la Foi et des résidents de Terre sainte, avait tout effacé de notre esprit. La douceur de la vie et les extases spirituelles que nous connûmes pendant ces journées dépassent la description… Il faisait alors très chaud à Haïfa en cette période et, n’y étant pas habitués, nous tombions souvent malades. Mais les générosités de notre Seigneur bien-aimé étaient illimitées. Les flots de l’océan de sa générosité et de sa bonté se répandaient constamment. Je me souviens d’un jour où nous avions été appelés en sa présence à trois heures de l’après-midi. Mirza Habibu’llah avait alors une forte fièvre et son frère aîné tenta de le dissuader de nous accompagner, mais en vain. Il écrit: "Se tournant vers moi la Perfection bénie dit: "Tu es fiévreux". J’inclinais la tête pour acquiescer. Il ajouta: "La fièvre fait partie de ce pays. Quiconque y vient doit l’attraper." Puis il commanda du thé pour nous. Je commençais à transpirer au point que mes vêtements en furent trempés. Alors la Perfection bénie dit: "Va te changer. La fièvre ne t’embêtera plus." Pendant les neuf mois que nous restâmes en Terre sainte, je n’eus plus jamais de fièvre."

Après quinze jours, l’aîné des quatre frères retourna à Port-Saïd et leur père put venir en Terre sainte. La nouvelle de la mort des sept martyrs de Yazd attrista profondément Baha’u’llah. Mirza Habibu’llah indique que pendant neuf jours toute révélation cessa et que personne ne fut admis en sa présence. Puis, le neuvième jour, tout le monde fut convoqué. La tristesse profonde qui l’enveloppait était indescriptible. "Il parla longuement des Qadjar et de leurs oeuvres. Puis il cita les évènements de Yazd et, avec sévérité, la Langue de grandeur parla ainsi de Jalalu’d-Dawlih et de Zillu’s-Sultan: "Zillu’s-Sultan m’a écrit, de sa main, une lettre et me la fit porter par Haji Sayyah [Haji Muhammad-’Aliy-i-Sayyah]. Il me demandait de l’aider avec les babis à supprimer son Shah-Baba [son père, le chah]. "Si vous m’aidez, m’écrivit-il, je vous donnerai la liberté, une reconnaissance officielle, et je vous aiderai et vous soutiendrai, je ferai amende honorable pour le passé. Quoi qu’ait fait Shah-Baba, je ferai l’exact contraire." La lettre était pleine de ce genre d’affirmations.
Voici quelle fut notre réponse: "Il est obligatoire pour nous deux, toi comme moi, de prier pour le chah. Ne m’écris plus jamais ce genre de lettre. Ne fais plus jamais ce genre de demande à cet opprimé. Nous nous sommes levé pour améliorer les moeurs d’un certain nombre de gens à qui le monde a fait du tort. Si nous recherchions le pouvoir, quel poste serait mieux que celui d’un vizir en Perse ?" Cette réponse reçue, il perdit tout espoir de nous manipuler et agit maintenant de cette manière. Si nous envoyions sa lettre à Nasriri’d-Din Shah, il serait écorché vif. Mais Dieu est celui qui cache, il cache les actes de ses serviteurs." Puis il ajouta: "Ne soyez ni tristes ni découragés. Que votre coeur cesse de pleurer. L’arbre sacré de la cause de Dieu est fertilisé par le sang des martyrs. Un arbre qui n’est pas arrosé ne croît pas et ne donne pas de fruits. Avant longtemps, le nom des Qadjar sera oublié et le pays de Perse en sera purifié." Quant à Jalalu’d-Dawlih, la Perfection bénie dit: "Les actes de cet ingrat ont fait couler des larmes de sang aux habitants du paradis" Trente-deux ans plus tard, le règne des Qadjar prit fin et ils furent renversés." La première tablette révélée après les neuf jours fut Lawh-i-Dunya (Épître au monde) dont fut honoré Aqa Mirza Aqa. La référence à Jalalu’d-Dawlih se trouve dans cette épître: "Le tyran du pays de Ya (Yazd) a commis ce qui fit pleurer des larmes de sang à l’assemblée céleste" (2) Une copie de l’Épître au monde, calligraphiée par Zaynu’l-Muqarrabin, fut offerte par Baha’u’llah lui-même à Haji Mirza Buzurg, un frère aîné de Haji Mirza Habibu’llah.

L’auteur continue: "Quinze jours après l’arrivée de mon père, alors que notre temps de séjour tirait à sa fin, une épidémie de choléra éclata en Syrie et au Liban. Le gouvernement décréta la mise en quarantaine des frontières. Mon père demanda la permission de partir, elle lui fut refusée ; pas tant que l’épidémie ferait rage. Ce fut pour nous une félicité suprême. L’automne arriva et l’air d’Acre et de Haïfa s’améliora. La Perfection bénie quitta Haïfa pour s’installer à Bahji. On nous proposa une petite maison proche du manoir… Elle était située en sorte que nous voyions la pièce bénie où il résidait. En nous levant à l’aube pour prier, nous pouvions voir cette pièce déjà éclairée où des épîtres étaient révélées. La Perfection bénie faisait des va-et-vient dans cette pièce et le secrétaire écrivait. Dans mon souvenir, c’était toujours Mirza Aqa Jan qui écrivait le Verbe révélé. En ce temps-là, feu Mirza Yusuf Khan-i-Vujdani et feu Aqa Siyyid Asadu’llah-i-Qumi donnaient, dans le manoir, des cours particuliers aux Branches. La Perfection bénie avait enjoint à mes frères et à moi de suivre ces leçons. Tous les jours nous allions, au rez-de-chaussée du manoir, dans une pièce utilisée comme salle de classe, afin d’y suivre les cours. C’est feu Mishkin-Qalam qui nous enseignait la calligraphie…

"Le premier jour de Muharram 1309 (7 août 1891), la Perfection bénie célébrait l’anniversaire de la naissance du Bab*.
* [nota: À cause du calendrier lunaire utilisé ici, la date du calendrier chrétien varie.]
Mon père était corpulent et, souffrant de rhumatismes, il ne pouvait s’asseoir sur le sol. La Perfection bénie dit: "Apportez une chaise pour l’Afnan" puis, "Apportez des chaises pour ses fils aussi" Et ainsi nous nous assîmes sur des chaises… La Perfection bénie distribua elle-même des baklavas aux personnes présentes. Puis elle dit: "Nous sommes le jour où Hadrat-i-Mubashshir [le Héraut] est arrivé dans ce monde en l’illuminant de sa lumière. Nous avons toutes les raisons de nous réjouir…" le lendemain, deuxième jour de Muharram, était l’anniversaire du Maître des jours et du monde de l’existence [Baha’u’llah]. Au matin, tous les pèlerins et les résidents furent convoqués en sa sainte présence.
Il parla de la sublimité de sa venue, du pouvoir de la Plume suprême, des circonstances de son exil et de son arrivée dans la Plus Grande Prison. Puis il parla longuement des agressions et de transgressions des tyrans et des ecclésiastiques. Il dit: "Nasiri’d-Din Shah et ‘Abdu’l-’Aziz ont péché contre nous et ont endommagé le corps de la cause de Dieu. La tyrannie de ‘Abdu’l-’Aziz était de loin la pire car il a banni, sans raison aucune, celui que les mondes ont maltraité dans la plus grande prison. Alors que Nasiri’d-Din Shah se mettait en colère chaque fois qu’en touchant ses membres il sentait les plombs sous sa peau, à la suite des actes inconsidérés des croyants des premiers jours. Et cela lui faisait commettre des actes cruels et adopter des mesures tyranniques contre les croyants, répandant le sang d’innocents. En dépit des actes du chah et du gouvernement, les amis ne cessent de démontrer ouvertement leur foi et ne prennent aucune précaution. Comment les en blâmer ? Ces deux grandes fêtes ont été unies en une seule, augurant d’un futur éclatant." Puis la Perfection bénie récita ces deux vers de Hafiz:

Ces jours plus amers que le venin passeront
Et les jours doux comme le miel reviendront. (3)
Elle nous redonna des douceurs et nous quittâmes sa présence.

J’ai déjà indiqué que notre maison était adjacente au manoir. Nous avions l’habitude de nous lever à l’aube pour prier. Un matin, avant le lever du soleil, un serviteur vint annoncer que la Perfection bénie venait chez nous. Il plaça cette couronne d’honneur éternel sur la tête de ces serviteurs. Cette nouvelle nous fit pleurer de joie et nous sortîmes en hâte. Nous vîmes sa personne bénie venir vers notre maison dans toute sa gloire et sa puissance. Nous nous prosternâmes en lui baisant les pieds. La terre foulée par ses pieds bénis, nous en fîmes le khôl de nos yeux… Il entra dans notre maison, nous offrant cet honneur éternel. Je lui offris une tasse de thé qu’il but à moitié avant de me la rendre. Il m’offrit un chapelet noir, en bois d’olivier, qu’il portait. Ce chapelet, qui m’est aussi précieux que la vie, est maintenant dans les archives de la maison [du Bab] à Chiraz.

J’ai aussi indiqué que la pièce bénie où il vivait était visible de notre maison. Nous l’aperçûmes plusieurs fois, à l’aube et au petit matin, exprimer le Verbe révélé et Mirza Aqa Jan l’écrire à mesure. Mirza Aqa Jan avait plusieurs calames, bien coupés et bien épointés, de l’encre et du papier tout prêts. Le flot des versets tombant du ciel de la révélation était rapide, comme la houle d’un océan impétueux. Mirza Aqa Jan écrivait aussi vite qu’il pouvait, si vite que parfois le calame lui sautait des doigts. Il en prenait alors immédiatement un autre, mais il arrivait qu’il ne puisse tenir le rythme. Il disait: "Je suis incapable d’écrire" et la Perfection bénie répétait ce qu’elle venait de dire.

Haji Mirza Habibu’llah raconte que Baha’u’llah avait demandé à Haji Mirza Buzurg d’écrire une copie de Qasidiy-i-’Izz-i-Varqa’iyyih, le poème qu’il avait composé à Sulaymaniyyih. Le travail finit, Baha’u’llah lui donna un plumier fait à Ispahan qui comportait une écritoire en argent. Il fait aujourd’hui partie des archives de la maison du Bab. Une autre fois, Baha’u’llah appela Haji Mirza Habibu’llah et lui dit qu’il avait demandé à Mirza Yusuf Khan et à Aqa Siyyid Asadu’llah de faire très attention à son instruction, puis il lui donna une bouteille d’eau de rose en disant: "Cette eau de rose vient de Qamsar de Kashan. Elle a mis quarante jours pour arriver ici. Dieu a créé cette eau de rose pour des jours comme celui-ci qui est le Seigneur des jours." Haji Mirza Habibu’llah dit regretter n’avoir pas gardé un peu de cette eau de rose qu’il distribua au cours des années à tous les amis.

Ensuite, Haji Mirza Habibu’llah raconte d’une manière détaillée, une journée en présence de Baha’u’llah au jardin de Junaynih. Abu-Hurayrih vint un soir annoncer que le lendemain Baha’u’llah voulait visiter Junaynih et qu’il avait invité tout le monde, pèlerins et résidents, à se joindre à lui. Cette nuit-là, la joie ressentie à l’idée de passer toute une journée en présence de la Perfection bénie les tint tous éveillés. Le soleil n’était pas levé qu’ils étaient tous réunis devant les portes du manoir. Une heure plus tard, Baha’u’llah sortit et enfourcha un âne blanc qui lui avait été offert par Aqa Ghulam-’Ali et Aqa Muhammad-Hashim, tous deux de Kashan. C’était une magnifique matinée. En chemin vers le jardin de Junaynih où tout avait été préparé pour l’arrivée de Baha’u’llah, l’air était frais et revigorant. Haji Khavar, qui résidait depuis des années en Terre sainte et qui était plutôt grand, tenait une ombrelle au-dessus de la tête de Baha’u’llah pour le protéger du soleil. Et c’est ainsi qu’ils arrivèrent au jardin. Après le déjeuner, ‘Abdu’l-Baha devait arriver d’Acre et Baha’u’llah leur dit: "Aqa arrive, allez vite à sa rencontre."
Haji Mirza Habibu’llah écrit qu’il arriva plusieurs fois, alors que ‘Abdu’l-Baha approchait du lieu où les gens étaient réunis en présence de Baha’u’llah, que celui-ci leur dise: "Aqa arrive, allez vite à sa rencontre." ‘Abdu’l-Baha approcha alors, entouré de tous, et vint très humblement en présence de la Perfection bénie qui dit: "Le jardin n’était pas assez agréable ce matin, mais maintenant, avec l’arrivée d’Aqa, il est devenu très plaisant." Puis, se tournant vers ‘Abdu’l-Baha: "Dommage que tu n’aies pas pu venir ce matin." ‘Abdu’l-Baha répondit: "Le gouverneur et d’autres avaient prévenu qu’ils passeraient ce matin. Il a fallu que je les reçoive et leur offre l’hospitalité." La Perfection bénie sourit et dit: "Aqa est notre bouclier et le bouclier de tous. Tous ici vivent à l’aise, dans le confort et le calme. Fréquenter ces gens-là est très difficile et c’est Aqa qui s’occupe de tout et fournit les moyens pour le bien-être et la paix de tous. Que Dieu le préserve du mal de tous les envieux et des méchants." Baha’u’llah continua: "Un jour à Bagdad, un mendiant demandait l’aumône. Je lui donnais un majidi et il me dit: "Va en paix, jeune homme, que Hadrat-i-’Abbas t’aide."* Il pria pour nous et ce fut une bonne prière." C’est une heure avant le coucher du soleil que Baha’u’llah rentra sur son âne et, comme dans la matinée, tous l’accompagnèrent jusqu’aux portes du manoir où ils le quittèrent.

* [nota: Haji Siyyid 'Ali Afnan, fils de Haji Mirza Siyyid Hassan - Afnan-i-Kabir]

Haji Mirza Habibu’llah conte un autre incident: "Le jardin de Jamal était l’un des jardins éloignés d’Acre mais proches du manoir de Bahji. En passant dans ce jardin, on avait une belle vue sur le manoir. La porte de la pièce de séjour de la Perfection bénie donnait dans cette direction et, chaque fois que ‘Abdu’l-Baha approchait par cette route, dès que le manoir était en vue, il descendait de cheval et faisait le reste du chemin à pied dans une attitude d’humilité et de profond respect. Je me souviens très bien du jour où nous étions tous en présence de la Perfection bénie avec les Aghsan et d’autres, dont Nabil-i-A’zam, Afnan-i-Kabir, Aqa Riday-i-Shirazi, Ustad Muhammad-’Aliy-i-Salmani, Mishkin-Qalam, mon père et Aqa Muhammad-Hasan dans la maison des pèlerins. Soudain, la Perfection bénie, se retournant pour regarder la plaine, vit ‘Abdu’l-Baha approchant du manoir. Il dit: "Aqa arrive, allez l’accueillir." Nous nous précipitâmes et, entourant "celui autour de qui tournent tous les noms" [‘Abdu’l-Baha] nous revînmes jusqu’à la présence de la Perfection bénie."
Haji Mirza Habibu’llah cite encore un certain nombre de gens qui étaient présents, qui assistèrent à tout cela et qui pourtant, des années plus tard, allaient briser l’Alliance. Il faut savoir que ces années-là, Baha’u’llah avertissait souvent les croyants de la nécessité de rester ferme et loyal à l’Alliance. Un jour, il montra du doigt Mirza Muhammad-’Ali, Mirza Diya’u’llah et Mirza Badi’u’llah et leur dit: "Si l’un de nos Aghsan quittait, fut-ce pour un moment, l’ombre de la Cause, il cesserait d’avoir une quelconque importance." Une autre fois, ils étaient en présence de Baha’u’llah et Mirza Diya’u’llah entra en disant: "Aqa demande la permission d’aller avec tous les amis au jardin de Junaynih." "Qui demande cela ?" demanda Baha’u’llah. Mirza Diya’u’llah répondit: "Aqay-i-Ghusn-i-Akbar" [la Grande-Branche]. Avec colère, Baha’u’llah répliqua: "Il n’y a qu’un seul Aqa [Maître, sans autre précision], tous les autres ont un nom. Cet Aqa est "Celui autour de qui tournent tous les noms.", Ghusn-i-A’zam (la Plus-Grande-Branche)."

Haji Mirza Habibu’llah se souvient d’une soirée dans le jardin de Ridvan, alors qu’ils étaient en présence de Baha’u’llah. L’air était frais, pur et parfumé ; il tombait une pluie légère. Baha’u’llah leur parla des jours de Bagdad, de Mirza Yahya et de ses partisans. Il leur rappela que Mirza Yahya avait épousé la soeur de Mulla Rajab-’Ali, la seconde femme du Bab puis l’avait donnée à Siyyid Muhammad-i-Isfahani, malgré l’injonction du Bab. Cet acte honteux avait empêché la mère du Bab de donner son allégeance à la Foi, disait Baha’u’llah, et l’on voyait sur son visage la tristesse que lui causait le souvenir de ces jours à Bagdad. Aqa Mirza Aqa, le père de Haji Mirza Habibu’llah, était aussi très affecté, mais Baha’u’llah lui dit: "Ne pleure pas. Loué soit Dieu, la mère de cet être saint a cru, à la fin de sa vie." Ce même après-midi, dans le jardin de Ridvan, Baha’u’llah parla de certains religieux chiites, de Nasiri’d-Din Shah et du sultan ‘Abdu’l-’Aziz, de leur échec total, malgré leurs grands efforts, dans leur tentative d’éteindre la lumière de la religion de Dieu. Il dit: "Avant longtemps, vous verrez des gens de toutes les nations se réunir à l’ombre de la tente de la Cause de Dieu."

Haji Mirza Habibu’llah se souvient qu’un autre jour, Baha’u’llah parla du martyr Mulla ‘Aliy-i-Sabzivari. C’est lui qui, alors qu’on le conduisait à l’échafaud, demanda au bourreau de lui ouvrir une veine et, lorsqu’une partie de sa gorge fut coupée, il emplit sa main de son sang et en teinta sa barbe blanche. Puis, se tournant vers la foule, il lança: "Écoutez-moi ! Le jour de son martyre, Husayn Ibn ‘Ali [ le troisième imam, martyrisé à Kerbéla] dit: "Y a t-t-il quelqu’un vraiment capable d’obtenir la victoire, qui puisse venir à mon aide ?" Et moi je dis, à vous tous, y a-t-il quelqu’un vraiment capable de voir, qui puisse me contempler ?" Et Baha’u’llah, après avoir raconté l’histoire, répéta plusieurs fois "Quelles paroles lourdes de sens exprima cet homme et voyez comme il témoigna avec son précieux sang, de la vérité de sa foi ! Les gens le virent mais n’en furent pas émus et, sans pitié, ils mirent à mort cette âme innocente. Tous ces événements étonnants augmentent la grandeur de cette Cause bénie. Ils seront tous inscrits dans les pages de l’histoire et les générations futures en seront fières."

Une des personnes présentes ce jour-là était Haji Abu’l-Hasan de Chiraz, le père de Mirza Muhammad-Baqir Khan Dihqan (écrit couramment Dehkan). Il avait voyagé sur le même bateau que le Bab, tous les deux pèlerins vers La Mecque, et ce jour-là il demanda à Baha’u’llah: "Comment se fait-il que tant d’années après le martyre du Premier Point, Nasiri’d-Din Shah soit toujours au pouvoir, infligeant tant de blessures à la Foi et aux croyants, et que Dieu l’épargne, alors qu’après le martyre de l’imam Husayn, Yazid n’avait plus que trois ans à vivre ?" Baha’u’llah répondit: "Dieu lui a accordé sa grâce à cause des actes erronées de certains croyants des premiers jours, et de leur tentative de l’assassiner. Mais son temps est compté aussi, vous verrez."

Neuf mois étaient passés depuis l’arrivée d’Égypte du groupe, l’épidémie de choléra avait cessé et l’heure du départ avait sonné. L’autobiographie de Haji Mirza Habibu’llah décrit de manière poignante la dernière fois qu’ils furent en présence de Baha’u’llah. À la suite de cette rencontre, sur l’instruction de Baha’u’llah, sa mère reçut des mains de Baha’iyyih Khanum, la Plus-Grande-Feuille, une bague qui avait été portée par Baha’u’llah. Aujourd’hui, cette bague est dans les archives de la maison du Bab.


42. L’ascension de Baha’u’llah


Photo: 'Abdu'l-Baha le centre de l'Alliance de Baha'u'llah


Photo: vue aérienne du manoir de Bahji (mai 1979)


Photo: le mausolée de Baha'u'llah est au centre (photo de 1919). Le manoir et les autres bâtiments existants alors se voient derrière et de chaque coté.


Photo: entrée du mausolée de Baha'u'llah

Dans les premières heures du 29 mai 1892, quelques semaines seulement après le départ des Afnan, Baha’u’llah quitta son temple humain. Un télégramme rédigé par ‘Abdu’l-Baha porta la nouvelle au sultan ‘Abdu’l-Hamid, le despote de Turquie: "Le soleil de Baha s’est couché."

‘Abdu’l-Hamid de Turquie et Nasiri’d-Din Shah de Perse se réjouirent, inconscients du fait que le soleil de Baha continuerait de briller dans tout l’éclat du plein midi. Ses rayons continueraient de transmettre énergie et vie aux coeurs et à l’esprit des hommes en les revivifiant et en leur permettant de percer les sombres et denses nuages de la superstition, de la bigoterie et des préjugés, de dissiper les brumes épaisses et oppressantes du désespoir et de la désillusion et de jeter une lumière révélatrice sur les problèmes déroutants qui déconcertent une humanité rétive, épuisée et ballottée par les tempêtes. L’Homme, l’Homme ingrat, essaya d’atténuer sa brillance, de nier sa puissance, de rejeter ses dons, de mépriser ses prétentions… futiles et vaines tentatives car la preuve véritable du soleil reste le soleil.

À peine plus d’un siècle nous sépare de ces jours où Baha’u’llah vivait parmi les hommes. La religion qu’il a proclamée s’est répandue dans le monde, va de triomphes en triomphes et le resplendissant édifice qu’il a bâti est là, offrant certitude et paix à un monde en déséquilibre.

Dans son testament, Baha’u’llah désigna son fils aîné, celui que nous connaissons sous le nom de ‘Abdu’l-Baha (Serviteur de la Gloire), comme le centre de son Alliance avec tous les hommes, le seul interprète autorisé de son Verbe révélé. Son nom était ‘Abbas. Son père l’appelait Ghusnu’llahu’l-A’zam: la Plus-Grande-Branche, et Sirru’llah: le Mystère-de-Dieu. Baha’u’llah en parlait aussi en l’appelant, comme les baha’is, "Aqa", le Maître. C’est lui, le mystère de Dieu, qui choisit pour lui-même après l’ascension de son père, de s’appeler ‘Abdu’l-Baha.

Le testament de Baha’u’llah est un document vraiment unique. Jamais auparavant une Manifestation de Dieu n’avait, d’une façon si explicite, établi une Alliance destinée à protéger et à renforcer sa religion, ni désigné d’une manière aussi indubitable celui qui serait son successeur avec le pouvoir d’écarter les machinations des égoïstes, de garder pur et sans tache son Verbe, de préserver et de garder l’unité de ses disciples, d’interdire tout sectarisme et de bannir toute corruption. L’Alliance de Baha’u’llah est, d’après ‘Abdu’l-Baha lui-même, la "solide poignée" mentionnée, depuis la fondation du monde, dans les livres, les tablettes et les Écritures du passé, [...] le pivot de l’unité de l’humanité n’est rien d’autre que le pouvoir de l’Alliance. De plus, ‘Abdu’l-Baha l’affirme, la lampe de l’Alliance est la lumière du monde, et les caractères tracés par la plume du Très-Haut sont un océan sans limite.[...] La puissance de l’Alliance est semblable à la chaleur du soleil qui vivifie et favorise le développement de toutes les choses créées sur la terre. De la même façon, la lumière de l’Alliance est l’éducatrice des consciences, des esprits, des coeurs et des âmes des hommes. (1)

Le Gardien, Shoghi effendi, écrit aussi:

Célébré par l’auteur de l’Apocalypse comme l’arche de son testament (celui de Dieu), en rapport avec le rassemblement sous l’arbre d’Anisa (arbre de vie) dont parle Baha’u’llah dans les Paroles cachées, glorifié par lui dans d’autres passages de ses écrits comme l’arche de salut et la corde tendue entre la terre et le royaume Abha, cette Alliance a été léguée à la postérité sous forme d’un testament qui, avec le Kitab-i-Aqdas et plusieurs tablettes - dans lesquels le rang et la condition spirituelle d’Abdu’l-Baha sont révélés sans équivoque -, constituent les principaux supports que le Seigneur de l’Alliance a conçus pour protéger et soutenir, après son ascension, le Centre désigné de sa foi, l’artisan de ses institutions futures. (2)

C’est sur ce roc, le roc de l’Alliance, que l’édifice de l’Ordre mondial est construit. C’est cette arche, l’arche de l’Alliance, qui a porté la Cause de Baha’u’llah en sécurité à travers des tempêtes et des ouragans à l’intensité indépassable. Les nombreux Judas qui tentèrent de percer le bouclier de l’Alliance ne connurent que déconfiture.

Dans son testament, le Kitab-i-’Ahd (Livre de l’Alliance), Baha’u’llah écrit:

Bien qu’il n’existe aucune des vanités du monde dans le royaume de gloire, Nous avons cependant légué à nos héritiers, parmi les trésors de la confiance et de la résignation, un héritage parfait et inestimable. Nous n’avons pas transmis de trésors terrestres ni ajouté les soins qu’ils entraînent. [...] Le dessein de cet opprimé en supportant les malheurs et les tribulations, en révélant les versets sacrés et en fournissant des preuves, n’a été que d’éteindre la flamme de la haine et de l’inimitié afin que l’horizon du coeur des hommes soit illuminé par la lumière de la concorde et atteigne une paix et une quiétude réelles. [...] En vérité je le dis, la langue est faite pour mentionner ce qui est bien, ne la salissez pas de paroles inconvenantes. [...] Sublime est le rang de l’homme ! [...] Grand et béni est ce jour - jour où tout ce qui est latent chez l’homme a été et sera rendu manifeste. Sublime est le rang de l’homme s’il s’accroche solidement à l’honnêteté et à la vérité et s’il reste ferme et stable dans la cause. [...]

Ô vous qui vivez sur terre ! La religion de Dieu fut conçue pour l’amour et l’unité ; n’en faites pas une raison d’inimitié et de dissensions. Aux yeux des hommes perspicaces et des témoins de la vision très sublime, tout ce qui représente un moyen efficace pour sauvegarder et promouvoir le bonheur et le bien-être des enfants des hommes a déjà été révélé par la Plume de gloire. [...]

Ne laissez pas les voies de la justice être cause de confusion, ni l’instrument de l’union être une occasion de discorde. Nous serions trop heureux d’espérer que le peuple de Baha soit guidé par les paroles bénies: Dis: Toutes choses sont de Dieu. Cette parole exaltée est comme l’eau capable d’éteindre le feu de la haine et de l’inimitié qui couve dans le coeur et la poitrine des hommes. Par cette simple parole, les peuples et les tribus en lutte parviendront à la lumière de la vraie unité. En vérité, Il dit la vérité et montre la voie. Il est le Tout-Puissant, le Suprême, le Miséricordieux. (3)

Le Gardien écrit:

Dans ce document incomparable et de haute importance, l’auteur montre le caractère de cet excellent, cet inestimable héritage qu’il lègue à ses héritiers, indique de nouveau le but fondamental de sa révélation, enjoint les peuples du monde à s’accrocher fermement à ce qui élèvera leur condition, leur annonce que Dieu a pardonné ce qui est passé, souligne le caractère sublime de la condition humaine et révèle le but primordial de la foi de Dieu ; il invite les croyants à prier pour le bien-être des rois de la terre qui sont les manifestations du pouvoir et les aurores de la puissance et des richesses de Dieu, et il confie à ceux-ci le gouvernement du monde, choisit le coeur des hommes pour domaine propre, interdit catégoriquement la lutte et la discorde, commande à ses fidèles d’aider ceux des souverains qui sont parés des ornements de l’équité et de la justice, et recommande en particulier aux Aghsan [ses fils] de réfléchir à la force extraordinaire et au pouvoir consommé qui se trouvent dissimulés dans le monde de l’existence. Il leur ordonne de plus, ainsi qu’aux Afnan [parents du Bab] et à ses propres parents, de se tourner tous sans exception vers la Plus-Grande-Branche [‘Abdu’l-Baha] ; il l’identifie avec "celui que Dieu avait en vue", "celui qui est issu de cette Racine préexistante" dont il est parlé dans le Kitab-i-Aqdas. Il décide que le rang de la "Grande-Branche" (Mirza Muhammad’Ali) vient après celui de la "Plus-Grande-Branche" (‘Abdu’l-Baha). Il exhorte les croyants à traiter les Aghsan avec considération et affection, leur conseille de respecter sa famille et ses parents ainsi que ceux du Bab, refuse à ses fils tout droit à la propriété des autres et leur enjoint, ainsi qu’à ses parents et à ceux du Bab, de craindre Dieu, de faire ce qui est convenable et bienséant et de se conformer à ce qui élèvera leur état. Il invite tous les hommes à ne pas permettre que les mesures assurant l’ordre dégénèrent en cause de confusion ni que l’instrument de l’union devienne une occasion de discorde, et il conclut par une exhortation invitant les fidèles à servir toutes les nations et à lutter pour l’amélioration du monde. (4)

Baha’u’llah avait quitté ce monde et beaucoup vinrent assister à ses obsèques. Ils ne lui avaient pas juré fidélité, ils n’avaient pas reconnu en lui le Rédempteur de l’humanité, mais ils connaissaient la stature de l’être qui venait de les quitter. Ils venaient de tous les milieux, de toutes les sectes, de toutes religions, de toutes les nations ; il y avait des fonctionnaires, des notables, des prêtres, des érudits, des poètes, des hommes de lettres, des riches et des pauvres. On remarquait des druzes, des musulmans sunnites et chiites, des chrétiens de diverses églises et des juifs. Depuis des villes connues dans l’histoire du monde, comme Damas et Alep ou le Caire, ils envoyaient des éloges, des poèmes, des panégyriques et des hommages. Pourtant, au moment de son ascension, Baha’u’llah était toujours prisonnier du gouvernement turc. Aucun édit impérial venant du sultan ne l’avait libéré.

Quelle différence entre le jour de son ascension, alors que la plaine entre Acre et le Manoir de Bahji regorgeait d’une foule venue lui rendre hommage et se lamenter sur sa perte, et ce jour lointain, près de vingt-quatre étés avant, où une horde de gens ignorants s’étaient réunis sur le front de mer d’Acre, attendant son arrivée pour l’insulter et se moquer de lui. Son destin alors semblait être une défaite complète, permanente et absolue et maintenant, son triomphe était total.

Étranges, en vérité, et impressionnants, furent les contrastes de son séjour parmi les hommes, et particulièrement en Terre sainte.

Insulté dans sa province natale, dépouillé de toutes les possessions qu’il avait en abondance, deux fois emprisonné dans de répugnantes prisons pour voleurs et hors-la-loi, quatre fois exilé, lâchement trahi par un frère qu’il protégeait, forcé de rechercher la solitude dans des montagnes désolées, attaqué férocement par les puissants et les misérables, il tint bon avec une assurance et une constance qu’aucune adversité ne put ébranler, qu’aucun cataclysme ne put contrarier. Et à un nombre croissant de fidèles, il conféra le don suprême dont Jésus parla à Nicodème lorsque ce noble juif le rencontra au coeur de la nuit: le don d’une seconde naissance. Il toucha le coeur de nombreux hommes et, par son pouvoir divin, gagna leur fidélité. Ses disciples n’étaient pas les seuls à ressentir son envergure et son charisme. Beaucoup de ceux qui avaient commencé par le renier, le vilipender et s’opposer à lui, furent finalement conquis par son charme, sa majesté, sa gentillesse et la radiance de son être. Nombreux furent ses adversaires qui, sans aller jusqu’à s’enrôler dans les rangs de ses fidèles, témoignèrent de sa suprématie et s’en firent les défenseurs.

En ce jour d’été, où était le fier ‘Abdu’l-’Aziz, le sultan turc qui avait décrété son exil et son incarcération ? Où était le hautain Napoléon III, empereur des Français, qui avait dédaigné ses injonctions ? Battus, oubliés. Et Nasiri’d-Din, le "tyran de Perse", qui l’avait expulsé de son pays natal et l’avait forcé deux fois à prendre la route de l’exil ? Cinq ans après l'ascension de Baha'u'llah, il tombera sous les balles d'un assaillant, la veille même de son jubilé. L’histoire montre que terrible fut la chute de tous ceux qui, puissants ou misérables, osèrent défier Baha’u’llah et réfuter sa souveraineté. Mirza Yahya, le frère qui avait refusé son autorité et comploté sa mort, mourut obscurément à Chypre, plus de trente ans après avoir, en 1878, obtenu sa liberté. Or, pendant toutes ces mornes années, bien que libre d’agir et de bouger, il resta un homme incapable d’user de sa liberté. À la fin, en 1912, il était si abandonné de tous que, d’après le témoignage écrit de son fils, il n’y eut personne du "peuple du Bayan" pour le porter en terre suivant les prescriptions de la religion babie.

Aucun de ceux qui s’opposèrent à Baha’u’llah, tentèrent de détruire sa cause ou ses disciples, n’échappa à la honte, aux catastrophes et à l’humiliation.

Le même télégramme qui donnait la nouvelle de l’ascension de Baha’u’llah, informa aussi le sultan que son temple terrestre serait déposé dans une maison proche du manoir de Bahji, ce que ‘Abdu’l-Hamid accepta.

Le Gardien écrit:

Baha’u’llah fut donc emmené pour son dernier repos dans la pièce la plus septentrionale de la demeure de son gendre* qui, des trois maisons contiguës au manoir, à l’ouest, occupait la position nord. Il fut inhumé peu après le coucher du soleil, le jour même de son ascension.

* [nota: Chosroes I, le monarque sassanide. Ces vers sont de Sa'di.]

L’inconsolable Nabil, qui avait eu le privilège d’une audience privée avec Baha’u’llah pendant sa maladie, et que ‘Abdu’l-Baha avait chargé de choisir les extraits constituant la prière de souvenance qu’on récite maintenant dans le très saint tombeau, Nabil qui, dans sa douleur intolérable, se jeta dans la mer peu après la disparition de son Bien-Aimé, décrit ainsi l’agonie de ces journées: "Il me semble que la commotion spirituelle qui s’est emparée du monde de poussière a fait trembler tous les mondes de Dieu… Je suis incapable de dépeindre, ni mentalement ni de vive voix, les conditions dans lesquelles nous nous trouvions… Au milieu de la confusion qui régnait, on pouvait voir une multitude de gens, habitant Acre et les villages voisins, se presser dans les champs entourant le manoir, et qui pleuraient, se frappant la tête et exhalant leur chagrin à grands cris."

Pendant toute une semaine, un grand nombre de pleureurs, riches ou pauvres, restèrent avec la famille endeuillée, prenant part à sa désolation, partageant jour et nuit la nourriture distribuée avec largesse par ses membres. Des notables, parmi lesquels on comptait des chiites, des sunnites, des chrétiens, des juifs et des druzes ainsi que des poètes, des oulémas et des fonctionnaires du gouvernement s’unirent pour déplorer la perte et pour exalter les vertus et la grandeur de Baha’u’llah, beaucoup d’entre eux lui rendant un témoignage écrit, en vers et en prose, soit en arabe, soit en turc. De tels hommages furent reçus, en provenance de villes lointaines telles que Damas, Alep, Beyrouth et Le Caire. Ces témoignages éclatants furent, sans exception, remis à ‘Abdu’l-Baha qui représentait maintenant la cause du chef défunt et à qui, dans ces apologies, les louanges étaient souvent mêlées à l’hommage qu’on rendait à son père.

Et pourtant, ces manifestations exubérantes de chagrin et ces marques de louange et d’admiration, que l’ascension de Baha’u’llah avait fait surgir spontanément chez les incroyants de Terre sainte et des pays environnants, ne furent qu’une goutte, comparées à l'océan de douleur et aux innombrables preuves de dévotion sans borne qui, à l'heure où le Soleil de Vérité se coucha, s'échappèrent du coeur des myriades de croyants qui avaient embrassé sa cause et qui étaient décidés à porter bien haut son étendard, en Perse, en Russie, en Irak, en Turquie, en Palestine, en Égypte et en Syrie.

Avec l'ascension de Baha'u'llah se termine une période qui, sous bien des rapports, reste sans parallèle dans l'histoire religieuse du monde. Le premier siècle de l’ère baha’ie avait atteint maintenant le milieu de son cours. Une époque que nulle période des dispensations antérieures ne surpassa pour sa sublimité, sa fécondité et sa durée, caractérisée, sauf pour un court intervalle de trois ans, par un demi-siècle de révélation continue et progressive, était révolue. Le message proclamé par le Bab avait produit son fruit d’or. (5)

Ce livre n’est qu’une futile tentative d’attraper un océan avec une tasse ou d’observer le soleil à travers un verre blanc ! Loin, très loin des efforts de l’homme est la possibilité de faire le portrait d’une Manifestation des qualités et des attributs du Dieu Tout-Puissant. Et particulièrement quand il s’agit de la vie de celui dont la venue implique "la maturité de toute la race humaine" et sous la direction de qui la terre deviendra une seule patrie.

Chapitre précédent Chapitres précédents Retour au sommaire