Les
jardiniers de Dieu
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Chapitre VI - Le regard des autres
6.1. Persécution
et intolérance
Si l'on devait mesurer l'importance novatrice d'une religion aux persécutions
qu'elle a subies, la foi baha'ie serait indiscutablement en bonne place. Nous
évoquions, en relatant l'histoire de sa fondation, les massacres dont les babis
furent les victimes en Iran, les sévices qui s'exercèrent contre Baha'u'llah
et ses disciples. Malheureusement, le ruisseau de sang et de larmes n'a pas
cessé de couler depuis lors. Comment une religion qui prêche à ce point la tolérance,
le pacifisme, l'obéissance aux états, la non intervention dans les affaires
gouvernementales et les systèmes politiques a-t-elle pu provoquer ce type de
réaction? Quel regard, accusateur ou admiratif, des hommes étrangers à cette
foi ont-ils jeté et jettent-ils aujourd'hui sur elle? Presque au bout de notre
voyage dans la religion baha'ie, voilà ce qu'il nous importait encore de vérifier.
Nous nous sommes, tout d'abord, tournés vers l'Iran. Les persécutions contre
les baha'is n'y ont pratiquement jamais cessé, du Bab à nos jours, émanant à
la fois des gouvernements et de la population même.
En 1907, après l'échec de la tentative d'institution d'un régime parlementaire
et d'une constitution, le Shah de l'époque, Mohammed Ali, qui avait rétabli
la monarchie absolue, fit adopter une loi électorale légalisant la mise hors
la loi des baha'is. Après l'épisode de la guerre de 1914-1918 entrait en scène,
après celle des Qadjari, la dynastie des Pahlavi, qui devait régner jusqu'à
1979.
Entre 1921 et 1922, Reza Shah imposa des restrictions à la communauté baha'ie,
et fit voter une loi sur 1'embauche des fonctionnaires qui allait priver nombre
de baha'is de leur retraite. La même année, le Centre baha'i de Sangsar était
confisqué puis rasé.
En 1924, des émeutes anti-gouvernementales ayant éclaté à Jahrom furent suivies
d'un pogrom anti-baha'i.
En 1925, le Shah déclenchait la première purge dans l'administration. Les postulants
à la fonction publique furent tenus de déclarer leur religion, et 1'embauche
des baha'is interdite. Beaucoup de ceux qui étaient alors fonctionnaires furent
chassés. Simultanément, une loi était promulguée, stipulant que seuls les mariages
musulmans, juifs, chrétiens ou zoroastriens pouvaient être enregistrés par l'état
civil. Du même coup, les couples baha'is devenaient légalement adultérins, parents
d'enfants illégitimes.
Entre 1930 et 1932, les appelés du contingent parvenus au grade de sous-officier
sont dégradés. Des officiers baha'is sont chassés de l'armée. Le ministre de
l'éducation nationale interdit l'impression de la littérature baha'ie, et obtient
la promulgation d'une loi permettant d'emprisonner les baha'is mariés selon
le rite de leur religion. A la même époque, le premier cimetière baha'i de Téhéran
est fermé et exproprié.
En 1934, fermeture de toutes les écoles relevant de cette foi.
En 1939, nouvelles mesures d'exclusion envers les baha'is officiers.
En 1941, avec l'arrivée au pouvoir de Mohammed Reza Shah, la situation s'aggrave
encore. Neuf membres d'une assemblée spirituelle sont emprisonnés. Des Centres
sont confisqués et rasés. Les arrestations se multiplient. Des consignes sont
données pour interdire aux enfants baha'is l'entrée de certaines écoles. Des
assassinats sont commis, sans que leurs auteurs soient poursuivis.
En 1951, une campagne nationale accuse les disciples de Baha'u'llah de collusion
avec les communistes. Quatre ans plus tard, pendant le Ramadan, un mollah prêche
contre eux dans les mosquées, les désignant à la vindicte populaire avec le
soutien du gouvernement. La radio nationale et celle de l'armée de l'air diffusent
ses sermons dans les campagnes les plus reculées.
En mai 1955, l'armée occupe les bâtiments où se tient la Convention de la communauté
nationale iranienne, et le ministre de l'intérieur prononce au parlement un
discours où il annonce que le gouvernement a donné des ordres pour "l'éradication
totale de la secte baha'ie". Il donne ainsi le signal de troubles sanglants:
assassinats, rapts, pillages, viols, profanations. Non seulement les autorités
laissent faire, mais les chefs de l'armée, accompagnés de représentants du clergé,
viennent en grande pompe donner les premiers coups de pioche de la démolition
du Centre National Baha'i de Téhéran. Le danger du massacre est tel que l'opinion
internationale s'émeut, et que le secrétaire général de l'ONU, Dag Hammarskjöld,
intervient. La campagne de dénigrement officiel prend fin, mais les persécutions
continuent. Réunions interdites, domiciles perquisitionnés, pressions exercées
pour priver les baha'is de leurs emplois.
En 1956, il faut de nouveau que le cas des baha'is d'Iran soit présenté à la
sous-commission pour 1à prévention de la discrimination et la protection des
minorités de l'ONU afin que soit mis un terme aux violations les plus criantes
de la Charte des Droits de l'Homme, que l'Iran a signée.
Ainsi continuent les choses jusqu'à la chute de la monarchie, contraignant la
plus importante des minorités iraniennes à vivre dans une semi-clandestinité,
exclue de toutes les fonctions importantes avec cependant quelques exceptions
pour des individus dont les talents ou les connaissances scientifiques étaient
jugés indispensables (ce fut le cas, le professeur K.S nous l'a confirmé, du
médecin personnel du Shah). Paradoxalement, dans le même temps. on l'écrase
d'impôts spéciaux (51 millions de nos francs en 1982). Toute trace d'elle est
gommée des livres d'histoire.
Ces brimades que l'on peut considérer comme "officielles" se doublent de persécutions
organisées par les éléments fanatiques de la population: meurtres, tortures,
viols, incendies, pillages; une violence toujours latente, toujours présente,
qui se déchaîne sporadiquement dans les vagues sauvages des pogroms. Quand les
autorités n'y prêtent pas la main, elles laissent faire, et, évidemment, toute
tentative des victimes pour obtenir justice est à l'avance vouée à l'échec.
Plus la monarchie chancelle, plus monte la poussée révolutionnaire, plus devient
tragique et kafkaïenne la situation de la communauté baha'ie. Le régime impérial,
se servant d'elle comme exutoire, la désigne à la vindicte populaire. Le clergé,
devenu force d'opposition au régime en place, en fait autant de son côté, puisqu'il
y trouve un thème mobilisateur.
Les semaines qui précèdent la chute de la monarchie prennent un tour tragique.
A la fin de janvier 78, dans un faubourg de Chiraz, Saadi, la foule se presse
sur une indication vague dans l'espoir de surprendre un agent de la Savak, la
terrible police politique du Shah, de plus en plus honnie. Elle ne l'y trouve
pas et décharge sa fureur contre la communauté baha'ie, assez importante à Saadi.
Un baha'i est tué, on ne sait par qui, et plusieurs maisons incendiées. Survient
la police, qui ouvre le feu sur la foule. Les émeutiers en attribuent la responsabilité
aux baha'is. Près de quatre cents de leurs maisons sont brûlées, deux cents
pillées. Mille deux cents fidèles, hommes, femmes, enfants, sont contraints
de se réfugier dans la montagne et le désert.
La mise en place du nouveau pouvoir islamique va porter la persécution à son
paroxysme. Tout au long de l'année, la f1ambée de fanatisme s'étend. On brûle,
on torture, on tue, à travers tout l'Iran. Dans certaines localités, les hommes
sont traînés dans les mosquées et menacés de voir leurs femmes et leurs enfants
égorgés sous leurs yeux s'ils ne renient leur foi. Dans les campagnes, on incendie
les récoltes, on abat les animaux, on pollue les puits afin de priver les baha'is
de leurs moyens de survie. On détruit leurs centres spirituels et administratifs,
on profane leurs cimetières, en exhumant parfois les corps. Dix villages à majorité
baha'ie de la tribu semi-nomade des Boyere Ahmadi sont attaqués en pleine nuit
par des hommes en arme. Leurs habitants fuient à montagnes jusqu'à Ispahan.
Quelques jours plus tard, ils seront regroupés par les gardiens de la révolution,
et internés dans un camp pendant plusieurs mois. Quand ils seront autorisés
à regagner leurs villages, ils les trouveront rasés au bulldozer, cultures anéanties
et troupeaux confisqués.
Dans un premier temps, le nouveau pouvoir islamique laisse agir des groupuscules
fanatiques qui font régner la terreur dans les campagnes. Simultanément, il
prend des mesures administratives et judiciaires qui étrangleront davantage
encore la communauté baha'ie. Ce qu'il lui reste de ses lieux saints, de ses
institutions et de ses biens collectifs, y compris des cliniques, un hôpital,
et une coopérative où plusieurs milliers de familles avaient déposé leurs fonds,
certaines en songeant à la retraite, sont confisqués. Une campagne d'épuration
dans les services publics ou semi-publics, les entreprises nationalisées, amène
le renvoi de tous les baha'is, la suppression de leurs retraites.
Plusieurs milliers de personnes se retrouvent ainsi sans ressources. Une pression
constante s'exerce sur les individus pour les amener à renier leur foi. La maison
où vécut le Bab est détruite. Leurs efforts pour faire reconnaître leurs droits
au moment où se prépare la nouvelle constitution de 1979 sont sans effet. Elle
entérine leur totale mise hors-jeu de la vie iranienne. Ils sont considérés
comme apostats. Non seulement, comme au temps du Shah, le mariage selon leur
foi n'est pas reconnu, mais, cette fois, ils ne portent plus seulement l'étiquette
d'adultères, ils tombent sous le coup de la loi sur la prostitution. Bientôt
après, on ne leur délivrera plus l'indispensable carte d'identité qui, en Iran,
tient lieu de certificat de naissance et de fiche d'état civil. Ils ne peuvent
plus témoigner devant les tribunaux. Ils n'ont plus d'existence légale. Ils
ne sont plus que des marginaux, sans aucune capacité juridique, vivant dans
un état de non-droit, dépourvus de toute protection.
On s'attaque alors à tous ceux qui assument des responsabilités dans la communauté
vilipendée. D'abord dans les campagnes, les petites villes, ils sont arrêtés,
sommairement jugés, exécutés. Certains, enlevés, disparaissent à tout jamais,
sans que l'on sache rien de leur sort. Puis c'est au tour des grandes cités
et de la capitale.
En 1980, on passe aux grands procès publics, avec interrogatoires, contre-interrogatoires,
large publicité donnée aux extraits tronqués de ces comparutions truquées, pratiquement
toujours conclus par une sentence de mort.
Depuis lors, tandis que décroît l'épuration menée contre les tenants de l'ancien
régime, la liste des martyrs baha'is ne cesse de s'allonger. Dans leur rang,
on compte notamment le professeur Manoutchehr Hakim, agrégé de médecine de réputation
internationale, fondateur de l'enseignement médical dans son pays, assassiné
dans sa soixante-dixième année.
Entre avril et juillet 81, on recensera 30 exécutions souvent précédées de tortures.
Raffinement dans l'horreur (qui ne s'applique d'ailleurs pas seulement aux baha'is
mais aux fusillés de toute origine) les familles, que l'on tente en même temps
de terroriser par tous les moyens, doivent rembourser la balle qui a servi à
l'exécution capitale.
Quel poids de péchés paient donc les baha'is? Pourquoi sont-ils persécutés non
seulement par les pouvoirs successivement en place, mais aussi par des fractions
fanatiques de la population iranienne?
Au début de leur religion, on leur reprochait d'être hérétiques. La monarchie
les taxa de procommunistes. A ces deux griefs. la république islamique en ajouta
quelques autres, de tous ordres, et généralement aberrants. Ils furent par exemple
accusés d'être, à la fois. des agents des Britanniques, des Soviétiques, des
Américains, des Israéliens, d'être sionistes puisque leurs lieux sacrés sont
en Israël, etc. Le détail de ces accusations se trouve dans un livre blanc publié
en 1982 par l'Assemblée Spirituelle des Baha'is de France.
A l'évidence, aucune des accusations proférées ne résiste sérieusement à l'examen.
Mais il est si facile de manipuler une opinion crédule, privée d'information
digne de ce nom, psychologiquement fragilisée par ses propres conditions d'existence
et donc réceptive à l'éternel thème de l'ennemi de l'intérieur. L'histoire,
dont on prétend qu'elle ne se répète pas, multiplie des exemples identiques
à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Les baha'is ne sont pas les
seuls à en être les victimes. Ce qui les singularise tragiquement en Iran est
qu'il y sont persécutés pratiquement sans discontinuité depuis cent cinquante
ans, quel que soit le régime à l'exception du brève intermède de 1951 à 1953
où le docteur Mossadegh, leader du Front National, fut premier ministre avant
d'être lui aussi arrêté. Ce mouvement, comme doté d'une dynamique propre, est
donc bien antérieur à la Révolution islamique, mais intégré et porté à son paroxysme
par cette dernière.
Sans doute faudrait-il un bataillon de sociologues pointus, doté de tous les
moyens d'investigations nécessaires - ce qui risque encore longtemps de n'être
pas le cas - pour analyser finement les causes de ce phénomène. On peut néanmoins
supposer qu'à une opposition religieuse d'autant plus violente que la foi baha'ie
est née dans le berceau chi'ite s'ajoutent des facteurs sociaux et économiques.
En 1981, l'Iran comptait encore 500.000 baha'is. Bien que tous les groupes ethniques,
toutes les couches sociales du pays, toutes les origines religieuses y soient
représentées, avec une majorité de population rurale et de classe moyenne, il
s'agit d'une communauté ouverte. certes, mais homogène, soudée, solidaire, qui
se singularise par ses moeurs monogamie, émancipation des femmes, mariages mixtes,
fonctionnement démocratique - et par ses rites: jours fériés particuliers, jeûne
ne correspondant pas au Ramadan. Enfin on peut supposer que sa volonté d'instruction,
d'éducation, de concertation et de travail valut à ses membres, quand cela était
possible, de mieux réussir dans leur vie professionnelle, de mieux gérer leurs
affaires, donc de bénéficier de situations mieux assises que la masse illettrée
de leurs compatriotes. Encore que l'on ne puisse avancer cette explication qu'avec
prudence, la conjonction du facteur religieux et du facteur socio-économique
a pu jouer un rôle déterminant dans les réactions qu'elle a suscitées à son
encontre.
Quoi qu'il en soit, le fait des persécutions est, lui, indéniable. Bien sûr,
les baha'is iraniens ont appelé au secours. Bien sûr, leurs coreligionnaires
de tous les pays se sont émus et démenés pour leur venir en aide, alertant tous
les pouvoirs, toutes les instances internationales, tous les grands organismes
de presse. Ils furent entendus. Le 10 avril 1981 le Journal Officiel des Communautés
Européennes publiait une résolution exprimant son inquiétude, dénonçant les
arrestations arbitraires, les exécutions, les enlèvements subis par les baha'is,
soulignant qu'ils étaient dépourvus de toute protection légale et invitant les
ministres des affaires étrangères à effectuer le plus rapidement possible, auprès
du gouvernement iranien, les démarches nécessaires à l'arrêt et à la prévention
de toute forme de persécution à l'encontre de la minorité baha'ie en Iran.
La presse internationale, et, notamment, la presse française, donna également
de la voix. Le vendredi 29 Août 80, après l'arrestation des neuf membres de
l'Assemblée spirituelle nationale d'Iran, Eric Rouleau, aujourd'hui ambassadeur
de France, signait un article dans le journal Le Monde intitulé "Les baha'is,
une communauté maudite". Il y dépeignait les exactions commises, réfutait les
accusations portées, les qualifiant d'absurdes, et concluait par ces lignes:
"Ils se savaient menacés. Ils auraient pu, comme tant d'autres, choisir l'exil.
Comme nous l'a dit récemment l'un d'eux, il s étaient cependant décidés "à rester
aux côtés de nos coreligionnaires en détresse". Leur fidélité risque de leur
coûter la vie. Mais qui, en Iran ou à l'étranger, aura le courage ou la volonté
d'intervenir en faveur d'une communauté maudite entre toutes? "
Pratiquement le même jour, long article également dans le quotidien Libération.
Il était titré "Pourquoi les baha'is? " Il résumait l'histoire de leur religion,
ses principes fondamentaux, dénonçait les persécutions dont ils étaient victimes,
en même temps que les Kurdes, et s'achevait ainsi: "On pourchasse le gauchiste,
le marxiste, le laïque, la femme adultère et l'homosexuel. Mais avec les baha'is
on double la mise: répression au sommet et mobilisation des foules contre un
ennemi ancestral. Vous ne voyez pas la différence? Alors imaginez cette dépêche:
Berlin... 1933: on annonce l'arrestation des responsables de la communauté juive
dans la capitale du Reich".
Quelques jours auparavant, dans le Figaro, Thierry Desjardins, sous le titre
"Adeptes d'une religion moderniste - Iran: les Baha'is exécutés au nom d'Allah"
avait de son côté révélé l'existence des baha'is, l'essence de leur foi, et
les persécutions menées contre eux et quelques autres minorités. Son article
se terminait ainsi: "Les baha'istes du monde entier tentent en vain d'alerter
l'opinion internationale. On voit mal ce qu'on pourrait faire pour sauver cette
communauté de la folie des mollahs. En vérité, une seule chose, ne pas ignorer
qu'actuellement 500.000 baha'is qui n'ont rien fait que de prôner la fraternité
risquent d'être exterminés par des hommes qui ont pris le pouvoir au nom de
Dieu".
Il serait en outre erroné de croire que l'opprobre attaché aux baha'is se limite
à l'Iran. Dans la plupart des pays musulmans rigoristes ils sont interdits de
séjour. Selon Mohammed B, l'Algérie s'est toujours montrée plutôt tolérante:
"L'état algérien respecte le principe de sa constitution d'état musulman, mais
sans inquisition, avec une certaine liberté. Même au temps de Boumediene elle
a adopté une attitude plus intelligente que d'autres pays musulmans.
Evidemment, les baha'is étrangers ont été expulsés. mais à part quelques journées
de garde à vue, quelques assignations provisoires à résidence, un cas - à ma
connaissance- de licenciement de fonctionnaire, on n'a touché ni aux personnes
ni aux biens des baha'is algériens. Vous savez, si beaucoup de musulmans ont
vis-à-vis de notre foi une réaction viscérale, s'ils sont bloqués, c'est qu'ils
sont restés musulmans en cessant d'être croyants, fidèles à la forme et oublieux
de la lettre".
En revanche, au Maroc, par exemple, en 1962, cinq personnes furent condamnées
à mort pour leur seule appartenance à la foi baha'ie. Il fallut tout le poids
de la pression internationale pour que la cour suprême annule la sentence. Il
n'est pas beaucoup plus possible aujourd'hui d'être baha'i au Maroc, ou baha'i
marocain. Dans Le prisonnier de Saint-Jean-d'Acre, (André Brugiroux, Le prisonnier
de Saint-Jean-d'Acre, Editions Albatros) André Brugiroux rapporte de son côté
des témoignages de persécutions, de tortures perpétrées en Iraq et, sous le
règne de Nasser, en Egypte.
D'une façon générale, les régimes totalitaires acceptent mal ces empêcheurs
de penser en rond.
* L'URSS stalinienne ne les épargna pas. Sous Staline, des baha'is furent déportés,
et le temple d'Ishqabad, première Maison d'Adoration érigée par les baha'is
fut confisqué puis rasé.
* L'Allemagne nazie ne fut pas en reste. En 1937, trouvant intolérable une religion
qui prônait l'unité raciale, Hitler l'interdit. On chassa et pourchassa les
croyants dont plusieurs prirent le chemin des camps de concentration. Et, comme
il se doit, on brûla tous les livres.
* L'Occident demeuré civilisé, sous la règle des états de droit, ne connut pas
ces exactions. Pourtant, à travers des études, des articles, quelques fanatismes
religieux ou antireligieux ne manquèrent pas de s'exprimer. Dans la bibliothèque
du Centre Mondial, à Haifa, un tiroir entier est consacré aux références, en
fiches, de tous les ouvrages entièrement ou partiellement consacrés à dénigrer
la religion baha'ie. Beaucoup ont des auteurs musulmans, mais des chrétiens,
des libres-penseurs se sont aussi mobilisés. L'arabe voisine avec l'anglais,
l'allemand et le français.
"Julian Huxley, dit en riant Bill Collins, voyait en nous des socialistes, et
Arnold Toynbee des communistes". Pour notre part, nous avons relevé quelques
extraits particulièrement stupéfiants. Dans "Occult ABC", de Kurt E. Koch, publié
dans le Michigan, après un bref historique qui attribue à Cheikh Ahmad le rôle
et le titre du Bab, et énumère, cette fois à peu près exactement, l'essentiel
des concepts, on peut lire d'abord cette citation: "Les baha'is sont membres
d'une communauté mondiale qui inclut les gens de toute nation, de toute race,
de toute classe. Ils ont pour principal dessein l'unification de toutes les
nations de la planète. Baha'i - la religion de l'unité", puis ce commentaire:
"Derrière leur façade se dissimule beaucoup plus. Ce n'est rien d'autre qu'une
préparation de premier ordre à la venue de l'Antéchrist, qui réduira toute chose
à un seul commun dénominateur, une seule langue, une seule monnaie, un seul
gouvernement central, un seul système politique avec un seul chef, l'Antéchrist
lui-même (...) Chaque citoyen sera enregistré sous un numéro, sans lequel il
ne pourra rien acheter ou vendre. Il y aura une Eglise universelle. Quiconque
refusera de prendre part à ce système universel n'aura plus le droit d'exister.
Si l'on considère les choses sous cet angle, il n'est pas surprenant que les
chrétiens aient dit que l'Antéchrist viendra de la religion baha'ie".
Quelques autres passages d'anthologie? , En voici, extraits ceux-là des Enfants
de Belial, de Dalila et Gérard Lemaire, publié en Belgique, (Edition des Archers):
"Encore une nouvelle religion, encore un nouveau prophète. Baha'u'llah, fondateur
de la foi baha'ie, annonça un jour aux souverains d'Europe et au Pape de l'Eglise
qu'il était le rédempteur et le porte-parole de Dieu pour l'époque moderne.
Il déclara être le Christ réapparu dans la gloire du père. Nous retrouvons dans
ses textes la technique éprouvée des sectes, sociétés secrètes et "extraterrestres",
de reprendre des passages de la Bible (qui est décidément un texte fort recherché)
et de les adapter à l'enseignement voulu". Suit une description assez interprétée
de la foi assortie plus loin de ce commentaire: "Dès que l'on parle de science
dans un enseignement spirituel, méfiez-vous". Et encore: "Maintenant, la religion
baha'ie ressemble étrangement à un enseignement luciférien camouflé". Le tout
est illustré d'une photographie du mausolée du Bab assortie de cette légende:
"église baha'ie".
Pour rétablir la balance dans son juste équilibre, il faut cependant préciser
que quelques-uns des esprits les plus éclairés de la fin du XIXe siècle et de
notre époque ont, au contraire, marqué sinon leur totale approbation. en tout
cas leur sympathie. Tel fut entre autres le cas d'Ernest Renan qui écrivait
dans Les apôtres, publié en 1886: "La religion n'est pas une erreur populaire,
c'est une grande vérité d'instinct entrevue par le peuple, exprimée par le peuple.
(...) Notre siècle a vu des mouvements religieux tout aussi extraordinaires
que ceux d'autrefois, mouvements qui ont provoqué autant d'enthousiasme, qui
ont eu déjà, proportion gardée, plus de martyrs... Le babisme. en Perse, a été
un phénomène considérable. Un homme doux et sans prétention, une sorte de Spinoza
modeste et pieux, s'est vu, presque malgré lui, élevé au rang de thaumaturge,
d'incarnation divine, et est devenu le chef d'une secte nombreuse, ardente et
fanatique, qui a failli amener une révolution comparable à celle de l'Islam."
Il décrivait ensuite les massacres perpétrés sur les disciples du Bab.
Plus près de nous Emile Servan-Schreiber, économiste, journaliste, fondateur
du journal Les Echos, raconte dans un récit de voyage. Cette année à Jérusalem,
(Emile Schreiber. Cette année à Jérusalem. Plon. Paris. 1933) sa visite au tombeau
de Baha'u'llah et sa découverte d'une religion dont il ignorait l'existence:
"Alors que le marxisme soviétique proclame la matérialité historique, alors
que les jeunes générations sionistes sont également de plus en plus indifférentes
aux croyances établies, la doctrine baha'iste prend, dans les circonstances
actuelles, un intérêt d'autant plus grand que, s'écartant du domaine purement
philosophique, elle préconise en économie politique des solutions qui coïncident
curieusement avec les préoccupations de notre époque.
Cette religion, de plus, est par essence antiraciste. (...) Dans cet Orient
aux idées aussi claires. aussi lumineuses que son ciel, des voix se sont élevées
a toutes les époques, bravant le martyre, pour prononcer des paroles de fraternité
humaine et de solidarité. Celles des prophètes baha'istes m'ont paru présenter
un intérêt à la fois d'actualité et de vérité de tous les temps, d'autant plus
grand que ces hommes venus de Perse appartenaient à une nation particulièrement
arriérée à l'époque où ils ont sacrifié les uns leur vie, les autres leur liberté
pour entretenir, parce que telle était leur conviction, la flamme éternelle
de la pensée et de la générosité humaine".
Ce qui a pu être dit, écrit dans des livres ou des revues, ne nous suffisait
cependant pas. Nous voulions encore prendre le pouls de nos contemporains immédiats,
avoir des points de vue totalement frais. Nous nous sommes donc tournés, à Paris,
vers des représentants du Judaïsme, du Christianisme et de l'Islam, en leur
demandant de nous faire connaître leur point de vue.
6.2. Points de vue du Judaisme sur la foi baha'ie
(interview de M. Emile Mouati)
La première réponse qui nous soit parvenue a été celle de M. Emile Mouati, Président
du Consistoire Israélite de Paris. Voici, sa réponse, datée du
22 décembre 1988:
"Le Judaïsme n'a jamais proclamé qu'en dehors de lui, il n'y avait point de
salut. Il admet et respecte le pluralisme et les spécificités des nations de
la terre en matière religieuse, tout en professant l'unité du genre humain,
issu d'un même homme, et l'égalité fondamentale des hommes, indépendamment de
leurs nationalités, de leurs cultures ou de la couleur de leur peau.
Cependant, le judaïsme condamne toutes les formes d'idolâtrie. Pour lui, la
légitimité d'une religion est liée à sa compatibilité avec l'Alliance de Noé
et à l'observance des lois noahides qui sont universelles. Celles-ci comportent
la croyance en un Dieu unique, la prohibition des pratiques idolâtres, l'interdiction
du meurtre, du vol, de l'inceste et de la cruauté, l'obligation d'établir un
état de droit garanti par des tribunaux.
En conséquence, il est évident que le judaïsme ne peut qu'avoir un jugement
positif et même une réelle sympathie envers la doctrine baha'ie. De plus, de
son point de vue, il n'y a guère de place pour une controverse idéologique,
théologique ou historique entre les deux foi, chacune se situant dans son terrain
propre et dans sa sphère d'influence. Nous considérons avec faveur et avec une
solidarité toute naturelle les principaux enseignements du Bahaisme. Que nous
retrouvons d'ailleurs dans notre tradition: l'unité de Dieu, la recherche de
la vérité, l'unité de l'humanité, l'universalité de l'éthique et de la justice,
l'idéal de paix entre les peuples, la relation directe avec la Divinité sans
l'intermédiaire de prêtres. Nous pensons également que la religion n'est pas
simplement une affaire individuelle ou privée, ou d'un ordre strictement spirituel,
mais qu'elle a aussi une importance capitale dans le contenu et l'évolution
des sociétés et des civilisations. Les points où il pourrait y avoir quelque
divergence sont relativement secondaires, et d'ailleurs ne font pas l'objet
de positions absolues dans le judaïsme. Ils concernent le caractère évolutif
et progressif de la Révélation, d'une part - l'espoir de l'unification de l'humanité
dans une religion unique d'autre part. Ces problèmes sont renvoyés à l'ère messianique
par le judaïsme.
Deux éléments très importants nous rapprochent encore des baha'is. Il est tout
d'abord significatif et de haute portée que tous les lieux saints et surtout
le centre mondial de cette confession soient situés en Israël, c'est à dire
sur une terre dont la vocation éternelle est d'être, sinon le berceau, surtout
la métropole des grandes religions monothéistes. Ni le christianisme ni l'islam,
qui ont choisi Rome et la Mecque comme capitales, n'ont encore fait ce pas décisif,
conformément à la prophétie d'Isaïe (56,7) "Ma Maison sera une Maison de prières
pour tous les peuples". Les baha'is sont donc tout à fait bienvenus en Israël,
où ils se comportent d'ailleurs de manière exemplaire...
Enfin, les baha'is ont été persécutés et incompris comme les juifs. Ils ont
souffert et souffrent encore pour leur foi, notamment en Iran. Cette communauté
de destin crée également des liens.
Les voies qui mènent à Dieu sont multiples, selon "les familles de la Terre".
Le Bahaisme en est une, parmi les plus respectables".
6.3. Points de vue du christianisme sur la foi baha'ie
(interview de M. Jean Duchesne)
Quelques jours après la réception de cette lettre, nous obtenions un rendez-vous
de M. Jean Duchesne, rédacteur en chef de la revue catholique internationale
Communio, auquel nous avait adressés la Maison Diocésaine de l'évêché
de Paris.
"Comment connaissez-vous la foi baha'ie?
- Je l'ai personnellement découverte lorsque j'avais 20 ans, lors d'un voyage
en Terre sainte. Arrivant à Haïfa par bateau, j'ai tout à coup eu l'éblouissement
de ce dôme doré, le mausolée du Bab, sur les pentes du Mont Carmel, qui n'était
ni une mosquée, ni une église. Donc, je me suis renseigné. Plus tard, j'ai rencontré
des baha'is, mais au Moyen-Orient et aux Etats Unis plus qu'en France.
- Question personnelle: beaucoup de jeunes gens, croyants monothéistes, d'origine
chrétienne ou musulmane, nous ont raconté comment, découvrant la révélation
progressive, ils avaient d'un seul coup trouvé une réponse aux questions qu'ils
se posaient sur la diversité des grandes religions. Tel ne fut pas votre cas?
- Je n'étais pas a priori poussé par un besoin religieux. Ce qui compte pour
moi, c' est le Christ.
- Nous utilisons tour à tour le mot foi et le mot religion. Y-a-t-il une différence
entre les deux? le bahaisme, est-ce une foi ou une religion?
Toute religion suppose une foi avec un certain nombre de croyances, avec un
contenu. La religion ne se résume pas à des pratiques. Dans le cas du bahaisme,
il est clair qu'il y a un contenu important, impressionnant. C'est une religion
qui a une portée, qui mérite le respect et la sympathie, née comme ça de rien,
de deux prophètes du XIXe siècle.
- La considérez-vous comme une des grandes religions révélées ?
- Non, tant pour des raisons statistiques et quantitatives que pour des raisons
qualitatives. En dépit de sa croissance, je ne crois pas que les chiffres puissent
en faire une des grandes religions, au niveau du poids, si j'ose dire. D'autre
part, d'après les définitions même de cette religion et son intention d'universalité,
son rayonnement ne peut être que limité. J'observe qu'elle semble peu représentée
en France.
- En un peu plus d'un siècle, le nombre des baha'is a atteint pratiquement les
cinq millions. Est-ce qu'au premier siècle après Jésus-Christ, les chrétiens
n'étaient pas encore moins nombreux que les baha'is?
- Il faudrait avoir d'autres chiffres. Mais lorsque je parle du niveau quantitatif,
je ne parle pas seulement du nombre de ses adeptes mais du poids, de l'influence
sur les consciences, dans l'opinion. Dans le cas des baha'is, qui se veulent
volontairement discrets, le poids est réel mais l'influence est mineure: ce
n'est pas un facteur décisif.
- Que voyez-vous comme points de convergence et de divergence entre le christianisme
et le bahaisme? Est-ce que, par exemple, la conception baha'ie de prophètes
envoyés de Dieu comme le Christ, Mahomet ou Baha'u'llah n'est pas fondamentalement
différente de la conception chrétienne où le Christ est Dieu?
- Pour moi la différence n'est pas là. Ce n'est pas le bon angle d'attaque.
On peut faire la même remarque sur la relation entre le christianisme et le
judaïsme ou l'islam. La religion baha'ie est une religion optimiste qui dit
quelque chose qui n'est pas niable pour un chrétien, à savoir qu'il existe un
plan, un dessein de Dieu pour le monde, et que l'instauration de la paix, de
l'unification, ne sera amenée que par un don de Dieu. Il suffit pour les baha'is
que les hommes soient disposés à recevoir ce don. Les chrétiens, et c'est là
où intervient le Christ, ont une vision peut-être plus tragique. Il ne s'agit
pas de s'ouvrir à un don de Dieu: le salut passe par la croix. Jésus est mort
sur la croix, ce qui justifie le caractère exemplaire du Christ qui était non
seulement le fils de Dieu mais qui est mort sur la croix et qui a montré aux
hommes cette manière de mourir en renonçant à la tentation de haïr et les hommes
et Dieu. Dieu seul pouvait faire cela et c'est l'oeuvre du Christ. Cela montre
la manière paradoxale dont le mal peut être vaincu non pas en l'écrasant, en
l'éliminant, en se convertissant, mais en l'affrontant, en le subissant, parce
que l'important est dans l'épreuve. Affronter la mort sans lui céder. Résister
sans se laisser conditionner par le caractère tragique de l'existence humaine.
Résister en affrontant et non en attendant de Dieu qu'il agisse de manière magique
et mystérieuse.
Entre les deux religions, je vois un point commun: la transcendance de Dieu.
En revanche, je considère la conception cyclique de la religion baha'ie comme
une régression du point de vue philosophique, par rapport à la vision chrétienne
de l'histoire qui est une vision non pas cyclique mais concentrique.
- L'Eglise de France considère-t-elle le bahaisme comme une secte?
- Il n'y a eu, à ma connaissance, de prises de position ni du concile, ni de
l'Eglise de France.
- Et des contacts?
- Ni contacts particuliers, ni attention spéciale accordée aux baha'is par l'Eglise
de France, autant que je sache.
- Que pensez-vous des positions de cette religion par rapport à la science.
En particulier quand elle explique que les descriptions de la Bible, par exemple
la genèse, les prophéties, doivent être prises comme des métaphores?
- Le discours fondamentaliste n'est plus tenu que par quelques sectes protestantes
aux Etats-Unis. Le problème du littéralisme ne s'est pas posé dans l'Eglise
catholique pour la bonne raison qu'elle n'encourageait pas la lecture de la
Bible. S'il y eut conflit entre science et foi, c'est par mauvaise interprétation
de l'une et de l'autre. L'espèce de foi des scientifiques rendait Dieu superflu-
Claude Bernard disait "nous n'avons pas besoin de cette hypothèse". Et les croyants
se sentaient menacés. Aujourd'hui, si le catholicisme est menacé, c'est par
le syncrétisme. Le positivisme est terminé. Tout un courant de science retourne
vers la gnose, où la religion baha'ie se sent très à l'aise, avec le génie qu'elle
a de dire "vous voyez, vous croyez à la même chose que nous", le ferment même
d'un prosélytisme qui n'en a pas l'air. Ce que disent les baha'is ne veut plus
dire la même chose qu'il y a un siècle. Aujourd'hui, il y a un retour du gnosticisme
même chez les catholiques, qui s'appelle le concordisme.
- Vous n'imaginez pas que la religion baha'ie puisse mordre sur l'effectif chrétien?
- Si, peut-être. Si les gens s'intéressent au problème religieux. Si on part
du fait que l'homme est un animal religieux et va chercher la religion qui procure
le maximum de confiance. Alors la religion baha'ie a sa place. Elle procure
un confort dans un moment de besoin religieux. C'est une religion apaisante,
rassurante. Un cycle. Sans la croix, le problème ennuyeux de la croix, de la
rédemption. On présuppose un besoin religieux, après on cherche le moyen de
le satisfaire, c'est la même chose, en matière de religion, que le P.S.U en
matière politique. La Foi baha'ie est le P.S.U des religions. Pardon. Ne voyez-dans
ces derniers propos qu'une boutade!
- Dans la conception très oecuménique qui se fait jour, les baha'is ne sont-ils
pas des gens avec lesquels les chrétiens peuvent avoir un cheminement parallèle?
- Sans doute. S'il y a cheminement parallèle avec les juifs, les musulmans,
je ne vois pas pourquoi les baha'is en seraient exclus".
6.4. Points de vue de l'Islam sur la foi baha'ie (interview de M. Jamil Diab)
Nous espérions obtenir, après une demande formulée auprès de l'Institut de Paris,
la réponse des musulmans. Nos lettres réitérées sont demeurées sans réponse,
nos coups de téléphone pour obtenir un rendez-vous n'ont pas eu de suite. Il
nous aurait fallu terminer sur ce constat de silence si ne nous avait été communiqué
le compte-rendu d'un entretien réalisé par Hossein Gulick, un baha'i vivant
aux Etats-Unis, avec un éminent érudit palestinien, le Docteur Jamil Diab,
mufti d'une mosquée sur le sol américain.
Né à Béthanie, une petite ville proche de Jérusalem, le Dr Jamil Diab est le
fils d'un homme qui avait fait ses études à l'Université Al-Azhar du Caire et
était membre du Haut Conseil Suprême Islamique de Jérusalem. Lui-même, en 1946,
en Palestine, passa avec succès des examens du plus haut niveau, équivalents
à ceux de l'Université Al-Azhar pour l'étude de l'islam et de l'arabe. Dix ans
plus tard, il obtenait son doctorat du Collège de Métaphysique de Chicago. "Quand
je suis venu aux Etats-Unis, explique-t-il, j'ai étudié les autres religions,
particulièrement le christianisme et le judaïsme. Je m'efforce d'être juste
vis à vis de toutes les religions. Je trouve beaucoup de points communs dont
je sens qu'ils enrichissent ma connaissance de l'islam et me rendent proches
des autres religions divines".
Plus spécialement interrogé sur la foi baha'ie, qu'il connaît bien, il expliquait:
"J'ai une relation très solide avec la communauté baha'ie des Etats-Unis,
spécialement en Arizona. Par ailleurs, quelques uns de mes professeurs à Jérusalem
étaient baha'is. A Haïfa et à Saint-Jean-d'Acre, il y avait des communautés
baha'ies avant que je sois né. Après 1948, et la création de l'état d'Israël.
beaucoup de gens ont quitté la région. et beaucoup sont restés, des chrétiens,
des druzes, des baha'is, pratiquement tous les baha'is. Les lieux saint baha'is
existaient avant la création de l'état d'Israël, sous le mandat britannique,
et encore avant sous l'empire Ottoman. Lorsque je lis des articles écrits par
des musulmans, je suis étonné qu'ils disent que les baha'is sont des agents
d'Israël puisque leurs temples sont construits en Israël. Ils éliminent le fait
que les établissements baha'is avaient été installés sous l'Empire turc et le
mandat britannique. Il y a aussi des mosquées et des églises à Haïfa et à Saint-Jean-d'Acre.
On ne peut accuser les musulmans et les chrétiens d'être des agents d'Israël.
Je suis musulman, pas baha'i, mais, pour être honnête, quand les musulmans portent
de telles accusations, je me sens obligé de leur répondre".
Il assura ensuite qu'il considérait la foi baha'ie "comme la plus proche
de l'Islam puisqu'elle partage avec lui le concept de l'unicité de Dieu".
"Depuis que je suis aux Etats-Unis, c'est à dire 1948, je n'ai jamais rencontré
un baha'i qui parle mal de l'islam. Au contraire, ils acceptent le prophète
Mahomet et le Coran et louent l'enseignement de l'islam. Ces gens, loin d'être
apostats, sont amenés par leur foi à l'acceptation du Prophète et du Coran.
Et bien que leurs croyances ne soient pas identiques à celles des musulmans,
les musulmans ne sont pas le moins du monde dispensés de courtoisie, sinon plus,
pour reconnaître et accepter que les baha'is sont proches d'eux".
Un peu plus tard, il décernait une volée de bois vert à des articles contre
les baha'is publiés dans plusieurs magazines. "Je les ai lus et j'ai remarqué
que certains de ces articles sont écrits approximativement et ne fournissent
ni l'essentiel ni la vérification des faits. Je pense que ceux qui écrivent
aujourd'hui et se nomment érudits musulmans devraient comprendre ce que ce mot
signifie et que s'appuyer sur les aspects négatifs n'est utile à personne".
Il défendit les baha'is de l'accusation d'apostasie: "Les musulmans qui deviennent
chrétiens ou juifs, communistes ou athées peuvent être à juste titre nommés
apostats. Mais les baha'is qui continuent à croire à l'Unicité de Dieu et reconnaissent
le prophète Mahomet ne peuvent être appelés apostats ou infidèles sans que l'on
change la définition de ces mots".
Il dit encore, à propos des accusations portées contre les baha'is: "Même
si cela est arrivé dans les temps passés, nous ne devrions pas continuer à le
reprocher aux générations suivantes. Dans l'histoire de l'homme, chaque nation,
à un moment quelconque, a commis des choses mauvaises, puis ses descendants
se sont repentis. Il est clairement dit dans le Coran: aucune âme ne portera
le fardeau d'une autre(...) Selon les critères des musulmans de cette époque,
les premiers baha'is étaient considérés comme des criminels, des renégats. Jusqu'à
présent, les gens de différentes religions s'asseyent rarement pour discuter.
S'ils le faisaient, le fossé entre eux serait rétréci et ils pourraient coexister
plus aisément. Selon le Coran, si Dieu avait voulu qu'il n'y ait qu'une seule
religion, il l'aurait fait. Les musulmans ne peuvent obliger les autres à adhérer
à leur foi. C'est une affaire de choix. Un père ne peut forcer ses enfants à
devenir musulmans. Ils ne peuvent le devenir que de leur propre volonté, et
non sur les ordres de leurs parents."
Comme enfin il lui était demandé pourquoi les baha'is ne répliquent pas aux
attaques lancées contre eux dans la presse il précisa: "autant que je sache,
les baha'is ne croient pas à la nécessité d'user leur temps et celui des autres
en querelles, accusations et contre-accusations. Ils supportent patiemment les
persécutions, mais ne les utilisent pas pour attaquer les autres. Il ne leur
est pas permis de répondre à de telles attaques et il leur est conseillé de
s'occuper de leur propre vie et de leur travail. Je pense que sur ce point ils
sont très sages, et je souhaiterais que les lettrés musulmans fassent la même
chose".
Grâce au docteur Jamil Diab, nous avons ainsi pu terminer ce chapitre consacré
au regard des autres en constatant que même un mufti palestinien pouvait ne
pas avoir un regard noir. Il reste à souhaiter qu'il fasse école.