Les
jardiniers de Dieu
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Chapitre III - Les chemins de la foi
On comprend bien comment les hommes et
les femmes qui côtoyèrent le Bab puis Baha'u'llah, ou son fils Abdu'l-Baha,
furent convaincus par leur charisme, enthousiasmés par leur message de paix,
d'unité, de justice et d'espérance, et se convertirent. Il est clair aussi que,
dans l'Iran du milieu du XIXe siècle, en proie aux désordres évoqués dans le
chapitre précédent, la foi bahaie, source de clarté dans tant de ténèbres, trouva
un terrain propice à son éclosion. Puis joua le bouche à oreille, la parole,
si familière, si chère aux peuples de l'Orient, si bien maniée par eux, entre
poésie, métaphore et rhétorique.
Mais nous touchons au deuxième millénaire. On déplorait un peu partout le déclin
des valeurs spirituelles. On soulignait l'abandon des grandes religions traditionnelles,
tout en ayant paradoxalement à s'effrayer de la montée des intégrismes intolérants.
En prophétisant: "Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas", André Malraux
fut peut-être le premier à pressentir un renversement de la situation que certains
signes, comme l'écho donné aux manifestations des catholiques charismatiques,
sans parler de la floraison souvent douteuse de sectes diverses, commencent
à confirmer.
Sans publicité, sans médiatisation spectaculaire, sans bruit. la religion baha'ie
au cours des 25 dernières années, est passée de 500.000 à près de 5.000.000
de fidèles (ces chiffres sont notamment donnés dans l'Encyclopedia Britannica).
Elle est, après le christianisme, celle qui a la plus grande extension géographique
dans le monde. Comment devient-on baha'i aujourd'hui, alors que les descendants
directs des premiers convertis iraniens ne sont plus qu'une poignée et que ceux
qui sont restés en Iran sont opprimés? Par quels chemins la voix du prophète
Baha'u'llah atteint-elle les oreilles américaines, européennes, africaines,
sud-américaines, asiatiques ou australiennes presque un siècle après sa mort?
Pendant notre séjour à Haïfa, où étaient réunis des représentants de tant de
nationalités et de races, puis en France, où se poursuivait notre enquête, nous
avons, au cours de rencontres parfois programmées, parfois improvisées, demandé
à des hommes et des femmes de toutes les conditions et de tous les âges de nous
raconter ce que fut leur chemin vers la foi. Cela nous permettait aussi de demander
à des jeunes comment ils acceptaient certaines règles de vie qui nous paraissaient
bien rigoureuses pour l'époque: interdiction des relations sexuelles hors du
mariage, nécessité de l'obéissance aux décisions des institutions élues, et,
sur le plan politique, respect des lois civiques sauf, celles les contraignant
à renier leur croyance, défense de combattre un gouvernement, même le plus perverti,
par la violence etc.
Presque tous nous ont répondu avec une totale sincérité, une évidente liberté,
sans se dérober à des questions parfois très intimes, par exemple sur la sexualité,
sans nous réciter surtout une sorte de catéchisme qui leur aurait été habilement
insufflé. Chaque récit était différent, comme étaient différents les parcours
qui les avaient amenés à leur foi et leur manière de la vivre. Il est dit dans
les enseignements baha'is que la recherche de la vérité est une affaire personnelle,
à mener par chaque adulte voyant avec ses propres yeux, jugeant avec son propre
intellect. Visiblement, tel était bien le cas de nos interlocuteurs. Voici,
dans l'ordre même où nous les avons recueillis, d'abord à Haïfa, puis en France,
quelques-uns de ces récits. Une précision avant de les aborder, il n'y a dans
la foi baha'ie, ni rituels, ni sacrements comparables au baptême, à la communion
ou à la confirmation. Quand un être, obligatoirement adulte, décide qu'il adhère
à cette religion, il lui suffit de se déclarer baha'i.
A) Jean-Marie Nau, 36 ans, Luxembourgeois, service
de sécurité
"J'avais 17 ans quand j'ai rencontré pour la première fois, au Luxembourg, un
baha'i iranien. Je faisais des études d'économie. Mes parents étaient catholiques,
mais sans fanatisme aucun. Moi, j'étais un étudiant comme les autres, même si
les études d'économie me décevaient au point que pendant deux ans, j'y ai ajouté
un monitorat de pédagogie. J'aimais la musique je l'aime toujours. Je jouais
de la trompette. J'en joue toujours. Et comme beaucoup de gens de ma génération,
de temps en temps, je fumais un peu d'herbe. Je m'intéressais beaucoup à la
psychologie, et je réfléchissais parfois sur les autres religions, sans bien
les connaître. Je n'avais rien d'un mystique. Les premiers contacts, nés du
hasard, que j'ai eus avec ce baha'i iranien, n'ont pas été décisifs, je le trouvais
trop idéaliste. Je me suis pourtant procuré quelques bouquins sur sa religion.
Un peu plus tard, je me suis senti dans une impasse, je ne trouvais plus de
sens à ma vie, j'étais plutôt dans le noir. J'ai repris les livres baha'is,
en pensant que j'y trouverais peut-être quelque chose, et j'ai revu le baha'i
qui m'avait parlé de sa foi. Au début, j'avais surtout l'esprit critique. Puis
je suis devenu sympathisant, mais toujours extérieur. Et comme cela, pendant
deux ans, j'ai un peu mené une double vie, fréquentant des écoles d'été qui
avaient pour thèmes la morale, l'éducation ou l'histoire des religions. Enfin,
j'ai franchi le pas, quand j'ai été vraiment sûr de moi.
Un peu plus tard, j'ai souhaité me mettre, pour quelque temps, au seul service
de la foi baha'ie. Je voulais d'abord aller en Afrique, avec un institut mobile.
Puis j'ai su qu'il y avait du travail à faire ici, en Terre sainte, au Centre
Mondial, pas au service financier, je n'avais de toute façon pas assez d'expérience,
mais au service de sécurité. J'ai posé ma candidature, et elle a été acceptée.
J'ai payé mon voyage. Si on reste au moins 18 mois, ce qui était mon cas, la
communauté peut le prendre en charge, mais si on peut le payer soi-même, c'est
mieux. Ici, l'accès à la foi m'a paru plus facile qu'à travers les communautés
allemandes ou luxembourgeoises. J'étais timide, mais le fait de me retrouver
avec cent cinquante autres jeunes baha'is du monde entier m'a fait surmonter
très vite cette timidité. J'aurai bientôt fini mon séjour en Terre sainte. Je
vais partir pour servir quelque temps en Côte d'Ivoire, puis je retournerai
au Luxembourg travailler dans la banque, mais tout sera différent, puisque je
ne suis plus dans le noir, puisqu'il y aura un sens.
Evidemment, j'ai des copains qui ne sont pas baha'is. Je ne me sens différent
d'eux qu'en ce sens: je sais. On en parle s'ils en ont envie. Il y en a qui
ne croient pas en Dieu. Ce n'est pas une barrière entre nous. En revanche, j'ai
eu un problème avec ma copine: elle n'aimait pas les Iraniens...
Ma conversion a surtout été difficile pour mes parents. Ils me sentent ailleurs.
Ils ont du mal à l'accepter. Vous me demandez comment on devient baha'i ? Devenir
baha'i, c' est au fond un mystère."
B) Benoit Huchet, français, 25 ans, jardinier
(Le cheveu rebelle, le rire aux lèvres, tout en nerfs et en vivacité).
"Mes parents sont catholiques. Je suis le dernier né d'une famille nombreuse:
j'ai six soeurs et un frère. La religion m'a toujours préoccupé, mais à ma manière.
A onze ans, j'ai refusé de faire ma première communion, je ne voulais pas donner
ma vie pour "lui". Et je n'ai pas tardé à me demander pourquoi il y a tant de
religions puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu. Alors, à quinze ans, j'ai décidé
de faire le tour du monde à vélo pour les voir toutes. En plus, j'avais toujours
eu dans l'idée d'aider les gens pauvres.
J'ai d'abord voulu aller en Israël, avec l'espoir qu'en Terre sainte je trouverais
une réponse à mes questions. Je suis arrivé jusqu'à 2 kilomètres de Jéricho
par la Jordanie, en oubliant juste un détail: la frontière, à l'époque, était
infranchissable entre la Jordanie et Israël. J'ai été arrêté là. Après, j'ai
été en Extrême-Orient, Birmanie, Thaïlande, etc, toujours avec mon vélo. Je
me suis fait voler tout mon argent. J'ai vécu dans des temples bouddhistes,
hindouistes, des mosquées, et mon sentiment qu'il n'y a qu'un seul Dieu, que
c'est bien le même que tous les hommes prient, s'est confirmé. Je suis rentré
en France. Le retour a été très dur. J'ai travaillé un bon moment dans un restaurant
de la côte d'Azur (je suis cuisinier-pâtissier) mais j'avais toujours envie
d'aller en Israël. Alors j'ai récidivé, en auto-stop et bateau-stop, en passant
par Chypre. Par malchance, je suis entré à Chypre par le côté turc, et je me
suis retrouvé devant le même problème qu'en Jordanie: impossible de passer d'un
pays musulman en Israël. Je suis encore revenu en France. Evidemment, j'aurai
pu joindre la Terre sainte en prenant l'avion. Mais pour moi, c'était impensable.
Il fallait que ce soit un pèlerinage par la route.
En France, tout à fait par hasard, parce que le titre m'avait attiré, j'ai acheté
un bouquin qui s'appelait La terre n'est qu'un seul pays (André Brugiroux, La
terre n'est qu'un seul pays, Robert Laffont, Paris, 1975). Et j'ai découvert
la foi baha'ie, avec la doctrine de la révélation progressive, par les Prophètes
qui sont les envoyés successifs de Dieu, l'espérance d'une religion unique pour
une race unique: celle des hommes. J'avais trouvé ce que je cherchais. J'ai
tout de suite fait lire le livre à mes parents. Je me suis informé un peu plus.
Trois semaines plus tard, j'étais baha'i. J'ai assisté à des conférences. J'ai
posé ma candidature pour venir ici. Elle a été acceptée. Et pour remercier Baha'u'llah,
je suis venu à pied.
J'aime le travail de jardinier que je fais ici. Ni l'interdiction de l'alcool,
ni celle des rapports sexuels avant le mariage ne me pèsent. C'est une discipline
d'hygiène de vie que j'accepte volontiers, parce que j'en comprends les raisons.
Mon séjour va bientôt se terminer Je vais partir comme pionnier, les pionniers
sont ceux qui préparent l'instauration de la foi là où il n'existe pas encore
de communauté baha'ie, au Bénin. Et là, comme tout baha'i doit gagner sa vie
sans peser sur quiconque, je gagnerai la mienne en ouvrant un restaurant, puisque
je suis cuisinier."
C) Samuel Tanyi-Tambe, camerounais, 30 ans, jardinier
(Un grand homme très calme, très concentré).
"Je suis né dans un pays à dominante musulmane, mais de père baha'i. Il n'a
rien fait pour m'imposer sa foi. Jusqu'à 16 ans, je buvais, je fumais, et je
n'avais rien d'un mystique. Puis j'ai commencé à m'intéresser à l'enseignement
baha'i, j'ai 1u les livres de cette religion, et il m'a semblé qu'elle convenait
mieux à notre époque que le christianisme ou l'islam, j'étais très frappé par
sa conception d'un seul genre humain. Je voyais très bien aussi quel rôle elle
pouvait jouer, par son aspect social, sa conception du développement, dans l'évolution
de mon pays, notamment sur le plan agricole. En 1977, je me suis déclaré baha'i.
J'ai travaillé dans un programme de développement social au nord-ouest du Cameroun,
comme journaliste attaché au service de presse d'une société nationale.
Plus tard, je suis venu en pèlerinage sur les Lieux saints. C'est une chose
très personnelle. J'ai ressenti en arrivant une immense émotion, un élan de
foi dans la vie qui a donné tout son sens à ce pèlerinage, et j'ai demandé à
rester comme volontaire. Le travail de jardinier que j'accomplis ici me plaît
beaucoup. Je participe à la beauté de la nature. Je travaille en collaboration
avec des experts qui m'apprennent énormément.
Ne pas boire, ne pas avoir de rapports sexuels avant de se marier, c'est une
règle que l'on comprend, et à laquelle on se plie au fur à mesure de sa réalisation
personnelle. Ce qui me paraît important, et ce qu'apporte la foi baha'ie, entre
autres choses, c'est une incitation, une base pour développer ses capacités.
Lorsque mon service volontaire ici sera terminé, j'irai à Londres pour continuer
mes études, puis je rentrerai au Cameroun pour y vivre, et être journaliste.
Je voudrais pouvoir exprimer sur les événements un point de vue politique qui
ne soit pas celui d'un parti quelconque: les partis montrent leurs limites.
La communication est une affaire très importante, à laquelle, je crois, un baha'i
ne peut rester étranger."
D) Tiati Zock, 33 ans, camerounais, service de sécurité
(A la fois très fin et très solide, spontané et réfléchi).
"Je suis né au Cameroun, de parents musulmans. J'ai fréquenté l'école protestante,
et je suis devenu protestant. Mais déjà je demandais au pasteur, qui n'était
pas content de mes questions, pourquoi il y a tant de religions. Quant aux catholiques,
ils n'étudiaient pas, ils chantaient et louaient la vierge Marie. Cela ne pouvait
me satisfaire. Un dégout de toutes les religions m'est venu, elles étaient toutes
les mêmes. J'ai renoncé à toute recherche de foi!
Après l'école, j'ai poursuivi des études de science économique à l'Université
de Yaoundé. Puis un jour, alors que j'étais dans ma chambre, un de mes cousins
recevait un pionnier baha'i et j'ai entendu un peu de leur conversation. Elle
m'a intéressé. J'ai revu ce pionnier, et je me suis dit: le pasteur baha'i répond
à toutes les questions devant lesquelles les protestants se dérobaient. Il m'a
expliqué la révélation progressive. Pour moi aussi, ce fut une révélation. J'ai
étudié les enseignements, et, de plus en plus convaincu, je me suis déclaré
baha'i, et je suis parti au Ghana comme pionnier, bien sûr en gagnant ma vie
sur place, comme le veut notre foi.
Moi qui étais un grand buveur, d'autant plus que mon père est récoltant de vin
de palme, j'ai cessé de boire. Je me suis senti devenir une autre personne,
en pleine santé. La chasteté pose évidemment un problème, mais quand on ne boit
plus on contrôle beaucoup mieux ses émotions, et cela change l'aspect des choses.
En vérité, ces règles de vie sont une bénédiction, surtout dans les temps que
nous vivons, et le prix à payer est bien bas comparé au gain qu'elles apportent.
Nous sommes faibles, dans une société perverse. Dominer cette faiblesse cesse
vite d'être une contrainte pour devenir une joie.
Enfin, j'ai voulu venir ici en pèlerinage, et, en même temps, je sentais le
besoin d'apprendre, sur les Lieux saints mêmes, à servir l'humanité. J'ai su
que la Maison de Justice avait des besoins en volontaires. J'ai écrit. Il n'y
avait pas de poste vacant dans le domaine de mes compétences, économie ou finance,
mais des besoins au service de sécurité. Cela n'avait aucune importance, puisque
l'essentiel était de servir.
Je suis arrivé il y a tout juste un mois, en payant moi-même mon voyage, et
j'ai rencontré ici la fraternité universelle. Etre agent du service de sécurité
ne me dérange pas. C'est peut-être le mot sécurité qui n'est pas adéquat, puisque
nous ne sommes pas armés, que nous nous occupons surtout des clefs et d'écarter
les importuns, et que pour cela il n'y a pas besoin d'avoir pratiqué les arts
martiaux, ou même d'être un costaud. Pour moi, l'idée de sécurité, c'est essentiellement
l'idée de prévention, il s'agit de prévenir le crime qui a toujours deux causes:
l'intention et l'opportunité. Ce n'est pas en contradiction, au contraire, avec
notre règle de non violence. Plus tard, j'aimerais vraiment visiter l'Europe,
puis retourner en Afrique, voir ce qui peut y servir, être utile. Bien sûr,
le développement, la construction d'hôpitaux, etc, ce sont des choses très importantes,
essentielles, mais l'éducation l'est encore plus, parce que l'un découle de
l'autre.
Dieu a donné à chacun différentes capacités, qu'il nous appartient de développer.
Ainsi le dit la foi baha'i qui est une religion majeure pour des gens mûrs."
E) Bill Collins, américain, la quarantaine, responsable
de la bibliothèque
(Fin, plein d'humour, un regard singulièrement vif, une recherche vestimentaire
certaine et très joyeuse, entre l'harmonie de la chemise et de la cravate aux
couleurs vives. Sur le mur de son bureau, entre les piles de livres et de revues,
une photo très amusante du pape en train de se servir de ses mains comme lunettes.
Bill Colins n'appartient pas à la catégorie des jeunes gens effectuant leur
volontariat, mais assume depuis plusieurs années la fonction de chef bibliothécaire,
pour laquelle il perçoit le salaire minimum, identique pour tous. des baha'is
fixés en Terre sainte pour une longue durée)
"Je suis américain, de parents baptistes. J'ai été à l'église baptiste, j'ai
été élevé dans le catéchisme baptiste. A douze ans, je commençais à réfléchir
sur la religion, j'ai 1u la Bible, comme un roman. J'en ai été très ému. Disons
que je suis devenu chrétien avec ma propre interprétation. Je n'étais pas d'accord
avec l'enseignement baptiste sur beaucoup de points, notamment la création du
monde. Il y a un symbolisme des textes religieux qu'il faut décrypter. Je l'ai
découvert avec la foi baha'ie, mais, à l'époque, le pasteur était incapable
de répondre à mes questions. Je n'allai pas m'arrêter en si bon chemin. Après
la Bible, j'ai dévoré le Coran, dans une traduction anglaise. Encore une fois,
j'ai été très ému, et je me suis fait vertement tancer par les responsables
de mon éducation. Ce qui ne m'a pas empêché d'enchaîner avec les textes du bouddhisme,
des mormons, etc. Je ne sais pas si c'était un signe avant-coureur mais, à 18
ans, j'ai rédigé un devoir sur le sens de l'unité, et j'ai été premier de ma
classe...
Puis, à la télévision, j'ai vu une émission sur la religion baha'ie. J'ai trouvé
ça vraiment juste. J'ai écrit pour recevoir de la documentation. On m'a envoyé
des livres et, encore une fois, je les ai lus comme un roman. Ensuite, je suis
parti pour le Vermont étudier le français, le russe et l'espagnol. Et là, j'ai
enfin rencontré trois hommes de la foi baha'ie. Ils n'étaient pas tels que je
croyais les trouver. Rien ne les distinguait des autres. Je n'ai pas été déçu,
sûrement parce que, sans le savoir, j'étais déjà baha'i. Et je me suis, à mon
tour, déclaré bahai. Je n'avais pas encore atteint mes 19 ans.
Lorsque mes études ont été terminées, j'ai obtenu un poste à la bibliothèque
de Syracuse. Là j'ai rencontré ma femme, qui elle aussi était baha'ie. Nous
nous sommes mariés. J'ai travaillé ensuite à la bibliothèque historique du Wisconsin,
puis j'ai appris que le Centre Mondial cherchait un bibliothécaire, j'ai déposé
ma candidature. Six mois plus tard, j'ai reçu une lettre d'invitation, et nous
sommes arrivés au Centre Mondial. C'était en 1977. Notre fils Jonathan est né
cette année là et notre fille Sarah deux ans plus tard. La vie ici, tous ensemble,
c'est un peu comme dans un kibboutz. Il y a des choses qui vont bien, et des
choses qui ne vont pas. Beaucoup de baha'is n'arrivent pas à vivre tout ce qu'ils
disent. Moi non plus, mais nous faisons un effort constant.
Notre foi a des principes, mais comment les appliquer concrètement? Evidemment,
nous avons le droit et même le devoir de compréhension individuelle. Mais l'interprétation
définitive ne peut être que celle du "Gardien". Par exemple, vous me dites que
d'après des propos qui vous ont été tenus ici par certains de mes aînés, la
contraception nous serait interdite sauf lorsque la vie de la mère ou de l'enfant
sont en danger. Il n'y a là dessus aucun interdit de Baha'u'llah. S'il y en
avait, je le saurais: je suis le bibliothécaire! C'est une affaire de décision
personnelle.
Vous m'avez aussi raconté qu'à vos questions sur l'attitude baha'ie face aux
régimes tyranniques, aux responsables des guerres économiques, ou à notre principe
d'obéissance au gouvernement dont nous dépendons, même s'il est injuste, pervers,
corrompu, sanguinaire, vous aviez parfois obtenu une réponse un peu jésuitique.
Il y a beaucoup de jésuites baha'is. Personnellement, j'aurais du mal à admettre
que des gens qui combattent un gouvernement insupportable au Chili par exemple
soient de ce seul fait exclus de notre communauté. Même chose pour l'Afrique
du Sud. La Maison de Justice, qui décide pour la collectivité, a fait une déclaration
sur l'Apartheid en soulignant son caractère abominable, mais dit aussi que nous
ne pouvons pas agir contre l'Afrique du Sud. Personnellement, je vis le dilemme
de l'intellectuel. Dans quelle direction faut-il aller? Je crois qu'il est nécessaire
de prendre du recul, de toujours trouver des moyens de donner de nouvelles interprétations.
De toujours vérifier que la foi baha'ie apporte quelque chose. Le Verbe et l'interprétation
forment un tout. Mais il faut trouver le juste équilibre entre l'interprétation
et le Verbe.
Je pense que je partirai d'ici dans deux ou trois ans: je sens que la bibliothèque
a besoin d'un point de vue frais."
F) Arlette et Gaston Mattheus, belges
Lui, 68 ans, assure la décoration et la restauration des aménagements de la
Maison de Justice. Elle s 'occupe de tout ce qui est rideaux, tissus, etc. (Interview
à deux voix, où chacun raconte son propre parcours avant de finir par un nous
que l'on sent indissociable.)
Elle:
"Je faisais en Belgique des études techniques. Je n'étais ni spécialement mystique,
ni spécialement religieuse. Un peu par hasard, j'ai accompagné mon frère à une
réunion baha'ie qui se tenait à Ostende. Ce qui m'y a d'abord intéressé, c'est
la conception d'une seule race humaine, la condamnation de tout racisme, de
toute ségrégation, quelle qu'elle soit, qui correspondait vraiment à ce que
je pensais. Sans me convertir encore, je suis devenue une sympathisante.
Lui:
"Moi, je suis issu d'une famille chrétienne, très attachée à l'Eglise. J'ai
été confronté très jeune à ce que l'on pourrait appeler "les coulisses" du catholicisme.
Je me suis écarté de l'Eglise, mais pas du Christ. Il me semblait que notre
époque était trop troublée pour n'être pas aussi messianique. Dans les années
50, j'ai fréquenté des protestants, des sectes... Cela ne m'a rien apporté.
En revanche, ma certitude du besoin messianique ne faisait que grandir. J'étais
persuadé que quelque chose allait changer, et que le changement ne pourrait
venir que de l'Orient, parce qu'il y a des terres prédestinées. En 62, j'ai
pris ma voiture et je suis parti pour Bethléem, Jérusalem, à l'époque sous domination
jordanienne, avec impossibilité de passer la frontière israélienne. J'ai rencontré
le monde arabe, la Syrie, la Jordanie. En fait, je n'ai rien rencontré du tout,
si ce n'est des éléments de division: chacun son petit bout du tombeau du Christ...
Je suis rentré à Bruxelles.
Là, j'ai fait la connaissance d'Arlette. C'est elle qui, la première, m'a parlé
des baha'is. Ce qui m'a d'abord retenu: le nom de Baha'u'llah, la Gloire de
Dieu. J'ai 1u un livre sur le bahaisme. Puis j'ai vu une affiche annonçant une
conférence sur cette foi. Nous y sommes allés. Nous y avons rencontré un baha'i
intelligent, qui nous a expliqué sa foi. Ses explications correspondaient à
mon attente messianique. Nous avons étudié, enfin nous nous sommes déclarés
baha'is, et nous nous sommes mariés devant une assemblée spirituelle locale
(organe administratif baha'i à l'échelle locale).
Pour moi, certains enseignements étaient difficiles à intégrer. Surtout l'amour
de toute l'humanité, quelle qu'elle soit. J'avais eu à souffrir du nazisme.
J'avais l'horreur des Allemands. Aller assister à une conférence baha'ie en
Allemagne était pour moi une épreuve. Surmonter cela, c'était franchir un grand
pas. Il y a fallu plusieurs années.
Puis nous avons senti le besoin de nous donner complètement à la Cause. J'étais
décorateur. J'ai transformé mon entreprise, et nous avons fondé en Belgique
la maison d'édition francophone de textes concernant notre foi, dont certains
ouvrages ont été diffusés par les Presses Universitaires de France. Cela a duré
20 ans. Enfin, nous sommes venus ici pour achever la décoration intérieure de
la Maison de Justice. Nous sommes là depuis sept ans. Nous espérons pouvoir
rester en Israël jusqu'à la fin de notre vie. Si le Centre Mondial baha'i et
les lieux que bous vénérons sont ici, ce n'est pas un hasard. Israël, berceau
de la civilisation chrétienne, est vraiment une Terre sainte, un lieu prédestiné."
G) Darlen Hodge, antillaise, Responsable du service
d'entretien de la Maison de Justice et des Lieux Saints
(Une ronde jeune femme aux cheveux longs, très gaie, parfaitement décontractée.)
"Je suis née à l'Ile de Saint-Martin, aux Antilles. Nous sommes huit enfants.
Ma mère est catholique, mon père rosicrucien. Ça fait déjà un drôle de mélange.
Vers 12 ans, j'ai commencé à me poser des questions. Je croyais en Dieu, mais
je ne comprenais rien à la religion telle qu'elle m'était présentée. Je ne l'aimais
pas. J'ai essayé d'interroger le prêtre. Pendant huit mois. je l'ai martyrisé
avec mes questions auxquelles il n'avait pas de réponse. Il m'écoutait en buvant
du gin. Il a fini par me dire "d'accord, laisse tomber". J'ai laissé tomber
jusqu'à 18 ans... Et puis une femme baha'ie est venue s'installer en face de
notre maison. Sa façon d'être me plaisait. Je l'ai interrogée. Elle, elle a
su répondre à mes questions. Tout ce qu'elle m'expliquait me paraissait logique,
cohérent. Enfin. j'avais trouvé. A 19 ans, je suis devenue baha'ie.
J'ai fait deux ans d'université, puis j'ai voyagé, pour vérifier que l'humanité
est bien une. J'ai ainsi séjourné dans d'autres îles des Antilles, aux Etats
Unis, au Surinam, en Guyane française, etc. Je travaillais pour gagner ma vie.
Tantôt, je m'intégrais à une communauté baha'ie tantôt, s'il n'y en avait pas,
j'en créais une. J'étais pionnière, pas missionnaire, pas religieuse, pas "vertueuse".
Aux Caraibes et en Amérique du Sud, ne pas boire et ne pas avoir de vie sexuelle
hors du mariage c' est difficile, une véritable mise à l'épreuve. Si Dieu n'accepte
pas ça, tant pis pour lui.
Enfin, je suis venue servir ici. Ma journée commence trop tôt. Je suis debout
à cinq heures. J'organise l'entretien de tous les locaux, y compris les lieux
saints, à la tête d'une équipe de 22 personnes. A six heures, ça démarre. On
finit vers 15 h 30. Vraiment, il y a des jours où j'aimerais pouvoir dormir
un peu plus tard. A part ça, notre vie ici ressemble à celle de tous les jeunes.
Nous ne sommes pas des moines et des nonnes. Bien sûr, nous ne buvons pas d'alcool,
mais nous faisons des boums. de la musique. nous dansons... et c'est très joyeux.
Cela dit, je ne crois pas que je vais rester très longtemps au Mont Carmel.
Il y a tant de travail à faire ailleurs, pour un baha'i, surtout dans les pays
les plus défavorisés. Est-ce que la foi baha'ie m'a changée? Non, elle ne m'a
pas changée. Mais grâce à elle les graines qui étaient en moi ont poussé et
grandi. Voilà."
H) Joshua Lincoln, américain, service de sécurité,
18 ans
(Blond, très courtois. Un peu timide. Parle un français parfait.)
"Mon père est avocat et ma mère musicienne. J'ai un frère et une soeur. Je suis
né aux U.S.A. Mes parents ont beaucoup voyagé. Actuellement, ils sont en Côte
d'Ivoire, après avoir passé onze ans en Centre Afrique, cinq ans au Cameroun,
deux ans aux U.S.A. Ils sont baha'is tous les deux, mais ne m'ont imposé aucun
enseignement de caractère religieux marqué. Par exemple, ils ne me faisaient
pas réciter de prières baha'ies. Ils n'étaient pas très sévères. Ils me témoignaient
plus de confiance que la plupart des parents de mes copains à leurs enfants.
L'important pour eux était de montrer l'exemple; de m'inculquer quelques règles
de vie comme le respect, l'amabilité, de bonnes manières, un savoir-vivre qui
ne soit pas celui d'un voyou. J'ai vraiment eu une enfance très heureuse, dans
une famille unie, et je crois que je n'ai jamais menti, parce que je n'en ai
jamais éprouvé la nécessité.
Après, j'ai eu une période de révolte et d'anti-religion qui a duré deux ans.
J'étais pensionnaire, tout seul, dans un lycée au nord de Boston. C'était vraiment
très dur, parce que c'était un établissement privé, très sélectif, où tous les
élèves étaient d'un haut niveau, mais en même temps on y connaissait tous les
problèmes actuels: alcool, drogue, sexe. J'étais mis à part et je me sentais
à part. Plus les études, ça faisait beaucoup.
Finalement, le calme est revenu dans ma tête, et je me suis déclaré baha'i.
J'ai préparé un dossier de droit sur les relations internationales, avec l'arrière
pensée de servir la foi baha'ie, parce que cet aspect du droit international
est important pour notre cause et il va l'être aussi pour le monde entier, plus
spécialement encore pour l'Europe, dans les années qui viennent.
Diplômé du lycée de haut niveau où j'ai achevé mes études secondaires, je pouvais
m'inscrire dans huit universités américaines. Il n'y en avait que deux où j'avais
envie d'aller, les autres ne m'attiraient pas. Mais dans les deux qui m'intéressaient,
le dossier d'acceptation m'est arrivé trop tard pour les inscriptions de l'année.
Je me suis retrouvé avec douze mois libres devant moi. J'ai éprouvé le besoin
d'approfondir les écrits de Baha'u'llah, de faire, en quelque sorte, de cette
année vide, une année sabbatique. J'ai proposé ma candidature, elle a été acceptée,
et c'était exactement ce qu'il me fallait. Mes parents m'ont encouragé à partir,
puisque je l'avais choisi. Je n'ai jamais été plus proche d'eux que depuis que
je les ai quittés.
Lorsque mon service ici sera terminé, je retournerai aux Etats Unis pour continuer
mes études à l'université, et me spécialiser en droit international, toujours
dans l'optique de servir ma foi."
I) Debbe Simon, Américaine
(venue au Centre Mondial pour faire, pendant un an, un travail de bureau. A
vécu en France. Très fine, mobile, souriante, avec de beaux cheveux châtains
qui dansent en frange au-dessus de ses yeux.)
"Je suis née dans une famille bourgeoise, protestante et pratiquante, très comme
il faut. Enfance sans histoire. Etudes sans histoires. Université où je me préparais
au professorat d'anglais. Pour ma troisième année de faculté, je suis venue
en France, à Aix en Provence. C' était en 1968. J'ai pris des positions politiques,
j'ai participé à des manifestations d'étudiants. Cela ne changeait pas beaucoup
de Berkeley qui était, à l'époque, en plein désordre. D'ailleurs, c'est bien
à Berkeley que toute cette contestation étudiante avait commencé. Et puis il
y avait la guerre du Viêt Nam, et j'avais un peu honte d'être américaine.
Peu après, j'ai quitté l'Université, et j'ai été prise par le mouvement Hippy.
J'ai rejoint une communauté. J'y étais très heureuse. C'était le retour à la
nature, scier le bois, faire le pain, aller chercher l'eau. J'étudiais les religions
orientales, le yoga, nous avions des gourous. C'était le début d'une quête spirituelle
qui rejetait les bases chrétiennes dans lesquelles je trouvais, alors, quelque
chose de mort.
Puis une amie qui étudiait la foi baha'ie m'a emmenée à une réunion. Un vieux
monsieur y parlait de prière et de méditation. La Révélation progressive m'a
paru une évidence. Et la main de ce vieux monsieur, qui avait tenu la main d'Abdu'l-Baha
a pris la mienne! J'ai commencé à lire les écrits baha'is et à profiter de ces
livres. Après le noir, il me fallait des études spirituelles. La foi baha'ie,
finalement, répondait à toutes mes questions, et j'ai décidé de m'engager. Je
ne pouvais pas changer de vie tout de suite mais par exemple, avec une amie,
j'ai observé le jeûne du calendrier baha'i. Toute la communauté me croyait folle.
Il était temps de la quitter.
Evidemment, je n'avais pas un centime. Une famille baha'ie m'a en quelque sorte
adoptée. Je suis retournée à l'université. J'ai changé de "look" pour la foi.
J'avais déjà renoncé à la drogue. Mais les enseignements baha'is imposent aussi
la décence. J'ai eu plus du mal à abandonner l'habitude de vivre nue, ou le
plaisir des bains collectifs que pratiquaient alors toutes les communautés hippies,
et bien d'autres américains.
J'ai achevé mes études. Puis, comme je parlais bien le français, l'assemblée
baha'ie locale a souhaité m'envoyer en France. D'abord, j'ai obtenu une bourse.
J'ai travaillé autour de Toulouse, ou je faisais des réunions d'information
sur notre foi souvent le soir, dans les mairies des petits villages.
Enfin, comme j'étais professeur d'anglais, la faculté m'a proposé un poste d'enseignante
et j'ai été nommée à Avignon où j'étais la seule baha'ie. J'ai beaucoup aimé
la France. Les gens y sont parfois plus ouverts. J'y suis restée assez longtemps,
et, pendant cinq ans, j'ai été élue à l'Assemblée nationale baha'ie. Ensuite,
j'ai demandé au rectorat un congé sans solde d'une année; je suis arrivée ici
pour servir en accomplissant un travail de bureau. Et j'ai rencontré mon mari,
après douze ans de chaste célibat. Mais quand on voit les ravages des maladies
sexuelles transmissibles, les couples qui se défont parce qu'ils ont démarré
sur de mauvaises bases, on comprend les raisons de cette règle. De toute façon,
ce que je faisais, je voulais le faire à fond. Si l'on n'est pas capable de
se plier à ces contraintes pour respecter Dieu, c'est que l'on prend Dieu pour
une plaisanterie. D'ailleurs, vous savez, le vieil homme que j'avais rencontré
à la première réunion baha'ie, quand j'étais hippy, m'avait dit, en étudiant
ma main: "vous auriez pu être religieuse."
Après mon mariage, avec un baha'i, il s'occupe de la restauration des bâtiments
de Saint-Jean-d'Acre, j'ai encore travaillé deux ans, puis j'ai eu une petite
fille, qui a deux ans maintenant. Et je me suis arrêtée de travailler pour m'occuper
d'elle. Cela m'a fait un effet bizarre, j'avais toujours travaillé. Parfois,
je me sentais frustrée de n'avoir plus une fonction professionnelle. Encore
une fois, il a fallu que je change ma manière de voir. Cela m'a aussi permis
de m'ouvrir un peu sur les israéliens. Pour des raisons que vous connaissez,
il n'y a pas, en Israël, de baha'is israéliens, et notre communauté a très peu
de contact avec la population locale. Nous vivons un peu. c'est vrai, en circuit
fermé. Par le biais de ma petite fille, j'ai pu nouer des relations avec des
mères israéliennes, et je l'apprécie beaucoup. Evidemment, nous ne parlons pas
du tout de religion, mais il y a tant d'autres choses dont les femmes peuvent
parler entre elles.
Savez-vous quelle est une des choses qui me frappe le plus dans la foi baha'ie?
C'est que les prophéties des indiens d'Amérique, et je connais bien leur culture,
ont été accomplies par Baha'u'llah."
J) Pascal Molineaux, 25 ans, suisse, jardinier
"Mon père est catholique et travaille à l'Office Mondial de la Santé. Ma mère
est protestante. Cette différence entre eux est plutôt source d'échanges que
de conflit: ils font partie tous les deux d'un groupe d'études bibliques et
n'ont par ailleurs que peu de contacts avec les Eglises officielles.
J'ai eu une enfance très tranquille, avec une éducation plus ou moins catholique,
j'allais au catéchisme, mais très libérale. On ne pourrait dire que la religion
me tracassait. Quand même, j'avais 1u la Genèse.
A 17 ans, je suis parti aux Etats-Unis pour mes études universitaires, et j'ai
préparé une maîtrise de développement rural et international. C'était la voie
dans laquelle je voulais m'engager. J'étais conscient de l'importance de ce
problème dans le monde actuel. Dans le cadre de ces études, je devais obligatoirement
accomplir un stage dans un pays en voie de développement.
J'ai entendu parler d'un projet de développement rural dans le sud-ouest de
la Colombie, près de Cali. J'ai su, après, que les baha'is en étaient les instigateurs.
J'y suis allé, j'y suis resté deux mois, et j'ai noué des liens d'amitié avec
les gens qui travaillaient sur le terrain. Avec l'un d'eux surtout. Il était
baha'i. Son comportement m'étonnait. Je l'ai questionné, Il m'a un peu parlé
de sa foi, et invité à un "coin de feu". C'est ainsi que les baha'is appellent
des réunions plutôt informelles qui se tiennent chez l'un ou l'autre, où l'on
discute très librement, souvent entre baha'is et non baha'is, de foi, de problèmes
sociaux, etc. J'y suis allé et j'ai vraiment été intéressé. Je me suis fait
prêter deux livres que j'ai lus.
J'ai été convaincu. En rentrant chez moi, je me suis déclaré baha'i, mais, au
fond, je savais encore peu de choses sur la religion que je venais d'embrasser.
Mes parents sont très ouverts. Il n'y a pas eu de difficultés avec eux. D'abord,
ma mère m'a recommandé "fais attention aux sectes". Ensuite, quand elle a vu
que la religion baha'ie n'avait rien d'une secte elle a été contente. Mon père,
plus sceptique, a seulement dit "on verra". Depuis. tout va très bien avec ma
famille où je suis le seul baha'i. On est seulement étonné quand on me voit
refuser de boire un verre de vin même le jour du Nouvel An. J'explique pourquoi,
mais chacun fait ce qu'il veut, un baha'i n'a pas le droit d'imposer son point
de vue à autrui.
En décembre 86. j'ai soutenu ma thèse. Evidemment, elle avait pour sujet le
projet de développement sur lequel j'avais été stagiaire en Colombie. Puis,
j'ai dû faire mon service militaire. Mais j'étais objecteur de conscience. J'ai
demandé la coopération. Cela m'a été refusé. Je me sentais coincé de tous les
côtés. Finalement. j'ai servi comme infirmier A la fin de ce service, j'étais
un peu déprimé. Je savais que j'avais besoin d'approfondir ma foi. Par l'intermédiaire
de l'Assemblée Nationale des baha'is suisses, j'ai demandé à venir ici, et mon
dossier de candidature a été accepté.
Je suis jardiner. Le jardinage ne m'est pas complètement étranger: j'ai un diplôme
de botanique et de phytopathologie. Mais ce n'est pas toujours facile. Comme
les volontaires baha'is ne sont pas assez nombreux pour entretenir les jardins,
le centre emploie aussi quelques jardiniers arabes. Et les relations avec eux
sont quelquefois un peu compliquées. J'essaie aussi de passer une partie de
mon temps au bureau de développement, mais il est vrai que j'aurais espéré pouvoir
y collaborer davantage.
Est-ce que j'ai trouvé ici ce que je cherchais? Vous savez, par rapport à ses
idéaux, on éprouve toujours une certaine frustration. C'est un endroit assez
difficile, où je suis un peu replié sur moi-même, bien que je me sois même fait
des amis israéliens. Si près des Lieux saints, on ne peut en aucun cas se laisser
aller. C'est dur entre soi et soi, entre soi et les autres. J'ai eu des moments
de dépression. Je ne crois pas être le seul. Est-ce qu'il y a déjà eu ici des
incidents, des gens qui ont craqué, qui sont partis où que l'on n'a pas gardés?
Un, en tout cas, à ma connaissance. Un garçon qui est entré brusquement, pendant
une réunion, dans la Salle du Conseil, celle où personne sauf ses membres n'a
le droit d'entrer pendant les séances du travail, sous prétexte que la nourriture
était trop mauvaise. Il a été prié de s'en aller. Moi, en tout cas, j'ai eu
beaucoup d'aide, de tous les côtés.
Je partirai très changé. Je retournerai en Colombie, cette fois avec une offre
d'emploi. Et puis un jour je me marierai, et j'aurai des enfants, Avec une jeune
femme qui ne serait pas baha'ie? Pourquoi pas. Il y en a bien d'autres exemples."
K) Daniel Caillaud, 41 ans, français, dessinateur
"L'histoire de ma rencontre avec la foi baha'ie est une histoire singulière.
Mes parents sont catholiques non pratiquants. La religion, ce n'était vraiment
pas ce qui me tracassait. Nous vivions à Cholet, où j'étais apprenti dessinateur,
et je passais mes vacances à Nice. Un jour, sur la promenade des Anglais, un
homme m'arrête, me demande si j'ai un petit moment à lui accorder. Comme je
n'avais rien à faire, je dis oui. Il commence à me parler de la foi baha'ie,
dont je ne savais strictement rien, et me propose de venir le soir même à une
réunion d'information.
Je trouvais ça vraiment bizarre, et même un peu inquiétant. Qu'est-ce que cette
invitation cachait? Une secte? Par désoeuvrement, et aussi parce que j'ai toujours
été très curieux, que j'aime découvrir, j'y suis allé. Visiblement, ça n'était
pas un piège. J'ai écouté et rien compris. Mais les gens étaient très sympathiques,
il y en avait de plusieurs nationalités, j'entendais parler toutes les langues.
C'est inhabituel quand on vient de Cholet, et ça, ça m'a plu. Comme il y avait
une réunion toutes les semaines, à cause de ce côté sympathique et international,
j'y suis retourné. J'ai commencé à m'intéresser à cette religion.
J'ai acheté l'Essai sur le bahaisme, d'Hippolyte Dreyfus (Hippolyte Dreyfus,
op cite) et un peu plus tard Les leçons de Saint-Jean-d'Acre (Abdu'l-Baha, Les
leçons de Saint-Jean-d'Acre, P U F Paris, 5e édition 1982), des textes d'Abdu'l-Baha
traduits du persan par le même Hippolyte Dreyfus. Je suis rentré à Cholet avec
mes bouquins. et je me suis mis à les étudier. Tout ça était bien différent
de l'idée que je me faisais de la religion. Au lieu de ne parler que du passé,
ça offrait aussi une vision très intéressante de l'avenir. Ça avait un fondement
logique et en même temps spirituel, mais avec les pieds sur terre. J'ai eu l'impression
que cela pouvait donner un sens possible à ma vie. Le plus dur, c'était d'accepter
Baha'u'llah comme nouveau prophète, un retour spirituel du Christ, puis de Mahomet.
Un peu gros à avaler. Je me posais la question: vrai ou faux? Les Leçons de
Saint Jean d'Acre m'ont convaincu que ça tenait debout.
Je suis retourné à Nice où j'ai de nouveau rencontré les baha'is. J'ai appris
que l'homme qui m'avait arrêté la première fois sur la promenade des Anglais
n'était pas baha'i, et, hésitant à franchir le pas, avait fait avec lui-même
une sorte de pari: "si j'ose arrêter un inconnu, et le convaincre de venir ce
soir à la réunion d'information, ce sera un signe". Il n'avait jamais fait cela
auparavant. Il n'a jamais recommencé après. Avouez que c'est étrange.
Bref, après une période de maturation dont je dois dire qu'elle était surtout
basée sur le sentiment. j'ai fini par accepter la foi. J'avais tout à fait conscience
de ce que je faisais, mais j'étais tout aussi conscient de ne rien connaître.
Peu importait. puisque j'avais le temps pour apprendre. J'avais 20 ans. J'ai
décidé de partir pour le Canada et, quatre mois plus tard, j'ai rejoint là-bas
une communauté baha'ie, près d'Ottawa. J'y suis resté deux ans. Ensuite, j'ai
été pionnier en Nouvelle Calédonie. Je travaillais dans un campement minier.
Un travail plutôt dur. Puis j'ai passé 14 ans en Guadeloupe, à Pointe à Pitre,
dans une communauté assez récente, composée à 98 % de guadeloupéens de couleur.
Les blancs ont très peu de contacts avec eux, et ne sont pas faciles à contacter
eux-mêmes.
Enfin, je suis ici, où j'exerce mon métier de dessinateur, depuis deux ans et
demi.
Les règles d'hygiène de vie baha'ies ne me pèsent pas. Ni tabac ni vin, ce n'était
pas un problème. La chasteté non plus. Vous savez, je venais de Cholet, c'est
une région encore très puritaine. De toute façon, le fait d'obéir est important:
c'est un test. Le plus difficile, ça a été l'obligation de prier. Chez les catholiques,
la prière est souvent mécanique. Je me suis rendu compte que moi aussi je priais
mécaniquement. Alors j'ai arrêté, à cause de ce phénomène d'automatisme. La
méditation, c'était aussi très nouveau pour moi, je n'y étais pas préparé. Tout
cela à été lent et difficile. Voilà maintenant plus de vingt ans que j'approfondis
ma foi. Je ne sais pas encore où j'irai en partant d'ici, mais je continuerai."
Ces récits seraient incomplets si nous n'y ajoutions le témoignage de baha'is
iraniens, plus âgés que la plupart de nos interlocuteurs, et qui ont, si l'on
peut dire, trouvé leur foi dans leur berceau. Tel est le cas de Faizi Misbah
et d'Abdu'llah Misbah, deux frères à la grande ressemblance. Tous deux se consacrent
au service de recherche des écrits baha'is. Ils comptent cinq générations de
baha'is du côté de leur père, et trois du côté de leur mère. Leurs parents se
sont rencontrés à Téhéran, où ils se sont mariés, sans posséder un sou, dans
une période où pour les baha'is iraniens les temps étaient rudes, ce qu'ils
n'ont hélas pas cessé d'être aujourd'hui. "Réunies, sourit Faizi Misbah, nos
familles maternelle et paternelle doivent bien compter quatre ou cinq cents
baha'is qui ont été dispersés. Ce sont celles des premiers convertis, qui ont
connu le Bab ou Baha'u'llah.
Néanmoins, on ne naît pas baha'i. Il faut le devenir en connaissance de cause,
par une libre acceptation d'adulte." Les frères Misbah se sont donc déclarés
baha'is. Faizi a épousé Suzanne, qui est Belge, et raconte: "Mes parents étaient
anticléricaux. De n'avoir eu aucune éducation religieuse rend les choses à la
fois plus faciles on n'a pas de préjugés, mais en même temps plus difficiles,
car croire en Dieu ce n'est pas si évident. Je suis venue à Dieu par un double
chemin, d'un côté la contemplation de la nature, de la beauté, de l'autre le
malheur, la guerre, la mort de mon père. Tout cela constitue une expérience
qui n'est pas transmissible.
Finalement, je savais que Dieu existait, mais lequel? J'avais des amis américains
qui étaient baha'is. J'ai compris leur foi et je le suis devenue à mon tour.
Il m'a fallu un certain temps pour percevoir le sens de la prière et de la méditation.
Prier ou méditer, c'est résoudre ses problèmes. Au fond, la prière est un état
d'esprit dans lequel on vit. A part cela. il n'a jamais été question pour moi
de me replier sur un univers complètement baha'i, j'ai conservé tous mes amis,
qu'ils aient ou non une confession. Quant à ma mère, avec laquelle j'ai eu des
échanges très profonds, il s'est passé une chose assez singulière: elle est
en quelque sorte devenue ma fille spirituelle. La foi baha'ie, est semblable
à l'eau de la mer... On ne peut la boire toute entière, mais il suffit d'en
boire une goutte pour savoir qu'elle est salée."
Faizi Misbah parle du cheminement de sa religion, proclamée en public dès le
premier jour, sans la moindre clandestinité, et tellement persécutée. "Mes origines
familiales et le travail de recherches que je mène ici me permettent d'en suivre
les étapes. Comment elle est passée de bouche à oreille. Comment elle a touché
l'Europe et l'Amérique grâce aux voyages d'Abdu'l-Baha. Pour la première fois,
avec des témoignages de première main, des écrits qui n'ont pu être déformés,
interprétés, comme c'est le cas pour des Fois millénaires, on peut étudier comment
naît une religion, comment se manifestent les opposants, les pharisiens... un
véritable laboratoire."
Son frère Abdu'llah est devenu professeur de mathématiques. Il a vécu en Iran,
puis au Maroc, dans des périodes difficiles où sa foi faisait l'objet de persécutions.
Depuis vingt ans, il se consacre lui aussi au service de recherche du Centre
Mondial. Mais, bien qu'il fasse partie des aînés, il envisage de repartir encore
enseigner sa religion: "Je suis prêt à aller n'importe où. Le moment est venu
de délivrer le message, pour contribuer à adoucir un monde que ravagent les
catastrophes et les guerres."
Il faudrait encore que nous rapportions quelques récits recueillis en France,
ce médecin israélien, devenu baha'i par les hasards d'une rencontre alors qu'il
faisait ses études de médecine en Italie, cette bourguignonne qui découvrit
sa foi à travers un étudiant en médecine iranien, dans le cadre de l'hôpital
où elle enseignait la kinésithérapie. Nous avons choisi de clore cette galerie
de portraits avec deux témoins partis d'origines radicalement différentes pour
aboutir à une réflexion identique, notamment sur le bien-fondé des préceptes
et des interdits de leur foi.
L) Pierre S, 47 ans, actuellement relieur
"Après avoir passé quelques années dans un pensionnat catholique qui m'avait
dégoûté de toute religion, j'étais devenu, pour simplifier, un gauchiste anticlérical.
Travaillant dans la marine marchande, j'ai rencontré la foi baha'ie en visitant,
au cours d'une escale à Chicago, la Maison d'adoration baha'ie d'Amérique du
Nord, qui est située au nord de cette ville. La beauté et la majesté du bâtiment
sont impressionnantes, mais ce qui me frappa en parlant avec les baha'is rencontrés
c'est que leur religion était récente, parlait de l'avenir de l'homme et de
la société, et interdisait la prêtrise sous toutes ses formes. Que voulez-vous,
parfois, même les préjugés ridicules permettent de progresser.
J'ai mis longtemps avant de me déclarer. J'ai tout lu, en français d'abord,
puis en anglais, étant venu m'installer aux Etats-Unis. Mon approche a été intellectuelle.
J'avais une question, un doute, et en lisant un texte de Baha'u'llah ou d'Abdu'l-Baha
je découvrais une réponse qui me convenait. Peu à peu, je n'avais plus de questions,
et, ayant tout lu, j'avais une décision à prendre: j'ai demandé à devenir baha'i.
Chez moi, ce fut d'abord la tête, le coeur vint ensuite, je dois comprendre
avant tout, ou comprendre pourquoi je ne comprends pas. Mais je connais beaucoup
de baha'is dont le cheminement fut différent.
M'a-t-il été difficile d'accepter les lois baha'is?
Franchement, non. Tout d'abord parce que ce ne sont pas des interdits, au sens
primaire du terme. Je m'explique. Dans le domaine physique, rien ne vous interdit
de sauter par la fenêtre du troisième étage, mais vous savez que c'est dangereux
et que vous encourez une "punition": par exemple vous casser les jambes. Nous
possédons tous le sens du toucher, ce qui est une chance, car en approchant
la main d'un poêle rougeoyant, nous sentons la douleur avant de nous brûler.
Certains malades n'ont pas ce sens, ils ne souffrent pas, et la vie leur est
très difficile car ils se blessent sans le savoir. Je vois les lois baha'ies
de la même manière.
Les lois spirituelles étant plus subtiles que les lois physiques, il faut les
réactualiser et les adapter en quelque sorte aux besoins des différentes époques.
Seul un Messager divin peut faire cela. Regardez, même le Christ. qui a assez
peu parlé de lois, a d'une part relativisé la loi du Chabbat et d'autre part
annulé la loi du divorce, que Mahomet a rétablie plus tard, la situation ayant
changé. Les lois que Dieu nous donne sont pour notre progrès et notre bonheur,
tout comme les lois que la mère donne à son enfant: ne joue pas dans la rue.
Cela dit, que l'un ou l'autre ait du mal à appliquer une loi particulière dans
une circonstance donnée, c'est de l'anecdote et ce qui est très important, c'est
une affaire entre lui et Dieu. A propos des lois et de leurs applications, laissez-moi
vous citer deux passages des Ecrits de Baha'u'llah:
"Ne croyez pas que nous vous ayons révélé un simple code de loi, plus exactement
c'est le vin de choix que, avec les doigts de la force et du pouvoir, nous avons
décacheté. De ceci porte témoignage ce qu'a dévoilé la plume de révélation.
Méditez cela, ô homme à la vue pénétrante", et encore ceci:
"En vérité, les lois de Dieu sont comme l'océan, et les enfants des hommes sont
comme des poissons, si seulement ils le savaient. Toutefois, en s'y conformant,
il faut user de tact et de sagesse... Puisque la plupart des hommes sont faibles
et se trouvent bien loin du dessein de Dieu, il faut donc en toutes circonstances
faire preuve de tact et de prudence afin que rien ne parvienne à jeter le trouble
et la dissension ni à soulever les récriminations des négligents. En vérité
sa générosité à transcendé tout l'univers et ses bienfaits ont comblé tout ce
qui se trouve sur terre. Il faut guider l'humanité vers l'océan de la vraie
compréhension dans un esprit d'amour et de tolérance."
Il faut considérer toutes les lois baha'ies de ce point de vue. Cela dit, si
vous trouvez qu'un code de conduite est difficile à tenir, je vous répondrai
que la société actuelle peut difficilement se caractériser par le mot bonheur
.. On peut faire ce qu'on veut, comme on veut, quand on veut, et on tourne en
rond en ne cherchant qu'a adorer la fortune, le succès, le pouvoir. Cela ne
mène pas loin. Alors qu'en profitant de tout ce que Dieu a créé, sans s'y attacher,
on peut acquérir un bonheur intérieur qui se manifeste par une bonne humeur
et un respect des autres. Je ne dis pas que tous les baha'is "y sont beaux y
sont gentils", je dis que lorsqu'un baha'i applique, du mieux qu'il peut, les
recommandations contenues dans les Ecrits, il est heureux car uni, intérieurement.
Je n'ai pas la sensation de vivre entouré d'interdits et de tabous, mais celle
de vivre pleinement. Et pour en terminer avec ces histoires d'interdits, les
lois les plus difficiles ne sont pas forcément celles que l'on croit. Je vous
assure qu'il est difficile de ne jamais dire de mal des autres ou d'en écouter,
et pourtant, Baha'u'llah l'affirme, c'est un des plus grands maux de l'humanité,
à éviter absolument
M) Mohammad B, algérien, cadre administratif vivant
actuellement en France
(Fait écho à Pierre S.)
"Je suis né dans le sud algérien, dans une famille musulmane très pieuse et
orthodoxe, de celles qui font partie des "gardiens de la foi". J'ai été élevé
dans le strict respect de la foi musulmane. A deux ans, je fréquentais déjà
l'école coranique. Quand j'étais tout enfant, le matin, il arrivait parfois
que j'aille à la mosquée pour y prier avant même que mon père arrive. Puis,
je suis allé poursuivre mes études à Oran. Un jour de fête, c'était l'Aid el
Seghir la Fête du mouton, je vais me promener dans le ville avec mon cousin.
C'est comme ça les jours de fête, on va chez les uns, chez les autres, on offre
des gâteaux et du thé. Pas très loin de chez moi, nous rencontrons un parent
de ma mère, que je n'avais pas vu depuis longtemps. Il ignorait même que j'étais
à Oran. Il nous invite à venir chez lui. Nous avions déjà mangé beaucoup de
gâteaux et bu beaucoup de thé, mais, bien sûr, nous le suivons. Nous nous installons.
Nous échangeons des nouvelles avec toute sa famille. Nous bavardons.
Et je ne sais pas pourquoi, tout à coup, la certitude me vient qu'il n'a pas
célébré normalement l'Aïd el Seghir. Alors je l'interroge: "As-tu des soucis,
une contrariété quelconque? Non, aucun, pourquoi? Il me semble que tu n'as pas
célébré la Fête. Où vois-tu cela. Si, j'ai célébré la Fête. Je crois que tu
n'as pas tué le mouton. Je n'ai pas tué le mouton, mais ce n'est pas obligatoire
de le faire". Je sentais qu'il y avait quelque chose de pas normal. Il essayait
de détourner la conversation. Je n'arrêtais pas de revenir sur ce sujet: "tu
ne fêtes pas l'Aid el Seghir, dis-moi pourquoi". Alors il a fini par m'expliquer
qu'il avait une nouvelle religion.
J'étais sidéré. Evidemment, j'ai commencé à le questionner. Il a répondu à mes
questions. Immédiatement, mon cousin et moi, ça nous a intéressés. Nous nous
sommes procuré des livres. Pendant un mois, pratiquement, nous n'avons fait
que les étudier. Je crois que ce mois a compté double, triple. Sûrement le mois
le plus intense de ma vie. Et finalement, mon cousin et moi, nous nous sommes
déclarés baha'is. Quand je suis rentré à la maison, et que j'ai annoncé cela
à mon père, d'abord, il ne m'a pas pris au sérieux. Il a d'abord pensé qu'il
s'agissait d'une secte musulmane... vous savez, il y en a pas mal. Je lui ai
expliqué qu'il ne s'agissait pas d'une secte, mais d'une vraie religion, non
musulmane. Il a pensé que cela me passerait. Puis il y a eu la période du Ramadan.
J'ai refusé de jeûner. J'aurai très bien pu me passer de boire et de manger
du lever au coucher du soleil simplement pour ne pas le contrarier, mais c'était
pour moi une question de principe.
Et là, ça a vraiment été terrible. Il est allé consulter l'ouléma, qui lui a
dit que j'étais perdu, que c'était une abomination, que la religion baha'ie
devait être combattue. J'ai déclaré que j'étais prêt à aller discuter à la mosquée.
Je ne savais pas encore beaucoup de choses sur ma nouvelle religion, mais je
sentais que j'aurais les arguments nécessaires pour tenir tête à un docteur
de l'Islam. Finalement, il n'a pas voulu me voir. J'ai tenu. Les rapports avec
mon père étaient difficiles. Il était désolé, et moi désolé de tant le contrarier.
Mais il le fallait bien. Ma petite soeur allait en cachette acheter le lait
pour mon petit déjeuner. Avec mes autres frères et soeurs, elle surveillait
la porte, tant ma famille craignait que les voisins apprennent ma conduite.
Un peu après, c'était les dix-neuf jours de jeûne prescrit par Baha'u'llah.
Evidemment, je l'ai suivi. Et mon petit frère qui avait huit ans a jeûné avec
moi, par solidarité. Là, vraiment, ma famille n'a plus rien compris.
Puis, peu à peu, mon père a accepté. Au Ramadan suivant, il m'a lui même acheté
le lait pour mon petit déjeuner. Il accepte maintenant ma foi comme je respecte
la sienne. J'ai terminé mes études, je suis entré dans la vie active et je suis
resté baha'i. Plus les années passent, plus je suis convaincu que je devais
le devenir."