Les jardiniers
de Dieu
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Chapitre I - Les jardiniers de Dieu
Le soleil se couche sur la turquoise sombre
du golfe d'Haïfa, pétrifiée dans l'inaction d'un soir de shabbat, la ville basse
est étrangement silencieuse, un peu vide, un peu triste avec ses boutiques fermées,
ses rideaux baissés, ses docks déserts, ses rues vierges d'autobus et de taxis
collectifs, ses rares passants qui hâtent le pas.
Au-dessus d'elle le Mont Carmel grimpe en vagues alternées d'ocre sec et de
vert profond à l'assaut du ciel qui s'obscurcit. A mi pente, une coupole dorée
semble capter et garder pour elle seule la dernière lumière du jour. Elle coiffe
un édifice ni mosquée ni église et pourtant lieu saint: le mausolée où repose
Siyyid Ali Mohammed, dit le Bab (la Porte), annonciateur d'une religion toute
jeune, que certains disent nouvelle et d'autres renouvelée.
Nous sommes là pour la découvrir, explorateurs perplexes d'une planète dont
nous ne connaissons encore que les principaux reliefs, semblables à l'astronome
qui ne sait de l'astre observé à travers sa lunette que les creux et les bosses.
Pour notre voyage, bien sur, nous nous sommes munis d'une carte. Elle comporte
quelques lignes précises: la religion baha'ie est née en Iran, au milieu du
siècle dernier sur un terrain musulman. Elle englobe toutes les grandes religions
monothéistes qui l'ont précédée. Elle prône la tolérance, l'égalité de tous
les hommes et femmes de la terre devant Dieu, le pacifisme, le progrès et le
respect de la création. Elle n'a ni pape, ni prêtres, ni rites sacerdotaux,
ni sacrements, ni lieux spécifiques de prière.
A nous, journalistes passionnés par la découverte d'une foi qui n'en est qu'à
ses débuts, puisqu'elle date seulement d'un siècle et demi et se fonde encore
entièrement sur les enseignements et les écrits sans retouche de son prophète,
Baha'u'llah, d'où son nom de baha'isme, de remplir les blancs de la carte. Si
notre quête commence à Haïfa, en Terre sainte comme disent les baha'is, englobant
à la fois dans l'adjectif leur quadruple référence au tout a judaïsme, au christianisme,
à l'islam et à leur propre foi, c'est que là se trouvent réunis les lieux qu'ils
vénèrent: les tombeaux des fondateurs, et ce que l'on peut considérer comme
le noyau vital de leur communauté: le Centre Mondial Baha'i.
Nous nous y rendons le lendemain matin de notre arrivée, dans la tiédeur ensoleillée
d'un matin d'octobre au Proche-Orient, en notant au passage que le Mont Carmel,
avec ses belles avenues, ses parterres, ses maisons blanches au milieu des jardins
et des bosquets, doit être à la ville basse d'Haïfa ce qu'est en France Neuilly
aux banlieues industrielles du nord de Paris.
Au long du chemin, des bouffées de parfums, pins et fleurs mêlées, nous donnent
par moment l'illusion d'être en vacances, une fin d'été, sur la rive opposée
de la Méditerranée. Nous voilà à Golomb. en bordure d'un large boulevard que
les voitures dévalent et que les piétons hésitent à traverser, une monumentale
grille de fer forgé protège un somptueux parc en terrasses. Au fond, on aperçoit
une grande bâtisse blanche aux allures de temple grec avec colonnades et péristyle
les baha'is la nomment "Le siège de la Maison Universelle de Justice". Elle
est le haut lieu de leur foi. Derrière la grille, à l'abri d'une petite construction
vitrée, deux jeunes gens plutôt athlétiques en chemise impeccable et pantalon
net, veillent au grain, équipés de talkies-walkies. Il faut. avant qu'ils ouvrent
le portail, décliner son identité et préciser avec qui l'on a rendez-vous.
Nous les imaginons armés et ce luxe de précautions. chez des gens qui prônent
le pacifisme et l'ouverture à tous, nous gêne un peu, encore que par ces temps
de terrorisme, il soit tout à fait justifié. Nous constaterons fort peu de temps
après que les responsables du service de sécurité ne portent aucune arme, ne
pratiquent même aucun sport de combat jouent un rôle essentiellement dissuasif
et sont là surtout pour éviter d'intempestifs déferlements de curieux, saccageurs
de jardins, trublions de tous ordres. Nous reconnaissons l'un des deux. Il est
venu nous chercher la veille à l'aéroport de Tel Aviv, en compagnie d'un camarade
costaricain. Lui est suédois et nous salue en anglais d'un joyeux et chaleureux:
"Hello, il fait beau ce matin, passez une bonne journée" plutôt loin des propos
réglementaires d'une sentinelle sous les armes. L'impression d'avoir déjà un
familier dans ces lieux imposants est plutôt agréable. Tout au long de notre
séjour, nous retrouverons pareille chaleur et pareille gaieté chez la plupart
de nos interlocuteurs. Ce sera le premier trait commun aux baha'is dont nous
serons frappés.
Le malaise de l'entrée s'efface. Nous sommes dans la place. Sandra Todd, responsable
de l'information, vient nous accueillir. Elle est américaine. jeune, charmante
sous ses petits cheveux courts, très soignée dans sa mise, efficace et souriante.
Un pied blessé, plâtré, la fait boiter et souffrir. On ne le devine qu'à une
presque imperceptible grimace qui lui échappe de temps en temps. Pendant toute
la durée de notre séjour elle va organiser nos rendez-vous et nous y accompagner,
conduire, marcher sans cesse sur des terrains souvent bosselés, toujours en
pente, monter des escaliers, sans jamais une plainte, un soupir de fatigue ou
une manifestation de mauvaise humeur.
Cette maîtrise d'elle-même est-elle naturelle ou acquise sous l'influence de
sa foi? Voilà ce que nous ne pourrons discerner. La bonne réponse est peut-être:
les deux conjugués. Nous essayons avec elle de dérouiller notre anglais, sérieusement
endommagé par des années sans pratique. Elle retrouve pour nous un français
un peu hésitant. Ainsi se nouent les dialogues de bonne volonté.
Pour nous rendre à la délicieuse petite maison de pierre, à l'écart du bâtiment
principal, où sont installés les services d'information, nous traversons, admiratifs,
une partie du parc où de jeunes jardiniers en jeans s'affairent entre rosiers,
plates-bandes, pelouses, palmiers et oliviers. Notre guide nous explique qu'à
quelques exceptions près, ces travailleurs appliqués ne sont que des volontaires
Baha'is, ils accomplissent là. pour quelques mois au moins, deux années au plus,
un service à la communauté.
"Voulez-vous en rencontrer quelques-uns et bavarder avec eux?" Bien sûr, nous
le voulons. Notre programme de rendez-vous s'allonge de noms scandinaves, nord-américains,
sud-américains, français, belges, suisses, africains... Ce Centre Mondial Baha'i
a des résonances d'ONU.
Au bureau d'information, nous passons d'abord un long moment avec Douglas Martin,
son directeur canadien anglophone, aimable et concis. Petit briefing d'introduction.
Interview plutôt classique où nos demandes élémentaires entraînent des réponses
précises et didactiques. Mais quand on ne sait rien, ou presque, il faut bien
commencer par un bout. Mûrissant dans nos esprits. ce début d'initiation amena,
au fur à mesure que se multipliaient nos rencontres avec des interlocuteurs
différents et que se précisait notre approche, un flot d'interrogations chaque
soir, nous trouvions de nouvelles questions à poser - que nous n'avons probablement
pas encore épuisé au moment où nous rédigeons cette enquête.
Telle que la synthétisa pour nous Douglas Martin, telle qu'il la présente par
ailleurs dans un livre récemment publié, The Baha'i Faith (1 Hatcher-Martin.
The Baha'i Faith. Harper and Row- San Francisco. 1988), ou que l'exposait Hippolyte
Dreyfus, érudit orientaliste français converti au baha'isme, dans un essai publié
dans les années 30 et maintes fois réédité (Hippolyte Dreyfus. Essai sur le
Baha'isme- P U F. Paris. 4e édition. 1973), la foi baha'ie englobe, dans ses
racines, trois grandes religions, judaïsme, christianisme, et islam. Mais elle
s'en différencie nettement par des conceptions, une démarche, totalement originales,
beaucoup plus modernes, si l'on peut employer ce mot à propos d'une religion,
beaucoup plus proches, en tout cas. des mentalités, des structures, des événements,
des difficultés, des aspirations de notre époque.
A sa base, trois grands principes fondamentaux.
Le premier est la foi en Dieu. Un Dieu unique, omnipotent, qui a créé toute
chose et sait tout de ses créatures. Que l'on parle de Yahweh, d'Allah, de Brahma
ou de Dieu, ce n'est que le nom qui change.
Le deuxième repose sur la certitude que le genre humain est lui aussi unique
et représente l'apogée de la création, la plus haute forme de vie consciente
que Dieu ait engendrée, capable de percevoir l'existence de son Créateur et
de communier avec lui.
"Pour nous, dit un jeune baha'i, il ne fait pas de doute que Dieu s'est manifesté
aux hommes dès la plus haute préhistoire. Dès cette époque, il a dû exister
un moyen de communication entre Dieu et l'homme. Bien sûr. le message qu'était
alors capable d'assimiler l'humanité n'a rien a voir avec l'élévation morale
du sermon que prononça Jésus sur la montagne. Pourtant, le lien déjà existait".
Il avance pour preuve l'exemple des aborigènes d'Australie qui vivent dans des
conditions proches de celles de nos ancêtres du paléolithique. et témoignent,
pourtant. d'une authentique spiritualité. Cette conception de l'unité du genre
humain a pour conséquence le deuxième grand principe baha'i: le rejet radical
de quelque racisme que ce soit.
Les hommes ne sont pas supérieurs aux femmes, aucune race, aucun peuple ne peut
se prévaloir d'une quelconque suprématie. Les différences apparentes de la couleur
de la peau, des cheveux. des yeux, de la morphologie du corps, les niveaux inégaux
de développement culturel, scientifique, technologique, ou de revenus, n'empêchent
pas que tous soient issus du même moule. "Seules l'ignorance, la prétention,
la cupidité et l'égoïsme, assure Douglas Martin, empêchent de le reconnaître,
et la mission essentielle des baha'is est de changer cet état de fait et d'amener
le genre humain à une conscience de soi universelle".
Le troisième principe découle logiquement des deux autres, une prise de conscience
de l'unité du genre humain, de l'unité de Dieu et de l'unité des religions.
La foi baha'ie ne nie ni ne rejette celles qui l'ont précédée, bien au contraire,
mais développe la thèse d'une révélation progressive. Elle voit dans chacune
d'elles une étape.
Les prophètes, qu'il s'agisse notamment du Christ, de Mahomet ou du Bouddha
Gautama sont des envoyés successifs de Dieu, investis d'une mission particulière
adaptée aux conditions historiques et sociales dans lesquelles ils vivent et
au degré d'évolution des peuples auxquels ils s'adressent. Ces "manifestations
divines", sont les moteurs de l'évolution de l'humanité. Ainsi, en schématisant,
Jésus et le christianisme ont développé une morale avant tout anti-esclavagiste.
A la morale chrétienne, Mahomet ajouta la dimension d'état, avec des lois protégeant
l'organisation sociale. Baha'u'llah situe sa révélation à un point culminant
d'un cycle: au stade final d'une série de révélations divines commençant avec
Adam. Pour lui, la vérité religieuse n'est pas absolue, mais relative.
D'autres révélations viendront après la sienne accomplir les phases de l'évolution
illimitée du genre humain. Sa mission particulière est la réalisation de l'unité
organique de l'humanité. Douglas Martin compare le processus à celui du développement
de l'homme. Baha'u'llah est l'envoyé de Dieu qui correspond à l'état actuel
de l'humanité, engagée dans une croissance collective proche de la maturité.
Il montre le chemin vers une vision de la religion commune à tous et la paix
universelle.
Ce dernier but peut laisser sceptique. La phrase de Jésus, "Paix sur la terre
aux hommes de bonne volonté", ne paraît guère avoir été entendue, ni de son
temps, ni du nôtre. Quant aux religions, si elles constituent, comme le disent
les baha'is, les étapes successives d'une évolution, il faut bien admettre qu'elles
furent, à bien des reprises, la cause ou le prétexte de guerres abominables:
chrétiens contre musulmans, catholiques contre protestants, chi'ites contre
sunnites... etc. dont on voit encore des exemples actuellement. Et même une
religion unique. exerçant à plein sa fonction étymologique - le mot ne vient-il
pas du latin religare: relier suffirait-elle à éviter les conflits d'ambition,
d'idéologie, de pouvoir, d'intérêt? La réponse baha'ie ramène à l'exemple du
développement de l'individu. Son accomplissement est fonction de l'éducation
qu'il a reçue de ses parents, de ses professeurs, de ses amis, de la société.
L'enseignement baha'i par son ampleur, devrait peu à peu changer la totalité
des mentalités humaines, d'autant qu'il se fonde sur un pacifisme militant.
Baha'u'llah écrivait déjà, à la fin du siècle dernier, s'adressant aux dirigeants
des états: "Nous vous voyons accroître vos dépenses chaque année et en faire
supporter la charge à vos sujets. Cela est manifestement injuste."
"Réconciliez-vous afin de conserver tout juste les armes nécessaires à la défense
de vos territoires et de vos empires". En 1912 son fils, Abdu'l-Baha. reprenait
la même exhortation: "D'un accord général, tous les gouvernements doivent désarmer
simultanément. I1 ne convient pas que l'un dépose les armes si les autres refusent
de le faire. Les nations du monde doivent coopérer dans ce domaine primordial
afin de pouvoir renoncer toutes ensembles à la méthode cruelle des massacres
humains. Aussi longtemps qu'une nation augmentera son budget naval et militaire,
les autres états, dans un intérêt réel ou supposé, seront forcément entraînés
dans cette folle compétition".
Pour les baha'is, actuellement, l'instauration d'une paix véritable passe d'abord
par un désarmement général. Ce désarmement général programmé par une conférence
internationale, devrait être multilatéral et simultané. Il importerait aussi
qu'il soit inclus dans un plan plus vaste comprenant les abandons des souverainetés
étatiques au profit d'institutions internationales exécutives et législatives
qui auraient pour tâche de veiller au maintien de la paix et au développement
harmonieux de la planète. Dans les créations successives de la Société des Nations
puis de l'ONU, les croyants de la nouvelle foi virent les signes manifestes
d'une avancée dans la bonne direction. Les succès remportés par l'ONU en 1988
dans l'apaisement de certains conflits, ou la politique de désarmement esquissée
entre l'URSS et les Etats Unis les confirment dans leurs espérances.
Le pacifisme ne peut se concevoir sans son corollaire: la non violence. Elle
s'inscrit dans les principes. Dans son Livre des Lois, Baha'u'llah interdit
le port des armes sauf en cas de nécessité absolue. Par ailleurs, décrivant
l'attitude qu'un baha'i devrait avoir, il dit qu'il vaux mieux être tué que
tuer. Face à l'agressivité du monde moderne, les baha'is considèrent qu'ils
doivent adopter une attitude non agressive. Ils expriment cependant une nuance
entre l'individu et la société qui a le devoir de défendre un ordre social.
Si l'individu doit pardonner les offenses, la société se doit de punir les criminels.
De même, sur le plan international, il paraîtrait abusif de permettre aux grands
états d'agresser les petits. Baha'u'llah affirmait: "Si dans le futur un état
en attaque un autre, l 'ensemble des nations aura le devoir de constituer une
force internationale pour repousser l'agresseur."
Il faut noter que la religion baha'ie aborde nombre de domaines pas même effleurés
par les autres religions, qui relèveraient plus du social que du religieux s'ils
n'étaient l'émanation d'une spiritualité, l'expression, au regard des baha'is,
de la volonté même de Dieu, transmise par Baha'u'llah.
On ne peut nier que la plupart d'entre eux répondent à des préoccupations qui
sont typiquement de notre temps. Ainsi, la conception d'un Dieu unique, révéré
dans une religion unique par un genre humain unique, se prolonge sur le plan
politique pris dans son sens le plus noble et le plus large. Elle amène à dépasser
la notion d'état, ou de nation, pour privilégier l'essentiel sentiment d'appartenance
à notre patrie la terre. Chaque baha'i est un citoyen du monde. Il appelle de
tous ses voeux et croit de toute son âme à l'avènement, dans un avenir pas obligatoirement
très éloigné, d'une civilisation planétaire.
L'unité dans cette conception n'est pas synonyme d'uniformité. "L'humanité,
dit Abdu'l-Baha, est un jardin de fleurs qui serait bien triste si elles avaient
la même formule, la même couleur et le même parfum." Il importe donc de ne pas
éliminer les différences mais, au contraire. de parvenir à une meilleure connaissance
et à un plus grand respect des valeurs intrinsèques de chaque culture, et, à
une échelle plus réduite, de chaque individu. Une telle conception implique
naturellement l'emploi d'une langue auxiliaire universelle. Les baha'is ont
suivi avec beaucoup d'intérêt la naissance et le développement de l'espéranto,
quelles que soient ses lacunes. Ils voient aujourd'hui dans un certain regain
d'intérêt pour cette langue auxiliaire (France-Inter lui a même consacré, pendant
l'été 1988, une série d'émissions-leçons), un signe très encourageant. Mais
en attendant la langue qui ramènerait les hommes à la communication d'avant
la Tour de Babel et serait enseignée dans toutes les écoles du monde, dès la
maternelle, à côté de la langue vernaculaire, il faut bien constater que dans
leurs instances internationales, ils ne parlent pas l'espéranto mais l'anglais.
La perspective d'une civilisation universelle comporte logiquement des implications
économiques, sociales, écologiques.
Les baha'is n'ont pas à proprement parler, de doctrines économiques. Ils estiment
que le fonctionnement de l'organisation économique est un reflet du corps social
et pensent que la crise économique actuelle traduit la crise de société que
nous vivons, la crise des valeurs qui affecte tous les individus. Sa solution
ne dépend pas de l'application de recettes qu'il appartiendrait aux économistes
de découvrir, mais passe par le spirituel. Cela implique que la crise des valeurs
soit résolue et que la justice soit le fondement de la société.
Pas plus partisans du capitalisme que du socialisme ou du communisme, qu'ils
jugent obsolètes, ils estiment impossible de prévoir ce que seront, dans cent
ans, les méthodes de production et de gestion et supposent que sera découvert
empiriquement un nouveau système qui s'installera progressivement, au fur à
mesure que se mettront en place les éléments de la nouvelle civilisation mondiale.
Ils préconisent cependant, toutes les économies nationales étant devenues interdépendantes,
une approche globale.
Puisqu'aucun pays ne peut demeurer durablement prospère tant que subsiste, sur
la planète, des îlots de pauvreté absolue et de sous-développement, la solution
des problèmes économiques passe par un système mondial, une macro-économie étudiant
l'origine des déséquilibres actuels et y portant remède par un marché unique
doté d'une autorité centrale chargée de l'administrer. Des hommes politiques,
notamment au Conseil de l'Europe, font actuellement le même constat, sans toujours
aller aussi loin dans les solutions préconisées.
Dans le même ordre d'idée, les baha'is attachent une importance extrême au développement
de l'agriculture. "Dans un monde où les deux tiers de l'humanité souffrent de
malnutrition, écrit l'un d'eux, le problème de la subsistance reste primordial,
et il y a toute chance de penser qu'il le restera pour les deux ou trois siècles
à venir. Le processus de développement de la plupart des pays du Tiers-monde
a buté contre ce phénomène, pourtant très simple, que l'on ne peut pas développer
l'industrie tant que les problèmes de l'agriculture ne sont pas résolus. Nous
devons nous rappeler que la majorité de la population de cette planète vit dans
un monde essentiellement rural, avec sa mentalité et ses principes qui évoluent
lentement."
Enfin, et ils ne sont pas les seuls à militer en ce sens les baha'is préconisent
une mise en commun des richesses du sous-sol, considérées comme la propriété
de toute l'humanité. Un organisme international devrait, selon eux, être constitué
pour gérer ces richesses minérales ou énergétiques et les répartir avec justice
entre tous les pays.
Ce système seul éviterait la grande injustice d'états rentiers jouissant de
revenus dépassant leurs besoins du simple fait qu'ils sont propriétaires d'importantes
ressources, alors que des pays dont le sous-sol ne recèle aucune richesse doivent
s'endetter auprès de la communauté internationale pour faire face à leurs besoins
d'investissement. Dans la ratification du récent traité international sur le
droit de la mer, qui consacre le principe de "patrimoine commun de l'humanité"
en déclarant propriété collective toutes les richesses qui gisent au fond des
océans, les baha'is voient le commencement de réalisation d'un projet défendu
par leur foi depuis plus d'un siècle, de même que la mise en circulation de
l'écu, la monnaie européenne, les conforte dans la certitude qu'il y aura un
jour une unité monétaire supranationale, indépendante des politiques étatiques,
du serpent monétaire et des montagnes russes du dollar, telle que l'a prophétisée
Baha'u'llah.
Le souci d'une redistribution mondiale des richesses, s'il s'applique aux états
entre eux, concerne aussi les économies nationales et les particuliers. Un écrit
baha'i (d'Abdu'l-Baha) du début de ce siècle précise:
"L'ajustement des conditions humaines doit être tel que la pauvreté disparaisse.
que chacun autant que possible suivant son rang et sa situation, reçoive sa
part de confort et de bien-être. Nous voyons parmi nous d'un côté des hommes
surchargés de richesses et de l'autre des malheureux qui meurent de faim...
Cet état de choses est injuste et il faut y remédier... une bonne organisation
s'avère nécessaire pour contrôler et améliorer cet état de choses. Il importe
de limiter la richesse comme il est important de limiter la pauvreté", des lois
spéciales doivent être instaurées pour régler ces excès de richesse et de misère...
Les gouvernements des pays devraient se conformer à la Loi divine qui confère
une justice égale à tous... Tant que ceci ne sera pas réalisé, la Loi de Dieu
n 'aura pas été respectée."
Dans un domaine voisin de la mise en commun des ressources de la planète, il
est un autre enseignement de Baha'u'llah qui prend, aujourd'hui, des allures
prophétiques. Il écrivait:
"La civilisation, tant vantée par les représentants les plus qualifiés des arts
et des sciences, apportera de grands maux à l'humanité si on lui laisse franchir
les limites de la modération... La civilisation, dont découle tant de biens
lorsqu'elle reste modérée deviendra, si elle est portée à l'excès, une source
aussi abondante de mal... le jour approche ou elle dévorera de ses flammes toutes
les cités du monde."
La protection de l'environnement préoccupe les baha'is, en relation avec d'autres
questions telles que l'instauration d'une civilisation postindustrielle, la
priorité accordée à l'agriculture, la décentralisation de l'autorité au profit
des communes, etc. Pour eux. il ne fait pas de doute que la préservation de
ressources rares et non renouvelables aujourd'hui gaspillées ou le maintien
d'un environnement non pollué, préservé de toutes les dépravations de la civilisation
moderne, constitue l'un des problèmes majeurs du XXe siècle.
L'homme doit trouver un nouvel équilibre avec la nature, ce qui suppose un bouleversement
de son mode de vie, et, finalement, l'établissement d'une nouvelle philosophie
qui lui redonne sa place dans l'univers et le cosmos. Cette vision est d'autant
plus argumentée que la foi baha'ie - c'est encore là une de ses grandes originalités
- ne s'est jamais fermée aux découvertes scientifiques.
Le christianisme, par exemple, fit longtemps mauvais ménage avec la connaissance,
Galilée, parmi bien d'autres, en fit l'amère expérience. D'une manière générale,
il y a souvent opposition de base entre la vérité scientifique et les enseignements
religieux, ne serait-ce, pour donner un seul exemple, que sur la genèse de la
terre et de ses habitants. Les récits qui en sont faits dans l'Ancien Testament
doivent être, selon l'interprétation baha'ie, considérés comme des allégories.
Les six jours de la création du monde, ou la mise sur terre d'Adam et Eve sont
des métaphores que ne contredisent pas l'hypothèse des physiciens sur le fameux
big bang ou la certitude des biologistes sur le lent processus de développement
de la vie animale, de la bactérie à l'homo sapiens. Il ne peut y avoir deux
vérités, une religieuse et l'autre scientifique. Dans la mesure où l'intelligence
de l'homme vient de Dieu, et où la science est le résultat de cette intelligence,
la religion baha'ie intègre les découvertes avérées et ne voit là nul dilemme.
Enfin, les principes de base de la foi baha'ie insistent sur la nécessité de
l'éducation, considérée comme une des clefs du développement économique et social.
Mais là encore, la spiritualité domine la vision. L'éducation ne doit pas se
contenter de transmettre un savoir mais se préoccuper autant des domaines moraux
et spirituels que d'un enseignement scientifique, littéraire, historique, géographique,
etc. "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme..." Rabelais, au XVIe
siècle, le disait déjà. Les baha'is en font une analyse concrète, soulignant
au passage que le fait d'avoir accompli leurs études dans de grandes universités
occidentales n'a jamais empêché des potentats de mener leur pays à la tragédie.
Il n'y a pas de raison. Jugent-ils, pour que des connaissances techniques modifient
les couches profondes de la conscience d'un individu, développent ses qualités
morales et transforment sa vision du monde. Ils insistent donc sur la nécessité
d'une éducation mettant l'accent sur le développement du caractère de l'enfant
et de l'adolescent, lui inculquant en premier lieu, sans exclure bien sur l'instruction,
les valeurs de coopération, de concertation, de justice, d'amour et de compassion.
Seule une telle éducation, restituant en particulier à la famille la place qui
lui revient, peut, selon la conception baha'ie, éliminer les maux individuels
et sociaux dont souffre notre société, et libérer les énergies latentes qui,
une fois canalisées. seront au service du développement économique et social.
Dernier point spécifique au chapitre de l'éducation: la priorité accordée à
celle des femmes. Nous y reviendrons plus tard.
Voilà remplis quelques-uns des blancs de notre carte. Curieux insatiables, nous
posons encore trois questions à notre initiateur.
"Puisque la foi baha'ie réprouve les tyrans, les sanguinaires, les hommes d'état
corrompus qui demeurent si nombreux dans notre monde d'aujourd'hui, pourquoi
ne les combat-elle pas plus explicitement?
- Les tyrans viennent et disparaissent. Le temps joue pour les principes baha'is.
Voyez les récents événements qui se sont produits ici et là... Pensez à tout
ce qui semblait impossible il y a un siècle, comme le rôle des femmes dans la
société, et s'est pourtant accompli."
Nous, qui ne sommes pas baha'is, nous objectons que ces fins de parties sont
parfois bien longues, et que trop d'hommes souffrent et meurent en attendant
la disparition des despotes.
"Il faut, nous répond Douglas Martin, faire un travail de fond afin de supprimer
les racines du mal et laisser la volonté de Dieu faire son oeuvre."
Il ne nous convainc pas tout à fait.
"Puisque vous avez la certitude de détenir les réponses à la plupart des grandes
questions de notre temps, pourquoi ne vous efforcez-vous pas de donner une plus
grande audience à votre religion?
- Chaque chose vient en son temps. Tout homme droit est baha'i sans le savoir
"
Nous finissons par une question plus matérialiste:
"Ces bâtiments magnifiques, ces jardins délicieux, avec quel argent ont-ils
été réalisés? D'où viennent les fonds des baha'is? Vous n'ignorez pas que certains
les attribuent à des générosités occultes, celle de la C.I.A par exemple? "
Il rit.
"Les fonds baha'is proviennent uniquement des baha'is eux-mêmes, qui donnent
chacun selon leurs moyens, sans qu'aucun barème soit fixé. Notre religion nous
interdit de recevoir de l'argent des gens qui ne sont pas de notre foi. Les
baha'is ne pratiquent aucune quête ni privée, ni publique. Et nous ne dépensons
pas plus que nous possédons."
Le soleil brille toujours, les jardins sont toujours aussi beaux, la Méditerranée
aussi miroitante au pied du Mont Carmel. Sandra Todd nous emmène déjeuner.
Nous retraversons les jardins. Nous arrivons au bâtiment principal. Portes vitrées
dont l'ouverture est commandée de l'intérieur par une aimable hôtesse. Immense
vestibule au sol de marbre, meublé de fauteuils et de banquettes, orné de plantes
vertes. Vastes et claires salles à manger au mobilier moderne, sympathique et
fonctionnel. De nouveau l'impression d'être à l'ONU ou à l'UNESCO. Toutes les
couleurs de peaux et de cheveux, du sombre au clair. Des langues différentes,
où l'anglais pourtant domine. Debout près d'une table. une jeune femme noire
en boubou éclatant, portant son bébé sur son dos, est si belle, si rayonnante
que nos regards ne peuvent s'empêcher de s'attarder sur elle jusqu'à frôler
l'indiscrétion. Chacun prend un plateau et va se servir dans une grande cuisine
à l'impeccable propreté où sont disposés tous les plats, chauds ou froids. Nourriture
saine...et sobre, accompagnée d'eau, de grenadine. de thé ou de café. Ni vin
ni bière: la consommation d'alcool, sauf en cas de médication, est le seul interdit
alimentaire de la religion.
Ces salles à manger constituent pour nous un intéressant observatoire. Plus
de cent personnes y déjeunent simultanément. A toutes les tables, les visages
sont souriants, les conversations animées. Et pourtant le volume sonore demeure
très bas. Nous remarquons l'attention que chacun porte à son apparence. En costume
cravate, ou en jean et bras de chemise, les hommes sont impeccables. Nous ne
voyons aucune femme en pantalon, bien qu'il ne fasse l'objet d'aucune règle.
Plusieurs d'entre elles nous expliqueront plus tard qu'elles le réservent aux
travaux où il est commode, ou aux heures de sport. Toutes sont vêtues avec soin,
beaucoup témoignent d'une élégance certaine; discrètement maquillées, les ongles
vernis, et portent des bijoux. Cette netteté générale n'est pas le fruit du
hasard, mais l'application de ce que l'on pourrait appeler une recommandation
d'hygiène de vie de leur religion.
La propreté, le soin de l'apparence sont à la fois un hommage à Dieu et une
courtoisie envers autrui. A toutes les tables, hommes et femmes, jeunes et moins
jeunes, gens de toutes les nationalités se côtoient. Pas de hiérarchie non plus.
Les membres exerçant les fonctions les plus importantes de la communauté déjeunent
au coude à coude avec les jardiniers, les jeunes gens du service de sécurité
ou les responsables de l'entretien, et agissent comme tout le monde: ils vont
remplir leur plateau à la cuisine et le débarrassent eux-mêmes après le repas.
On sent qu'ils sont entourés de respect, mais sans trace de crainte ni d'obséquiosité.
Nous-mêmes, nouveaux convives en cette salle où tout le monde se connaît, ne
faisons l'objet d'aucune curiosité gênante. Nos commensaux s'adressent à nous
comme à des amis, nous présentent à leurs voisins. Tous nous disent qu'ils sont
à notre disposition pour nous aider, ou répondre à nos questions.
Nous précisons à Sandra Todd que le principe dont nous avons convenu avant d'entreprendre
cette enquête est effectivement de pouvoir interviewer qui nous voulons, librement,
hors de tout contrôle. Elle s'amuse de cette mise au point: "Chaque baha'i nous
assure-t-elle est libre de ses propos, de ses opinions, et la censure n'a pas
cours au Mont Carmel."
Après le repas, les fumeurs impénitents vont se livrer à leur manie à l'extérieur,
au fond... du parking, où sont disposés quelques sièges, une table et des cendriers.
Le tabac n'est pas prohibé mais le siège de la Maison de Justice et ses annexes
principales étant considérés comme des lieux saints, il serait malséant d'y
tirer ses bouffées et d'y abandonner ses mégots. Fume-t-on dans une église,
une mosquée, un temple ou une synagogue? Nous rejoignons les amateurs de nicotine,
dont nous sommes, dans leur refuge. Il y règne une sorte de petite complicité
souriante. Dieu est grand, mais nobody is perfect!
Puis nous entamons la visite guidée des lieux sous la conduite de Suzanne M.,
une femme belge calme et courtoise. Parler français nous semble tout à coup
bien reposant. Un crochet par les lavabos nous les montre rutilants et équipés
chacun d'un pèse-personne. Décidément les baha'is ne jouent pas les ascètes!
L'intérieur du siège de la Maison de Justice ne dément pas l'extérieur aux allures
de temple grec: tout y est marbre et belles boiseries, luxe et calme, fonctionnelle
modernité. De larges vestibules, de vastes espaces très clairs. Salle de réception,
salle de banquet. Au sol, des tapis chinois de très grand prix. Des meubles,
des vases, des lustres de provenances hétéroclites mais tous de valeur et, pour
tout dire, un peu trop riches à notre goût. Nous l'avouons franchement à notre
accompagnatrice. Elle nous rétorque que ces aménagements résultent uniquement
de dons faits par des membres fortunés de la communauté baha'ie et que ce luxe
correspond au nécessaire besoin de prestige d'une grande religion. Ce point
nous tracasse, et nous y reviendrons plus tard. Suzanne M. baisse un peu la
voix en passant devant une grande porte de bois, précédée d'un petit palier
à balustrade ouvragée: la salle de réunion des membres du Conseil. C'est le
lieu où se tiennent des débats dont rien ne transparaît que le résultat final:
l'exposé de décisions prises à la majorité.
Comme dans un corps humain, au dessus du coeur de la Maison de Justice, il y
a son cerveau: les bureaux. Un équipement de pointe, ordinateurs avec terminaux,
télécopie, etc. Gestion, finances, communication, intendance, traductions ...Tout
un département est consacré à la recherche sur les Ecrits, Baha'u'llah a laissé
14 000 tablettes de sa main, et ses successeurs directs plus de 40 000. Il en
arrive encore aujourd'hui. Sur fac-similés, pour ne pas abîmer les originaux,
conservés par ailleurs, on les répertorie, on les classe par thème, on les étudie,
on rectifie d'éventuelles erreurs de traduction particulièrement du persan en
anglais pour tout ce qui a déjà été publié. Un énorme travail qui se faisait
auparavant à l'aide de cartes et de dossiers, et se réalise désormais par ordinateur.
Cette compilation minutieuse est fort loin de n'être qu'un travail d'archives
et de conservation.
Elle alimente constamment la réflexion des baha'is, et, sur plus de 400 thèmes
répertoriés (pour le moment) fournit des références et des réponses si l'on
peut dire de première main, puisque émanant du prophète lui-même, aux questions
d'éthique que peuvent se poser les membres du Conseil, ou que leurs coreligionnaires
soumettent à ces derniers, par le truchement des Assemblées régionales ou nationales.
Une remarque que fait au passage Faizi Misbah, responsable de ce service de
recherche, mérite d'être soulignée: "Les enseignements de la religion juive
datent de plus de trois mille ans, ceux du Christ de près de vingt siècles,
et ceux de Mahomet de treize. Ils ont été interprétés par les docteurs es-religion
et inévitablement déformés, de bonne ou de mauvaise foi, dans le fleuve du temps.
Religion jeune, la foi baha'ie permet un contact direct avec ses textes fondateurs
authentiques. Pour le futur, les moyens actuels de conservation des écrits mettent
ceux-ci à l'abri des altérations qu'entraîne presque obligatoirement la transmission
indirecte."
Il nous reste encore à visiter la bibliothèque avec ses 30.000 titres en 608
langues, dont beaucoup concernent l'histoire des religions, et son service d'analyse
de la presse qui, entre autres tâches, collationne tous les articles publiés
sur la foi baha'ie, qu'ils soient laudatifs, neutres, agressifs ou calomnieux,
ce qui arrive parfois.
D'une terrasse, nous admirons le parc et le paysage. Des murs de soutènement,
en béton, consolident la pente du Mont Carmel et disparaissent presque sous
les arbres et les fleurs. "Les baha'is ont fait tout cela peu à peu, depuis
l'acquisition du terrain, dans les années 20, avec beaucoup de travail et de
persévérance, au fur et à mesure des possibilités financières, nous explique
Suzanne M. Regardez, nous avons reboisé une partie du Mont, qui était bien pelé."
Pourquoi? Parce que l'entretien de la nature, la création de jardins, sont un
hommage de beauté fait à Dieu dont leur prophète, qui avait l'amour des fleurs,
leur a donné l'exemple. En contrebas s'élève un second petit bâtiment blanc,
avec la même architecture de style temple antique que la construction principale:
il contient les reliques de Baha'u'llah, et les tablettes originales écrites
de sa main. Un conservateur particulier en a la charge. Il nous reste encore
à descendre à travers les jardins, à traverser une petite rue qui dévale en
sinuant, pour découvrir, dans un autre parc, sous la coupole dorée qui nous
servit de phare, le Mausolée du Bab, la Porte, celui qui précéda et annonça
le prophète.
Marbre et tapis. On entre pieds nus dans la vaste salle qui abrite le tombeau.
Les baha'is y prient en silence, mais tous les visiteurs sont admis pourvu qu'ils
aient une tenue correcte et le verbe discret. De jeunes femmes les guident et
leur donnent les explications indispensables. En sortant. nous croisons un groupe
de jeunes écoliers israéliens, cahiers sous le bras, qui semblent surtout intéressés
par l'architecture et les jardins. Nous apprendrons ultérieurement que si le
gouvernement israélien accepte volontiers la présence baha'ie sur son territoire,
il n'y a, en échange, aucun prosélytisme auprès de ses ressortissants. Il n'existe
pas d'Israéliens baha'is en Israël. Nous en rencontrerons plus tard, ailleurs.
Cela n'empêche pas le Mausolée du Bab d'être un des sites touristiques d'Haïfa,
recommandé dans le plan de la ville au même titre que la grotte d'Elie, le Monastère
des Carmélites ou le Mémorial de la Guerre israélienne d'Indépendance. On n'y
perçoit aucun droit d'entrée. Aucune sébile n'attend l'obole des visiteurs.
Les guides n'y sont pas de ceux auxquels on glisse un pourboire. On n'y vend
pas le moindre souvenir, pas même de cartes postales du lieu que l'on trouve,
en revanche, dans les boutiques d'Haïfa. Pas plus là qu'au siège de la Maison
de Justice nous n'avons vu, à l'exception de quelques photographies d'Abdu'l-Baha
ou d'extraits calligraphiés de ses écrits, d'images ni d'objets de culte. La
foi baha'ie n'en comporte pas.
A ce stade de notre enquête, ayant vu les lieux, assimilé les rudiments de cette
religion que nous explorons, il nous apparaît évident qu'il y a une exacte correspondance
entre les uns et l'autre. Cette harmonie des sites et des architectures exprime
avec justesse, de la même manière d'ailleurs. à nos yeux, que bien des mosquées
du monde musulman ou, en plus austère, des églises ou des cloîtres romans bâtis
par les chrétiens, une foi assurée, sereine et structurée. L'étonnant au Mont
Carmel reste que l'on ait pu y faire harmonieusement cohabiter l'espace sacré
de lieux saints et l'espace profane de lieux de travail. Ce serait paradoxal
si, dans la foi baha'ie, tout n'était indissolublement lié, et si le spirituel,
en filigrane, ne sous-tendait constamment le temporel.
Une telle constatation est loin de clore la première étape de notre voyage sur
la planète baha'ie. Il nous reste encore à rencontrer les hommes et les femmes
qui vivent et font vivre cette religion neuve. Ils sont plus de quatre cents
à Haifa, dont une moitié travaille au siège de la Maison de Justice et l'autre
dans ses annexes éparpillées à proximité dans la ville, d'une trentaine de nationalités
différentes: Américains, Australiens, Canadiens, Suédois, Belges, Français,
Suisses, Camerounais, Costaricains, Iraniens, Antillais, etc... Quatre cents
qui considèrent comme une grâce imposant en retour un don profond de soi, de
son énergie, de ses capacités, le fait de séjourner là temporairement ou à demeure
et d'y travailler, alors que la plupart de leurs coreligionnaires n'y viennent
qu'en pèlerinage.
Chacun exerce une fonction précise et dans cette ruche affairée, au bourdonnement
assourdi, on doit bien compter autant de professions que de nationalités. Des
secrétaires et des jardiniers, des traducteurs et des cuisiniers, des bibliothécaires
et des préposés à l'entretien, des gestionnaires et des p1ombiers, des documentalistes,
des informaticiens, des architectes, des responsables de la sécurité, etc...
Parmi eux cent cinquante jeunes, logés, nourris, et défrayés. La plupart sont
affectés à l'entretien des jardins ou des locaux, au service de sécurité, etc.
Ceux qui séjournent à Haïfa pour une durée inférieure à dix huit mois s'efforcent
de payer leur voyage s'ils le peuvent même lorsqu'ils viennent de très loin.
Il y a plus de candidats que de postes à pourvoir et la sélection se fait en
grande partie en fonction des besoins ponctuels du centre.
Leurs aînés, occupant des fonctions fixes de plus longue durée, déterminée ou
non, perçoivent un salaire minimum identique pour tous. Un membre du Conseil
ne gagne pas plus qu'une secrétaire. Personne n'habite le Centre. Seuls y demeurent,
la nuit, à tour de rôle, les responsables de la sécurité. Tout le monde est
logé en ville, selon ses besoins personnels, dans des appartements ou des maisons
individuelles, et y mène une vie normale. Sauf exception, les moins de trente
cinq ans, célibataires, accomplissant un volontariat temporaire, partagent à
quatre un habitat qui n'est jamais mixte.
Les couples ont leur existence de couple, les familles leur train de famille.
Certains, prévoyants, sont arrivés pourvus d'un pécule destiné à mettre un peu
de confort dans leur quotidien: une voiture, la télévision, un magnétoscope,
une chaîne HIFI, etc... D'autres. plus ascètes, se satisfont du minimum. La
communauté prend en charge quelques besoins particuliers, comme, par exemple,
le financement des études d'un adolescent dans une université lointaine, lorsque
les moyens personnels de ses parents ne leur permettent pas d'y faire face.
En principe, la journée de travail. commencée à 8 h, s'arrête vers 17 ou 18
h, mais nous avons vu de nombreux baha'is la poursuivre bien au-delà, pour cause
de surcharge de travail. A l'exception des jeunes gens du service de sécurité.
Qui prennent leur repos par roulement, tous disposent d'un week-end allant du
vendredi midi au dimanche, et de Quinze jours de vacances annuelles au bout
d'une année au moins de présence, dont chacun fait ce qu'il veut. Le Centre
n'a rien d'un couvent, ses résidents ne sont ni des moines, ni des nonnes, et
d'ailleurs les enseignements de leur prophète réprouvent la vie monastique.
Les jeunes, par exemple, s'ils approfondissent leur foi en étudiant les textes
fondateurs et apprennent des langues (l'anglais, l'espéranto, etc.) se distraient
aussi. Ils font, s'ils le souhaitent, du sport, de la musique, du théâtre, et
même dansent dans des "boum", comme nous l'a dit textuellement en riant, une
jeune fille. Des sentiments parfois se nouent. Certains, venus célibataires,
repartent mariés.
Pourquoi tous sont-ils là, venus par tant de chemins différents, ils nous les
conteront un à un, travaillant si fort, avec un tel enthousiasme. Quelle Que
soit leur tâche, l'entretien des jardins ou la gestion des finances? Tous ont
la même réponse: adorer et servir Dieu en servant leur foi, agir pour l'humanité
entière, en contribuant à ses progrès matériels et spirituels, spirituels surtout,
s'améliorer eux-mêmes, être des porteurs de lumière et d'espoir dans les temps
obscurs que nous vivons, avancer et aider les autres à avancer vers les temps
promis par Baha'u'llah: civilisation mondiale et paix universelle, même s'ils
les savent encore lointains. Ont-ils des projets pour le futur? Très peu envisagent
de demeurer définitivement à Haïfa, pour travailler au Centre.
Certains parmi les jeunes volontaires, prévoient tout simplement de regagner
leur pays d'origine, de retrouver leur métier ou de reprendre leurs études,
et d'être juste des croyants parmi les autres, vivant leur foi et en témoignant
par une vie aussi exemplaire et solidaire que possible. La plupart et pas seulement
des jeunes, désirent aller servir ailleurs en n'importe quel point du globe,
fonder des communautés baha'ies là où il n'y en a pas, renforcer celles qui
ont besoin de l'être, participer à des projets de développement dans les régions
les plus déshéritées, ou parmi des groupes sociaux défavorisés. "Missionnaires,
en somme", "Non, pionniers", répondent ils.
Notre objectif n'est ni de prêcher, ni de convertir a tout prix. Un baha'i répond
aux questions qui lui sont posées mais s'abstient de tout prosélytisme inopportun.
Sur le plan spirituel, c'est notre exemple surtout qui doit porter témoignage
de notre foi, semer peut être un grain qui lèvera. Pour le reste, il nous importe
d'être utiles, d'apporter notre contribution à la lutte contre les maux dont
souffre l'humanité, la pauvreté, la maladie, la sous alimentation, l'analphabétisme,
la délinquance, ou la détérioration de l'environnement. Ce que fait un baha'i,
il ne le fait pas pour ses seuls coreligionnaires, mais pour tout le monde.
Nous nous sommes demandé si ce faisant, i1 agissait aussi comme les chrétiens
pour son salut. C'est qu'il nous manquait encore la réponse spécifiquement bahaie
aux grandes questions métaphysiques: la relation avec Dieu, le péché, sa sanction,
le sens de la vie et celui de la mort.
Dieu, dit l'enseignement baha'i, est par essence créateur, et l'on ne peut concevoir
de créateur sans créatures. En revanche, la créature ne peut concevoir son créateur:
le lien qui les unit est l'amour qu'il leur porte, et la manière dont il entre
en relation avec elles à travers ses "manifestations" successives, autrement
dit ses prophètes. Le but de la vie humaine est de connaître et d'aimer Dieu.
L'homme ne peut que saisir les attributs divins: bonté, générosité, amour, puissance,
justice. Mais ces attributs sont aussi ceux de l'homme parfait, vers lequel
chaque individu doit tendre.
La prédestination ne pèse pas sur le déroulement d'une vie humaine. En revanche,
le libre arbitre n'est pas non plus total. Il y a interpénétration des deux.
Dieu sait à l'avance toute chose, mais sa prescience ne détermine pas les actions
humaines. Il sait qu'elles se produiront. Il n'en est pas la cause. Baha'u'llah
établit une distinction entre ce qu'il appelle les décrets irrévocables, les
conditions, le lieu, le milieu de naissance, le potentiel physique, intellectuel
ou spirituel reçu au départ, et les décrets en suspens. "Aux premiers, qui sont
définitifs, écrit-il, tous doivent se soumettre sans réserve. Non que Dieu n
'ait le pouvoir de les changer. Mais le mal qui résulterait de ce changement
serait pire que l'accomplissement du décret primitif." En revanche, la conduite
de l'individu peut détourner les "décrets en suspens". Dans la vie pratique,
un baha'i doit toujours, dans ses décisions, se comporter comme si les événements
ne dépendaient que de son libre arbitre. Si les événements ne se conforment
pas à son attente, l'attitude juste est de faire de nouveaux efforts, de prier,
et seulement alors, si l'obstacle demeure, d'accepter avec joie l'inévitable.
Dieu ne peut avoir créé le diable: le mal n'existe donc pas en tant que puissance
positive, il n'est que l'absence du bien, comme la nuit est l'absence de la
lumière. Plus on approche du bien, plus on réduit le mal. Quant aux causes de
souffrances fortuites des hommes, comme la maladie, l'animal dangereux, la plante
vénéneuse, elles sont dues a la rencontre d'éléments qui ne sont pas en harmonie
avec l'homme. Il s'agit là d'un mal "relatif". Il n'y a ni péché, ni Rédemption,
ni purgatoire ni enfer, ni paradis au sens de châtiment ou de récompense. L'enfer
est l'éloignement, le paradis la proximité de Dieu.
Et la mort dans tout cela. qui est bien, après tout, une des grandes affaires
de la vie avec sa forme de point final ou de point de suspension? Baha'u'llah
écrit: "Ton paradis c'est mon amour. Ta demeure céleste c'est d'être uni à moi.
Rejoins-la sans tarder." La vie terrestre est comparée au développement du foetus
dans l'utérus maternel. Il se prépare à naître au monde, et si quelque facteur
physique lui fait défaut, il sera handicapé. Ainsi en est-il de l'âme. Le jour
où elle se sépare de son enveloppe charnelle, vouée à l'anéantissement sans
réincarnation ni résurrection, elle doit être prête à entamer un nouveau voyage
à travers les mondes spirituels, les mondes de Dieu "infinis dans leur nombre
autant que dans leurs étendues" et connaîtra une nouvelle évolution, qui prendra
un temps inversement proportionnel aux qualités spirituelles acquises durant
le séjour terrestre, et l'approchera de plus en plus de Dieu. Parmi quelques
autres, deux textes du fondateur le précisent.
"I1 est clair et évident qu'après la mort physique tous les hommes prendront
conscience de la valeur de leurs actes et comprendront pleinement ce que leurs
mains ont forgé. Je le jure par l'étoile du matin qui brille à l'horizon de
la puissance divine. Au moment où ils quitteront cette vie, les fidèles du seul
vrai Dieu éprouveront une joie et une allégresse impossibles à décrire, tandis
que ceux qui auront vécu dans l'erreur seront remplis d'une consternation sans
égale.(...) Sache en vérité que l'âme, après qu'elle a été séparée du corps,
continue de progresser dans un état et dans des conditions que ne sauraient
changer ni la révolution des âges et des siècles, ni les hasards et vicissitudes
de ce monde, jusqu'à ce qu'elle ait accédé à la présence de Dieu(....) Si l'homme
savait ce qui est réservé à son âme dans les mondes de Dieu, Seigneur des cieux
et de la terre, il se consumerait d 'atteindre un si sublime, si resplendissant
état... Le monde de l'au-delà est aussi différent du monde terrestre que celui-ci
diffère du monde de l'enfant dans le sein de sa mère. Et quand l'âme sera en
la présence divine, elle prendra la forme la plus convenable à son immortalité,
la plus digne de son habitation céleste."
Il nous reste encore un lieu de pèlerinage à visiter en Terre sainte, pour boucler
la boucle de nos premières découvertes et de nos premières questions. Sandra
Todd et Mark, son mari, un Texan chaleureux et gai, pour ne pas dire espiègle
nous emmènent de l'autre côté du golfe, à Saint-Jean-d'Acre, Acco comme on le
nomme en Israël, sur les lieux ou fut emprisonné, vécut et mourut Baha'u'llah.
Un peu touristes quand même, nous nous réjouissons du spectacle de cette ville,
tellement arabe dans ses quartiers qui ourlent la mer, tout le long des remparts,
avec ses petites maisons blanches à terrasse, un peu délabrées, ses portes et
ses fenêtres peintes de bleus, de roses. de verts délavés, son grouillement
de souk bon enfant, ses petits commerces.
Puis, tout à coup, c'est la masse austère et splendide de la forteresse construite
par les croisés qui, de toutes ses pierres blondes, défie orgueilleusement le
temps. A l'extérieur, les ruelles pavées, pittoresques, les passages voûtés,
l'ancien caravansérail, la beauté d'une architecture médiévale parfaite. A l'intérieur,
comme un poids glacé qui tombe sur les épaules, la réalité de ce qui fut, des
siècles durant, une terrible prison, avec ses cellules à barreaux, ses maigres
ouvertures, son froid humide, ces puanteurs que l'on imagine d'un lieu où rien
pour l'hygiène n'avait été prévu. Des combattants pour l'indépendance Israël
ont souffert ici, beaucoup avant d'être pendus. Leurs noms s'inscrivent sur
un panneau. Tout au bout d'un corridor sinistre est la cellule où Baha'u'llah
vécut sa longue réclusion- On y entre pieds déchaussés, c'est un lieu vénérable.
On regarde les murs rêches. On contemple, par la minuscule fenêtre, entre les
barreaux, le maigre coin de mer et de ciel bleus que le prisonnier- dut avoir
pendant si longtemps pour seul spectacle, avec quelques vols d'oiseaux, et le
visage de ses geôliers. Et l'on se tait ou l'on prie, selon que l'on est mécréant
ou croyant.
Un peu plus loin est la première maison, repeinte. bien conservée, où il poursuivit
sa vie à Saint-Jean-d'Acre, en liberté surveillée, puis, en retrait de la ville,
la grande demeure où il acheva son existence et fut enterré. Là encore les jardins
sont merveilleux, coupés d'oliveraies où des femmes et des hommes, arabes sans
doute, font la récolte. Les parterres sont parfaitement entretenus, semés de
statues d'oiseaux, parce que Baha'u'llah les aimait. Nous arrivons à son tombeau.
Un mausolée d'une extrême simplicité, éclairé par une vaste verrière, avec des
cascades de plantes vives qui en descendent, une profusion de fleurs fraîches.
La dalle funéraire est en retrait, dans une niche. Et c'est sur un visage d'homme
qui s'agenouille pour en baiser le rebord, avec une telle expression de foi
sereine et de respect que nous en sommes émus, qu'il nous semble déchiffrer
une évidence: cet homme est un jardinier de Dieu.