Les jardiniers de Dieu


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Chapitre II - Celui qui devait venir

Une religion est semblable à un arbre. On en voit d'abord la masse indistincte, avec les feuilles qui s'agitent un peu au vent, puis on distingue les rameaux, le tronc. Alors vient l'envie de savoir comment sont les racines, de quel sol elles se nourrissent, si elles s'enfoncent profond, si leurs ramifications s'étendent loin, si elles suffiront à retenir l'arbre dans les plus fortes tourmentes ou si la moindre tornade suffira à l'abattre. Ainsi étions-nous devant la foi baha'ie. Nous avions vu de loin ses contours, nous avions approché de près son tronc. il était temps de se plonger dans son histoire.

L'étude des grandes religions montre qu'elles ne naissent jamais n'importe où, ni n'importe quand. Tout se passe comme si certains espaces de la terre étaient plus propices que d'autres à l'éclosion de la spiritualité. Lorsque l'on visite ces lieux sacrés, où qu'ils soient, sur les bords du Nil, du Gange, tout au long du Bassin Méditerranéen ou en Asie mineure, on y trouve une qualité particulière de lumière. Qui a pu voir, à Jérusalem, le jour se lever sur la ville ou la lune éclairer le Mont des Oliviers sans se demander si c'est leur aura mystique qui les fait regarder différemment ou si, au contraire, les événements dont est tissée leur mémoire ne pouvaient se dérouler que là. dans ce paysage là, dans cette lumière là?

Il semble aussi que des périodes de crise sociale, de sclérose d'une religion déjà vieillie, de chute des valeurs spirituelles, de misère, de désordres semblables à des hivers de la vie des peuples les font aspirer au renouveau. Alors l'inconscient collectif est prêt à entendre un nouveau message. Qu'il se manifeste, il sera entendu. S'il est de nature à combler les aspirations latentes, une foi peut en naître, et s'installer durablement.

Dans le cas de la naissance du bahaisme, ces deux conditions sont remplies. Il prend en effet sa source dans un pays inspiré, riche d'une très ancienne tradition spirituelle, au moment où il traverse une époque troublée.

Nous sommes en Iran, au début du XIXe siècle. Iran est le nom exact: ainsi ses habitants nomment leur pays. depuis toujours. Ce sont les français qui l'ont baptisé Perse, parce que la Perside (Färs ou pärs) est la province du Sud-Ouest par laquelle les Grecs abordèrent le pays. Les glorieux souvenirs de Cyrus et de Darius, qui régnèrent cinq siècles avant notre ère, sont bien loin. Depuis la conquête grecque, menée successivement par Philippe et Alexandre de Macédoine, aux IVe. et IIIe S, avant J.C., l'empire n'a cessé de s'effriter, les envahisseurs de déferler, les provinces de faire sécession et les dynasties de se succéder à la tête du pays. Après les Grecs vinrent les Romains, puis, dès le VIIe siècle, les Arabes. Vers l'an mille ce furent les Turcs, deux cents ans plus tard les Mongols, puis les hordes de Tamerlan, puis les Turkmènes. Pendant ce temps régnaient tour à tour les Séleucides, successeurs d'Alexandre, les Parthes arsacides, les Sassanides, les Ommeyades (arabes), les Séfévides d'origine probablement kurde, les Qadjars (Turkmènes) qui détinrent le pouvoir de 1786 à 1925 puis se le firent ravir par les Pahlavis.

Au moment où commence de pousser l'arbre baha'i, donc, un Qadjar règne sur un pays exsangue, théâtre de la rivalité anglo-russe. Les Russes souhaitent, à travers l'Iran, atteindre le Golfe Persique et l'Océan indien en tournant l'Empire Ottoman. Ils revendiquent en outre la possession de la Géorgie, du Daghestan, des districts arméniens d'Erevan et de Nakhitchevan, qu'ils vont rapidement obtenir. Les Anglais, de leur côté, sont soucieux de protéger la route des Indes et de contrer la réalisation des visées tsaristes. Avec la découverte de l'importance du pétrole, la rivalité ne fera que s'amplifier, et les rivaux obtiendront d'invraisemblables concessions qui mettront entre leurs mains pratiquement toutes les ressources de l'Iran.

Les caisses sont vides. Le souverain est un despote qui se soucie peu de ses sujets. Il abandonne le gouvernement aux mains de chefs religieux. Malgré leur formalisme, leur intolérance à tout ce qui n'est pas stricte orthodoxie musulmane, ceux-ci sont vénaux, cruels, immoraux. L'état et la justice sont corrompus. L'éducation négligée. Meurtres et pillages sont monnaie courante et rendent les voies de communication peu fiables. L'Iran court à grand pas vers l'anarchie. La vie spirituelle n'est pas en meilleur état que la vie sociale, en dépit d'un passé d'une densité si exceptionnelle. Que certains érudits de l'histoire des religions ont même utilisé le terme de "continuité iranienne".

Au début des temps historiques, vers 2 000 ans avant Jésus-Christ, lorsque l'Iran actuel est encore dépendant de la civilisation assyro-babylonienne, on y célèbre des cultes païens aux longues listes de divinités humaines ou animales. Mais va bientôt apparaître, au temps de Cyrus et de Darius, une religion beaucoup plus originale: le culte du Dieu indo-iranien Mithra. Son nom, Mitra en védique, signifie à la fois "ami" et "contrat". C'est à ce titre qu'on l'invoque dans les traités, mais aussi en considération de sa souveraineté céleste. Il représente l'aspect juridique de la fonction royale, mais il est surtout Dieu de lumière, bienveillant. proche de l'homme, veillant sur la justice et les justes, sur le respect des alliances et des serments qui les consacrent. Il s'oppose à Varuna, autre dieu de la souveraineté, qui, lui, incarne l'obscurité, le mal. Mithra est lié à l'image du taureau, et à son sacrifice. Sous le règne de Xerxés, fils de Darius, son culte devient religion officielle. Ses adeptes prennent en commun des repas de pain et d'eau, peut-être de vin, en prononçant des formules rituelles. Le septième jour de la semaine, notre dimanche, est plus particulièrement sanctifié, tout comme le septième mois de l'année. Les solstices et les équinoxes sont l'objet de célébrations solennelles, tout comme le 25 décembre où l'on célèbre à la fois l'anniversaire du soleil et du Dieu.

De l'Iran, par le biais des envahisseurs macédoniens, le culte mithraïque gagnera la Grèce, puis Rome, où il sera presque religion officielle, et il ne sombrera dans l'oubli qu'après l'an 400, battu en brèche par le christianisme.

En Iran, entre temps, une autre religion dominante a pris sa place, le zoroastrisme, ainsi nommé du nom de son prophète, Zoroastre, ou Zarathustra, et parfois encore appelée mazdéisme, tenant cette fois son nom de celui de son Dieu suprême, Ahura Mazdäh: le "Seigneur Sage." Zoroastre vécut probablement vers l'an 600 avant J.C., dans une province de l'Iran. Il semble qu'il ait été le prêtre d'une petite communauté qui se consacrait à l'élevage des boeufs. Réformant l'ancienne religion indo-iranienne, il transforma le polythéisme en un relatif monothéisme. Selon ses enseignements, Ahura Mazdäh est le Dieu suprême, créateur de l'ordre cosmique et moral, vers lequel montent la prière et l'adoration. Il règne sur plusieurs catégories divines, les Immortels Bénéfiques, la Bonne Pensée, la Meilleure Rectitude, l'Empire Désirable. la Bénéfique Pensée Parfaite, l'Intégrité et la Non Mort et des divinités plus mineures: Discipline, Fortune, Récompense, etc. Il compte un adversaire spécifique: Angra Mainyu, le Mauvais Esprit, qui sera plus tard nommé Ahriman. Nombre de chercheurs considèrent que ce nouveau panthéon attribue à Ahura Mazdäh les valeurs positives de Mithra, et à Ahriman le mal, auparavant symbolisé par Mainyu.

La religion prêchée par Zoroastre distingue le corps et l'âme, promet le paradis à l'âme élue et l'enfer à l'âme damnée, annonce la résurrection. Elle condamne les pratiques orgiastiques, les sacrifices sanguinaires, sauvages, les mauvais souverains, les déprédateurs. Elle a une morale, une spiritualité, une vision transcendante. Elle annonce que des sauveurs viendront périodiquement, au long de l'histoire, relayer l'enseignement de Zoroastre, et qu'à la fin des temps, Ahura Mazdäh triomphera de l'esprit du mal. Tout un rituel est attaché à cette religion; avec ses temples, ses prêtres, ses prières, ses écoles, ses cérémonies dont un très important culte du feu, Zoroastre à laissé des textes écrits, les Gätha, dans une langue proche du védique, qui sont surtout des hymnes, au sens parfois assez obscur pour que leurs interprétations ultérieures divergent. Il fut combattu, persécuté. Pourtant, le zoroastrisme devint à son tour religion officielle de l'Iran. Il le resta jusqu'à la conquête musulmane, qui ne le fit pas disparaître, et conserve un nombre important de fidèles, jusqu'à notre époque, non seulement en Iran mais en Inde, chez les Parsis.

Au XVIe siècle, l'islam chiite prit sa relève, après une terrible période de persécutions religieuses perpétrées par Tamerlan et ses hordes. Le chiisme est, avec le sunnisme, l'une des deux branches principales de la religion musulmane. Tandis que les sunnites se définissent comme les gardiens de la tradition, les chiites, qui se réclament d'Ali, cousin et gendre de Mahomet, sont moins attachés à la lettre du Coran, et beaucoup plus soucieux du sens ésotérique de la révélation coranique. A la différence du sunnisme, qui n'accorde à l'Imam (le guide ou chef de la communauté) qu'une fonction laïque, sociale et temporelle, le chiisme en professe une conception métaphysique, investissant sa personne d'une fonction sacrale et cosmique. Un grand spécialiste des religions orientales, Henry Corbin, souligne les points de convergence entre zoroastrisme et chiisme, notamment la croyance en un dieu unique, à la dualité entre le bien et le mal, à l'arrivée d'un ultime sauveur cosmique opérant la transfiguration du monde. Il estime qu'il y eut rencontre entre les deux religions, sous un horizon commun. (cf. Henry Corbin, Corps spirituel et Terre céleste Buchet Chastel Paris 1977)

Ce ne sont pas là les seules caractéristiques de l'Iran, qui fut, en vérité, tantôt le foyer, tantôt le carrefour des grandes religions mondiales. Le manichéisme s'y est enraciné. Le bouddhisme s'est avancé dans ses territoires extrême-orientaux: la tradition veut que l'on doive à deux princes Parthes la traduction (du sanskrit en chinois) des textes qui ont suscité "le bouddhisme de la Terre Pure". Les chrétiens nestoriens, déclarés hérétiques au Ve siècle (ils voyaient coexister en Jésus-Christ deux personnes, l'une divine, l'autre humaine), très nombreux aux XIIe et XIIIe siècles, trouvèrent un refuge dans l'Empire Iranien. Il s'y produisit enfin sans discontinuité un foisonnement de poètes, de penseurs métaphysiciens et spirituels tels les soufis. tenants d'une religion mystique d'amour et de détachement du matérialisme exprimée à travers des contes et des poèmes métaphoriques. A l'époque qui nous intéresse, tout cela coexiste, mais ne cohabite pas pacifiquement. Chi'ites, chrétiens. juifs, zoroastriens s'opposent de la manière la plus intolérante. Il est dangereux pour un zoroastrien ou un juif de sortir par temps de pluie, car ses vêtements mouillés pourraient entrer en contact avec un musulman qui. souillé, serait en droit de laver l'affront dans le sang. Un musulman doit se purifier les mains après avoir touché de l'argent venant d'un chrétien, d'un juif ou d'un zoroastrien. Pas plus de tolérance du côté juif, un enfant juif ne peut donner à boire à un mendiant musulman car "la malédiction plutôt que la bonté doit être le lot des infidèles".

Tout espoir n'a cependant pas disparu du coeur des iraniens cultivés, familiers des textes sacrés juifs, zoroastriens, chrétiens ou musulmans: tous ne font-ils pas allusion au retour proche d'un envoyé divin? Tous ne sont-ils pas d'accord pour situer sa venue en Terre sainte ou en Iran? Chacun peut apporter son eau au moulin de l'espérance.

N'est il pas dit dans l'Ancien Testament. "Je placerai mon trône dans l'Elam" (Jérémie) ? Or Elam est le nom de cette région, au Sud-Ouest de l'Iran, où naquit, 2500 ans avant Jésus-Christ, dans le cadre assyro-babylonnien, une civilisation qui devait durer deux millénaires, faire de Suze sa capitale, qui devint celle de Darius le grand, et appartient au patrimoine iranien.

Le Christ n'a-t-il pas dit "Gardez vos lampes allumées, je reviendrai comme un voleur "?

Dans un texte bouddhique, rapportant un dialogue entre le Bouddha et la reine Vahedi, n'y a-t-il pas ce dialogue: "Honoré du Monde, après ton ascension, tous les êtres vivants remplis d'impuretés et de vices seront écrasés par les cinq sortes de souffrance. Dis-moi comment ils pourront voir la terre du suprême bonheur du futur Bouddha? Toi et tous les êtres vivants, vous devez avoir un coeur unifié en fixant votre pensée vers l'ouest". L'ouest de l'Inde, n'est-ce pas l'Iran?

Enfin la croyance en l'imminence de la venue d'un nouveau rédempteur prend une valeur particulière dans l'Islam chiite: sa théologie admet le retour millénaire d'un envoyé de Dieu, le Mahdi, qui sera le douzième Imam, le douzième guide, descendant de Mahomet, auquel les fidèles devront obéissance. Douze imams sont déjà venus. Mais le dernier en date, Mohammed lbn Hasan, est entré en retraite peu après son accession à l'imamat. Pendant soixante dix années, de 869 à 940, il a été représenté par quatre agents successifs, nommés les Portes. Cette "petite retraite" a été suivie de la "grande retraite" pendant laquelle "l'Imam caché" n'a pas communiqué avec ses fidèles, si ce n'est par l'intermédiaire de rêves occasionnels des saints. Mais à la fin de la grande retraite, l'Imam caché doit revenir comme Mahdi, et son retour sera précédé par celui des "Portes", qui l'annonceront.

Au début du XIXe siècle, l'école de Cheikh Ahmad, école théologique où des études coraniques poussées suscitent un courant réformateur, prédit le retour du Mahdi pour les années 1840. Cheikh Ahmad prépare ses adeptes à l'apparition imminente du messager divin et les envoie à sa recherche à travers tout le pays. Ils vont le trouver.

Le 20 Octobre 1819 naît à Chiraz un garçon portant le nom de Ali Muhammad. Chiraz est précisément située là où se trouvait l'Elam. C' est aussi, depuis le XIIe siècle, une capitale intellectuelle où se sont succédés grands poètes et brillants philosophes soufis. L'enfant qui vient de naître n'est pas fils de poète ou de philosophe, mais de drapier. En revanche, il est sayyed, c'est à dire descendant de Mahomet. Son père décède peu après sa naissance et son éducation est confiée à un oncle maternel. Il apprend à lire, à écrire. et à obéir scrupuleusement à tous les commandements de la religion musulmane.

Lorsque sonnent ses quinze ans, ses oncles l'associent à leur négoce. Et son visage légendaire commence à se dessiner. "Chacun, disent ses biographes, dans son entourage et dans la ville entière, l'admire pour sa beauté, sa douceur, sa piété, le charme qu'il sait manifester". Le 23 Mai 1844, Chiraz accueille un voyageur épuisé: Mollah Hossein, l'un des envoyés de l'école de Cheikh Ahmad. Ainsi que l'en a requis son maître, il court les routes depuis des mois à la recherche du "Promis" et sait à quel signe il pourra le reconnaître: il doit demander à tout éventuel prétendant l'explication d'une sourate (un chapitre) du Coran, la sourate de Joseph, sur laquelle s'opposent les théologiens de la foi musulmane en des discussions très confuses. Peu avant le coucher du soleil, au pied des remparts, il rencontre un jeune homme dont la mine et le port l'impressionnent.

Courtoisement, ce dernier l'invite à venir se reposer chez lui. Ils se détendent, devisent, et soudainement Ali Muhammad déclare à son visiteur, "Vois, tous les signes sont manifestes en moi", puis, sans même en avoir été prié, il explique d'une manière parfaitement claire la sourate de Joseph. Il se proclame le Bab "la Porte", l'annonciateur. Le voyageur est convaincu.

Quarante jours plus tard, dix huit personnes, que l'on nommera plus tard les "Lettres du Vivant", reconnaissent en ce commerçant de 25 ans le messager tant attendu et, le rejoignant à Chiraz, se déclarent ses disciples.

Alors il commence son enseignement. A.L.M. Nicolas, consul de France à Tabriz, écrit à son propos dans un ouvrage publié au début de notre siècle: "Le spectacle des turpitudes, des hontes, des vices et des mensonges de ce clergé (le clergé chiite) révoltait son âme pure et sincère. Il sentait le besoin d'une réforme profonde à introduire dans les moeurs publiques et dut, plus d'une fois, hésiter devant la perspective d'une révolution qu'il lui fallait déclencher pour délivrer les corps et les intelligences du joug d'abrutissement et de violence qui pesait sur toute la Perse pour le plus grand profit d'une élite de jouisseurs et pour la plus grande honte de la vraie religion du prophète".

Le Bab, a priori, ne se sent pas en contradiction avec l'Islam et considère qu'il ne fait qu'en accomplir les prophéties. Il se rendra même à la Mecque pour expliquer aux plus hautes autorités musulmanes le caractère divin de sa mission. Ses écrits sont, pour une partie, des commentaires et des interprétations des versets du Coran, des prières, des homélies, des dissertations sur différents points de la doctrine de l'Unité Divine. Surtout, semblable en cela à saint Jean-Baptiste par rapport au Christ, il se définit comme le pré curseur de celui qui va venir, "le Promis". Sa tâche est de préparer les hommes à la venue de "Celui que Dieu manifestera", le grand prophète annoncé par toutes les Ecritures saintes qui les libérera de la misère spirituelle et matérielle dans laquelle des fonctionnaires avides et des mollahs ignorants les entretiennent pour conserver leurs lucratifs privilèges.

Mais le Bab ne se limite pas à l'aspect purement religieux. Il professe aussi des concepts purement révolutionnaires, dans l'Islam de l'époque sur l'émancipation des femmes, une meilleure distribution des richesses, l'égalité des races, etc.

Ses disciples, de plus en plus nombreux, commencent à se constituer en une communauté soudée qui prend ses distances vis à vis de la société traditionnelle dans une grande exaltation, un véritable renouveau spirituel. Et peu à peu le changement jusqu'à la création d'un nouveau calendrier que le Bab fait partir de l'année de sa propre révélation, 1844 affecte tous les domaines de l'expression religieuse: la théologie, le culte, l'organisation. On pourrait dire, paraphrasant la célèbre phrase d'un de ses ministres à Louis XVI, "Non Sire, ce n'est pas une révolte, c'est une révolution".

En vérité, la nouvelle foi par ses doctrines religieuses, ses principes sociaux, son code moral, apparaît comme un défi à toute la structure traditionnelle de la société iranienne.

Ni le Shah qui règne alors, ni le clergé chiite ne s'y trompent. Accusé d'hérésie, le Bab est jeté en prison. Une répression effroyable s'abat sur ses disciples, que, déjà, l'on nomme les babis, émanant autant des forces répressives de l'état que de la populace fanatisée par les mollahs. Dans chaque ville, les différents corps de métier boulangers, bouchers, charpentiers, etc..., se répartissent les "hérétiques" et chacun s'ingénie à trouver la pire cruauté. Ici on trempe les victimes dans l'huile avant de les brûler. Là, on expose, sur les marchés, des corps décapités dont les têtes coupées servent de ballon ou d'ornement pour les lances. Dans une lettre à un ami, un capitaine autrichien, Alfred Von Gumoens, témoin direct de ces abominations, dit son horreur, "Ces malheureux dont les yeux avaient été arrachés avec le pouce et les oreilles amputées devaient les manger sur la scène même de leur martyre. On avait creusé de larges trous dans leurs épaules et leurs poitrines et inséré dans les blessures des mèches brûlantes qui faisaient grésiller les chairs. Le bazar en était illuminé... Je ne quitte plus ma maison désormais de crainte d'avoir à supporter de nouvelles scènes..." (Cette lettre fut publiée en 1852 dans Oesterreichischer Soldatenfreund.)

20 000 Babis vont ainsi périr, en moins de six ans. Et pourtant, malgré les persécutions, la haine fanatique, les adeptes du Bab continuent de se multiplier. Parmi eux un homme qui est de deux ans son aîné: Mirza Hossein Ali, né à Téhéran le 12 novembre 1817. Il appartient à une famille riche et noble. Son père, Mirza Abbas, est ministre d'état. Plusieurs de ses parents occupent des fonctions importantes dans le gouvernement, l'armée ou l'administration.

Les historiens s'accordent à penser qu'il ne reçoit qu'une instruction sommaire: à cette époque, en Iran, le fait d'appartenir à une famille nantie, proche du pouvoir, dispense des études, ce qui est quand même le signe d'un laxisme certain. Quel enfant, quel adolescent est-il? Plus tard, son fils aîné en brossera un portrait que l'on peut évidemment estimer retouché à la fois par le mythe et la piété filiale: "Enfant, il était déjà extrêmement bon et généreux. Il aimait la vie en plein air et passait la plus grande partie de son temps dans les jardins et les champs. Il possédait un extraordinaire pouvoir d'attraction que tous ressentaient. Les gens se pressaient toujours nombreux autour de lui. Les ministres et les personnalités de la cour l'entouraient, et même les enfants lui étaient dévoués. Dès qu'il eut atteint l'âge de treize ou quatorze ans, on vantait partout sa renommée et son savoir. Il savait converser sur n'importe quel sujet et résoudre tous les problèmes qui lui étaient soumis. Dans les grandes assemblées, il discutait avec les ulémas (théologiens musulmans) et il avait l'art d'éclaircir des points religieux inextricables. Tous l'écoutaient avec intérêt".
On pense évidemment, devant cette dernière phrase, à l'épisode de Jésus enfant devant les docteurs de la foi juive, tel qu'il est conté dans son hagiographie.

Lorsque Mirza Hossein Ali atteint ses 22 ans, son père meurt. Ainsi que le veut la coutume iranienne de l'époque, le gouvernement lui propose de prendre la succession du poste paternel. Il la refuse et le premier ministre a ce commentaire; "Qu'il garde sa liberté. Cette position est indigne de lui. Il a en vue quelque but plus élevé. Je ne puis le comprendre, mais je suis convaincu qu'il est destiné à quelque haute mission. Ses pensées sont différentes des nôtres. Laissons-le."

En 1844, Mirza Hossein Ali a 27 ans. Il est marié. Un fils lui naît le jour même où le Bab déclare sa mission. Il embrasse la nouvelle religion. Lui et le Bab ne se rencontreront jamais, mais vont échanger une importante correspondance. S'étant dépouillé de ses biens, le nouveau disciple se fait l'ardent propagateur de la foi rénovée. Le Bab ne connaît plus bientôt que forteresses et prisons. En 1847, tandis qu'il croupit dans une prison fortifiée des montagnes de l'Azerbaïdjan, dans le nord-ouest de l'Iran, pas très loin de Tabriz, Mirza Hossein Ali organise à Badasht, dans un petit hameau, un grand rassemblement des fidèles. Quatre-vingt-un disciples sont présents, venus des différentes provinces de l'Iran. Le but principal de la réunion est de rendre effective la révélation du Bayan (Traduit par A L M Nicolas- Paul Geuthner 1914 Certains passages se retrouvent dans Sélection des Ecrits du Bab, Maison d'Edition Baha'ie, Bruxelles. 1984), le livre essentiel du Bab, par une rupture complète, explicite, avec le passé, son organisation, son sacerdoce, ses traditions et ses cultes. On espère aussi y examiner les moyens de délivrer le Maître emprisonné.

Ce projet échouera. Mais le but primordial de la réunion est atteint. La foi des Babis se dessine de plus en plus nettement, et atteint cette fois le stade de la rupture radicale avec l'Islam orthodoxe.

En 1850, à Tabriz, le Bab est fusillé. Pour cette exécution, on n'a pas mobilisé moins de 750 soldats. Les babis, malgré, leur ferveur spirituelle sont affaiblis. Ils n'ont plus de Maître. Si ce dernier a longuement annoncé "Celui" dont la mission serait d'inaugurer une ère de vertu et de paix, en insistant sur le fait que sa mort était nécessaire à la manifestation du "Promis", il n'a explicitement désigné aucun successeur. Des intrigues commencent à se nouer. Mirza Hossein Ali demeure, dans cette obscurité, un porteur de flambeau, un tisseur de paix.

Mais, plus que jamais, la propagation du babisme attire la répression. Un événement tragique va encore l'accentuer. Rendu enragé par le spectacle des souffrances infligées au Maître, un jeune babi du nom de Sadiq décide de le venger et, muni d'une arme de petit calibre chargée de plombs légers, tire sur le Shah. Les gardes l'abattent aussitôt, mais toute la communauté babie est tenue pour responsable. A Téhéran, une centaine de ses membres sont torturés puis exécutés. D'autres, en grand nombre, et bien qu'ils déplorent l'attitude de l'un des leurs, sont jetés en prison avec, parmi eux, celui qui aurait pu être ministre. Plus tard, il décrira son internement:

"Par la justice de Dieu! Nous n'étions pas mêlés en quoi que ce soit à cet acte odieux, et notre innocence fut indiscutablement prouvée par les tribunaux. Néanmoins, nous fûmes appréhendés. De Niyavaran, qui était alors la résidence de sa Majesté, nous fumes conduits en prison à Téhéran. Un brutal cavalier, qui nous accompagnait, arracha notre bonnet tandis qu'une bande de fonctionnaires et de bourreaux nous entraînait précipitamment et avec rudesse. Nous fumes enfermés dans un lieu immonde, hors de toute comparaison. A notre arrivée, on nous fit d'abord traverser un couloir très sombre d'où nous descendîmes trois séries de marches jusqu'au lieu de réclusion qui nous était assigné. L'obscurité la plus complète régnait dans ce cachot et nos compagnons de captivité, près de cent cinquante hommes, se composaient de voleurs, d'assassins et de bandits de grand chemin. Bien que bondé, ce lieu n'avait pas d'autre issue que le couloir par lequel nous étions entrés. La plume est impuissante à décrire cet endroit, aucune parole ne peut en définir la répugnante odeur. La plupart de ces hommes n'avaient ni vêtements, ni literie pour s'étendre. Dieu seul sait ce qui nous est arrivé dans ce lieu, le plus nauséabond qui soit..."

Pas une journée ne se passe sans qu'un babi soit torturé et exécuté. Cependant, au bout de quatre mois, pour Mirza Hossein Ali, l'horreur cesse. Son innocence est si manifeste que le Shah le fait libérer et commue sa peine en exil à Bagdad, en Irak, alors sous domination turque. Il s'y rend, suivi ou précédé, de Babis qui, par familles entières, pour échapper aux persécutions, ont décidé de prendre le chemin de l'exil, en longues caravanes.

Et voilà une communauté très hétérogène, blessée, un peu perdue, qui se reforme sur les bords du Tigre. Elle doit résoudre les problèmes de sa survie matérielle et préciser son sentiment religieux. Beaucoup de ceux qui sont là n'ont pas connu le Bab. C'est parfois l'espoir un peu naïf qu'il suffisait de s'enrôler dans la nouvelle foi pour changer le monde qui les a conduits. Ils connaissent mal la doctrine, et souvent l'interprètent en considérant qu'est devenu licite, avec le Bab, tout ce qu'interdisait le chiisme orthodoxe.

Mirza Hossein Ali, comme par un mouvement naturel, et sans jamais être désigné ni se désigner expressément comme leur chef, prend les choses en main, organise l'existence matérielle et spirituelle de la communauté. Il semble cependant que dès ce moment, quelques compagnons très proches le sentent appelé à prendre, dans l'avenir, la direction du mouvement, et voient en lui ce "Promis" annoncé par le Bab. Mais le temps n'est pas encore venu d'une annonce publique, ni d'une nouvelle orientation du mouvement. Il faut d'abord se pénétrer de l'enseignement du Bab et mettre sa doctrine en action. Plusieurs années passent ainsi.

Puis, Mirza Hossein Ali éprouve le besoin d'une période de recueillement et de méditation. Il quitte Bagdad sans révéler à qui que ce soit le lieu de sa retraite, et s'installe dans les montagnes du Kurdistan. Il expliquera lui-même, par écrit, l'origine de sa décision: "Dès les premiers jours de notre arrivée ici (à Bagdad) nous avions discerné les signes des événements futurs et, avant qu'ils se produisent, nous décidâmes de nous retirer dans la solitude". Durant deux ans, il va mener une vie d'ermite, priant, méditant, bâtissant les grands principes de la religion qu'il veut instaurer. Il écrira plus tard à Bagdad un de ses premiers ouvrages, le Livre de la certitude (Baha'u'llah, Le livre de la certitude, P U F Paris, 4 édition 1988), où il explique, à l'intention d'un parent du Bab, ce qu'il faut comprendre de la proclamation du martyr de Tabriz. Il s'y exprime encore en tant que disciple du Maître, mais déjà donne une interprétation nouvelle de l'Ancien et du Nouveau Testament ou du Coran. en montrant que tous les prophètes peuvent être considérés comme une personne unique en cela qu'ils manifestent tous. chacun dans ses conditions particulières, l'Esprit divin. Il insiste aussi sur le fait que la venue du Bab était bien annoncée par toutes les prophéties de l'Islam. Ce séjour est une épreuve singulière, douleur et joie mêlées. Encore une fois, la similitude est grande entre cet épisode, et ce qui est conté de la tentation au désert de Jésus, ou des retraites de Mahomet dans une caverne de montagne. Il est ainsi décrit par celui-là même qui se l'était imposé:

"Je demeurai ainsi, seul et abandonné, pendant deux ans, dans le désert. Des larmes d'angoisse coulaient de mes yeux, un océan d'afflictions et de peines gonflait mon coeur sanglant.

Combien de jours ai-je passés sans nourriture pour me soutenir, et combien de nuits où mon corps ne trouva pas de repos. Malgré toutes ces calamités et ces afflictions continuelles, par Celui qui tient mon âme entre ses mains, je n'ai jamais été plus heureux.

J'ai connu le vrai bonheur et la joie parfaite. Car, dans ma solitude, je n'avais pas le spectacle des malheurs, des soucis, des maladies de chacun.

Dans l'isolement, je me recueillais en esprit, oublieux du monde et de tout ce qu'il renferme.

Mais j'ignorais que les mailles de la destinée divine sont plus serrées que nous ne pensons et que les flèches de ses décrets l'emportent sur les desseins humains les plus hardis. Nul ne peut s'affranchir de la volonté de Dieu, et la seule ressource est de s'y soumettre. Par la justice de Dieu! Lors de mon départ, je n'envisageais pas de revenir. C'était une séparation sans espoir de retour Je ne désirais qu'une seule chose: ne pas être un objet de discorde pour les croyants, un motif de révolte pour les compagnons, ni une cause de souffrances ou de tristesse pour les âmes et les coeurs.

Tel était mon unique désir, je n'avais pas d'autre but. Malgré cela chacun faisait ses propres plans et poursuivait ses vaines chimères, jusqu'au moment où, de la source mystique, me parvint l'ordre de revenir, et, soumis je revins ici".

En vérité, la solitude de l'ermite babi n'était pas aussi totale que l'on pourrait l'imaginer. Peu à peu, le bruit s'était répandu qu'un homme au merveilleux savoir s'était retiré dans les montagnes du Kurdistan, et, de tous côtés, on venait le consulter et s'entretenir avec lui de problèmes de théologie et de métaphysique toujours à éclaircir. Le bruit en vint jusqu'à Bagdad. Dans la description que l'on faisait de l'homme merveilleux, ses proches le reconnurent. Des émissaires lui furent envoyés pour lui décrire l'état lamentable de la communauté babie privée de sa tutelle, et le supplier de rentrer. Il obtempéra, revint et prit la mesure du climat avec une certaine amertume: "Ma plume est impuissante à dire ce que je vis alors. Et depuis plus de deux ans mes ennemis ne cessent de conjuguer tous leurs efforts pour essayer de me faire périr, ainsi que chacun le sait."

Il remet de l'ordre, reprend son enseignement, apaise les querelles. La communauté babie retrouve une activité féconde. Et de nouveaux adeptes, juifs, zoroastriens et musulmans chiites tous prêts, de par les prophéties de leur propre religion, à admettre la venue d'un nouvel envoyé de Dieu, se pressent à Bagdad pour entendre la bonne parole. Cette seconde envolée du mouvement babi est telle qu'elle finit par former, en Irak, un parti des plus imposants. Naturellement, le clergé chiite s'en inquiète et harcèle le consul d'Iran à Bagdad afin qu'il avise son gouvernement du danger que constituent les babis pour la religion musulmane et pour l'empire iranien lui même.

Une longue concertation écrite s'engage entre les autorités turques et iraniennes. Deux solutions sont finalement envisagées: ou le chef de file des babis est remis au gouverneur de la province iranienne la plus proche de l'Irak, et, dans ce cas, le Shah en fera son affaire, ou on le transférera dans un endroit très éloigné des frontières de son pays d'origine, de telle sorte qu'il ne risque plus d'y apporter le trouble. Le Shah penche évidemment pour la première hypothèse, qui pourrait aboutir à la solution radicale: l'exécution du "dangereux révolutionnaire." Le Sultan de l'empire Ottoman choisit la seconde. Par moralité, il ne croit pas devoir livrer un exilé jouissant du droit d'asile sur son territoire. Par calcul aussi sans doute: même si les rapports entre son empire et l'Iran sont excellents, ce sunnite n'est pas vraiment soucieux d'anéantir un mouvement dans lequel il voit un péril pour le chiisme qu'il exècre. On décide donc de faire résider Mirza Hossein Ali à Constantinople, où il sera plus facile, assure le Sultan, de surveiller ses agissements.

Les babis qui se sont groupés autour de lui vont-ils abandonner les métiers qui commençaient à leur assurer un certain bien-être matériel, une vie redevenue paisible, pour affronter les dangers d'un long voyage, les incertitudes d'une nouvelle installation? Certains qui avaient suivi leur Maître de Téhéran à Bagdad n'hésitent pas à tout abandonner pour l'accompagner et, de nouveau, leur caravane se met en marche vers la capitale de l'Empire Ottoman, à plus d'un millier de kilomètres de là.

Comme le veut l'usage en ce genre de voyage, l'étape du premier jour est fixée à une courte distance du point de départ. Les préparatifs sont longs, les adieux parfois déchirants, il faut laisser aux retardataires le temps de rattraper le gros du convoi. Mirza Hossein Ali fixe le lieu du premier rendez-vous à quelques kilomètres de Bagdad, dans une propriété appartenant à l'ancien gouverneur de la ville, qui l'a invité: il compte beaucoup d'amis et d'admirateurs à Bagdad, qui ne cachent pas leur chagrin de le voir partir. La propriété porte un nom magnifique et peut-être prédestiné: les Jardins du Rezvan (Paradis). C'est le lieu que choisira l'exilé pour annoncer aux babis, anxieux du sort qui les attend, qu'ils doivent oublier toute crainte et se fier à lui, car il est véritablement l'envoyé de Dieu annoncé par le Bab.

Douze jours durant, du 21 Avril au 2 Mai 1863, la petite troupe interrompt sa longue marche, et celui qui désormais ne sera plus Mirza Hossein Ali mais Baha'u'llah, la Gloire de Dieu, commence de délivrer son message définitif. L'impureté légale des infidèles est abolie. Dieu n'a-t-il pas fait de tous les hommes les gouttes d'eau d'une même mer, les feuilles du même arbre? Que ses disciples soient dès maintenant l'exemple qui mènera l'humanité tout entière vers sa régénération. Et désormais, les babis porteront le nom de baha'is. en référence à son nom: Baha'u'llah.

Un témoin oculaire de ces jours mémorables en a laissé le récit écrit. Ils durent être, si on l'en croit, d'une densité et d'une beauté qui marquent les esprits pour la vie:

"Chaque jour avant l'aube, raconte-t-il, les jardiniers cueillaient les roses qui bordaient les quatre avenues du jardin et les empilaient par terre au milieu de la tente bénie. Les tas était si élevé que lorsque ses compagnons (de Baha'u'llah) se réunissaient pour boire leur thé du matin en sa présence, ils ne pouvaient se voir au-dessus. De ses propres mains, Baha'u'llah confiait toutes ces roses à ceux qu'il renvoyait de sa présence chaque matin, avec mission de les remettre de sa part à ses amis arabes et persans de la ville. (...) Une nuit, la neuvième de la lune ascendante, je montais la garde avec d'autres, près de sa tente bénie.
Comme minuit approchait, je le vis sortir de sa tente, passer près de quelques-uns de ses compagnons endormis, et commencer à faire les cent pas dans les avenues bordées de fleurs, sous le clair de lune. De tous côtés, le chant des rossignols étaient si fort que seuls ceux qui étaient proches pouvaient entendre distinctement sa voix.
Il continua de marcher jusqu'à ce que, s'arrêtant au milieu de l'une des avenues, il observe: "Voyez ces rossignols. Leur amour pour ces roses est si fort que, veillant du crépuscule jusqu'à l'aube, ils gazouillent leurs mélodies et, dans une passion brûlante, communient avec l'objet de leur adoration. Comment ceux qui se prétendent embrasés d'amour pour le Bien-Aimé, dont la beauté rappelle la splendeur des roses, peuvent-ils se résoudre à dormir?" Pendant trois nuits consécutives je veillais, effectuant des rondes auprès de sa tente bénie. Chaque fois que je passais près du lit sur lequel il était étendu, je le trouvais éveillé, et chaque jour, du matin au soir, je le voyais sans cesse occupé à converser avec le flot de visiteurs qui ne cessait d'arriver de Bagdad".

Mais Baha'u'llah, l'ami des rossignols et des roses, tient aussi à ses compagnons un discours plus énergique qu'Hippolyte Dreyfus, l'un des meilleurs historiens du mouvement bahai, nous restitue ainsi: "Croyaient-ils que c'était uniquement pour que quelques millions de Persans opprimés échappassent à la tyrannie des mollahs que le Bab avait été martyrisé sur la place de Tabriz? Ou même pour que l'Islam entier s'épanouit dans la joie de l'arrivée de l'annonciateur des temps nouveaux? Non vraiment, la cause qu'ils avaient embrassée était la plus grande, jusqu'ici, ils n'avaient accompli qu'une étape, et maintenant il fallait la dépasser. A quoi servaient toutes les religions de la terre si les hommes ne voyaient pas le lien commun qui les unissait malgré la divergence des dogmes et des rites?

Les temps étaient loin depuis que Moïse, Jésus ou Mahomet avaient apporté leurs lois spéciales. Dieu parlerait encore et cette fois, par sa Manifestation Suprême, il conduirait les hommes réconciliés vers le progrès et les régénérerait par l'amour. Dédaigneux des conforts de ce monde, ils devaient uniquement s'attacher à développer leur spiritualité. Ainsi, l'oeuvre commencée par le Bab allait trouver en lui, Baha'u'llah, son accomplissement et sa fin, dans la rénovation et l'unification de toutes les religions" (Hippolyte Dreyfus, Op cit.) Un autre changement important est apporté à la conduite du mouvement. En plus de l'égalité des races devant Dieu, son chef prône la non-violence. Les babis, en quelques circonstances, s'étaient battus contre les soldats dépêchés contre eux par le pouvoir iranien. Désormais, on ne doit plus utiliser la force, mais accepter les oppositions et les épreuves.

Le 3 mai 1863 la caravane se remet en marche. Elle arrive à Constantinople quatre mois plus tard, le 16 Août. Baha'u'llah a alors 46 ans.

Les premiers moments de ce nouvel exil sont agréables. Baha'u'llah est considéré comme l'invité du gouvernement ottoman. Des maisons sont mises à la disposition de sa famille. Ses compagnons trouvent à s'employer dans le Bazar, ce qui leur permet de retrouver une certaine aisance. Certains mêmes, pour en finir avec les persécutions iraniennes, se font sujets ottomans. La maison où loge leur chef ne désemplit pas de personnalités de Constantinople, de membres du gouvernement même, qui viennent le visiter, voire le consulter. La foi baha'ie continue de faire des adeptes.

Mais de nouveau, les nuages ne tardent pas à s'accumuler. Le sultan ottoman, également Calife, c'est à dire chef religieux, sunnite, voudrait étendre son autorité aux chiites. L'allégeance de Baha'u'llah le ferait progresser dans ce dessein. Mais ce dernier refuse, de même qu'il repousse l'offre d'une pension, ou d'un poste au gouvernement. Du coup le sultan, auprès duquel 1'ambassadeur d'Iran continue de multiplier les mises en garde contre les dangereux hérétiques, voit en celui qu'il était prêt à protéger, moyennant quelques concessions, et en ceux qui l'accompagnent, de potentiels séditieux, qu'il faut éloigner plus encore. Quatre mois après son arrivée à Constantinople, Baha'u'llah est prié d'aller se fixer à Andrinople, dans la partie européenne de la Turquie. De nouveau sa famille et quelques fidèles de la communauté baha'ie le suivent, en plein hiver, par les routes enneigées. Ils mettent douze Jours pour atteindre Andrinople. Ils vont y demeurer près de cinq ans.

Ces cinq ans seront bien employés. La position géographique d'Andrinople, aux portes de l'Occident, permet à Baha'u'llah de mener son action dans une double direction. Vers l'Orient, il continue d'expliquer aux communautés babies et baha'ies la nouvelle doctrine. Mais la proximité de l'Europe qu'il approche pour la première fois, et qui est loin d'être exclue de la mission mondiale, il faut le rappeler, dont il se sent investi, l'incite également à s'adresser directement aux souverains et chefs d'état de celle-ci. D'Andrinople, il leur adresse des épîtres dans lesquelles il les adjure de se joindre à lui pour faire triompher la fraternité et la paix universelle. La reine Victoria, le Pape, le roi de Prusse, l'empereur Napoléon III et quelques autres, en sont les destinataires. En 1868, par exemple, dans une lettre très prémonitoire au souverain français, il annonce les désastres à venir.

"O souverain, nous avons entendu la réponse que tu as faite au Tsar de Russie concernant ta décision au sujet de la guerre. Tu dis "j'étais endormi dans mon lit, et je fus réveillé par les cris des malheureux qui se noyaient dans la Mer Noire..." Nous affirmons que ce ne sont pas leurs cris qui t'ont réveillé, mais tes propres passions... Si tu avais parlé avec sincérité, tu n'aurais pas jeté à terre le Livre de Dieu. Que le Tout-Puissant, le Très-Sage te l'a envoyé, Pour avoir agi ainsi et pour te punir, ton royaume sera jeté dans la infusion et ton empire t'échappera. Des troubles violents se produiront parmi le peuple de ton pays, à moins que tu ne décides de soutenir cette cause. Ton faste t'a-t-il enorgueilli? Par ma vie, il ne durera pas, il sera bientôt anéanti". Deux ans plus tard, la défaite de Sedan jette l'empereur dans l'exil, tandis que les troupes du Kaiser Guillaume sont aux portes de Paris dont le peuple se révolte. Au vainqueur de Napoléon III, il écrira plus tard: "Te souviens-tu de celui (Napoléon 111), dont la puissance dépassait ta puissance et dont le rang surpassait ton rang? Où est-il? Que sont devenus ses biens? Profite de cet avertissement... Ô rives du Rhin! Nous vous avons vues couvertes de sang et cela se produira encore. Et nous entendons les lamentations de Berlin, bien que, en ce jour, sa gloire soit évidente."

Prophéties, certes, et qui se réalisèrent. Mais exhortation surtout aux chefs d'état afin qu'ils ouvrent les yeux sur les besoins de leurs peuples, car, dit Baha'u'llah, "Les rois sont les représentants de Dieu sur la terre, en ce sens que l'on trouve en eux les attributs divins de pouvoir, de force et d'autorité. Il leur incombe par conséquent de manifester également ses attributs de miséricorde, de bonté et de providence en veillant à l'éducation morale des peuples. Qu'ils se lèvent donc pour assurer le succès de leur règne et la prospérité de leur pays".

Il s'adresse aux prélats de la chrétienté avec la même énergie, et les mêmes prémonitions. Il adjure Pie IX de renoncer à la puissance temporelle de la papauté, lui conseille de se détourner de la vie mondaine, de quitter un palais trop somptueux pour un successeur de saint Pierre et d'abandonner son royaume au roi, s'il veut échapper à un mauvais destin. Ce pape fut deux fois chassé de son trône, vit l'annexion des états pontificaux par l'Italie, et mourut au Vatican en s'y considérant comme prisonnier. Dialoguant ainsi avec les catholiques, Baha'u'llah tente de les inciter à de considérables réformes. Par exemple, il condamne le célibat des prêtres et la vie monastique. "Le célibat des prêtres est néfaste, écrit-il, car la continence sexuelle n 'est pas un moyen de s'élever vers Dieu, alors qu'une vie saine et équilibrée, au sein d'un foyer, contribue à l'épanouissement spirituel de l'homme. Les moines et les nonnes doivent quitter leur couvent pour s'engager vers une vie active dans la société."

Cette période à la fois calme et intense touche à son terme en 1867. La sérénité ne règne pas dans la petite communauté qui a suivi Baha'u'llah à Andrinople. Certains babis, depuis la proclamation dans les Jardins de Rezvan, sont effrayés de voir leur religion perdre son caractère purement islamique. Parmi eux, le propre demi-frère du prophète, Sobhe Azal, qui avait joui, au temps du Bab, d'une certaine autorité dans la communauté. Il regroupe autour de lui les plus conservateurs de ses compagnons, et se lance dans une interprétation assez confuse, mais qu'il prétend orthodoxe, des enseignements babis, tendant à démontrer que le temps de "Celui que Dieu doit manifester" n'est pas encore venu. Sa tentative de prendre la tête du mouvement échoue. Alors, auprès du Sultan, il accuse son demi-frère de ne poursuivre que des visées de pouvoir personnel et de nourrir contre le gouvernement ottoman des desseins séditieux. Le Sultan ne tranche ni pour l'un ni pour l'autre: il se débarrasse des deux. Sobhe Azal est expédié à Chypre, où il sera l'objet d'une garde à vue jusqu'au moment où l'île passant sous domination britannique, il sera remis en liberté, et deviendra le chef d'une petite communauté de babis intégristes. Quant à Baha'u'llah, on l'envoie le plus loin possible, aux confins de l'empire, à, Saint-Jean-d'Acre, en Palestine, où il sera emprisonné.

De nouveau la longue route: plusieurs mois de voyage, en compagnie de sa famille, et de quatre-vingt disciples irréductibles qui n'ont pu se résigner à se séparer de leur Maître. Au bout, une prison immonde, Saint-Jean-d'Acre, chef-lieu d'un corps d'armée, est alors une ville forte de Syrie à l'insalubrité notoire. Le gouvernement ottoman ne doute pas que les rigueurs de l'incarcération ajoutées au climat pernicieux et à l'épuisement du voyage ne le débarrassent assez rapidement de ces baha'is décidément encombrants. Il a en outre donné aux officiers de la forteresse des instructions précisant que les arrivants doivent être traités avec la plus grande sévérité. On les entasse pêle-mêle dans deux salles sans la moindre possibilité d'hygiène. Il leur faut souffrir la malnutrition, la saleté, accepter la promiscuité et, en même temps, supporter un isolement total de l'extérieur puisque toute visite leur est interdite. La malaria, la dysenterie, la sous-alimentation les déciment.

Mais la foi, cette foi qui, dit-on, soulève les montagnes, garde verticaux les survivants. Malgré la vermine qui les dévore, le spectacle de leurs enfants affamés, ils résistent au désespoir, forts qu'ils sont de la certitude de leur mission. De quel poids pèsent les souffrances physiques lorsque l'on croit, de toute son âme, être les lieutenants de l'envoyé de Dieu, du prophète qui doit libérer le monde des ignorances et des superstitions, et que l'on vit, nuit et jour, en sa présence? Certains, plus tard, décriront cette période comme la plus lumineuse qu'ils aient jamais connue. Peu à peu, devant une telle conduite, les gardiens s'adoucissent. Sans doute aussi s'étonnent-ils de voir se presser, au pied de la forteresse, des fidèles qui patientent dans le seul but d'apercevoir Baha'u'llah, dont la réputation ne cesse de croître, à la fenêtre de sa cellule. Le régime de détention s'améliore. La communication avec l'extérieur est autorisée. Finalement, au bout de ces deux années de calvaire, le gouvernement ottoman, qui n'a, somme toute, strictement rien à reprocher à ces prisonniers iraniens, ordonne leur élargissement, à condition qu'ils ne quittent pas les limites de la circonscription de Saint-Jean-d'Acre.

Avec sa famille, Baha'u'llah s'installe dans une petite maison, toute proche de la forteresse, qui lui a été assignée comme résidence. Le reste de la communauté se met au travail, refait matériellement surface, et noue des liens assez amicaux avec la population locale. Elle s'enrichit aussi de nouveaux membres. Ils arrivent de l'Orient bouddhiste, zoroastrien Parsi ou musulman pour connaître, eux aussi, la nouvelle foi dont la renommée va croissant. Et tous ces éléments hétérogènes parviennent à se fondre et à réaliser un groupe uni d'une exemplaire conduite, assez comparable, sans doute, à ce que furent les communautés des premiers chrétiens.

Les mesures de surveillance dont Baha'u'llah fait l'objet s'assouplissent progressivement. Il peut quitter sa petite maison pour une demeure un peu plus vaste et plus confortable de Saint-Jean-d'Acre, facile à reconnaître aujourd'hui dans la ville grâce à la perfection de son état d'entretien, puis, enfin, un notable quittant en toute hâte, pour cause d'épidémie, une très belle propriété à Bahji, à l'écart de la ville, la loue très bon marché: ce sera la dernière résidence du prophète.

Le temps est venu pour lui de se consacrer à la prière, à la méditation, et surtout à la rédaction de livres et de lettres (les tablettes) qui, toutes, ont un destinataire, et posent définitivement les principes baha'is autant du point de vue religieux qu'en ce qui concerne le domaine social. A son fils aîné, Abbas Effendi, qui deviendra Abdu'l-Baha, le Serviteur, celui là même qui était né le jour de la grande révélation du Bab, en Mai 1844, il laisse le soin de toutes les autres occupations, y compris celles de recevoir les mollahs, les membres du gouvernement ottoman et tous les autres visiteurs de marque.

Vers 1890 Baha'u'llah a alors soixante treize ans un voyageur occidental, le professeur Edward Browne de Cambridge, peut cependant le rencontrer. Dans un livre, A traveller's narrative, (Edward Granville Browne. A traveller's narrative, Cambridge University, visage Press cambridge 1891), il fera de lui un portrait qui corrobore la seule photographie connue du prophète mais y ajoute des détails précis, en rapportant leur conversation:

"Le visage de celui que je contemplais, je ne saurai l'oublier, et pourtant je ne puis le décrire. Ses yeux perçants semblaient pénétrer jusqu'au tréfonds de l'âme: de larges sourcils soulignaient la puissance et l'autorité, tandis que les rides profondes du front et du visage semblaient indiquer un âge que la chevelure noire comme le jais et la barbe, d'une luxuriance étonnante atteignant presque la taille, semblaient démentir (...) Une voix douce, pleine de courtoisie et de dignité, me pria de m'asseoir et continua: "Loué soit Dieu de ce que tu sois parvenu au but. Tu es venu voir un prisonnier et un exilé... Nous ne désirons que le bien du monde et le bonheur des nations. Cependant on nous suspecte d'être un élément de désordre et de sédition, digne de la captivité et du bannissement... Que toutes les nations deviennent une dans la foi et que tous les hommes soient frères; que des liens d'affection et d'unité entre les enfants des hommes soient fortifiés, que la diversité des religions cesse et que les différences de race soient annulées, quel mal y a-t-il en cela? Cela sera malgré tout; ces luttes stériles, ces guerres ruineuses passeront, et la Paix Suprême viendra. N'avez-vous pas besoin de cela en Europe aussi? N'est-ce pas ce que le Christ a prédit? Cependant, nous voyons les souverains et les chefs d'état gaspiller plus volontiers leurs trésors en moyens de destruction de la race humaine qu'en ce qui la conduirait au bonheur, ces luttes, ces massacres, ces discordes doivent cesser et tous les hommes doivent former une seule famille.,. Que l'homme ne se glorifie pas d'aimer son pays, mais plutôt d'aimer le genre humain..."

Le 29 Mai 1892, Baha'u'llah décède. Il sera inhumé sur place, dans le jardin de Bahji, mais les baha'is n'utilisent pas, pour désigner cette fin, le terme de mort: ils parlent de l'Ascension de leur prophète.

Par testament, son père a désigné Abdu'l-Baha comme le représentant et l'interprète de ses enseignements. A toute la famille, la parenté, les fidèles, il a enjoint d'obéir à ce dernier, puis à son successeur désigné par lui, assurant ainsi la cohésion et la poursuite de ce qu'il nomme et que l'on nommera après lui "La Cause".

Comme son père, Abdu'l-Baha affronte les érudits de l'Islam dans des débats théologiques, veille sur la communauté, prend soin des malades pendant une terrible épidémie de typhoïde et de dysenterie, rassure les fidèles et, surtout, ne cesse de dispenser la foi. Il ne revendique pas pour autant le statut de prophète, et insiste sur sa position, celle de serviteur de Dieu et d'interprète des écrits de Baha'u'llah. Ainsi que le lui avait demandé son père, il fait bâtir, sur la pente du Mont Carmel dominant Haïfa, le tombeau où devra être inhumée la dépouille du Bab. L'édifice sera complété de quelques locaux consacrés aux prières et aux rassemblements qui deviendront le Centre Mondial actuel. A l'époque, les adversaires de la foi baha'ie portent plainte auprès des autorités, assurant que cette construction doit en réalité devenir une forteresse où Abdu'l-Baha et ses disciples projettent de se retrancher afin de défier le gouvernement et de conquérir toutes les régions avoisinant la Syrie. Cela vaut aux baha'is une surveillance accrue. Alors que depuis longtemps ils pouvaient circuler librement dans les environs de Saint-Jean-d'Acre, il leur est désormais strictement interdit de sortir des limites de la ville forte.

Malgré cette limitation à ses allées et venues, qui se prolonge durant sept années, le "Serviteur" s'emploie à répandre le message baha'i à travers le monde entier. Il entretient une volumineuse correspondance avec les fidèles et les chercheurs de partout. Dans cette tâche, il est aidé par des interprètes, des secrétaires, et ses quatre filles. Les seules, des nombreux enfants qu'il a eus de son épouse Munireh, une cousine germaine du Bab, épousée à Saint-Jean-d'Acre, qui aient survécu à la détention dans la forteresse. Il reçoit aussi énormément de visiteurs, de tous les pays, de toutes les religions, qui viennent l'interroger sur les problèmes spirituels, moraux ou sociaux qui les préoccupent.

Il prend encore le temps, chaque vendredi, de distribuer des aumônes prélevées sur sa propre cassette, pourtant restreinte. Les témoins de l'époque le décrivent comme un homme travaillant tôt le matin et tard le soir, se contentant de deux repas frugaux, d'une garde-robe très modeste et ne supportant pas l'idée de l'opulence tandis que d'autres se trouvent dans le besoin. Ils soulignent aussi son amour des enfants, des beautés de la nature, des fleurs.

L'un d'eux écrit: "Quand le Maître respire le parfum des fleurs, c'est un réel plaisir de le contempler. Lorsqu'il enfouit son visage parmi les corolles, il semble que la senteur des jacinthes lui confie quelque chose. C'est comme si l'attention était concentrée, comme si l'oreille était tendue pour capter une belle harmonie". Abdu'l-Baha ne fait d'ailleurs pas que contempler les fleurs. Il aime aussi les offrir à ses visiteurs.

Ainsi va la vie jusqu'en 1908. laborieuse, sereine, féconde, même lorsque les rigueurs de l'assignation à résidence et les enquêtes des fonctionnaires turcs deviennent si menaçantes que le Consul d'Italie offre au "Serviteur" de le faire parvenir en toute sécurité dans n'importe quel port étranger de son choix. Ce dernier refuse: il doit, dit-il, suivre les traces du Bab et de son père, qui n'essayèrent jamais de s'enfuir ni de se dérober à leurs ennemis. Mais il engage la plupart des membres de sa communauté à quitter le voisinage de Saint-Jean-d'Acre, devenu trop dangereux pour eux, et y demeure seul avec sa famille et quelques fidèles. Au début de l'hiver 1907, l'enquête menée à son encontre touche à sa fin. Les fonctionnaires turcs qui ont séjourné sur place pendant un mois pour accumuler les preuves de sédition repartent pour Constantinople, apparemment bien décidés à préconiser un exil encore plus rude ou même l'exécution. A ce moment précis la révolution éclate en Turquie et y triomphe. Tous les prisonniers politiques et religieux de l'empire ottoman sont élargis.

En septembre 1908, Abdu'l-Baha recouvre sa totale liberté d'action. Un an plus tard, le Sultan est déposé, emprisonné à son tour. C'est le temps où le gouvernement des "Jeunes Turcs", qui compte dans ses rangs quelques juifs ottomans, autorise, peut-être même encourage, par opposition aux nationalismes arabes, l'immigration juive en Palestine où le nombre des israélites passe de 20.000 à 50.000 pour atteindre 80.000 en 1914.

Enfin libre de voyager à son gré, Abdu'l-Baha, menant toujours la même vie de travail et de charité, se contente d'abord de circuler entre Saint-Jean-d'Acre, Haïfa et Alexandrie. Mais, en 1911, il a alors soixante-sept ans, il prend, véritablement, son bâton de pèlerin pour porter la bonne parole à l'Occident. 1911 le voit à Londres, à Paris, où il partage son temps entre conférences et causeries quotidiennes. En 1912, il passe neuf mois en Amérique du Nord, qu'il traverse de l'Atlantique au Pacifique, s'adressant aux interlocuteurs les plus variés: étudiants, socialistes, israélites, mormons, chrétiens, agnostiques, espérantistes, sociétés pacifistes, associations de suffragettes. De nouveau en Angleterre, il fait une conférence à la société espérantiste en soulignant que lui-même encourage les baha'is à apprendre l'espéranto afin que la compréhension soit meilleure entre l'Orient et l'Occident. Puis ce sont Stuttgart, Budapest, Vienne, où il fonde de nouveaux groupes baha'is, qui l'accueillent. Il ne rentre à Haïfa qu'en décembre 1913.

Le long voyage, l'activité qu'il a déployée, après tant d'années déjà de fatigue, ont épuisé son corps, usé ses forces physiques. Mais son énergie intellectuelle, sa clairvoyance sont intactes. Aux baha'is du monde entier, il y a désormais des communautés américaines, canadiennes, anglaises, allemandes, françaises, etc..., il adresse une épître pathétique:

"Amis, le moment approche où je ne serai plus parmi vous. J'ai fait tout ce qui pouvait être fait. J'ai servi de mon mieux la cause de Baha'u'llah. J'ai travaillé jour et nuit durant toute ma vie. (..) Je tends l'oreille vers l'Orient et l'Occident, vers le nord et le sud, espérant entendre les chants d'amour et de fraternité s'élever des réunions de croyants..."

En 1914, le monde lui répond par les roulements du canon. Peu de temps avant que la guerre soit déclarée, Abdu'l-Baha, sans que l'on comprenne pourquoi, a conseillé à tous les pèlerins qui se trouvent auprès de lui de regagner leurs foyers, et refusé à des fidèles iraniens qui voulaient venir le visiter la permission de le faire. Il savait, à l'évidence, que le conflit était imminent.

Au lieu d'interrompre son activité, cela la décuple. La Palestine, isolée, connaît aussi les malheurs de la guerre et la disette. Il organise la mise en culture de vastes étendues près de Tibériade et approvisionne ainsi en blé non seulement la communauté baha'ie, mais tous les malheureux d'Haïfa et de Saint-Jean-d'Acre, sans distinction de race ou de religion. Il distribue du pain, des dattes quand le pain manque, et, chaque jour, une somme d'argent répartie entre une centaine d'indigents.

Le 23 septembre 1918, après 24 heures de combat, Haïfa est occupée par la cavalerie anglaise et hindoue. La Palestine va passer sous contrôle britannique. Les officiers de sa gracieuse Majesté se pressent chez Abdu'l-Baha; en 1920, il sera promu chevalier de l'empire britannique pour les services rendus à la cause de la réconciliation et de la prospérité des peuples.

Ses dernières années sont paisibles. Il prie, écrit, correspond de nouveau avec le monde entier, s'accorde quelques promenades à cheval, la distraction favorite de son adolescence, ou à pied. Sa maison ne désemplit pas de visiteurs de toutes les couleurs de peau, que visiblement sa conversation charme par la profondeur de ses vues, mais aussi sa courtoisie, et même son humour. Il sait faire rire avec des anecdotes amusantes et pleines d'esprit. "Ma maison est un foyer de rires et de bonheur", dit-il.

Le 28 novembre 1921 il quitte définitivement ce foyer, en glissant si paisiblement dans la mort que ses filles, qui veillent près de son lit, l'on cru d'abord simplement endormi. Le 29 novembre, Haïfa lui fait des funérailles grandioses, auxquelles assistent le gouverneur de Jérusalem, des représentants du gouvernement, les ambassadeurs des différents pays accrédités à Haïfa, les chefs des communautés religieuses, des chrétiens, des juifs, des musulmans, des kurdes, des égyptiens, des druzes, des turcs, des grecs, des américains, des européens, des riches, des pauvres. Dix mille personnes gravissent les pentes du Mont Carmel où Abdu'l-Baha, "le Serviteur", est inhumé auprès du Bab, "la Porte". Neuf orateurs des communautés musulmane, chrétienne et israélite prononcent son éloge. Au moins pour cette circonstance, selon les enseignements de la foi qu'il a servie, les barrières de race et de religion sont tombées.

Par testament il a chargé son petit-fils, Shoghi Effendi, de reprendre le flambeau. L'histoire contemporaine du baha'isme commence.


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