Les
jardiniers de Dieu
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Chapitre V - Le rôle des femmes
"Comme l'oiseau, l'humanité possède deux
ailes, l'une mâle, l'autre femelle. Si les deux ailes ne sont pas également
fortes et mues par une force commune, l'oiseau ne peut s'envoler vers le ciel"
(Abdu'l-Baha 1913).
Aucune des grandes religions monothéistes ayant précédé la foi baha'ie n'accorde
aux femmes autant d'importance que cette dernière. On est cette fois très loin
des conceptions judéo-chrétiennes ou musulmanes qui les limitaient à leur rôle
de reproductrices, ou faisaient d'elles, dans le pire des cas, une créature
du diable et dans le meilleur le repos du guerrier. On a peine à croire que
les enseignements du Bab sur la condition féminine, puis ceux de Baha'u'llah,
transmis par ses successeurs, aient pu naître au milieu du XIXe siècle, à plus
forte raison dans un berceau musulman. Pourtant les faits sont là. Et les écrits
qui les attestent méritent d'être largement cités.
En 1913, à Londres, dans une réunion de la Ligue pour la liberté des femmes,
Abdu'l-Baha s'exprimait ainsi:
"Les femmes doivent progresser et remplir leur mission dans tous les domaines
de la vie, devenant ainsi les égales des hommes. Elles doivent être au même
niveau qu'eux et jouir des mêmes droits. Ceci est mon ardente prière et c'est
l'un des principes fondamentaux de Baha'u'llah.
Certains savants ont déclaré que le cerveau des hommes pèse plus lourd que celui
des femmes, et ils prétendent que ce fait constitue une preuve de la supériorité
de l'homme. Cependant, en observant autour de nous, nous voyons des gens dont
la tête est petite et dont le cerveau doit peser peu faire preuve de la plus
haute intelligence et des plus grandes facultés de compréhension, et d'autres
qui ont une grosse tête dont le cerveau doit être lourd, ne sont, cependant
que des sots. Par conséquent, le poids du cerveau n 'indique ni la supériorité
ni le véritable degré de l'intelligence.
Lorsque les hommes, comme seconde preuve de leur supériorité, affirment que
les femmes n'ont pas su s'accomplir autant qu'eux, ils se servent d'un pauvre
argument démenti par l'histoire. Mieux informés, ils sauraient que des femmes
de valeur ont accompli des choses remarquables dans le passé, et que, de nos
jours, il en existe beaucoup qui accomplissent des tâches importantes. (...)
Les femmes doivent marcher de l'avant, pour le perfectionnement de l'humanité
elles doivent étendre leurs connaissances scientifiques, littéraires et historiques.
D'ici peu, elles obtiendront leurs droits. Les hommes constateront leur sérieux,
leur dignité, les améliorations qu'elles apportent à la vie politique et civile,
leur opposition à la guerre et leur désir d'obtenir le suffrage universel et
des facilités égales à celles des hommes..."
Un peu plus tard, Abdu'l-Baha tenait un discours encore plus prémonitoire:
"Dans le passé, le monde a été gouverné par la force et l'homme a dominé la
femme en raison de caractéristiques plus impétueuses et plus agressives inhérentes
tant à son cerveau qu'à sa constitution. Mais la balance penche déjà; la force
perd de sa prépondérance et la vivacité d'esprit, l'intuition, les qualités
spirituelles d'amour et de dévouement qui caractérisent la femme acquièrent
de plus en plus d'ascendant. Aussi l'âge nouveau sera-t-il un âge moins masculin
et plus imprégné des idéaux féminins ou, pour parler plus exactement, un âge
au cours duquel les éléments féminins et masculins de la civilisation se trouveront
dans un juste équilibre."
Non seulement la doctrine baha'ie devançait ainsi les légitimes revendications
des suffragettes du début du siècle - droit à l'égalité, à l'instruction, au
vote, à la participation aux décisions politiques - mais, faisant un bond dans
le temps, elle dépassait la période agressive du féminisme des années 60, basé
sur la revendication posée en terme de lutte contre les hommes, et d'une certaine
façon, de "copie" du modèle masculin, et installait l'idée de l'égalité complémentaire,
de l'équilibre dans la différence, qui commence à peine a se dessiner aujourd'hui.
Ceci explique sans doute que, dès la naissance de la foi baha'ie, de nombreuses
femmes issues de milieux, de cultures très différents, y aient adhéré, non seulement
pour sa définition de la révélation progressive, ses idéaux d'unité, sa promesse
de paix universelle, mais pour l'égalité et le rôle spécifique que, pour la
première fois. une religion leur reconnaissait.
Certaines de ces femmes sont devenues, dans la saga des disciples de Baha'u'llah,
des héroïnes dont se raconte l'histoire, légendaire ou exemplaire, du temps
du Bab à nos jours.
Deux d'entre elles apparaissent, dès la naissance de la foi baha'ie, coiffées
de l'auréole des martyrs, dans le récit écrit par un témoin direct, La chronique
de Nabil. (Maison d'Edition Baha'ie Bruxelles, 1986) La première eut pour nom
Zaynab. Elle n'a laissé qu'une trace émouvante et fugitive. C'était une jeune
paysanne d'un hameau des environs de Zanjan. Elle s'était convertie au babisme
dans le sillage d'un croyant nommé Hujjat. Cela se passait à l'époque ou Baha'u'llah
n'avait pas encore institutionnalisé la non-violence comme règle de conduite.
Persécutés, certains babis défendaient leur foi et leur vie l'arme au poing.
Sous la conduite d'Hujjat, quelques uns d'entre eux se réfugièrent dans un fort
et, faisant succéder les sorties aux attaques des assaillants, réussirent, malgré
la faim, les difficiles conditions de survie, à tenir tête pendant plusieurs
mois aux régiments que le gouvernement expédiait successivement contre eux et
à leur causer de lourdes pertes. Zaynab, de son plein gré, vint partager le
sort du groupe de femmes et d'enfants qui s'étaient joints aux défenseurs du
fort.
Et Nabil raconte:
"La vue des épreuves et des difficultés que ses compagnons devaient endurer
suscita en elle une irrésistible envie de se déguiser en homme et de contribuer
à repousser les attaques répétées de l'ennemi. Elle mit une tunique et un couvre
chef semblables à ceux de ses compagnons, se coupa les tresses, s'attacha une
épée à la ceinture et, s'emparant d'un fusil et d'un bouclier, s'introduisit
dans leurs rangs. Personne ne la soupçonna d'être femme lorsqu'elle sauta pour
aller prendre place derrière la barricade. Dès que l'ennemi chargea, elle dégaina
son épée et se jeta avec une incroyable audace sur les forces déployées contre
elle. Amis et ennemis furent ce jour là émerveillés par un courage dont ils
n'avaient jamais vu d'égal. Elle fut considérée par ses ennemis comme un fléau
qu'une Providence en colère leur avait envoyé. Ecrasés par le désespoir, ils
abandonnèrent leurs barricades et fuirent honteusement devant elle.
Hujjat, qui observait les mouvements de l'ennemi d'une des tourelles, reconnut
Zaynab et fut émerveillé par la vaillance dont elle faisait preuve. Il donna
l'ordre à ses hommes de la prier de retourner au fort et de renoncer à sa tentative.
"Aucun homme, l'entendit-on dire, n'a montré autant de vitalité et de courage."
Lorsqu'il l'interrogea sur le mobile de son comportement elle fondit en larmes
et dit: "Mon coeur souffrait de pitié et de tristesse lorsque je voyais la peine
et la souffrance de mes condisciples. J'avançais, poussée par un appel intérieur
auquel je ne pouvais résister. J'avais peur de vous voir me refuser le privilège
de partager le sort de mes compagnons. Je puis vous assurer en toute certitude
que personne, jusqu'à présent, n'a découvert mon sexe. Vous seul m'avez reconnue.
Je vous adjure par le Bab de ne pas m'ôter ce privilège inestimable qu'est la
couronne du martyre, unique désir de ma vie." Hujjat accepta la requête de Zaynab
et lui dit de ne pas dépasser les limites que la foi leur avait imposées. "Nous
sommes appelés à défendre nos vies, lui rappela-t-il, contre un traître assaillant,
et non à mener la guerre sainte contre lui."
Durant une période de non moins de cinq mois, cette jeune fille continua à tenir
tête, avec un héroïsme inégalé, aux forces de l'ennemi. Se souciant peu de la
nourriture et du sommeil, elle oeuvra avec une sincérité fiévreuse pour la cause
qu'elle aimait pardessus tout.(...) Sans cesse au milieu du combat et au tout
premier rang du tumulte qui faisait rage autour d'elle, elle était toujours
prête à se précipiter au secours de tout poste que menaçait l'assaillant, et
à prêter assistance à tous ceux qui avaient besoin de son encouragement ou de
son soutien..." Mais la résistance des babis s'épuise. Zaynab le voit. Un jour,
voyant que ses compagnons se trouvaient soudain débordés par les forces ennemies,
elle courut désespérée chez Hujjat et se jetant à ses pieds, le supplia, les
yeux baignés de larmes, de lui permettre de se précipiter à leur secours. Ma
vie, je le sens, tire à sa fin. Je puis moi-même tomber sous l'épée des assaillants.
Pardonnez-moi mes fautes, je vous en supplie, et intercédez en ma faveur auprès
de mon maître, pour l'amour de qui je brûle ma vie."
Malgré les propositions criées par les hérauts du gouvernement, promettant sauf-conduit
et même récompenses à tous ceux qui se rendraient et renonceraient à leur foi,
sous la parole d'honneur du Shah, les babis continuèrent la lutte, et furent
massacrés. Ainsi finit l'histoire de Zaynab, petite Jeanne d'Arc iranienne,
héroïne d'un épisode qui rappellera aux Occitans le siège et la chute de Montségur,
ce château fort de l'Ariège où au XIIIe siècle, les derniers Cathares du Languedoc
résistèrent aux troupes du roi de France avant de monter sur le bûcher, plutôt
que de renier leur foi.
La plus grande figure marquante dès débuts de la foi fut cependant Tahereh.
Son nom est présent dans toutes les mémoires baha'ies, son histoire si exemplaire
qu'elle suscita plusieurs livres, que le comte de Gobineau la conta dans Les
religions et les philosophies de l'Asie centrale, et que Sarah Bernhardt voulut
en tirer un drame dont elle aurait incarné l'héroïne. Tahereh naquit entre 1817
et 1820 à Qazvin, une ville au sud de la mer Caspienne, qui fut au XVIe siècle
la capitale de l'empire. La vie sourit d'abord à cette contemporaine du Bab
et de Baha'u'llah. Son père Mollah Salih était riche, lettré, et considéré comme
l'un des docteurs de la loi coranique parmi les plus érudits et les plus influents
de tout l'Iran. Surpris par l'intelligence de sa fille, et la rapidité qu'elle
mettait à acquérir des connaissances, il se chargea lui même de son instruction,
puis lui donna un précepteur, fait rarissime à une époque et dans un pays où
la coutume n'était pas d'éduquer les filles. Très vite elle surpassa ses frères,
et n'ignora bientôt plus rien du Coran, du sens des traditions et de la loi
de l'Islam. Son père, dit la légende, se désolait qu'elle ne soit pas née garçon,
en songeant qu'elle aurait pu alors devenir une célébrité de l'empire. A treize
ans, on la maria à son cousin germain, Mollah Muhammad, fils du frère aîné de
son père, Mollah Taqui, dont elle eut deux fils et une fille. Elle continua
cependant à résider le plus souvent et à étudier sous le toit paternel, tout
en disposant d'une pièce dans la demeure conjugale.
Ses lectures, déjà, l'avait rendue critique sur la manière dont les hommes interprètent
le Coran lorsqu'elle découvrit, dans la bibliothèque d'un parent qu'elle visitait,
des livres de Cheikh Ahmad et de son disciple, Sayyed Kazem Rachti. Dès le premier
contact, elle fut si intéressée qu'elle demanda la permission de les emporter
pour pouvoir les étudier. D'abord réticent - il savait que les théories "modernes"
des auteurs déplaisaient fort au père de la jeune femme - son hôte se laissa
convaincre.
Cheikh Ahmad était, nous l'évoquions au début de cette enquête, le chef de file
d'une école coranique chiite qui tenait pour certain le retour imminent du Mahdi
et du Douzième Imam, l'Imam caché, et avait expédié partout des messagers chargés
de le trouver. Il s'interrogeait également sur le concept de la résurrection
des corps, tel qu'il est enseigné par l'Islam. Durant un voyage en Iran, fait
à l'invitation du Shah, Cheikh Ahmad s'était arrêté à Qazvin, et avait rendu
visite à Mollah Taqi. Leur discussion théologique à propos de la résurrection
s'était si mal terminée que l'hôte avait traité le voyageur d'hérétique, et
manifesté une telle hostilité que ce dernier avait dû quitter la ville. Cela
n'empêcha pas Tahereh d'étudier très attentivement les livres qu'elle avait
réunis, et d'y trouver l'écho de sa propre recherche, si bien qu'elle entama
une correspondance avec Sayyed Kazem Rachti, le disciple de Cheikh Ahmad, lui
posant nombre de questions judicieuses et profondes sur la religion. Déjà ouvert
aux idées novatrices, le plus jeune de ses oncles paternels, Mollah Ali, qui
devait devenir un fervent disciple du Bab, se chargeait de recevoir et d'expédier
les lettres. Sayyed Kazem fut si impressionné par la personnalité de sa correspondante
qu'il la nomma Qurratu'l-Ayn, Consolation des yeux."
Un peu après sa vingtième année, la jeune femme décida qu'il lui fallait se
rendre auprès de son instructeur, afin d'approfondir son étude. Il était exclu
qu'elle puisse révéler le but réel de son voyage. Mais Karbela (alors sous domination
turque), où résidait Sayyed Kazem, est l'un des grands lieux de pèlerinage musulmans,
avec la Mecque et Médine, en Arabie. Cela lui fournit un prétexte parfait. Son
jeune oncle intercéda pour elle. Jugeant sans doute qu'un voyage à ces lieux
saints du chiisme, où fut massacré avec les siens Husayn, fils d'Ali, le gendre
de Mahomet, remettrait la rebelle dans le chemin de l'orthodoxie, son père,
son beau-père et son mari finirent par accepter de la laisser partir avec sa
soeur.
En 1843, elle arrivait à Karbela et se rendait directement au domicile de Sayyed
Kazem, juste pour apprendre, avec une grande douleur, qu'il avait rendu l'âme
dix jours auparavant. Néanmoins, les proches du défunt l'accueillirent, et lui
permirent de se plonger dans l'étude de tous les manuscrits qu'il avait laissés.
Elle devait rester trois ans à Karbela, et l'on raconte qu'elle prit le relais
de Sayyed Kazem pour enseigner à son tour, s'adressant aux étudiants masquée
par un rideau, puisque les femmes n'étaient pas autorisées à se montrer. Mais
le seul fait qu'une femme puisse faire entendre sa voix ailleurs que dans le
sérail constituait déjà, en soi, une révolution. Peu à peu, sa réputation commença
de s'installer, et d'autres femmes, qui devaient devenir ses disciples et ses
amies, formèrent autour d'elle un petit groupe soudé.
Tahereh étudiait, enseignait, méditait, attendait le prophète annoncé et son
enseignement neuf. "Je voudrais être, avait-elle expliqué à son oncle, la première
femme qui le servira lorsqu'il viendra." Et pressentant que la condition féminine
en serait métamorphosée, elle ajoutait "Quand viendra ce jour, quand les nouvelles
Lois seront révélées à la terre, je serai la première à suivre le nouvel Enseignement
et à donner ma vie pour mes soeurs".
Une nuit, elle eut un songe. Un jeune "Sayyed" (descendant de Mahomet) flotte
dans les airs puis s'agenouille et prie. Elle entend ses prières, les retient,
et, dès son réveil, les note. Un peu plus tard, Mollah Hossein Bushru'i, l'un
des croyants de l'école de Cheikh Ahmad lancé à la recherche du Mahdi annoncé
se prépare à partir pour Chiraz. Tahereh prédit qu'il pourra rencontrer "le
Promis" et le charge de lui remettre un message qu'elle a préparé. La prédiction
se réalise, l'émissaire rencontre celui qui se déclare comme "le Bab". Il lui
remet le message. Quelque temps plus tard, un des premiers convertis au babisme
arrive à Karbela, venant de Chiraz. Il remet à Tahereh l'un des écrits du Bab,
dans lequel elle trouve les prières révélées par son rêve. Cela la confirme
dans la certitude qu'il s'agit bien de Celui que l'on attendait. Elle étudie
l'ouvrage, interroge encore l'émissaire et, définitivement convaincue, s'attaque
à la traduction en persan et au commentaire de ce premier livre. Elle sera la
première femme de la nouvelle Foi, l'un des dix-huit premiers disciples du Bab,
ceux qu'il a nommés "Lettres du Vivant".
Entre les livres et les poèmes magnifiques qu'elle écrit, l'enseignement qu'elle
dispense, sa vie, désormais, va être entièrement consacrée à la propagation
du nouveau message. Comme le Bab, elle dénonce avec véhémence la corruption
et la perversion, appelle à une révolution fondamentale dans les habitudes et
les moeurs de ses contemporains.
Du même coup elle devient suspecte aux yeux des autorités. En attendant des
ordres de Bagdad, on la place en résidence surveillée. Les ordres de Bagdad
ne venant pas, elle obtient du gouverneur l'autorisation de s'y rendre accompagnée
de quelques disciples, pour les attendre sur place. Elle reprend là, toujours
dissimulée derrière un rideau, son enseignement "subversif". De plus en plus,
les oulémas s'en irritent. Après une réunion contradictoire ou ils n'ont pu
parvenir à la mettre en échec, ils réussissent à la faire interner dans la maison
du Juge. Elle y restera trois mois, le temps, pour son gardien, de se convaincre
selon ses propres mots "que jamais il ne rencontra de femme plus vertueuse,
plus pieuse qu'elle, ajoutant, qu'elle était également plus instruite et plus
courageuse qu'un homme."
Enfin, un message des autorités lui rend la liberté, mais lui ordonne de quitter
immédiatement le territoire turc. Avec sa suite, elle regagne l'Iran, sous la
protection d'une escorte fournie par...le Juge.
En chemin, elle continue son apostolat, provoquant par tout les mêmes réactions
d'admiration et souvent de conversion de ceux qui sont touchés par ses paroles
et son exemple. Mais les intégristes sont scandalisés et furieux. Près de Kirmanshah,
le maire laisse une bande d'émeutiers attaquer et dépouiller la petite troupe,
avant de l'abandonner sans vivres dans le désert. Elle s'en plaint au gouverneur
qui lui suggère de se rendre à Hamadan, où elle sera en sécurité. Elle l'écoute
et reçoit de cette ville, où le gouverneur lui-même lui rend visite en compagnie
de quelques notables, un accueil contradictoire. Certains assurent: "Il est
de notre devoir de suivre son noble exemple et de lui demander respectueusement
de nous révéler les mystères du Coran et de résoudre les points obscurs de ce
Livre saint, car nos plus hautes connaissances ne sont que gouttes comparées
à l'immensité de son savoir."
Mais une fois encore, elle se heurte aux redoutables mollahs traditionnalistes.
A l'un des principaux, qui lui est farouchement opposé, elle adresse une lettre
expliquant les enseignements du Bab. Le messager est battu. Elle projette alors
de se rendre à Téhéran, auprès du Shah mais, un mollah a secrètement informé
son père qu'elle déshonore sa famille par sa conduite. Un de ses frères arrive
à Hamadan avec mission de la ramener à Qazvin. Elle obéit, renvoie en Iraq la
plupart de ses compagnons, ne gardant avec elle que les plus proches, et regagne
sa ville. natale Nouveau scandale. Elle s'y installe chez son père, et refuse
d'aller habiter chez son mari. "Répondez à mon arrogant et présomptueux parent,
dit-elle aux émissaires qu'il lui a envoyés, que s'il avait vraiment voulu être
mon compagnon fidèle, il se serait hâté de venir à ma rencontre à Karbela et
aurait, à pied, guidé mon cheminement pendant tout le voyage jusqu'à Qazvin.
Je l'aurais, durant ce voyage, tiré de son sommeil de négligence et je lui aurais
montré la voie de la vérité Mais il ne devait pas en être ainsi. Trois années
se sont écoulées depuis notre séparation. Ni dans ce monde, ni dans le prochain,
je ne pourrai jamais le fréquenter. Je l'ai exclu pour toujours de ma vie."
Avait-on jamais vu une femme renier ainsi l'époux qui lui avait été imposé?
Mari et beau-père ne s'y trompèrent pas. Le chemin du libre-arbitre au féminin
était ouvert.
Peu après, dans la ville, un disciple de Cheikh Ahmad fut condamné comme hérétique,
dépouillé de ses biens, mal mené et battu par la populace avant d'être expulsé
de la ville sur ordre du beau-père de Tahereh, l'intransigeant Mollah Taqi.
Un voyageur nommé Abd'ullah passait dans la ville. Il raconta plus tard: "Je
n'ai jamais été un babi convaincu. Lorsque j'arrivais à Qazvin, j'étais sur
le chemin de Mah-Ku, avec l'intention de rendre visite au Bab et de m'informer
de sa cause". Voyant l'homme que l'on maltraite, et en apprenant la cause, il
s'indigne, et va trouver Mollah Taqi pour vérifier que les ordres sont bien
venus de lui. Ce dernier le confirme brutalement. "Le dieu qu'adorait feu Cheikh
Ahmad est un dieu auquel je ne pourrai jamais croire. Je les considère, lui
ainsi que ses disciples, comme les incarnations même de l'erreur." Abd'ullah
réagit violemment à ces propos qu'il juge blasphématoires, et quelques jours
plus tard, blesse mortellement le mollah de plusieurs coups de poignard. Bien
qu'il ait spontanément reconnu être l'auteur du crime, c'est sur les babis que
la répression s'abat. Ils sont arrêtes, et transférés à Téhéran pour y être
emprisonnés. La haine se concentre sur Tahereh. On l'accuse d'être l'instigatrice
du crime. Réglant du même coup ses affaires religieuses et son humiliation conjugale,
son cousin et mari obtient qu'elle soit maintenue en réclusion stricte chez
son père, avec l'autorisation de ne quitter sa chambre qu'une seule fois par
jour, pour ses ablutions.
A ce stade de l'histoire, Baha'u'llah entre en scène, et la vie de Tahereh prend
un tour romanesque. Le prophète ne connaît pas la jeune femme, mais il est devenu
l'un des chefs de file des babis. Instruit du sort qui est fait à ceux de Qazvin,
il entreprend de les faire libérer, au point de se compromettre lui-même. On
l'emprisonne. On le relâche. Cela ne fait qu'accroître la haine des mollahs
de Qazvin. Finalement, c'est l'un des fidèles de Tahereh depuis Karbela, Cheikh
Salih, qui est déclaré coupable du meurtre de Mollah Taqi et exécuté. Alors
Baha'u'llah organise minutieusement l'évasion de Tahereh, qui parvient à s'enfuir
une nuit, et, dans une folle chevauchée, gagne Téhéran et s'installe chez son
sauveur. Elle n'avait jamais douté de ce retour à la liberté, et l'avait annoncé
à son époux et geôlier dans un superbe défi. "Si ma cause est celle de la Vérité,
si le Seigneur que j'adore n'est autre que le seul vrai Dieu, il me délivrera
du joug de votre tyrannie avant que neuf jours soient écoulés. S'il ne réalise
pas ma libération, vous êtes libre d'agir selon votre désir. Vous aurez irrévocablement
prouvé la fausseté de ma croyance."
Dès lors, Tahereh va devenir l'un des plus efficaces parmi les compagnons de
Baha'u'llah. Il lui confie des missions qui la font voyager, dans des conditions
souvent dangereuses, à travers tout l'Iran. Elle aide Baha'u'llah à organiser
la fameuse conférence de Badasht où les babis espèrent trouver le moyen de faire
libérer le Bab emprisonné. Par un geste symbolique, elle y enlève le voile que
la femme persane, depuis des centenaires, était contrainte de porter. Elle inaugure
ainsi une des réformes fondamentales du Bab: l'égalité du droit entre les femmes
et les hommes, et la participation féminine aux affaires religieuses et sociales.
L'audace est si grande que plusieurs hommes, pourtant babis convaincus, ne peuvent
la supporter et quittent la réunion.
Au service de la cause, elle continue de se dépenser sans compter, d'enseigner,
d'écrire textes et poèmes. Certains de ses vers font songer au Cantique des
Cantiques:
"Ta joue à la barbe ambrée est bourgeon sur bourgeon, rose sur rose, tulipe
sur tulipe, parfum sur parfum. Mon triste coeur a tissé ton amour dans l'étoffe
de mon âme, fil par fil, corde par corde, trame par trame, d'aiguille en aiguille."
Sa renommée est devenue telle que le Shah lui écrit et lui demande de renier
le Bab, ce qu'évidemment elle refuse. Puis le Bab est exécuté, un jeune exalté
tente d'assassiner le Shah et provoque le déchaînement du pogrom contre les
Babis. A Qazvin, ils sont massacrés, A Téhéran, Baha'u'llah est arrêté, Tahereh
internée dans la maison du maire où elle était déjà depuis quelque temps assignée
à résidence. Le Shah la fait amener devant lui. En réponse à ses questions,
elle réaffirme hautement sa foi. Il garde le silence. On la reconduit au lieu
de son internement, où, disent ses hagiographes, chacun s'est mis à l'aimer
pour son rayonnement, sa gaieté, son sourire, son intelligence. Et elle se prépare
à mourir car elle sait, comme elle le déclare, que l'heure approche de rejoindre
son "Bien-Aimé". Quand un matin arrivent des soldats, sous le prétexte de la
conduire chez le premier ministre, elle les attend, parée, parfumée, et a mis
en ordre ses dernières affaires terrestres. Ils l'entraînent dans un jardin,
hésitent à la mettre à mort. Finalement l'un d'eux se décide et l'étrangle.
Le lendemain ses écrits, et même ses vêtements seront brûlés. Qui a décidé de
sa mort? Il semble que le Shah y ait été étranger, et que la décision fût prise
conjointement par les mollahs et le gouverneur. Selon un témoin de l'époque,
ils auraient ainsi rendu leur sentence: "C'est une femme égarée qui conduit
les autres à l'égarement. En conséquence, sa mort est indispensable et urgente."
Il est bien connu que l'on peut tuer les êtres, mais ni détruire les idées,
ni assassiner les symboles. "Tahereh la pure", poète et martyre, aurait dit
à ses meurtriers: "Vous pouvez me mettre à mort mais vous n'empêcherez pas l'émancipation
des femmes". Elle eut peut-être plus encore de rayonnement morte que vivante.
Elle ne s, effaça pas des mémoires. Son image lumineuse se perpétua. Abdu'l-Baha
dit d'elle: "Au dernier instant de sa vie, elle était joyeuse et heureuse. Elle
espérait les splendeurs du royaume de Dieu. Ainsi elle sacrifia sa précieuse
vie. Puisse son âme être joyeuse et heureuse dans le royaume de Dieu."
La route était ouverte à d'autres femmes qui allaient à leur tour ardemment
propager la foi baha'ie. La première moitié du siècle vit l'enthousiaste entrée
en lice des américaines. Ainsi l'infatigable Martha Root, voyageuse de sa religion,
qui y convertit la reine Marie de Roumanie. Elle vouait un tel culte à Tahereh
que, pour écrire sa biographie, elle mena d'Iraq en Iran une enquête de plusieurs
années, passant au peigne fin tous les lieux, interrogeant des descendants directs
des témoins oculaires, consultant tous les écrits possibles. La fille de Tahereh
était morte peu après sa mère, mais ses fils, demeurés au domicile de leur père
- ils le quittèrent peu après tant ils étaient maltraités - avaient survécu.
Martha Root retrouva un petit fils de la poétesse qui put, longuement, lui parler
de sa grand-mère, telle qu'elle lui avait été décrite par son père. Le livre
fut publié en 1938, à Karachi, et réimprimé en 1981 aux Etats Unis dans une
version complétée, par Marzieh Gail, d'un portrait de l'auteur. (Martha Root,
Tahirih the pure, Kalimat Press, Los Angeles, 1981)
Des photographies l'illustrent. Portrait de Martha Root, avec ses ondulations
impeccables et un beau regard lumineux. Martha à Chiraz, devant la maison du
Bab, à Tabriz, avec des femmes baha'ies, et la plus charmante, comme une photo
de classe, à Hamadan seule au milieu d'une vingtaine d'hommes et d'un petit
garçon baha'is qui posent avec sérieux autour d'elle pour une image souvenir.
Une autre américaine joua un grand rôle dans la propagation de la foi baha'ie,
et, indirectement, dans sa structuration. Elle s'appelait May Bolles. Elle était
née en 1870, dans une de ces aristocratiques familles de la Nouvelle Angleterre
où se conjuguaient richesse, culture européenne et respect sourcilleux des traditions
politiques et religieuses de la jeune Amérique.
Dès son enfance, la petite fille témoigne d'une nature singulière, sensible,
méditative, attirée surtout par les arts. A 14 ans, elle décide de ne plus aller
à l'école. "Je sentais très clairement, expliquera-t-elle plus tard, qu'il y
avait d'autres moyens d'acquérir la connaissance."
Quelques années plus tard, son frère, Randolphe, décide d'entreprendre des études
d'architecture. L'école des Beaux-Arts de Paris brille alors d'un très vif éclat.
C'est donc là que l'on décide de l'envoyer, en compagnie de sa soeur. Les deux
jeunes gens s'installent à Paris. May, déjà, parle couramment le français qui
va devenir pour elle comme une seconde langue maternelle. A 20 ans lui vient
un de ces rêves que la psychanalyse jungienne classe dans la catégorie des grands
songes archétypiques liés à la spiritualité. Elle se voit flottant dans l'éther
et contemplant la terre. Sur celle ci, en grandes lettres blanches, un mot est
écrit qu'elle ne peut déchiffrer, sauf un B et H. Un peu plus tard, elle a la
vision d'un homme en vêtement oriental qui lui fait signe de l'autre côté de
la Méditerranée. Elle pense qu'il s'agit de Jésus. Huit ans plus tard, en route
pour Marseille d'où il gagnera Haïfa, un groupe de pèlerins américains s'arrête
à Paris.
Porté par Abdu'l-Baha, le message baha'i a touché des membres de la société
américaine riches, cultivés, en quête d'un plus de spiritualité. Certains vont
à la même époque le chercher au Nouveau Mexique, du côté des indiens Taos, où
quelques héritières des plus grandes fortunes américaines, souvent assez excentriques,
jettent l'ancre.
D'autres ont trouvé dans les concepts de la religion prêchée par Baha'u'llah
une réponse à leur interrogation métaphysique et veulent, sur place, honorer
le tombeau du Prophète et rencontrer son fils. La veuve du sénateur George Hearst,
Phoebe, qui s'est convertie à la nouvelle religion avec plusieurs autres personnes
de sa connaissance, dont son serviteur, Robert Turner, le premier baha'i de
race noire, organise et finance le premier pèlerinage des croyants américains
en Terre sainte. C'est ainsi qu'elle fait étape à Paris avec deux de ses compagnons
de voyage: Lua et Edward Getsinger. Les familles Hearst et Bolles sont liées.
Deux nièces de Phoebe Hearst vivent à Paris, confiées à la garde de Madame Bolles
et partagent le même appartement, près de May et de son frère. Tout naturellement,
les voyageurs leur rendent visite et parlent de leur voyage sans en préciser
le but. Il n'est question que d'une destination, Alexandrie, escale sur la route
maritime d'Haïfa, et d'une croisière sur le Nil.
May pressent autre chose, questionne Lua Getsinger, et finit par connaître la
vérité. Et c'est un peu l'histoire - ou le mythe - de Tahereh qui se répète.
Dans une photo d'Abdu'l-Baha que lui montre sa nouvelle amie, elle reconnaît
le personnage de son rêve. Du même coup la foi baha'ie compte trois adeptes
de plus: May et les deux nièces de Phoebe Hearst. Cette dernière les invite
à se joindre au pieux voyage.
Le 17 février 1899, May est face à Abdu'l-Baha, alors en résidence très surveillée,
et vit véritablement une illumination mystique:
"De cette première rencontre, je ne puis me souvenir ni d'aucune joie, ni d'aucune
peine, ni de rien que je puisse nommer. J'avais été transportée soudainement
à de telles hauteurs, mon âme était entrée en contact avec l'esprit divin et
cette force si pure, si sainte, si puissante m'avait submergée, et quand il
se leva et soudain nous quitta, nous revînmes sur terre mais jamais plus, jamais
plus Dieu merci, à la même vie sur cette terre. (...) nous avions laissé notre
Bien-Aimé dans sa glorieuse prison afin que nous puissions aller de l'avant
et Le servir et que nous puissions répandre sa Cause et faire connaître Sa vérité
au monde, et déjà Ses paroles étaient accomplies: le temps est venu où nous
devons nous séparer, mais la séparation n'est que la séparation des corps. En
esprit, nous sommes unis pour toujours."
Répandre la cause, May Bolles, désormais, poursuit ce but unique. Elle y consacrera
sa vie. Rentrée à Paris, elle y fonde le premier Centre européen, convertit
le premier croyant britannique, Thomas Breakwell, et le premier français, l'érudit
orientaliste Hippolyte Dreyfus. Le 2 mai 1902 - elle a alors 32 ans - elle épouse
l'architecte canadien William Sutherland Maxwell, ancien condisciple et ami
de son frère, qu'elle avait rencontré à Paris lorsqu'il y étudiait aux Beaux
Arts, et le suit à Montréal. A l'époque, lui-même n'est pas baha'i, mais se
convertit un an plus tard. Leur maison devient le premier Centre canadien.
En 1909, elle vient de nouveau à Saint-Jean-d'Acre rencontrer Abdu'l-Baha et
lui confie son désir d'avoir un enfant. Il lui promet que son souhait sera exaucé.
Effectivement, peu après, une petite Mary naît au foyer des Maxwell. Et l'apostolat
de May se poursuit. Abdu'l-Baha lui confie des missions, l'utilise parfois comme
agent de liaison pour communiquer avec les communautés américaine et canadienne.
Lors de son voyage au Canada, il lui rend visite. Et lorsqu'il meurt, en 1921,
le choc est tel pour May Bolles Maxwell que durant toute une année, on ne sait
si elle y survivra.
Son mari, convaincu que seule une rencontre avec le successeur du Maître peut
lui insuffler l'énergie de vivre l'amène auprès de Shoghi Effendi. Il a vu juste
Le Gardien trouve les mots qu'il faut pour lui rendre sa sérénité, et, du même
coup, sa santé. Elle avait quitté le Canada sur une chaise roulante. Quand elle
y revient, elle est en mesure de reprendre toutes ses activités. En 1924, elle
est membre de l'Assemblée Spirituelle Nationale des baha'is des Etats Unis et
du Canada. En 1935, répondant à un appel de Shoghi Effendi pour la propagation
de la foi en Europe, elle entreprend un voyage de deux ans qui la mène de Munich
à Stuttgart et à Bruxelles, puis à Lyon où elle contribue à la fondation d'une
communauté.
En 1940, nouvel appel, cette fois en direction de l'Amérique latine. Elle a
70 ans, cette fragile à la santé toujours chancelante, lorsqu'elle s'embarque,
le 24 janvier pour l'Argentine, via le Brésil. A Rio de Janeiro, à Montevideo,
elle organise des réceptions pour faire connaître sa foi. Le 27 février, elle
est à Buenos Aires et prend les premiers contacts. Deux jours plus tard, elle
y meurt. Son mari dessine sa tombe, et Shoghi Effendi écrit: "Sa tombe, sur
le lieu même où elle combattit et tomba glorieusement, deviendra un centre historique
des activités baha'ies de pionniers."
William Sutherland Maxwell, décédé en 1952, fut au nombre des "Mains de la cause
de Dieu". C'est a lui que l'on doit au Mont Carmel, le plan du Mausolée du Bab.
Mais le rôle des Maxwell dans la religion baha'ie ne s'arrête pas là. Lorsque
sa fille Mary lui était née, Abdu'l-Baha avait écrit à May Bolles Maxwell: "Dans
le jardin de l'existence, une rose est éclose, douée de la plus grande fraîcheur,
du plus délicieux parfum et de la plus éclatante beauté...Je supplie Dieu que
ce petit enfant puisse devenir grand et merveilleux dans le royaume divin".
La rose grandit et s'épanouit. Dans les années 30, elle changea de nom et devint
Ruhiyyih Rabbani par son mariage avec Shoghi Effendi. C'est elle qui, entourée
des autres "Mains de la cause" maintint la cohésion de la communauté baha'ie,
entre la mort de Shoghi Effendi en 1957 et l'élection des membres de la Maison
Universelle de Justice en 1963. Nous avons eu la chance de la rencontrer à Haïfa,
magnifique et verticale sous sa couronne de tresses couleur d'or fileté d'argent.
Elle habite une grande maison calme, très simple, avec une seule profusion:
les bouquets. La maison où vécut Abdu'l-Baha, où se déroula son existence conjugale
et où elle n'a rien voulu changer. Malgré une certaine fatigue - elle arrivait
de Chine et venait d'être cambriolée - elle nous a accordé un entretien dans
un français impeccable, qu'elle avait la petite coquetterie de prétendre "rouillé".
- Question personnelle: quand on est la fille d'une pionnière de la foi, et
la femme du descendant direct de son Prophète, a-t-on avec son mari les rapports
que l'on aurait avec un homme plus ordinaire?
La réponse commence par un rire:
- On me pose souvent cette question. Ou alors: "Avez vous bien connu Shoghi
Effendi avant votre mariage?" Avant notre mariage, nous nous sommes vus seuls
pendant quinze minutes. Mais moi, depuis la mort d'Abdu'l-Baha, en 1921, j'avais
alors onze ans, je savais comme tous les baha'is qu'il nous avait laissé quelqu'un
pour nous guider. On avait pour Shoghi Effendi de l'admiration, de la sympathie.
J'ai donné mon coeur à ce jeune homme qui avait à assumer le poids tombé sur
ses épaules. Ce n'était pas Roméo et Juliette, mais l'affection, l'amour, le
respect. Nous avons souffert ensemble des responsabilités qui nous incombaient,
de ne pas avoir d'enfant, du travail qui s'accroissait chaque année...mais nous
étions très contents de vivre ensemble. Ce fut un mariage très heureux.
- Si vous aviez eu un enfant, aurait-il succédé à Shoghi Effendi?
- A condition d'en être digne. Abdu'l-Baha avait laissé à ce sujet, dans son
testament, des indications très précises. Malheureusement, la question ne s'est
pas posée.
- On peut lire dans votre note biographique que vous avez visité plus de 155
pays à travers le monde, et certains plusieurs fois, des limites du cercle arctique
à l'Amazonie, des esquimaux aux indiens en passant par les Caraibes, l'Inde,
l'Europe, l'Afrique, l'Amérique du Sud, les îles du Pacifique. La liste des
chefs d'état et des personnalités importantes que vous avez rencontrées est
impressionnante, le prince Philip d'Edimbourg, Javier Perez de Cuellar, le secrétaire
général de l'ONU, Indira Gandhi, Houphouet Boigny, président de la Côte d'Ivoire,
en France Madame Simone Veil, et Monsieur Jacques Chaban Delmas, quand il était
Président de l'Assemblée Nationale...Tous ces voyages, les faites-vous pour
votre foi?
- Mais oui. Un jour, mon mari m'a regardée et m'a demandé: "que ferez-vous quand
je ne serai plus là?" J'ai sauté, j'ai éclaté: "Moi, je ne vivrai jamais sur
cette terre sans vous". Il a dit: "Je pense que vous voyagerez, et que vous
visiterez et encouragerez les baha'is dans le monde entier." En vingt ans, il
ne m'avait jamais parlé d'avenir. Après sa mort, je m'en suis souvenue, et j'y
ai vu un signe. Ensuite, il y a eu six années où les Mains de la Cause, dont
j'étais, ont dû énormément travailler. Nous tenions des réunions à Bahji. La
plus longue a duré dix-neuf jours. C'était terrible. Mais enfin, nous avons
sauvegardé et continué le travail de mon mari jusqu'à ce que les bases démocratiques
soient assez solides pour pouvoir élire les membres de la Maison de Justice.
J'étais libre et j'ai commencé mes voyages, puisque c' était ainsi que je pouvais
être utile.
- Pourquoi n'êtes vous pas membre de la Maison de Justice. Pourquoi n'y a-t-il
jamais eu de femmes au sommet de la pyramide baha'ie, alors que l'égalité des
sexes est un des fondements de la doctrine, et qu'elles sont présentes dans
toutes les autres instances.
- Ça c'est la question à soixante mille dollars, vous savez, celle que l'on
pose toujours dans les jeux télévisés américains. On me la pose aussi tout le
temps. On l'avait déjà posée à Abdu'I-Baha puisque c'est lui qui a prévu la
Maison de Justice, et sa composition. Sa réponse avait été "c'est un mystère
dont on verra la sagesse dans l'avenir." Moi je pense sincèrement, logiquement,
après tant d'années d'expérience ici, que c'est une disposition prise en faveur
des femmes. Le travail des membres de la Maison de Justice est incessant, épuisant.
Pendant la dernière guerre, mon mari me disait: "Même Churchill peut déléguer
de temps en temps. Il peut quelquefois partir en fin de semaine, se faire remplacer
par un second. Moi je ne peux jamais le faire parce que tant que je suis vivant,
tout est sous ma responsabilité. Je ne peux pas déléguer a un autre." Imaginez
qu'il y ait trois, quatre femmes à la Maison de Justice. Elles sont enceintes.
Elles accouchent. Elles nourrissent leurs enfants. Elles s'occupent de leur
famille. Imaginez que plusieurs aient cela en même temps. Que deviendrait la
Maison de Justice? Et puis réellement c'est pénible, ça demande un sacrifice
immense. Ça ne laisse pas de temps pour autre chose. Vraiment, après tout ce
que j'ai vu et vécu après la mort de mon mari, je pense que Baha'u'llah, qui
a toujours un peu favorisé les femmes, leur a accordé un privilège en les dispensant
de cette mission, et que c'est un don de Dieu. Il s'agit évidemment d'une opinion
personnelle. Je ne sais pas si les autres sont d'accord.
- Abdu'l-Baha a bien prédit que l'arrivée des femmes dans les affaires politiques
et sociales modifierait les comportements?
- Je n'ai jamais accordé beaucoup d'importance au fait d'être une femme ou un
homme. Beaucoup de femmes regrettent de ne pas être un homme; elles disent:
"Je pourrais faire ceci, ou cela". Moi. j'ai toujours été contente d'être femme.
Les mouvements de libération des femmes m'ennuient assez. Tout ce bruit fait
autour des femmes, vraiment, ça me fatigue. Il y a une place pour les femmes,
une place pour les hommes. Baha'u'llah a dit que toute la direction de l'humanité
est entre les mains des femmes, parce que la femme est la première instructrice
du monde, celle qui enseigne tout à l'enfant, celle qui donne le fondement de
l'éducation. C'est ce qui me paraît le plus important.
Madame Rabbani nous apporta aussi une précision intéressante sur l'utilisation
constante du chiffre 9.
- "Voilà une chose qui m'a intéressée toute ma vie. Vous savez, il y a une science
très ancienne, qui consiste à attribuer à chaque lettre de l'alphabet une valeur
numérique (On l'appelle aujourd'hui numérologie). Selon ce calcul, l'addition
des lettres du nom de Baha donne le chiffre 9. Très souvent, au lieu de commencer
ses lettres par une invocation à Dieu, selon la coutume arabe, Baha'u'llah mettait
en tête le chiffre 9, qui signifiait à la fois son nom, la bonté de Dieu, sa
lumière. Tout ce que Baha'u'llah a enseigné, c'est l'abolition de la guerre.
9, qui comme vous le savez est aussi la plus grande unité, symbolise l'unité,
la paix, voilà.
- Croyez-vous vraiment qu'il pourrait ne plus y avoir de guerres ? ,
- Shoghi Effendi a prédit que le futur proche serait très dur, mais qu'ensuite
ce serait merveilleux. Moi je pense que c'est très simple. Ou nous allons anéantir
la civilisation. Ou il n'y aura plus de guerres. Il n'y a plus d'autre choix
aujourd'hui. Mais moi franchement, si les hommes continuent à faire ce qu'ils
font, je me demande s'il restera une terre sous nos pieds. Je suis une inconditionnelle
de la protection de la nature. Qu'est-ce que nous faisons aujourd'hui? Détruire
notre monde. Le mouvement de destruction est tellement rapide que sans parler
même de la guerre, je ne sais pas où nous allons arriver. Ce qu'on est en train
de faire avec cette terre, c'est terrifiant... Mais peut-être devons-nous passer
par une période affreuse avant que tout s'éclaire. Nous, les baha'is, nous avons
la foi, nous avons la conviction qu'il y a un avenir.
- La foi baha'ie dit que la mort est une renaissance, l'accession de l'âme a
un autre état. Dans cette optique, est-il après tout si important, au regard
de Dieu, de l'infini. que la terre demeure ou disparaisse ?
- Je suis plus ou moins artiste, j'écris un petit peu. Je peins. Je ne veux
pas prendre la peine de créer quelque chose pour le voir disparaître en une
seconde. Alors si moi qui ne suis rien je pense cela, comment voulez-vous que
Dieu veuille que cela se passe comme ça. Lui qui a créé la terre, il voudrait
détruire son oeuvre? Ce serait un gaspillage effrayant... Ça n'aurait pas de
sens.
Après l'entretien, Madame Rabbani nous emmena visiter ce qu'elle appelle son
"petit musée". Une pièce où sont réunis tous les souvenirs qu'elle a rapportés
de ses voyages, objets bruts des arts populaires de toutes les régions du monde,
parfois superbes, parfois simplement émouvants. mais tous témoins de la créativité
humaine. dans sa diversité. Ces exemples individuels ramènent à la constante
de la religion baha'ie: tout faire pour favoriser l'émancipation et l'éducation
des femmes partout dans le monde. En 1980, pour la Conférence Mondiale de la
Décennie des Nations Unies pour la Femme, la Communauté Internationale Baha'ie
signait une déclaration qui constituait un véritable manifeste. On pouvait notamment
y lire.
"Une déclaration péremptoire de l'égalité doit engager les hommes comme les
femmes, étant donné qu'il est essentiel que les hommes reconnaissent le statut
égal des femmes afin que celles-ci soient libérées de la lutte pour leurs droits
et que chaque sexe complémente et aide l'autre. L'éducation des deux sexes doit
se faire en se basant sur le principe d'une égalité spirituelle dans laquelle
hommes et femmes sont les mêmes(...) Dégagés de la pression de la lutte pour
le pouvoir et la domination, les deux sexes comprennent que l'égalité ne signifie
pas que l'on devienne identique quant à la fonction(...) Etant donné que les
mères sont les premières éducatrices de l'humanité, la communauté doit donner
la préférence à l'éducation des femmes(...)"
Reste à faire passer ces principes dans la réalité de chaque culture. La route
est encore longue. Mais comme un écho aux enseignements féministes de Baha'u'llah,
Jung, l'un des plus grands psychanalystes de notre époque, n'écrivait-il pas
en 1927, en conclusion d'une étude consacrée à la femme en Europe: "La femme
d'aujourd'hui a devant elle une énorme tâche culturelle qui marque peut-être
l'aube d'une ère nouvelle". Singulière coïncidence avec l'origine iranienne
du bahaisme, son étude était précédée de cet exergue: "Tu t'appelles libre?
Je veux que tu me dises ta pensée maîtresse, et non pas que tu t'es échappé
d'un joug. Es-tu quelqu'un qui avait le droit de s'échapper d'un joug? Il y
en a qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion". C'était une
phrase extraite d'Ainsi parlait Zarathoustra.