La perle inestimable
Par Ruhiyyih Rabbani


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Chapitre 2. L'ascension d'Abdu'l-baha et ses conséquences immédiates

Le bureau du Major Tudor Pole, a Londres, servait souvent de boîte postale aux baha'is. Shoghi Effendi y passait ordinairement chaque fois qu'il venait a Londres.

Le 29 nov. 1921 vers 9h3O du matin le télégramme suivant parvenait a ce bureau:

Cyclometry Londres

"Sa Sainteté 'Abdu'l-Baha monté Royaume Abha. Informez amis.
Plus Sainte Feuille."


Dans le récit qu'il fit de ce terrible événement et de ses répercussions immédiates, Tudor Pole écrit qu'il notifia immédiatement cette nouvelle aux amis, par télégramme, téléphone et lettres. Je crois qu'il téléphona a Shoghi Effendi lui demandant de passer tout de suite a son bureau, sans lui donner d'explication, sachant le choc énorme qu'une telle nouvelle produirait sur lui. Quoiqu'il en soit, Shoghi Effendi arriva a Londres vers midi et alla au 61 St. James Street (loin de Piccadilly et pas trop loin de Buckingham Palace) où on l'introduisit dans le bureau privé du Major. Tudor Pole n'y était pas a cet instant. Alors qu'il attendait debout, dans cette pièce, son regard tomba sur le nom d'Abdu'l-Baha et le télégramme ouvert sur le pupitre. Il le lut. Quand le Major Tudor Pole entra, un instant plus tard, il trouva un Shoghi Effendi abasourdi, effondré et prostré par cette nouvelle catastrophique. On dut l'emmener chez Miss Grand, une croyante de Londres, où il garda le lit quelques jours. La soeur de Shoghi Effendi, Rouhangeze, faisait ses études a Londres. Elle, Lady Blomfield et d'autres amis s'employèrent autant qu'ils le purent a réconforter l'adolescent au coeur brisé.

Le Dr. Esslemont, en apprenant cette nouvelle, pensa tout de suite a Shoghi Effendi: le 29 nov. il lui écrivait:

"The Home Sanatorium
Bournemouth

Très cher Shoghi,

Ce fut vraiment "un coup de tonnerre" lorsque le télégramme de Tudor Pole me parvint ce matin: "Maître trépassa calmement hier matin"... Ce doit être très dur pour vous, loin de votre famille et même loin de tout ami baha'i. Qu'allez vous faire maintenant? Je suppose que vous allez retourner a Haïfa aussitôt que possible. En attendant, venez quelques jours ici, vous êtes le bienvenu... Envoyez moi simplement un télégramme... et j'aurai une chambre toute prête pour vous... Si je peux vous aider de quelque façon, j'en serai très heureux. J'imagine très bien l'accablement que vous ressentez et comme vous devez être impatient de rentrer chez vous et quelle terrible vide vous devez ressentir dans votre vie... Le Christ était plus près de ceux qu'il aimait, après son ascension et je prie pour qu'il en soit ainsi entre le Bien-Aimé et nous-mêmes. Nous devons prendre notre part de responsabilité dans le soutien de la Cause, et son esprit et pouvoir seront avec nous et en nous."


Après quelques jours chez Miss Grand, Shoghi Effendi entreprit de terminer ses affaires pour retourner immédiatement en Terre Sainte. Tudor Pole, dans une lettre aux baha'is américains, du 2 décembre, écrivait: "Shoghi Rabbani et sa soeur retourneront a Haïfa vers la fin de ce mois. Ils seront accompagnés par Lady Blomfield..." Nous supposons qu'il était de retour a Oxford le 3 décembre, car le professeur Margoliouth lui exprima, a cette date, ses condoléances et l'invita chez lui pour une "petite visite".

Nous savons également, par une lettre que Shoghi Effendi écrivit a un étudiant baha'i de Londres, lettre hélas non datée, qu'il acceptait l'invitation du Dr. Esslemont:

"La terrible nouvelle a accablé si fortement, pendant quelques jours, mon corps, ma raison et mon âme, que je suis resté étendu sur un lit pendant deux jours, presque sans connaissance, l'esprit absent et agité. Progressivement, sa puissance m'a revivifié et a soufflé en moi une confiance qui, je l'espère, me guidera et m'inspirera dans mon humble travail de service. Le jour est venu, mais si soudain et si inattendu. Toutefois, le fait que sa Cause ait créé, tout autour du monde, tant de belles âmes est une garantie sûre: elle vivra et prospérera et sous peu, elle embrassera le monde. Je pars maintenant pour Haïfa afin de recevoir les instructions qu'il a laissées et j'ai pris la décision suprême de dédier ma vie a son service et, grâce a son aide, de suivre ses instructions tous les jours de ma vie.

Les amis ont insisté pour que je prenne un jour ou deux de repos, ici, avec le Dr. Esslemont, après le choc que j'ai reçu. Je repars demain pour Londres et de la pour la Terre Sainte.

L'émoi qui a soulevé le monde baha'i, est une impulsion a cette Cause, et éveillera toute âme fidèle a épauler les responsabilités que le Maître a maintenant laissées pour chacun de nous.

La Terre Sainte demeurera le centre focal du monde baha'i. Une nouvelle ère commence. Le Maître, par sa grande vision, a consolidé son travail et son esprit m'assure que ses résultats seront bientôt manifestes.

Je pars avec Lady Blomfield pour Haïfa et si nous nous arrêtons, lors de notre passage, a Londres, je viendrai vous voir et vous dirai de quelles merveilleuses façons, le Maître a prévu son travail après lui, et quelles remarquables assurances il a données en ce qui concerne l'avenir de la Cause...

Avec prière et foi en sa cause, je suis votre ami dans son service
Shoghi"


C'est un court extrait d'une étonnante lettre écrite avant que les clauses du Testament du Maître ne soient connues et diffusées. Il est toutefois, clair que Shoghi Effendi a été informé qu'une enveloppe, qui lui était adressée par le Maître, l'attendait a son arrivée a Haïfa. Il nous semble, en vérité que l'esprit du Maître, alors qu'il accomplissait son vol éternel, était passé par l'Angleterre et avait, au passage, laissé tomber son manteau sur le rejeton de sa maison! Une des filles d'Abdu'l-Baha écrivait le 22 décembre 1921: "Il a communiqué ses dernières instructions dans une lettre adressée a Shoghi Effendi. En conséquence, nous ne pouvons l'ouvrir avant son arrivée qui aura lieu, nous l'espérons, vers la fin de ce mois, car il est maintenant en route pour ici."

La haute charge dont il aura bientôt connaissance, les longues années d'entraînement avec son grand-père bien-aimé, semblent avoir donné a Shoghi Effendi la force spirituelle nécessaire a cette heure la plus tragique de sa vie. Il trouva le temps, au milieu de son agonie, de réconforter les autres, comme en témoigne, un des croyants de Manchester, E.T. Hall:

"Votre aimable, tendre et noble lettre, stimulante et courageuse arriva a un moment où nous étions très tristes mais résolus, très secoués mais réceptifs, et elle transforma nos larmes en un flux de paix et de patience dans la volonté de Dieu... Votre noble lettre nous exalta tous et renouvela notre force et détermination. Car si vous pouvez vous reprendre et vous élever au-dessus d'un tel choc et d'une perte si immense, pour nous réconforter; nous aussi, nous ne devons pas faire moins. Mais nous lever et servir la Cause qui est notre Mère... Je sais que vous avez mille choses a voir avant votre départ pour la Terre Sainte. Mais tous, nous vous aimons chèrement, et nous sommes tous unis et plus forts que jamais. Partez pour ce lieu Sacré, avec notre amour, sympathie et tout notre coeur, car nous sommes un, toujours avec vous.

Ayant eu des difficultés de Passeport, Shoghi Effendi câbla a Haïfa qu'il ne pourrait arriver avant la fin du mois. il embarqua, le 16 décembre d'Angleterre, accompagné de Lady, Blomfield et de Rouhangeze. Le bateau faisant escale en Egypte, il y prit le train et arriva a Haïfa le 29 décembre a 17h2O. De nombreux amis étaient venus a la gare afin de l'accompagner jusqu'à la maison. On raconte qu'il était si bouleversé a son arrivée, qu'on dut l'aider a marcher. La seule personne qui pouvait, dans une certaine mesure, adoucir ses souffrances, sa grande tante bien-aimée, la soeur d'Abdu'l-Baha, l'attendait chez lui. Elle, si frêle, si calme, si modeste en tout temps, elle s'était montrée durant les semaines passées, un roc solide auquel les croyants' s'agrippaient au milieu de la tempête qui s'était abattue soudain sur eux. La qualité de son âme, son éducation, son rang, l'avaient préparée pour le rôle qu'elle joua dans la Cause et dans la vie de Shoghi Effendi pendant cette période extrêmement difficile et dangereuse.

Quand 'Abdu'l-Baha trépassa, si soudainement et si calmement, sans maladie sérieuse, les membres de sa famille, affolés, cherchèrent a savoir s'il avait laissé des instructions concernant sa sépulture. N'ayant rien trouvé, ils l'enterrèrent au centre des trois pièces adjacentes a l'intérieur du Tombeau du Bab. Ils découvrirent son Testament, consistant en trois testaments écrits a des époques différentes et formant un seul document, adressé a Shoghi Effendi. Shoghi Effendi avait maintenant le pénible devoir d'entendre ce qu'il contenait. Quelques jours après son arrivée, ils le lui lurent. Pour comprendre, tant soit peu, l'effet qu'il eut sur lui, nous devons nous souvenir qu'il a déclaré a maintes occasions, a la table de la maison des pèlerins occidentaux, non seulement a moi mais a tous ceux qui étaient présents, qu'il n'avait eu nulle connaissance, auparavant, de l'existence de l'Institution du Gardiennat et encore moins qu'il était désigné comme Gardien. Etant l'aîné des petits-fils ' il s'attendait, tout au plus, a ce que peut-être 'Abdu'l-Baha lui laisse des instructions sur l'élection de la Maison Universelle de justice et le désigne comme un de ceux chargés de convoquer la réunion de l'élection.

Dans cette maison si vide, si désespérément vide, où chaque pas rappelait la présence du Maître, maintenant disparu a jamais, il fut réellement noyé sous des flots de chagrin et de désespoir. "Heures sombres", écrit-il a Mme White, " de tristesse intense, d'agitation dont je fais souvent l'expérience, car où que j'aille, je me rappelle mon cher grand-père et quoique je fasse, je sens la terrible responsabilité qu'il a, si soudainement, placée sur mes faibles épaules."


Dans cette lettre du 6 février 1922, un peu plus d'un mois après son retour, il s'épanche auprès de son amie:

"je sens intensément le besoin urgent d'une régénération en moi, d'une effusion puissante de force, de confiance d'Esprit divin en mon âme impatiente, avant que je ne me lève pour prendre la place qui m'est destinée sur le front d'un Mouvement qui préconise de tels principes glorieux. Je sais qu'il ne me laissera pas a moi-même. J'ai confiance en sa direction et je crois en sa sagesse. Mais ce que j'implore c'est la conviction et l'assurance permanente qu'il ne m'abandonnera pas. La tâche est si grande et écrasante et j'ai si profondément conscience de l'insuffisance de mes efforts que je ne peux que fléchir et me courber chaque fois que je fais face a mon travail..."

Cette femme noble, de toute évidence, avait écrit a Shoghi Effendi, des lettres si inspirées qu'il lui dit que pendant qu'il les lisait il était "ému jusqu'aux larmes" et il s'écrie: "Oh! comme dans ma jeunesse et ma faiblesse, j'ai besoin a tout moment, d'un appel vigoureux, d'un rappel puissant, d'une parole consolatrice et réconfortante." Il termine sa lettre très significativement en lui disant que de nombreuses fois il a répété aux dames de la maison, son sage conseil: fi ne faites pas du Mouvement une secte" et il signe: "je suis très affectueusement vôtre."

Le même mois, dans une autre lettre, il écrivait: "... la peine, plutôt l'agonie due a sa perte est écrasante. .." Au milieu de cette torture, cependant, cet homme de vingt-quatre ans, trouve qu'il n'était pas seulement désigné comme "la branche sacrée et bénie, issue des deux Saints Arbres jumeaux" et dont "l'ombre s'étend sur toute l'humanité" mais aussi comme "le signe de Dieu, la branche élue, le Gardien de la Cause de Dieu, celui vers lequel doivent se tourner les Aghsans(descendants mâles de Baha'u'llah), les Afnans' de la parenté du Bab), les Mains de la Cause de Dieu, ainsi que ses bien-aimés." Nous pouvons seulement espérer que la révélation du fait qu'il a été désigné pour ce rôle alors qu'il était encore un petit enfant, fut pour lui un réconfort. Le Testament d'Abdu'l-Baha se compose de trois parties. Shoghi Effendi devait écrire des années plus tard, que "la première partie" fut composée durant une des périodes les plus noires de son incarcération a la prison forteresse d'Akka". C'est dans cette première partie que le prodigieux rang de Gardien lui a été conféré. Mais son grand-père, qui avait écrit de sa propre main dans son Testament: "Cet écrit a été conservé longtemps sous terre... La Terre Sainte étant dans une violente agitation, il a été laissé comme tel," garda le secret.

Shoghi Effendi découvrit également qu'il était "l'interprète des paroles de Dieu" et que quiconque s'oppose a lui, le conteste, le querelle, ou ne croit pas en lui, en fait autant avec Dieu et quiconque s'écarte, se détourne, ou se sépare de lui, a agi de même avec Dieu et que le Maître a invoqué la colère, l'indignation et la vengeance de Dieu sur une telle personne! Il apprit également qu'il était le chef a vie et inamovible de la Maison Universelle de justice et qu'il était, tout comme ce corps, infailliblement guidé par le Bab et Baha'u'llah, que ce qu'il déciderait venait de Dieu; que quiconque lui désobéirait ou leur désobéirait, désobéirait a Dieu. Il trouva qu'il devait choisir, durant sa vie, son fils aîné pour lui succéder et si ce dernier ne manifestait pas les qualités nécessaires démontrant que "l'enfant est l'essence secrète de son père", il devrait choisir une autre branche. Il trouva que le Maître avait rappelé tendrement: "0 vous les fidèles bien-aimés d'Abdu'l-Baha. Il vous incombe de prendre le plus grand soin de Shoghi Effendi... afin que nulle poussière de découragement et de chagrin ne puisse ternir sa nature radieuse, que de jour en jour s'accroissent son bonheur, sa joie et sa spiritualité et qu'il puisse devenir un arbre fécond". Il est relativement facile d'accepter que quelqu'un porte le monde sur ses épaules mais il est très difficile d'accepter que ce soit justement vous qui le fassiez. Les croyants acceptaient Shoghi Effendi; mais sa croix était d'essayer de s'accepter lui-même.

La Très Sainte Feuille et probablement quelques rares membres de la famille du Maître connaissaient, du moins en substance, avant l'arrivée de Shoghi Effendi, le contenu du Testament, car le Testament avait été examiné pour savoir s'il contenait quelque précision sur son propre enterrement. Ce fait nous est suggéré par les télégrammes que la plus Sainte Feuille envoya aux croyants iraniens et américains, le 21 décembre 1921. Celui adressé a l'Amérique était rédigé ainsi: "Réunion souvenir travers monde sept janvier. Procurer prières pour unité et fermeté. Maître a laissé instructions complètes dans son Testament. Traduction sera envoyée. Informez amis. "

Mais les clauses du Testament ne furent divulguées qu'une fois lues a Shoghi Effendi, et en réalité après la lecture officielle du document le 3 janvier.

je ne doute pas que Shoghi Effendi et la famille d'Abdu'l-Baha aient traversé une période d'insupportables souffrances pendant ces jours et en fait, pendant les années qui suivirent l'ascension du Maître.

Beaucoup plus tard, je vis souvent Shoghi Effendi, lorsqu'il était immensément triste, aller au lit, refusant de manger, de boire et de parler, enroulé dans ses couvertures, incapable de faire quoique ce fût sinon agoniser, pareil a celui qui est tombé sous. une pluie battante. Parfois cet état durait pendant des jours, jusqu'à ce qu'il trouve suffisamment de forces, intérieures pour être a nouveau sur pied. Il était perdu dans un monde a lui où personne ne pouvait le suivre. Une fois, il me dit: "je sais, c'est une route de souffrance; je dois cheminer sur cette route jusqu'à la fin. Tout doit être fait avec la souffrance."

Les sentiments d'abandon, d'indignité et l'aspiration passionnée de Shoghi Effendi vers son grand-père pendant les premières années du Gardiennat, nous paraissent encore plus poignants, lorsque nous apprenons le fait qui m'a été raconté par sa mère, a moi et a quelques femmes iraniennes, et qui est relaté, dans une lettre écrite quelques jours après, par un baha'i américain présent au moment de l'ascension du Maître. Il paraît que, quelques semaines avant son ascension, 'Abdu'l-Baha se serait rendu, soudain, dans la pièce où se tenait le père de Shoghi Effendi et lui aurait dit: "Télégraphiez a Shoghi Effendi de rentrer immédiatement." Sa mère nous dit qu'elle consulta sa propre mère et qu'il fut décidé qu'un télégramme risquant de choquer inutilement Shoghi Effendi on lui adresserait plutôt une lettre avec les instructions du Maître. La lettre arriva après l'ascension. Le Maître étant en parfaite santé, dit-elle, ils n'auraient jamais songé qu'il allait mourir. Le motif était sans doute bon. Mais ce fait est typique de l'interférence d'une famille dans ce qu'elle considérait comme une affaire familiale a la vue trop courte pour comprendre qu'Abdu'l-Baha avait toujours raison et qu'on devait lui obéir. Il n'y a pas de doute; cet élément humain et tragique a causé un mal inouï a l'époque de Baha'u'llah, d'Abdu'l-Baha et de Shoghi Effendi. De toute façon, il priva effectivement Shoghi Effendi de revoir son grand-père. Il répétait souvent que s'il l'avait revu, le Maître lui aurait prodigué des conseils et des instructions particulières sans parler du réconfort infini dont il aurait bénéficié en le revoyant une dernière fois.

Shoghi Effendi occupa d'abord, a son arrivée a Haïfa, son ancienne chambre, contiguë a celle d'Abdu'l-Baha. Quelques jours plus tard, il s'installa dans la maison d'a côté, chez une de ses tantes. Il y resta jusqu'à ce que la Plus Sainte Feuille fasse construire, pendant l'été 1923, deux pièces et une petite salle de bain sur le toit de la maison du Maître. Cette décision était motivée par de nombreuses raisons: le douloureux souvenir que cette pièce lui rappelait, les allées et venues incessantes dans la maison du Maître et enfin ce sens aigu d'équité, caractéristique de Shoghi Effendi: sa famille ayant reçu tant d'honneur par l'élévation d'un de ses fils a une si haute position, il devait prodiguer gentillesse et honneur a, ses tantes, oncles et cousins pour redresser, dans une certaine mesure, la balance.

Un tel retour a la maison, ne laissa aucune possibilité a Shoghi Effendi de se reprendre des chocs qu'il avait reçus depuis le début où, debout dans le bureau de Tudor Pole, il lut le télégramme fatal l'informant de l'ascension du Maître. Malgré sa condition, le rang que lui conférait maintenant le Testament le chargeait d'une responsabilité telle qu'il ne pourrait jamais, jusqu'au dernier instant de sa vie, la partager avec personne, individu ou institution. C'était la même responsabilité que Baha'u'llah avait conférée au Maître dans son Testament, désignant clairement 'Abdu'l-Baha comme son successeur. Des décisions devaient être prises. La première portait sur la façon de rendre public le Testament.

Nous recueillons de différentes sources, que le matin du 3 janvier 1922, Shoghi Effendi visita le Tombeau du Bab et de son grand-père. Le même jour, chez sa tante, mais en dehors de sa présence, on lut le Testament du Maître a neuf hommes, pour la plupart membres de la famille d'Abdu'l-Baha; on leur montra son sceau, sa signature et son écriture. Shoghi Effendi demanda a l'un d'eux, un baha'i iranien, d'en établir une copie conforme. Quelques semaines plus tard, Shoghi Effendi écrit a un baha'i de longue date: "Le Testament d'Abdu'l-Baha fut lu le 7 janvier 1922, dans sa maison, en présence de baha'is venant de l'Iran, de l'Inde, d'Egypte, d'Angleterre, d'Italie, d'Allemagne, d'Amérique et du japon..." Le Gardien n'assista pas a cette réunion, sans doute pour des raisons de santé mais aussi par délicatesse.

Conformément a la coutume locale de commémorer le quarantième jour du décès, quelques baha'is et de nombreux notables, y compris le Gouverneur de Haïfa, se rassemblèrent dans le hall de la maison du Maître. On leur servit d'abord le déjeuner puis, dans le même hall, eut lieu une grande réunion au cours de laquelle des discours furent prononcés en l'honneur du regretté Maître et les clauses du Testament furent annoncées. Les invités désirant que Shoghi Effendi leur adresse quelques mots, un des amis vint le prévenir. Shoghi Effendi, qui était auprès de la Plus Sainte Feuille, répondit qu'il était trop accablé et ému pour accéder a leur demande. Il écrivit hâtivement, a la place, quelques mots a lire de sa part. Il y exprimait sa cordiale reconnaissance et celle de la famille d'Abdu'l-Baha pour la présence du Gouverneur et pour les orateurs qui par leur paroles sincères "ont revivifié, dans nos coeurs sa mémoire sacrée... Je m'aventure a espérer que, nous, ceux de sa parenté et de sa famille, nous pourrons, par nos actes et nos paroles, suivre convenablement le glorieux exemple qu'il nous a donné et par la même gagner votre estime et votre affection. Que son esprit impérissable soit avec nous tous et nous unisse plus que jamais!" Il commence ce message ainsi: "Le choc a été trop fort et trop soudain, a mon jeune âge, pour qu'il me soit possible d'être présent a cette réunion des amis du Bien-Aimé 'Abdu'l-Baha."

Il convenait que ce soit la Plus Sainte Feuille, et non pas Shoghi Effendi, qui annonce au monde baha'i les Clauses du Testament d'Abdu'l-Baha. Le 7 janvier, elle envoyait deux câbles en Iran: "Réunions Souvenir ont été tenues tout autour du monde. Le Seigneur de tous les mondes dans son Testament a révélé ses instructions Copie sera envoyée. Informez croyants"; et "Testament envoyé, Shoghi Effendi Centre Cause." Il est significatif de rappeler qu'Abdu'l-Baha, sans doute par anticipation sur des événements qu'il prévoyait clairement, avait écrit a l'Assemblée de Téhéran, en réponse a leur question: "Vous avez demandé au nom de qui les biens réels et les bâtiments offerts devaient être enregistrés vis a vis du gouvernement et dans les actes légaux: ils doivent être enregistrés au nom de Mirza Shoghi Rabbani, qui est le fils de Mirza Hadi Shirazi et qui est a Londres." Quels que soient la peine et le choc produits en Iran par l'ascension du Maître, il est peu vraisemblable que la nouvelle de la désignation de Shoghi Effendi fût une surprise pour les amis les plus informés et particulièrement pour ceux qui avaient reçu, si récemment, une telle instruction d'Abdu'l-Baha.

Le 16 janvier, la Plus Sainte Feuille télégraphia aux Etats -Unis: "Dans Testament - Shoghi Effendi désigné Gardien et Chef de Maison de Justice. - Informez amis américains." Shoghi Effendi fit face, dès le commencement, avec tact et maîtrise, aux problèmes qui se posèrent continuellement. Il s'appuya, néanmoins, lourdement sur la Plus Sainte Feuille qui devint, tout de suite, son appui et son refuge, par son caractère, son rang et son amour pour lui.

Shoghi Effendi, immédiatement après ces événements, choisit huit passages du Testament qu'il diffusa parmi les baha'is. Un seul de ces huit extraits se rapportait a lui. Il était très bref: "0 vous, les fidèles bien-aimés d'Abdu'l-Baha! Il vous incombe de prendre le plus grand soin de Shoghi Effendi... Car après 'Abdu'l-Baha c'est lui le Gardien de la Cause de Dieu; les Afnan, les Mains (piliers) de la Cause et les bien-aimés du Seigneur doivent lui obéir et se tourner vers lui." De tous les passages retentissants du testament le concernant, Shoghi Effendi avait choisi le moins frappant et le moins provoquant pour une première diffusion parmi les baha'is. Guidé et guide, il le fut dès le commencement.

Ces premières années du Gardiennat doivent être considérées comme une succession continuelle d'abattements et de rétablissements pour un Shoghi Effendi chancelant souvent sous les coups reçus, mais courageux jusqu'au bout. C'était son amour pour 'Abdu'l-Baha qui lui permettait de continuer: "Malgré tout je crois et crois fermement," s'écrie-t-il "en sa puissance, sa direction, sa présence immortelle..." En février 1922, il décrit sa souffrance a Nayir Afnan, un neveu d'Abdu'l-Baha: "Votre lettre m'est parvenue a un moment de tristesse, d'affliction et de soucis... la peine, ou plutôt l'agonie due a sa perte est si écrasante, le poids de la responsabilité qu'il a placée sur mes jeunes et faibles épaules est si écrasant..." et il poursuit: "je joins, pour vous personnellement, la copie du Testament du cher Maître. Vous lirez et vous verrez ce qu'il a enduré des mains de sa parenté... Vous verrez également quelle grande responsabilité il a placée sur moi, que rien de moins que le pouvoir créateur de sa parole ne peut m'aider a faire face..." Cette lettre ne révèle pas seulement ses sentiments. Elle montre aussi, sachant que le destinataire était un des ennemis du Maître dans les jours qui suivirent l'ascension de Baha'u1lah et appartenait a cette race de parents qu'il a si énergiquement dénoncée dans son testament, cette lettre montre donc avec quel courage Shoghi Effendi tient le miroir du passé face a son interlocuteur et demande, en même temps, son soutien et sa loyauté, dans la situation présente.

Les premières lettres de Shoghi Effendi révèlent sa force de caractère, sa sagesse et sa dignité. Concernant son rang, il répond clairement et sans équivoque, le 19 mars 1922 a un professeur de l'Université de Beyrouth: "En réponse a votre question si j'ai été officiellement désigné pour représenter la Communauté baha'ie: 'Abdu'l-Baha m'a désigné, dans son testament pour être le chef du conseil universel qui doit être dûment élu par les conseils nationaux représentant les adeptes de Baha'u'llah dans les différents pays..."

Il ne faut cependant pas croire que le fait de promulguer le Testament d'Abdu'l-Baha résolut les problèmes et inaugura avec la plus grande simplicité, une ère nouvelle pour la Cause. Loin de la. Avant l'arrivée de Shoghi Effendi a Haïfa, la Plus Sainte Feuille avait été obligée de télégraphier en Amérique, le 14 décembre: "Période grandes épreuves. Les amis doivent être fermes et unis pour défendre Cause. Nakeseens (briseurs du Covenant) commencent activités travers presse et autres moyens a travers monde. Choisissez comité de sages et têtes froides pour prendre en main propagande presse en Amérique." Les graves événements indiqués dans ce câble ne peuvent être considérés en dehors du contexte de la situation grave qui existait déjà en Amérique lorsque décéda 'Abdu'l-Baha.

Le Maître, depuis un certain temps, était très occupé par les activités des briseurs du Covenant en Amérique. Il avait même prédit, dans une lettre écrite quelques années auparavant, qu'un orage éclaterait après son ascension et qu'il priait pour les croyants. Le 8 novembre 1921, il télégraphiait a Wilhelm Roy, son fidèle correspondant: "Quelle est situation et santé amis?" Le lendemain Mr. Wilhelm était obligé de répondre: "Chicago, Washington, Philadelphie s'agitent centre violation Fernald, Dyer, Watson. New York, Boston refusent joindre, établissent fermement politique constructive." Le 12 novembre 'Abdu'l-Baha répondait dans un langage ferme et laissait clairement voir son angoisse: "Celui qui s'assoit avec lépreux attrape lèpre. Celui qui est avec Christ évite Judas Iscariote. Certainement évitez violateurs - Informez Goodal, True et Parsons télégraphiquement." Le même jour, le Maître envoyait un second télégramme a Roy Wilhelm: "j'implore santé de la bonté divine". C'étaient les derniers messages que l'Amérique devait recevoir de lui.

L'ascension soudaine d'Abdu'l-Baha' n'arrangea rien a la situation. C'est sans doute parce qu'elle était consciente de la gravité de la situation que la Plus Sainte Feuille envoya aux amis d'Amérique le télégramme leur annonçant que le Maître avait laissé toutes les instructions nécessaires dans son Testament. L'agitation perpétuelle de Muhammad 'Ali, depuis l'ascension de Baha'u'llah, n'avait pas diminué, et ses partisans aux Etats-Unis étaient actifs et vigilants. A cette époque le magazine baha'i "Reality" publiait dans ses colonnes des nouvelles sur les briseurs du Covenant et leurs activités. Cela chagrinait beaucoup les croyants sages et expérimentés, en particulier ceux qui avaient eu le privilège de connaître personnellement 'Abdu'l-Baha. Mais les jeunes, inexpérimentés et d'esprit "libéral" restaient imperturbables et inconscients du danger. Cette attitude malsaine et équivoque des amis, amena 'Abdu'l-Baha a écrire, deux mois a peine avant sa mort, une Tablette publié dans le Star ot the West. Elle met nettement en garde les amis contre les dangers qu'ils courent en traitant légèrement ces matières; le Maître leur explique que Baha'u'llah prescrit a ses disciples de fuir les mauvaises odeurs, et que ces mauvaises odeurs ne sont que les violateurs. Shoghi Effendi héritait de cette situation.

Un des plus anciens et des plus fermes croyants d'Amérique écrivait, le 18 janvier 1922, a peine deux semaines après la promulgation des clauses du Testament d'Abdu'l-Baha: "Comme vous le savez, nous avons beaucoup de soucis et de peines avec les violateurs de la Cause, en Amérique. Ce poison a profondément pénétré parmi les amis..." Des accusations, des faits et des rapports détaillés submergeaient le Gardien nouvellement nommé. Naturellement, il y eut aussi un autre aspect: avec une sincérité et une confiance touchante, les baha'is d'Orient et d'Occident rallièrent leur jeune chef, le Courant d'un flot de déclarations d'amour et de loyauté; "Nous aspirons a aider le Gardien de toutes les manières et nos coeurs sont sensibles aux charges qu'il porte sur ses épaules..."; Il nous a été dit, ici, a Washington, que notre Bien-Aimé Maître a placé dans vos mains la direction et la protection de la Sainte Cause et qu'il vous a nommé comme le Chef de la Maison de justice. Je vous écris ces quelques lignes répondant ainsi de tout coeur aux instructions de notre Bien-Aimé Seigneur et vous assurant de toute aide et fidélité dont je suis capable..."

"Bien-Aimé de notre Bien-Aimé" écrivaient deux piliers de la Foi en Amérique, "comme nos coeurs ont chanté de joie en apprenant que le Maître ne nous a pas laissé sans réconfort, mais qu'il vous a nommé, son Bien-Aimé, le Centre de l'unité de sa Cause, afin que le coeur de tous les amis puisse trouver la paix et la certitude." "Nos vies étaient plongées dans les ténèbres les plus profondes jusqu'à l'arrivée du télégramme béni de la Plus Sainte Feuille, accompagné du premier rayon de lumière, et c'est votre désignation comme notre Gardien et notre Chef ainsi que le Gardien et le Chef de la Maison de Justice. "Ce que le Gardien de la Cause de Dieu désire ou conseille que ces serviteurs fassent, c'est également notre désir et intention."

En août 1922, un croyant récemment rentré de Haifa écrit a la Plus Sainte Feuille:
"Les amis sont très attachés a Shoghi Effendi et ne désirent rien d'autre que suivre les injonctions de notre Seigneur selon lequel nous devons tous soutenir le Gardien de cette Cause Sacrée..." Un autre croyant écrivait, a peu près a la même période, a Shoghi Effendi: "nous avons encore de nombreuses difficultés et quelques points noirs, mais je sens le pouvoir régénérateur et crois que globalement la Cause n'a jamais été aussi saine et profonde en Amérique..." De tels messages étaient, sans doute, d'un grand réconfort mais ils paraissent pitoyablement peu nombreux en comparaison du nombre de croyants en Occident et de la douleur de Shoghi Effendi. C'est un fait, mais triste, que nombreux parmi ceux qui se rallièrent le plus fermement a lui, quittèrent eux-mêmes plus tard la Cause et même se tournèrent contre elle. La tornade déracine les grands arbres mais laisse intactes les herbes modestes.

Les baha'is de partout furent, indubitablement, entraînés par une grande vague d'amour et de loyauté en apprenant les clauses du Testament du Maître. Ce Testament eut cependant pour effet de pousser les briseurs du Covenant a l'action violente. Tels un monstre a tête d'hydre, chaque tête sifflant plus de venin que l'autre, ils se dressèrent pour frapper le jeune successeur du Maître. Le demi-frère d'Abdu'l-Baha, Muhammad 'Ali, son frère, ses fils et ses partisans, les ennemis perpétuels de la foi en Iran, les dissidents, les tièdes, les ambitieux où qu'ils furent et quels qu'ils furent, commencèrent a s'agiter. Le 16 janvier, deux baha'is vétérans américains servant la Cause a Téhéran écrivaient a la famille du Maître et décrivaient ce qui se passait la-bas. Le fait le plus significatif qui ressort de ces deux lettres est qu'Abdu'l-Baha avait envoyé en Iran une lettre a laquelle il avait joint, pour l'édification des amis, une lettre que Shoghi Effendi lui avait adressée et qui donnait des nouvelles de la Cause en Angleterre.

Elle arriva après l'ascension. Elle montre la fierté du Maître pour son petit-fils. La conjonction de l'ascension d'Abdu'l-Baha et la désignation du Gardien semblent être plus qu'une simple coïncidence. Les deux américains poursuivent: ... "une clameur s'est élevée contre la Cause... mais le troupeau n'est ni dispersé ni oublié. Il est ferme et constant et uni pour soutenir le jeune et brave chef que le Bien-Aimé nous a donné en bénédiction. Shoghi Effendi a toujours été un mot familier pour nous et toute la nation baha'ie lui souhaite la bienvenue aujourd'hui et le salue. "Béni est celui qui vient au nom du Seigneur... J'aimerais que vous entendiez les expressions de reconnaissances des croyants: Maintenant nous sommes consolés. Maintenant nous sommes contents. La Cause a rajeuni."

Le 16 janvier, le Gardien écrivait sa première lettre aux baha'is d'Iran. Il les encourageait a rester fermes et a protéger la foi, et partageait avec eux, en des termes émouvants, sa douleur a l'occasion de l'ascension d'Abdu'l-Baha. Il câblait, le 22 janvier, aux baha'is d'Amérique: "Feuilles Saintes réconfortées inébranlable loyauté et noble résolution Américains. Jour de fermeté. Acceptez ma collaboration affectueuse."

La veille, il leur avait écrit sa première lettre qui commence ainsi: "A cette heure matinale où la lumière du jour commence a peine a darder a l'horizon de la Terre Sainte, alors que la tristesse de la disparition du Bien-Aimé Maître reste encore grande dans nos coeurs, je sens comme si mon âme, avec un amour ardent et pleine d'espérance se tourne vers la grande compagnie de ses bien-aimés a travers les mers..." Déjà, il avait la main a la barre et voyait nettement les canaux où il devait naviguer: "la route large et droite de l'enseignement" écrit-il, "l'unité, la fermeté, le détachement, la prudence, la prévoyance, l'effort consciencieux pour réaliser les désirs du Maître, la conscience de sa présence, l'éloignement des ennemis de la Cause, doivent être le but et l'activité des croyants.

Quatre jours plus tard, il écrivait sa première lettre aux baha'is japonais:
"Quelque abattu et triste que je sois en ces jours sombres, cependant, chaque fois que je me rappelle les espoirs que notre regretté Maître plaçait avec confiance dans les amis de cette terre de l'Extrême-Orient, l'espérance me revient et chasse la tristesse de sa disparition. En tant que son secrétaire et son compagnon pendant près de deux ans après la fin de la Grande Guerre, je me souviens vivement de la joie radieuse qui transfigurait sa face, chaque fois que j'ouvrais devant lui vos requêtes..." Pendant ces jours, Shoghi Effendi était également occupé a traduire en anglais le Testament d'Abdu'l-Baha . Emogene Hoagg, qui vivait a Haïfa depuis un certain temps avant la mort d'Abdu'l-Baha écrivait le 24 janvier: "Bientôt le Testament du cher Maître sera prêt pour l'Amérique et ailleurs. Shoghi Effendi le traduit actuellement."

(Photo)

Pendant que Shoghi Effendi était ainsi occupé, reprenant ses forces, commençant a écrire aux baha'is des différents pays il recevait du Haut Commissaire pour la Palestine, Sir Herbert Samuel, une lettre datée du 24 janvier 1922:

"Cher Mr. Rabbani,

Je dois accuser réception de votre lettre du 16 janvier et vous remercie pour les aimables expressions qu'elle contient.

il serait regrettable si la mort toujours déplorée de Sir Abdu'l-Baha devait interférer dans la poursuite de votre carrière d'Oxford et j'espère que ce ne sera pas le cas.

Je suis très intéressé d'apprendre les mesures qui ont été prises pour l'organisation stable du Mouvement baha'i.

Si vous veniez a n'importe quel moment a Jérusalem, ce serait pour moi un plaisir de vous voir.

Sincèrement vôtre
Herbert Samuel"


Malgré son ton amical, cette lettre demandait, au nom du gouvernement de sa Majesté, des informations sur ce qui se passait. Ce n'est pas du tout surprenant, compte tenu des activités de Muhammad Ali. Peu après l'ascension d'Abdu'l-Baha, ce demi-frère mécontent et perfide avait présenté une requête, basée sur les lois islamiques (lui qui se prétendait encore le successeur de Baha'u'llah), revendiquant en tant que frère, de la succession d'Abdu'l-Baha. Il avait demandé a son fils, qui vivait en Amérique et propageait les prétentions de son père la-bas, de venir le joindre pour cette nouvelle attaque directe contre le Maître et sa famille. Non content de cette exhibition de sa vraie nature, il demandait aux autorités civiles de lui attribuer le gardiennage du Mausolée de Baha'u'llah se basant sur sa prétention d'être le successeur légal d'Abdu'l-Baha. Les autorités britanniques refusèrent de le suivre sur ce terrain et estimèrent que cela relevait des autorités religieuses. Il se tourna donc vers le chef religieux musulman et demanda au Mufti d'Akka la prise en charge du Tombeau de Baha'u'llah. Ce dignitaire, cependant, répondit qu'il ne voyait pas comment il pourrait intervenir, attendu que les enseignements baha'is n'étaient pas en conformité avec la loi de Shariah.

Tous les autres procédés ayant échoué, il envoya, le mardi 30 janvier, son jeune frère, Badiullah, et quelques uns de ses partisans, visiter le Mausolée de Baha'u'llah où ils prirent de force les clés du concierge baha'i de la Tombe Sacrée. Muhammad 'Ali affirmait, ainsi, son droit de gardiennage sur le tombeau de son Père. Cet acte injustifiable créa une telle commotion dans la communauté baha'ie que le gouverneur d'Akka ordonna que les clés soient remises aux autorités, posta des gardes tout autour du Mausolée, mais n'alla pas plus loin, refusant de retourner les clés a l'une ou l'autre des parties.

Il ne faut pas beaucoup d'imagination pour comprendre que ce fut un autre choc terrible pour Shoghi Effendi. Un messager pantelant et excité apporta la nouvelle, la nuit. Tous les croyants soulevés et indiciblement désolés d'apprendre que, pour la première fois depuis des décennies, les restes sacrés étaient entre les mains des ennemis invétérés du Centre de son Covenant. Un croyant américain qui visita avec Shoghi Effendi le Mausolée, en mars 1922, décrit cette situation dans son journal: "A chacune de mes trois récentes visites a Bahji, nous n'avons pu aller plus loin que la cour du Tombeau, le sanctuaire intérieur étant scellé... et a ce jour, personne ne peut encore prévoir comment cette affaire finira. Shoghi Effendi est très ennuyé par cette histoire." Malgré ses sentiments personnels, Shoghi Effendi suivait fidèlement l'exemple du Maître a d'autres périodes d'attaque et d'orage, donnant calmement des instructions, telles que la disposition des lumières a l'intérieur et a l'extérieur du Mausolée qu'on était en train d'illuminer.

Ce même baha'i américain ajoute dans son journal que pendant qu'il était a Haïfa, Shoghi Effendi envoya des télégrammes au roi Feisal d'Iraq protestant contre l'action de son gouvernement qui avait saisi la demeure bénie de Baha'u'llah (lieu de pèlerinage prescrit aux baha'is de tous pays). Il prit également des dispositions nécessaires pour que des télégrammes similaires soient envoyés par les autres communautés baha'ies. Ce fut un autre choc terrible pour Shoghi Effendi. En l'espace de quatre mois, il venait d'en recevoir quatre, dont chacun était suffisant pour créer une tension insupportable dans tout son être.

La situation où se trouvait, maintenant, Shoghi Effendi était réellement atterrante. Bien que l'ensemble des croyants fût loyal) la Cause était attaquée de tous côtés par des ennemis enhardis et réjouis par la mort d'Abdu'l-Baha.

Un baha'i qui fut, a cette époque, secrétaire auprès du Gouverneur de Haïfa, nous apprend que les autorités locales appelaient communément le Gardien: "le Garçon" (the boy). Outre son extrême jeunesse, l'étudiant imberbe d'Oxford, quoique digne dans ses manières, refusait de ressembler au patriarche barbu, que chacun connaissait, très aimé ou très haï selon le cas, mais toujours respecté comme une des figures de Haïfa et une des plus remarquables personnalités de la ville. Shoghi Effendi refusa de porter le turban et les longues tuniques orientales que portait 'Abdu'l-Baha; il refusa de se rendre les vendredis a la mosquée, une pratique habituelle d'Abdu'l-Baha; il refusa de passer des heures a rendre visite aux prêtres musulmans qui avaient l'habitude de passer toute une journée avec le Maître et qui, sans doute, étaient impatients de jauger l'adolescent qu'il avait placé sur son siège en tant que le chef de la foi. Quand les membres de la famille lui reprochaient de ne pas suivre l'exemple du Maître, le Gardien répondait qu'il se devait entièrement au travail de la Cause. Tout ceci devait augmenter sa souffrance et alarmer sa famille et la communauté locale. Certains estimaient secrètement que Shoghi Effendi ne savait pas ce qu'il devait faire et qu'il avait besoin a ses côtés d'hommes plus âgés et sages et que plus tôt la Maison Universelle de justice serait établie, mieux cela serait pour la Cause et pour tous.

Shoghi Effendi, profondément affligé, alternativement adoré, conseillé, questionné, admonesté et mis en défi, sentait indubitablement la nécessité d'un soutien et d'une consultation. En mars 1922, il réunit a Haïfa un groupe de baha'is représentatifs et bien connus: Lady Blomfield venue avec lui d'Angleterre, Emogene Hoagg vivant a Haïfa, Miss Rosenberg d'Angleterre, Roy Wilhelm, Mountfort Mills et Mason Remey d'Amérique, Laura et Hippolyte Dreyfus-Barney de France, Consul et Alice Schwarz d'Allemagne et Major Tudor Pole. Deux enseignants baha'is bien connus d'Iran, Avarih et Fazel avaient été également convoqués a Haïfa, mais ayant eu des difficultés, leur arrivée fut retardée. Le Gardien les envoya, plus tard, pour une longue mission d'enseignement respectivement en Europe et en Amérique du Nord. Siyyid Mustapha Roumie de Birmanie, Coririne True et sa soeur, Katherine, des Etats-Unis vinrent a une date ultérieure. D'autres pèlerins arrivèrent a Haïfa pendant ces premiers mois.

Il est significatif que non seulement de nombreux baha'is, parmi les plus anciens, croyaient que la prochaine mesure a prendre devrait être la formation de la Maison Universelle de justice, de même que le Gouverneur de Haïfa qui, dans une conversation avec un émissaire de Shoghi Effendi aborda cette question: il pensait que, une fois la Maison Universelle de justice établie et les lieux baha'is enregistrés en son nom, toutes les affaires perdraient leur caractère de querelle familiale et prendraient, sur des bases solides et légales, le statut d'une organisation permanente religieuse. Cette opinion d'un représentant officiel britannique partagée par quelques croyants et certains membres de la famille d'Abdu'l-Baha reflète très nettement leur attitude envers le Gardien. Sa jeunesse, sa condition physique et morale au début de son ministère, les inclinaient a croire qu'il avait besoin des autres membres de l'Institution dont il était le chef permanent tant pour l'aider et le conseiller que pour établit une base légale plus solide afin de combattre les prétentions des ennemis de la foi, en Palestine et en Iraq, sur les Lieux Saints baha'is, prétention basée sur la loi musulmane de Shariah.

La réaction de Shoghi Effendi face a ces opinions et les consultations qu'il avait avec les baha'is convoqués a Haïfa montrent que son esprit, dès le début du Gardiennat, et quelque accablé qu'il fût personnellement, était celui d'un général qui regarde l'ensemble des batailles sans être aveuglé par un détail. La chronique du baha'i américain déjà nommé relate:
"Pendant les premiers jours de ma visite Shoghi Effendi était la plupart du temps en consultation avec Mountfort Mills, Roy Wilhelm, les Dreyfus-Barney, Lady Blomfield, le Major Tudor Pole et les Schwarz, lorsqu'ils arrivèrent, au sujet de l'établissement de la Maison Universelle de justice. J'ai appris, en gros, ce dont ils discutaient. Il semble qu'avant d'établir la Maison Universelle, les Maisons locales et nationales doivent fonctionner dans les pays où il y a des baha'is. Je comprends que Shoghi Effendi a convoqué quelques amis d'Iran et de l'Inde pour cette conférence, mais qu'ils ne sont pas arrivés a temps pour rencontrer les amis d'Occident que j'ai mentionnés."

Le résultat de ces discussions fut que le Gardien donna comme instructions aux Schwarz de retourner en Allemagne et de travailler a la formation d'institutions locales et nationale, a Roy Wilhelm et Mountfort Mills de transmettre a l'Amérique, a la prochaine convention, que le Corps Exécutif de l'Institution Nationale des baha'is de l'Amérique du Nord devait devenir législatif dans sa fonction et conduire toutes les affaires nationales plutôt que d'exécuter simplement les décisions et les recommandations adoptées par les délégués en consultation a la Convention nationale.

Sans doute, les baha'is 'anglais présents devaient apporter le même concept général a leur communauté. Ce qui en ressort, en réalité, c'est que Shoghi Effendi, deux mois après le commencement de son Gardiennat, commença a poser les fondations nécessaires a l'érection de l'Ordre Administratif de la Foi tel qu'il est énoncé dans le Testament d'Abdu'l-Baha.

C'était plus qu'il ne pouvait supporter. Il désigna un corps de neuf personnes pour agir, a titre d'essai, comme une assemblée. Ce corps enregistre dans son rapport du 7 avril, une lettre de la Plus Sainte Feuille où elle déclare: "le Gardien de la Cause de Dieu, la Branche élue, le Chef du peuple de Baha, Shoghi Effendi, sous le poids des chagrins et d'une douleur sans limite, a été obligé de partir d'ici pour un temps, en vue de se reposer et de se rétablir; il reviendra alors en Terre Sainte pour reprendre son service et s'acquitter de ses responsabilités". Elle poursuit que selon la lettre de Shoghi Effendi, qu'elle joint a la sienne, elle a été désignée pour administrer en consultation avec la famille d'Abdu'l-Baha et une assemblée choisie, toutes les affaires baha'ies, en son absence. Le 5 avril, Shoghi Effendi avait déjà quitté Haïfa, accompagné du plus âgé de ses cousins. La plus Sainte Feuille communiqua cette décision et la lettre du Gardien aux éditeurs de Star of the West qui publia les fac-similés des lettres en persan ainsi que les traductions des originaux. Sans doute une communication similaire fut faite aux autres Centres baha'is. Dans sa lettre au Star of the West, la plus Sainte Feuille explique qu'elle a organisé une Assemblée composée de ceux désignés par Shoghi Effendi. Voici la lettre du Gardien:

"Il est Dieu

Ce serviteur, après cet événement douloureux et cette grande calamité, l'ascension de Sa Sainteté 'Abdu'l-Baha au Royaume d'Abha, a été si affligé par le chagrin et la douleur, et si enchevêtré dans les troubles (créés par les ennemis de la Cause de Dieu) que je considère que ma présence ici, a un tel moment et dans une telle atmosphère, ne correspond pas a l'accomplissement de mes importants devoirs sacrés.

Pour cette raison, et ne pouvant faire autrement j'ai laissé pour un temps les affaires de la Cause, aussi bien intérieures qu'extérieures, sous la supervision de la Sainte Famille et sous la direction de la Plus Sainte Feuille, que mon âme soit sacrifiée pour elle, jusqu'à ce que, par la grâce de Dieu, ayant recouvré santé, force, confiance en soi et énergie spirituelle, et ayant repris en main, conformément a mon but et désir, entièrement et régulièrement le travail de service, j'atteigne complètement a mon espérance spirituelle et a mon aspiration.
Le serviteur de Son Seuil Shoghi."


Le 8 avril, la Plus Sainte Feuille écrivait une lettre générale aux amis. En premier lieu, elle accuse réception des lettres d'allégeance qu'ils avaient envoyées et dit que Shoghi Effendi compte sur leur coopération pour propager le Message. Le monde baha'i doit désormais s'unir a travers les Assemblées Spirituelles et les questions locales doivent leur être soumises. Elle poursuit: "Depuis l'ascension de notre bien-aimé 'Abdu'l-Baha, Shoghi Effendi a été si profondément bouleversé... qu'il a cherché le calme nécessaire pour méditer sur la grande tâche qui l'attend et c'est pour accomplir cela qu'il a temporairement quitté ces régions. Pendant son absence, il m'a désignée comme sa représentante; et alors qu'il se consacre a cette grande préoccupation, la famille d'Abdu'l-Baha est certaine que vous travaillerez tous au progrès triomphal de la Cause de Baha'u'llah..." La version dactylographiée anglaise de cette lettre est signée en persan "Baha'iyyih" et porte son sceau.

Tout cela paraît simple sur le papier, mais derrière il y a un furieux orage dans le coeur et l'esprit de Shoghi Effendi. "Il est parti", écrit la Plus Sainte Feuille, "pour un voyage a travers différents pays"; Il partit avec son cousin et alla consulter des médecins en Allemagne. Je me rappelle qu'il m'a dit que les médecins avaient trouvé qu'il n'avait presque pas de réflexes et qu'ils considéraient son cas comme très sérieux. Comme beaucoup d'autres avant lui, il retrouva cependant partiellement la santé, dans le désert. Quelques années plus tard, en 1926, il écrivait a Hippolyte Dreyfus, qu'il connaissait depuis son enfance et qu'il considérait évidemment comme un ami intime a qui il pouvait s'ouvrir, que sa lettre lui était parvenue "en route pour l'Oberland bernois qui est devenu ma seconde patrie. Dans les repaires et les recoins de ses montagnes attrayantes, j'essaierai d'oublier les vexations atroces qui m'ont, depuis si longtemps affligé... Je le déplore grandement, mais dans mon état de santé actuel, je me sens peu enclin, et j'en suis même incapable, a discuter sérieusement sur ces problèmes vitaux que j'affronte et avec lesquels vous êtes déjà familier. L'atmosphère a Haifa est intolérable, et un changement radical impraticable.

Le transfert de mon lieu de travail a un autre centre est impensable, indésirable et, de l'opinion de beaucoup, a juste titre scandaleux... Je ne puis m'expliquer davantage et d'une manière plus adéquate car ma mémoire a beaucoup souffert."

Pendant les premières années, après l'ascension d'Abdu'l-Baha, Shoghi Effendi voyagea souvent a travers l'Europe. Ce n'était pas seulement les voyages sans buts ni repos d'un jeune homme, mais plutôt ceux d'un homme hanté par son travail et sa responsabilité gigantesques et de tout instant. Il retourna maintes et maintes fois dans ces immenses et hautes montagnes et leur douce solitude.

Les copies de sa correspondance en français ' avec un Suisse allemand qui l'avait hébergé pendant plusieurs étés révèlent sa nature, son amour pour ceux qu'il appelait "les gens simples et bons" et les tendres sentiments qui caractérisaient si souvent son amitié:

"Cher Mr. Hauser, 22 Déc. 1923

J'ai reçu votre aimable carte et la simple vue de la Jungfrau, avec la ville d'Interlaken admirablement peinte, réveilla en moi le souvenir inoubliable de votre amitié, gentillesse et hospitalité durant mon délicieux séjour avec vous. Je n'oublierai jamais tout cela et je conserverai précieusement ce souvenir avec un sentiment de tendresse et de gratitude.

Je vous envoie quelques timbres postes qui, je l'espère, vous intéresseront.
Je vous souhaite de tout coeur, cher Mr. Hauser, un heureux Nouvel An et une vie longue, prospère et heureuse.
Espérant vous revoir et ne vous oubliant jamais, Votre très dévoué Shoghi."


Le 26 septembre de l'année suivante, il lui écrit encore:

"Mon cher Mr. Hauser,

Je suis rentré et la première lettre que je désire écrire, a mon retour chez moi, est pour mon inoubliable et cher Hauser sous le toit de qui j'ai goûté aux plaisirs de la pittoresque Suisse et aux charmes d'une hospitalité qui ne s'effacera jamais de ma mémoire.

Me rappelant mes expériences et mes aventures exténuantes suivies du repos que m'offrait le confortable et modeste chalet Hoheweg dont je n'oublierai jamais le charme, souvent je sens en moi le désir de vous voir un jour au sein de ma famille, chez nous vous montrant les preuves de ma gratitude et de mon affection.

Je viens de recevoir par courrier, quelques nouveaux timbres persans avec le portrait du nouveau Shah qui, je l'espère vous intéresseront.

Je vous souhaite de tout coeur une longue vie joyeuse et prospère et j'espère vous revoir un jour a Interlaken, au coeur de ce pays bien-aimé.
Je reste votre fidèle ami."


Le 18 décembre, il remercie son ami pour sa carte postale et lui envoie "un modeste souvenir de la cité de Haifa, si différente et inférieure aux beaux sites de votre pittoresque Suisse" et souhaite a son "cher et inoubliable ami" un Nouvel An prospère.

Cet homme était un vieux guide Suisse chez qui Shoghi Effendi avait loué une petite chambre, une mansarde sous le toit a raison de un franc par jour environ. Le toit était si bas que lorsque l'oncle de Shoghi Effendi qui était de grande taille vint le voir, il ne put rester debout. Il avait un petit lit, une cuvette et un broc d'eau froide pour se laver. Interlaken est au coeur de l'Oberland bernois et le point de départ de nombreuses excursions dans les montagnes et les vallées environnantes. Souvent Shoghi Effendi sortait bien avant le lever du soleil; il était habillé d'une culotte courte, d'un veston Norfolk, de bandes molletières en laine noire, de robustes bottes montagnardes, il partait, un petit sac tyrolien en grosse toile bon marché sur le dos, et une canne a la main. Il prenait le train jusqu'au pied d'une montagne ou d'un passage et de la il commençait son excursion, marchant souvent de dix a seize heures durant, habituellement seul mais aussi parfois accompagné de quelque jeune parent venu le voir. Ce dernier pouvait rarement soutenir la cadence et après quelques jours; il commençait a s'excuser.

En cordée avec un guide, il faisait l'ascension des plus hauts sommets. Ces expéditions durèrent pratiquement jusqu'à son mariage. Je me rappelle notre première visite a Interlaken, durant l'été 1937, Shoghi Effendi m'emmena a la maison de Hauser, voulant présenter sa femme au vieil homme a qui il était si attaché, qui avait écouté avec tant d'intérêt le récit enthousiaste de ses promenades ou de ses ascensions, émerveillé par l'énergie infatigable et par la détermination du jeune homme. Mais il était mort. Le Gardien alla au paisible petit cimetière montagnard visiter sa tombe et m'emmena avec lui. Shoghi Effendi me racontait souvent des anecdotes sur ces premières années dans les montagnes et me montrait tel pic dont il avait fait l'ascension, tel col qu'il avait franchi a pied.

Sa plus longue marche, disait-il, fut de quarante deux kilomètres avec le franchissement de deux cols. Il était souvent surpris par la pluie mais il continuait sa marche jusqu'à ce que ses vêtements sèchent sur lui. Je crois que ces longues heures de marche, sans repos, fatiguantes le guérissaient en quelque sorte des blessures profondes de son coeur, laissées par l'ascension du Maître.

Shoghi Effendi me racontait qu'il lui arrivait de ne rien manger avant son retour; que parfois a s'arrêtait dans une petite auberge (il m'emmena quelques fois dans ce restaurant) et commandait des pommes sautées,' des oeufs au plat et de la salade car c'était bon marché et bourratif, et il rentrait dans sa petite chambre mansardée, tombait fatigué, sur son lit et il s'endormait, s'éveillant pour boire une carafe de l'eau froide de la montagne et dormir a nouveau jusqu'à l'aube pour se lever et repartir. Il y avait quelque chose d'étrange et de profondément émouvant lorsque, le dernier été de sa vie, il retourna visiter une dernière fois tous les lieux qu'il avait aimés. On aurait dit que l'ombre imposante d'une des montagnes s'étendait sur lui.

Ces premières années du Gardiennat ne furent pas seulement les plus amères mais aussi celles où il fut le plus dur pour lui-même. Il avait une discipline rigide et l'appliquait tant a lui-même qu'a ceux qui l'entouraient. Il consacrait une somme plus que modeste pour l'été; elle devait suffire et n'était jamais augmentée qu'il fût seul ou accompagné d'un parent comme secrétaire ou d'un membre de la famille, comme cela arrivait quelques fois, vînt le rejoindre: il fallait faire plus d'économies si on était plus nombreux. Il ne voyageait qu'en troisième classe, même devenu un homme d'un certain âge. S'il voyageait de nuit, il dormait sur les durs bancs en bois; la tête reposant sur son sac tyrolien. Je peux me rappeler les rares occasions, où nous avons voyagé en première ou en. seconde classe et cela lorsque le train était trop sale ou trop bondé pour pouvoir voyager en troisième. Il avait deux modes de vie, l'un pour le chef reconnu de la Cause: aux yeux du public l'honneur de la Cause était le sien, et l'autre pour sa vie privée, incognito et n'ayant d'autre apparence que celle d'un homme modeste par nature, consciencieux et qui répugnait a dépenser luxueusement les fonds a sa disposition du fait de sa haute charge. Il n'avait a rendre compte a personne, aucun baha'i sur terre ne l'aurait questionné sur ce qu'il avait décidé de faire. Mais il se devait des comptes et il était un Maître difficile...

Comme il avançait en âge et que la charge qu'il portait l'usait de plus en plus, je fis pression sur lui, autant que je l'osai, pour qu'il soit moins dur, moins pointilleux envers lui-même, qu'il accepte au moins le confort d'un hôtel décent, qu'il fasse de temps a autre une cure pour sa santé, qu'il ait une chambre avec bain, qu'il mange, puisqu'il ne prenait qu'un repas par jour, une alimentation plus nourrissante et de meilleure qualité. Il n'accepta ce petit changement que parce que Milly Collins, dans son grand amour pour lui, prit l'habitude de lui offrir avant ses "vacances" une certaine somme en le priant de la dépenser pour lui-même pour ce qu'il voulait. C'est sur mon insistance véhémente qu'il accepta ce que Milly donnait avec un si tendre amour, pour lui personnellement. Une faible partie de cette somme était en fait dépensée pour lui, le reste servait a l'achat d'objets pour les jardins, les Lieux Saints et les Archives. Mais cela lui donnait un plaisir réel et de fait l'intention de Milly était respectée d'une manière ou d'une autre...

Shoghi Effendi m'a dit qu'il avait acheté pour un ou deux étés, au début de son ministère, une bicyclette et qu'il traversait les cols a bicyclette. Je me suis toujours demandé comment lui, si vif, si audacieux et manquant totalement de sens mécanique, il arrivait a rentrer invariablement sain et sauf. Il était peu intéressé par la mécanique, étant un intellectuel type, néanmoins il pouvait réaliser, lorsqu'il le voulait, des choses très délicates de ses mains.

Malgré sa retraite, car cette première absence en était une, les efforts déployés par Shoghi Effendi commençaient a porter leurs fruits. A la convention des baha'is américains, tenue en avril 1922, un pèlerin de retour de Haïfa déclarait: "Notre visite était due a la convocation de Shoghi Effendi. A Haïfa, nous avons rencontré des baha'is persans, indiens, birmans, égyptiens, italiens, et français... L'impression qui me frappa très fortement a mon arrivée, c'est que Dieu était au paradis et que tout allait bien dans le monde... Nous rencontrâmes Shoghi Effendi, tout habillé de noir, une figure émouvante. Pensez a ce qu'il représente aujourd'hui! Tous les problèmes des hommes d'Etat du monde ne sont que des jeux d'enfant en comparaison des affaires de cet adolescent devant qui se posent les problèmes du monde entier ... Personne ne peut imaginer ses difficultés qui sont écrasantes...

Le Maître n'est pas parti. Son Esprit est présent avec une puissance et une intensité plus grandes... Cet adolescent, Shoghi Effendi, est au centre de cette radiation. L'Esprit coule a travers ce jeune homme. Il est en réalité, jeune de figure, de forme et de manière, mais son coeur est le centre du monde, aujourd'hui. Lui seul peut sauver le monde et bâtir la vraie civilisation. Il est si doux, si humble, si désintéressé qu'il en est touchant a voir. Ses lettres sont une merveille. C'est une grande sagesse de Dieu de nous avoir donné ce point central de direction pour affronter les problèmes difficiles! Ces problèmes, comme les nôtres, lui arrivent de toutes les parties du monde. Il fait face; et il les résout le plus simplement...

Les grands principes posés par Baha'u'llah et 'Abdu'l-Baha ont leur fondation, maintenant, dans le monde extérieur du Royaume de Dieu sur terre. Cette fondation est posée, d'une manière sûre et certaine par Shoghi Effendi a Haïfa" Un autre ami parmi ceux qu'il avait appelé en consultation a Haïfa, déclara: "lorsqu'on arrive a Haïfa, qu'on rencontre Shoghi Effendi et qu'on voit travailler son coeur, sa raison, son esprit et sa compréhension magnifique des choses, c'est vraiment merveilleux". Ils racontèrent qu'a Haïfa, ils apprirent que Shoghi Effendi se retirait a 3 h. du matin et se levait a 6 h. et qu'une fois il avait travaillé 48 h. sans manger et sans boire. Shoghi Effendi avait envoyé aux amis réunis a la Convention un bouquet de violettes ainsi que l'expression de son amour, par l'entremise des pèlerins. Le rapport de la Convention mentionne; "Il apparut a tous que le temps de l'organisation du Royaume de Dieu sur terre était venu..." C'était le résultat des instructions données aux baha'is américains qui visitèrent Haïfa pendant les premiers mois de 1922. Cette convention élit une Assemblée Spirituelle Nationale remplaçant l'ancien Corps Exécutif du Temple Baha'i, et établit le travail de la Foi en Amérique du Nord sur des bases entièrement nouvelles.

En automne 1922, la plus Sainte Feuille profondément peinée par l'absence prolongée de Shoghi Effendi envoya quelques membres de sa famille le trouver et le prier de revenir en Terre Sainte. Dans la rue d'un petit village de montagne, alors qu'il revenait, dans la soirée, de sa marche quotidienne, Shoghi Effendi, surpris, rencontra sa mère qui le cherchait. Elle était venue de la Palestine accompagnée d'un autre membre de la famille du Maître. Elle informa, en pleurant, Shoghi Effendi du chagrin de Baha'iyyih Khanum, de la famille et des amis et le persuada de revenir et de reprendre sa place.

Un avis paru dans les Baha'is News de l'Amérique, du journal Star of tbe West, dit: "Shoghi Effendi... est revenu a Haïfa l'après midi du vendredi 15 décembre, en pleine santé et heureux. Il a repris les 'rênes de la charge' de Gardien de la Cause baha'ie que le Testament d'Abdu'l-Baha lui a confiée." Les lettres et les câbles du Gardien reflètent la transformation de son état. Deux jours après son retour, il écrivait aux croyants allemands: "Avoir été incapable, a cause des tristes circonstances sur lesquelles je n'avais aucun contrôle, d'être en relation étroite et constante avec vous... est pour moi une affligeante surprise et un regret profond et amer..." mais il poursuit qu'il était maintenant de "retour en Terre Sainte avec une vigueur renouvelée et un esprit reposé."

Le même jour il écrivait aux baha'is de France: "Reposé et rassuré, j'assume maintenant mes pénibles obligations."; et aux baha'is nippons: "ayant terminé mes longues heures d'isolement et de méditation", il affirme qu'il n'a douté a aucun moment "... que ma retraite soudaine du champ de service actif... puisse jamais étouffer vos tendres espérances." Il expliqua clairement que pour lui cette "soudaine disparition" avait été nécessaire: "Aussi prolongée que fût cette période" écrit-il le 16 décembre 1922 aux Américains "j'ai senti depuis le lever de ce jour nouveau pour moi, la nécessité d'une telle retraite qui, malgré la dislocation temporaire qu'elle pouvait entraîner, dépasserait de loin par ses résultats tout service immédiat que j'aurais pu rendre humblement au seuil de Baha'u'llah." Shoghi Effendi commémora le premier anniversaire de l'ascension d'Abdu'l-Baha dans sa retraite; faire face a un tel événement a Haïfa, au tombeau d'Abdu'l-Baha était probablement plus qu'il ne pouvait supporter la première année de son Gardiennat.

"Avec un sentiment de joie et de confiance" comme il le dit lui-même, Shoghi Effendi se jeta alors dans le travail. Quelque chose de sa vraie nature, qui avait amené un baha'i a lui écrire, lorsqu'il était étudiant a Beyrouth, "votre visage souriant est toujours devant moi", lui était revenu. Cela apparaît nettement dans la masse de télégrammes qu'il envoya a pratiquement tout le monde baha'i, le 16 décembre 1922, le lendemain de son arrivée. Je cite la copie exacte de ces télégrammes extraits de ses propres archives:

IRAN

"Que le Seigneur des Armées, avec ma rentrée dans le champ de service, accorde une nouvelle bénédiction a ses vaillants combattants de cette terre favorisée, est réellement ma plus fervente prière."

AMERIQUE

"La marche en avant de la Cause n'a pas été et ne pourra jamais être arrêtée. Je prie le Tout-Puissant, maintenant que reposé et renouvelé, que mes efforts conduisent avec votre soutien constant, a glorieuse victoire."

GRANDE-BRETAGNE

"Consolé et fortifié, je joins maintenant mes humbles efforts a vos infatigables actions pour la Cause de Baha'u'llah."

ALLEMAGNE

"Unis depuis longtemps avec vous dans mes pensées et méditations j'ajoute maintenant avec joie et espérance le lien supplémentaire de participation active a un service a vie au seuil de Baha'u'llah."

INDE

"Que notre réunion dans l'arène glorieuse de service soit, dans le champ spirituel de ce pays, le précurseur de victoires triomphales."

JAPON

"Reposé et rassuré je vous tends maintenant a travers les mers lointaines la main de coopération fraternelle dans la Cause de Baha'u'llah."

MESOPOTAMIE

"Avec un zèle non diminué et une force renouvelée j'attends maintenant en Terre Sainte vos joyeuses nouvelles."

TURQUIE

"De retour dans ces environnements sacrés, je tends vers vous une main de condisciple au service de la Cause de Baha'u'llah."

FRANCE

"Attends vos joyeuses nouvelles en Terre Sainte." Le 18 décembre il télégraphiait:

SUISSE

"Prie transmettre mes amis Suisse assurance de ma coopération indéfectible a mon heureux retour en Terre Sainte." Le 19 décembre il envoyait les deux câbles suivants:

ITALIE

"Transmettez amis italiens mes meilleurs voeux au retour en Terre Sainte."

DUNN

"Attends affectueusement en Terre Sainte bonnes nouvelles des amis australiens."

Shoghi Effendi envoya également des télégrammes a certains membres de sa famille. Ils traduisent sa détermination, son impatience et une touche de cette exubérance juvénile qui vous perce le coeur de sympathie. Le 18 décembre, il télégraphiait a une de ses tantes qui visitait l'Egypte: "tiens solidement et définitivement les rênes de la charge. Vous me manquez terriblement. Rassurez moi sur votre santé." A son cousin il télégraphiait le même jour: "Ai réintégré champ de service. Ai confiance votre indéfectible coopération" et a un autre cousin éloigné, le lendemain: "... avec confiance espère votre coopération fraternelle."

Méthodique, Shoghi Effendi possédait, les premières années de son Gardiennat, des archives très complètes et gardait les copies des lettres envoyées. Plus tard, la pression du travail et des événements l'en empêchèrent, sauf pour les télégrammes dont il conservait les copies par ordre numérique et par année et ce jusqu'à la fin de sa vie. Il avait établi une liste de 67 centres, d'Est et d'Ouest auxquels il avait écrit les premiers mois de 1922. Il note que, du 16 décembre 1922 au 23 février 1923, il a écrit a 132 centres différents et plus d'une fois a certains. Dans une lettre du 16 décembre il affirme: "... J'attendrai maintenant impatiemment les joyeuses nouvelles du progrès de la Cause et de l'extension de vos activités et n'épargnerai aucun effort pour communiquer aux fidèles d'ici et d'ailleurs les agréables nouvelles de la marche progressive de la Cause." La correspondance de cette période couvre 21 pays et 67 villes. Mais il ne me semble pas qu'il ait écrit a plus d'une vingtaine de personnes privées, dont beaucoup de non baha'is. Les pays avec lesquels il correspondait depuis le commencement de son ministère sont: "l'Iran, la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne, l'Italie, la Suède, les Etats-Unis, le Canada, l'Australie, les Iles du Pacifique, le japon, l'Inde et la Birmanie, la Palestine, le Caucase, le Turkistan, la Turquie, la Syrie, la Mésopotamie et l'Egypte.

Typiquement enthousiaste et consciencieux, Shoghi Effendi, le lendemain de son retour en ce décembre 1922, s'asseyait et écrivait a ses amis britanniques:

Mes très chers frères et soeurs dans la foi de Dieu!

Puis-je au commencement de ceci, ma première lettre a vous, vous transmettre par des mots, quoique inadéquats mais vraiment sincères et profondément sentis, le degré de mon ardente impatience, lors de ma retraite, de retourner rapidement vous tendre la main pour le grand travail de consolidation qui attend tout croyant sincère de la Cause de Baha'u'llah. Maintenant que je me sens heureusement restauré dans une position où je peux suivre, d'une manière continue et vigoureuse, le fil de mes nombreuses obligations, l'amertume de toute déception ressentie de temps a autre, pendant ces pénibles mois passés, déception due a mon sentiment de non préparation, s'est confondue dans la douceur de l'heure présente où je me rends compte que spirituellement et physiquement je suis mieux équipé pour porter les responsabilités de la Cause... Je sens l'impérieux besoin de vous dire combien j'ai été reconnaissant et satisfait quand j'ai appris les nouvelles de la formation d'un Conseil National dont le principal objet est de guider, de coordonner et d'harmoniser les diverses activités des amis..."

Il termine cette lettre en les assurant qu'avec une "affection durable et de vigueur renouvelée", il attend impatiemment de leurs nouvelles, et il signe très simplement "votre frère Shoghi." Dans une lettre datée du 23 du même mois , il leur dit: "J'ai attendu impatiemment, ces derniers jours, le premier message écrit de mes amis occidentaux depuis qu'ils ont appris mon retour en Terre Sainte." Il affirme que la première lettre arrivée de l'ouest fut celle d'un croyant anglais et il poursuit: "j'espère très sincèrement, maintenant que j'ai réintégré pleinement ma charge, pouvoir offrir mon humble part d'aide et de conseil pour l'important travail qui vous attend." Dans une lettre privée du 20 décembre a un parent, il exprime ses plus intimes sentiments: "Vraiment ma tâche est immense, mes responsabilités nombreuses et graves, mais l'assurance que me donnent les paroles du Maître le plus sage, dans mon travail est mon bouclier et mon soutien dans la carrière qui se déroule maintenant devant moi."

Dans sa première lettre a l'Assemblée Nationale d'Amérique nouvellement élue, écrite le 23 décembre, il dit: "Avoir été incapable, par des circonstances imprévues et inévitables, de correspondre avec vous depuis que vous avez entrepris vos nombreuses et pénibles obligations, c'est pour moi une cause de profond regret et de triste surprise." Ce sont les paroles d'un homme qui sort du fond d'un cauchemar; elles montrent la profondeur de l'abîme dans lequel il était plongé durant l'année précédente.

"je suis cependant", poursuit-il, il convaincu et soutenu par la conviction, jamais affaiblie dans mon esprit, que tout ce qui arrive a la Cause de Dieu, quelque inquiétant que ce soit dans ses effets immédiats, est voulu par la Sagesse infinie et tend a promouvoir ses intérêts dans le monde."

Dans ses premières lettres il invite les Assemblées a lui écrire et leur demande de l'informer sur leurs "besoins, désirs et voeux, sur leurs plans et activités" afin qu'il puisse "par mes prières et mon aide fraternelle contribuer, si peu que ce soit, au succès de leurs glorieuses missions dans le monde." Il est profondément reconnaissant pour la manière dont "mes humbles suggestions ont été suivies" et assure les amis de "son assistance fraternelle et toujours disponible."

Les baha'is ayant appris par ses câbles, le retour du Gardien, un flot de correspondance venant de toutes les parties du monde, le submergea. Bien qu'elle fût rassurante, cette correspondance mit Shoghi Effendi dans l'embarras. Il en parle franchement dans une lettre écrite pendant la première année de son ministère, a un cousin éloigné. "Un de mes problèmes les plus urgents est celui de la correspondance des amis. Imiter le Maître serait présomptueux de ma part et en regard de l'extension rapide de la foi, impraticable. Correspondre personnellement avec quelques uns et ne pas répondre aux autres, je suis sûr que vous le comprenez, mènera graduellement a des frictions, découragement et même a l'animosité, car, comme vous le savez très bien, il y a un nombre considérable d'amis qui attendent beaucoup et font peu. Abandonner complètement la correspondance individuelle et compter sur les messages indirects de mes collaborateurs pendant que je consacrerai tout mon temps a la correspondance directe avec les Assemblées a travers le monde est également difficile. J'apprécierais vraiment votre opinion sur ce problème épineux. La dernière solution a l'inconvénient évident de couper toutes mes relations personnelles avec les amis."

En janvier 1923 le Gardien écrivait aux croyants allemands que "l'expansion merveilleusement rapide du Mouvement a travers le monde" l'empêchait de correspondre individuellement avec tous les croyants de l'Est et de l'Ouest car cela "exigerait tant de temps et d'énergie de ma part que cela m'empêcherait d'accorder une attention adéquate a mes autres devoirs qui sont si urgents et si vitaux en ces jours.

Je devrai en conséquence, a contre coeur, me borner a la correspondance avec les groupes baha'is dans chaque localité, ville ou hameau... et coordonner leurs... activités par l'intermédiaire de l'Assemblée Nationale..." La question le préoccupe encore en novembre 1923. Il écrit a l'Assemblée Nationale britannique qu'il considère ce problème avec "une attention soutenue et minutieuse" et il leur assure "qu'aucun message écrit, quelque peu important qu'il soit, ne sera ouvert ni lu par personne d'autre que moi-même, en premier lieu." En 1926, il écrit: "Je suis si perplexe et préoccupé que je trouve difficilement le temps pour une correspondance directe."

Pendant de nombreuses années, en fait pendant trente six ans, cette question de savoir comment trouver le temps de venir a bout de sa correspondance préoccupa le Gardien. Il décida finalement de continuer a répondre aux lettres individuelles, en particulier celles venant de l'Occident ou des pays où il y avait de nouveaux croyants. Car, il découvrit, par de tristes expériences, que les Assemblées n'étaient pas toujours assez sages dans leurs relations humaines pour guérir les blessures et garder les amis actifs dans la foi. Cette correspondance avec des personnes privées, n'était pas toujours bien appréciée par les institutions nationales qui, voyant une personne privée détentrice d'un fait important, pensaient que c'étaient elles qui devaient être la voie de transmission officielle d'un tel fait.

Dans une lettre écrite par le secrétaire du Gardien de sa part en 1941, nous trouvons sa propre explication de sa politique en cette matière: "Shoghi Effendi a souvent répété aux croyants de toutes les parties du monde que les baha'is sont entièrement libres de lui écrire sur tout sujet qui leur plaît. Il est naturellement libre de répondre de la manière qui lui plaît. A l'époque actuelle où les institutions de la Cause commencent précisément a fonctionner, il considère qu'il est essentiel de tenir cette large correspondance malgré ce qu'elle ajoute a toutes ses autres charges. Il arrive parfois que la première information qu'il reçoit sur un fait important influençant, d'une manière ou d'une autre, les intérêts de la Foi, vienne d'une lettre privée au lieu d'une Assemblée. Il est naturellement préférable que les informations viennent d'une institution administrative, mais quelque soit la source, le Gardien est uniquement préoccupé des intérêts de la foi, et quand il estime une mesure déterminante il l'affirme dans sa réponse. Il a toute liberté de le faire".

Shoghi Effendi écrit a Tudor Pole en 1923: "Maintenant j'ai complètement recouvré la santé et je suis, a présent, intensément occupé par mon travail".

La correspondance n'était pas son unique activité, loin de la. Il était également "engagé au service des nombreux pèlerins qui visitent, en ces jours, ce Lieu sacré". Il avait l'habitude, en ces premiers temps de son ministère de tenir des réunions régulières dans la maison d'Abdu'l-Baha. Cinq jours après son retour, en décembre 1922, il écrit: "j'ai communiqué vos nouvelles a ces aimables pèlerins et aux amis résidant en Terre Sainte que je rencontre régulièrement dans la pièce qui était la salle d'audience du Maître."

En plus de veiller au bien-être des pèlerins, de prendre un repas par jour avec les pèlerins occidentaux dans la Maison des pèlerins, en face de la maison d'Abdu'l-Baha, de visiter le Tombeau du Bab et du Maître avec les pèlerins orientaux et de prendre souvent une tasse de thé dans la Maison de pèlerins adjacente au Tombeau, Shoghi Effendi consacrait déjà beaucoup de temps et d'attention a l'amélioration et au développement du Centre Mondial de la Foi. Le 9 avril 1922, les travaux de construction de la nouvelle Maison des Pèlerins occidentaux commençaient. Les plans de cet édifice avaient été faits au temps d'Abdu'l-Baha, et Shoghi Effendi les exécutait maintenant avec vigueur. Le premier jour du Ridvan de la même année, bien que Shoghi Effendi ait déjà quitté Haïfa, les Mausolées du Bab et de Baha'u'llah étaient illuminés électriquement pour la première fois, a la suite des arrangements pris avant l'ascension du Maître, mais, encore une fois, sous la supervision de Shoghi Effendi lui-même. Pendant la visite du mois de mars 1922 de Mason Remey, Shoghi Effendi discutait déjà avec lui des différentes possibilités lointaines de la construction d'un tombeau pour 'Abdu'l-Baha, du site du futur Tempe baha'i sur le Mont Carmel et d'un plan paysager général pour les propriétés baha'ies.

Tout cela peut être considéré comme la partie la plus plaisante de son travail, malgré le temps et l'énergie que cela exigeait. Ce sont les activités des briseurs du Covenant qui l'écrasèrent au-dela de toute endurance. Le lendemain de son arrivée a Haïfa, il écrivait: "Déjà... les promesses terribles d'Abdu'l-Baha concernant les briseurs du Covenant sont accomplies d'une manière saisissante." Chaque jour la situation empirait. En février 1923, il sentit la nécessité de télégraphier a l'Amérique: "Envoyez tout courrier recommandé - Informez les amis - " montrant par la sa préoccupation de recevoir sûrement le courrier postal. En janvier, il avait écrit a Husein Afnan:

"je présume que vous avez appris de votre expérience passée, que je défends avec une sincérité absolue et une équité scrupuleuse toute chose concernant la Cause et avec une attitude inflexible envers les ennemis du Mouvement, les Nakeseens, dont Dieu seul fera échouer les efforts vils et incessants." Le destinataire de cette lettre, un petit-fils de Baha'u'llah et un neveu d'Abdu'l-Baha devint lui-même un briseur du Covenant notoire peu après. ses trois frères épousèrent trois petites-filles du Maître, dont deux soeurs du Gardien lui-même, il se tissa ainsi une toile inextricable de sentiments familiaux, de déloyauté et de haine autour de lui de telle sorte, qu'a la fin, toute la famille d'Abdu'l-Baha y fut impliquée et Shoghi Effendi perdit toute sa parenté.

Nous voyons briller la, dans le coeur innocent du jeune Gardien, l'airain d'un homme d'Etat, le grand Protecteur de la Foi, le Défenseur des fidèles, celui qu'Abdu'l-Baha a laissé a ses disciples comme le plus grand don, son bien le plus précieux. Vers la fin de cette même lettre, Shoghi Effendi assure son interlocuteur: "Avec un coeur pur, j'attends avec impatience les signes qui révéleront, sans erreur possible, votre désir et détermination de rester fidèle au Testament du Maître et d'éviter, de toutes les manières, les briseurs du Covenant." C'était, d'après les paroles mêmes de Shoghi Effendi, au milieu de la chaleur et de la poussière provoquées par les attaques lancées par des ennemis sans repos" qu'il devait continuer son travail.

La position de la Foi nécessitait l'établissement de relations prudentes avec les autorités mandataires. 'Abdu'l-Baha était bien connu et hautement estimé. Il était accepté comme le chef du "Mouvement", comme on disait les premiers temps, bien que personne, en Palestine, n'eût le moindre soupçon sur ses vastes implications. Le 19 décembre 1922, Shoghi Effendi télégraphiait au Haut-Commissaire de la Palestine a Jérusalem: "Prie d'accepter mes meilleurs voeux et compliments a mon retour en Terre Sainte et la reprise de mes devoirs officiels." Comme il avait dû y avoir un énorme bourdonnement de commérages répandus avec ardeur, sans doute par les briseurs du Covenant, au sujet de ses huit mois de retraite, c'était un acte bien calculé par Shoghi Effendi et aussi un geste de courtoisie.

Cependant, ce qui préoccupait le plus Shoghi Effendi, c'était le Tombeau de Baha'u'llah a Bahji. Les clés de la tombe intérieure étaient encore dans les mains des autorités. L'accès des autres parties du Tombeau était permis aussi bien aux baha'is qu'aux briseurs du Covenant.

Shoghi Effendi ne se reposa que lorsqu'il réussit a obtenir, par les représentations qu'il fit aux autorités, soutenues par la pression constante des baha'is du monde, la garde de la Tombe Sacrée. Le 7 février 1923, il écrivait a Tudor Pole: "J'ai eu un long entretien avec le Colonel Symes et lui ai pleinement expliqué l'état exact des affaires, la voix nette et irrésistible de toute la Communauté baha'ie proclamant son inébranlable détermination a soutenir le Testament d'Abdu'l-Baha. Il a envoyé récemment un message a Muhammad 'Ali réclamant une somme de 108 £ pour les frais des policiers et affirmant que, comme il était l'agresseur, les dépenses lui revenaient. Jusqu'ici, il n'a pas acquiescé a cette requête et j'attends très anxieusement les développements futurs de l'affaire."

Le lendemain, Shoghi Effendi recevait de son cousin qui était a Jérusalem le câble suivant:

"Son Eminence Shoghi Effendi Rabbani, Haïfa.

Lettre reçue - Actions immédiates prises - La décision finale par le Haut Commissaire est en votre faveur - La clef est vôtre."


La lettre dont parle ce télégramme était celle qu'avait écrite au Haut Commissaire, le Gouverneur d'Akka, Sir Gilbert Clayton. Dans une lettre a Tudor Pole, Shoghi Effendi précisait qu'il était en terme chaleureux avec le Gouverneur de Haïfa, le Col. G. Stewart Symes et qu'il avait rencontré Sir Gilbert. C'est, sans doute, a cause de ses relations et contacts que les autorités décidèrent en faveur du Gardien et que les clefs furent rendues officiellement au Gardien légitime baha'i du Mausolée qui en avait été dessaisi, par force, un an auparavant.

La sécurité du Qiblih du monde baha'i était maintenant assurée, une fois pour toutes. Mais la maison qu'avait occupée Baha'u'llah a Baghdad était encore aux mains des ennemis Shi'ahs de la foi. Elle l'est toujours. La bataille pour reprendre la garde de cette demeure devait inquiéter et préoccuper Shoghi Effendi pendant de nombreuses années.

Chaque fois qu'on entre dans le détail d'une période particulière de la vie du Gardien, on est tenté de dire. c'était la pire période. Tout au long de son ministère, il eut des problèmes a résoudre, des efforts a déployer, des pressions insupportables a subir. Mais il y a un modèle, des thèmes, des hauts et des bas: 1922, 1923 et 1924 paraissent, tout au moins en ce qui concerne sa vie privée, comme une tentative héroïque de prendre en main ce Léviathan qu'est la Cause de Dieu et qu'il a été chargé d'enfourcher.

Maintes et maintes fois, il est tiraillé par les affres du doute concernant sa propre valeur d'être le successeur d'Abdu'l-Baha. Il lutte contre lui même, comme tant de Prophètes et d'élus le firent avant lui. Il argumente dans le tréfonds de son âme contre sa destinée, protestant contre la fatalité, et en appelant a Dieu pour être relevé. Mais en vain. Il était fermement pris dans les mailles du puissant Testament du Maître. Il y fait souvent allusion dans ses lettres: "l'orage et la tension qui agitèrent ma vie depuis l'ascension d'Abdu'l-Baha"; "pour ma part, quand je regarde en arrière les circonstances malheureuses de mauvaise santé et d'épuisement physique qui marquèrent les premières années de ma carrière au service de la Cause, je suis comblé: j'aurais été vraiment découragé sans la mémoire réconfortante, l'exemple inspirant et les efforts diligents que mes collaborateurs du monde entier déployèrent sans relâche, au service de la Cause, durant ces deux années émouvantes." Dans une autre lettre, il écrit: "... revoyant ces jours moroses de ma retraite, rendue amère par des sentiments d'anxiété et de tristesse... Je peux très bien imaginer le degré de difficulté et même d'affliction, qui a dû agiter l'esprit et l'âme de tout serviteur affectueux et loyal du Bien-Aimé pendant ces longs mois de "suspense" et d'inquiétant silence..."

Que sa propre condition et ce qu'il considérait comme son incapacité a l'élever a la situation où l'ascension du Maître l'avait placé, l'aient chagriné plus que toute autre chose pendant de nombreuses années, cela apparaît dans les extraits de ses lettres. Pas plus tard que le 24 septembre 1924, il écrivait: "je déplore l'effet perturbateur de mes retraites forcées et répétées du champ de service... mon absence prolongée, mon inaction complète ne doivent pas, cependant, être attribuées seulement a quelques manifestations extérieures d'inharmonie, de mécontentement et de déloyauté, quelque paralysant que soient leurs effets pour la continuation de ma tâche, mais aussi a ma propre imperfection, a mon manque de mérite et a ma faiblesse." Dès le commencement sa tâche la plus dure fut de s'accepter lui-même.

Au commencement de l'été 1923, Shoghi Effendi quitta une nouvelle fois Haïfa pour chercher la santé et la consolation de la solitude dans les hautes montagnes de la Suisse. Mais a l'inverse des années suivantes où il continuait a rester en contact permanent avec le travail de la foi par câbles et lettres, ce fut cette fois encore, une coupure complète, une fuite dans le désert, une recherche de l'âme, une communion avec lui-même et sa destinée, afin de trouver la force de revenir et d'assumer les obligations de sa haute charge. Il revint en novembre 1923. Le 14 du même mois, il informait les croyants américains de son retour après une absence "forcée".

Cette lettre donne une indication sur ce qui a dû se passer en lui durant cette période. Il dit: "Les révélations remarquables du Testament du Bien-Aimé, si stupéfiant dans tous ses aspects, si emphatique dans ses injonctions, mettent au défi et laissent perplexes les esprits les plus pénétrants..." Peut-on douter qu'elles le rendaient également perplexe? Shoghi Effendi si fortement marqué par son humilité naturelle d'une part, sa foi et confiance absolues en le Maître d'autre part, a dû réellement beaucoup réfléchir aux implications du Testament d'Abdu'l-Baha et a ce que devait être sa démarche maintenant qu'il était de retour après un long silence ininterrompu", pour prendre en main, une nouvelle fois "mon travail de service a la, cause de Baha'u'llah."

Cette fois, il arriva avant la commémoration du second anniversaire de l'ascension du Maître. Les télégrammes qu'il envoya a cette époque a différents pays, montrent qu'il était profondément ému. Il fait allusion, dans ces câbles, "aux souvenirs poignants" a "la tristesse et la souffrance" que cet anniversaire évoquait. Il télégraphia en Perse: "Puisse la plus sombre heure d'angoisse de cette nuit introduire l'aube d'un jour nouveau pour la Perse bien-aimée." Pendant de nombreuses années, dans de nombreux messages, il souligne cet anniversaire qui évoquait toujours des souvenirs lointains et tragiques pour lui. Je me rappelle, après le trente-cinquième anniversaire de l'ascension d'Abdu'l-Baha, Shoghi Effendi répéta plusieurs fois: "Vous rendez-vous compte que j'ai porté cette charge pendant trente six ans? je suis fatigué, fatigué! "

Après 1923, on peut dire qu'un nouvel être, un Gardien ailé sortit de la chrysalide de la jeunesse. Les ailes n'étaient peut-être pas encore tout a fait déployées, mais leurs battement gagnaient en ampleur, en envergure et en assurance avec les ans. Elles étendirent réellement leur ombre sur toute l'humanité. Dans ses premiers écrits on voit sa maîtrise se développer en style, en pensée et puissance. Prenons quelques faits et citations et voyons avec quelle clarté ils illustrent cette évolution.

Dès le commencement, il se tourna avec une confiance et foi touchantes vers les croyants et gagna leur coeur. Il leur demanda de prier pour lui, afin qu'il puisse en collaboration avec eux, assurer "le triomphe rapide de la Cause de Dieu" dans toutes les régions. Ses questions sont des défis., ses réflexions incisives: "Devons-nous nous laisser emporter par le flot des idées creuses et contradictoires, ou bien rester debout, indomptés et immaculés, sur le roc éternel des divines instructions de Dieu?", "... devons-nous croire que tout ce qui nous arrive est divinement ordonné et en aucun cas le résultat de notre pusillanimité et négligence?" Déjà, en 1923, il voit le monde et la Cause comme deux choses distinctes, a ne pas amalgamer, dans nos esprits, en un tout hasardeux et sentimental. La volonté de Dieu, affirme t il "s'oppose aux opinions chimériques, aux doctrines impuissantes, aux théories crues, aux imaginations oisives et aux conceptions a la mode, d'un âge transitoire et troublé."

Shoghi Effendi mentionne maintes fois, dans ses lettres de ces premières années du Gardiennat, la nécessité de "se lever pour offrir votre part de service a ce monde souffrant et inconscient". Dans une lettre a un ami il fait une distinction hautement révélatrice: "Le moment est venu pour les amis... de réfléchir non pas a la façon dont ils doivent servir la Cause, mais a la façon dont la Cause doit être servie." Nous pourrions très bien continuer, aujourd'hui, a réfléchir sur ces paroles. Quels sont les besoins de la Cause, quelle est sa direction, quels sont ses buts?

L'intérêt de Shoghi Effendi pour le Pacifique et sa conscience du développement futur de la Cause dans ces régions se manifestèrent dès le début de son Gardiennat. En janvier 1923, il écrivit aux îles du Pacifique, en des termes réjouissants et romantiques "dont les noms mêmes évoquent en nous un si grand sentiment d'espoir et d'admiration que l'écoulement du temps et les vicissitudes de la vie ne pourront jamais affaiblir ou effacer." En janvier 1924, Il adressa une lettre "Aux bien-aimés d'Abdu'l-Baha en Australie, Nouvelle Zélande, Tasmanie et les îles adjacentes du Pacifique. Amis et hérauts du Royaume de Baha'u'llah! Une brise fraîche, chargée de parfum de votre amour et dévouement a notre Cause bien-aimée, a flotté de nouveau, depuis vos lointains rivages du Sud vers la Terre Sainte et nous a rappelé, a chacun et a tous, cet esprit inextinguible de service et de sacrifice de soi que l'ascension de notre Bien-Aimé a allumé dans presque tous les coins du monde."

Les paroles qu'il adressa a une des Assemblées américaines en décembre 1923, résonnent presque comme un monologue intérieur: "La sagesse insondable de Dieu a décrété que nous, les porteurs du plus grand Message du monde a l'humanité souffrante, nous devons travailler et promouvoir notre tâche dans des conditions de vie difficiles, dans un environnement défavorable et face a des tribulations sans précédent, sans moyens, sans influences et sans aides et parvenir, fermement et sûrement, a la conquête et a la régénération du coeur humain." Beaucoup de ces premières lettres aux Assemblées Spirituelles ont cette qualité non pas de disserter mais de dire a haute voix ses plus intimes considérations.

Le même mois, il écrivait: "... En vérité, le progrès de notre travail, quand nous le comparons a la montée et au développement sensationnel d'une cause terrestre, a été lent et pénible. Cependant, nous croyons fermement et nous ne douterons jamais que la grande révolution spirituelle que le Tout Puissant fait accomplir par nous, dans le coeur des hommes, est destinée a réaliser, assidûment et fermement, la régénération complète de toute l'humanité."; "Quelles que soient nos tribulations, quelque inattendues que soient les misères de la vie, rappelons-nous de la vie qu'il (le Maître) nous a tracée devant nous; et, reconnaissants et inspirés, portons notre charge avec courage et fermeté afin que dans le monde a venir, en la divine Présence de notre Consolateur affectueux, nous recevions sa vraie consolation et la récompense de nos labeurs."; "Quoi qu'il nous arrive et quelque sombre qu'apparaisse la perspective de l'avenir, si nous jouons notre rôle, nous pouvons être sûrs que la Main de l'Invisible travaille, façonnant et moulant les événements et les circonstances du monde, et pavant la voie de la réalisation finale de nos buts et espérances pour l'humanité."; "Notre premier devoir est de créer par la parole et par les actes, par notre conduite et notre exemple, l'atmosphère dans laquelle les graines des paroles de Baha'u'llah et d'Abdu'l-Baha, semées avec profusion durant presque quatre-vingts ans, germent et donnent ces fruits qui seuls peuvent assurer la paix et la prospérité a ce monde bouleversé."; "... Levons-nous pour enseigner sa Cause avec droiture, conviction, compréhension et vigueur... faisons-en la passion dominante de notre vie. Dispersons-nous dans les coins les plus reculés de la terre, sacrifions nos intérêts personnels, notre confort, nos goûts et nos plaisirs, mêlons-nous aux divers peuples et races du monde; familiarisons-nous avec leurs manières, traditions, façons de penser et coutumes."

Certaines de ces paroles résonnent comme les grands messages de la période de l'exécution du Plan divin, mais elles ont été écrites pendant l'hiver 1923-24, Il s'était imposé la tâche de voir la foi émerger "au grand jour d ' e la reconnaissance universelle", un terme qu'il employa la même année.

Imbibé des enseignements depuis son enfance, privilégié d'entendre, de lire et d'écrire très souvent les paroles du Maître, dans sa jeunesse, Shoghi Effendi, guida fermement les amis de l'Est et de l'Ouest tout au long de leurs routes. Déjà en mars 1922, dans une de ses premières lettres aux croyants américains, il affirmait: "Il est strictement interdit aux amis de Dieu de se mêler aux affaires politiques." Il emploie le terme de " pionnier" dans ses premières lettres, et en 1925, il tient une liste des centres baha'is a travers le monde!

Malgré ce qu'il décrivait comme "le sentier épineux de mes pénibles obligations", malgré "la charge oppressive des responsabilités et des soucis qui est mon sort et que j'ai le privilège de porter", il exprimait clairement et comprenait brillamment les besoins et les tâches que les croyants affrontaient. Il définissait aussi nettement le genre de relations qu'il désirait avoir avec les baha'is, et la manière dont ils devaient le considérer. Le 6 février 1922, il écrivait a un baha'i iranien: "Aussi haut que je puisse monter dans l'avenir, je désire me réaliser en tant qu'un et seulement un des nombreux travailleurs de son vignoble, et être connu comme tel.. quoi qu'il arrive, j'ai confiance en son merveilleux amour (celui d'Abdu'l-Baha) pour moi. Puis-je ne jamais entraver d'aucune manière, par mes actes, réflexions ou paroles, le flot fortifiant de son Esprit dont j'ai si fortement besoin pour faire face aux responsabilités qu'il a placées sur mes jeunes épaules..."

Le 5 mars, il ajoutait le post-scriptum suivant a une lettre aux croyants américains: "puis-je également exprimer mon désir sincère d'être considéré par les amis de Dieu de tous les pays comme rien d'autre que leur vrai frère, uni a eux dans notre commune servitude au Seuil sacré du Maître, et qu'ils s'adressent a moi, dans leurs lettres et paroles, comme a Shoghi Effendi, car je ne désire pas être connu sous d'autre nom que celui par lequel le Maître bien-aimé avait coutume de m'appeler; un nom qui, de toutes les autres désignations, contribuera davantage a mon progrès et avancement spirituel." En 1924, il télégraphiait en Inde, brièvement et nettement:

"Mon anniversaire ne doit pas être commémoré". En 1930, son secrétaire écrivait de sa part: "Concernant le rang de Shoghi Effendi: Il n'en a certainement pas d'autre que celui que lui confère le Maître dans son Testament et sa volonté affirme également ce qu'est le rang de Shoghi Effendi. Si quelqu'un interprète mal une partie du Testament, il interprète mal tout le Testament." Quand Shoghi Effendi écrivit l'ouvrage connu sous le titre de la Dispensation de Baha'u'llah, il clarifia une fois pour toutes, sa position, se dissociant catégoriquement des prérogatives et de la position que Baha'u'llah avait conférées a 'Abdu'l-Baha: "A la lumière de cette vérité, prier au nom du Gardien de la Cause, s'adresser a lui comme seigneur et maître, le qualifier de sainteté, rechercher sa bénédiction, célébrer son jour de naissance ou commémorer un événement se rapportant a sa vie équivaudrait au reniement des vérités fondamentales contenues dans notre foi bien-aimée." En 1954, son secrétaire écrivait de sa part: " ... Il n'est jamais allé jusqu'à interdire aux amis de posséder des photos de lui; il désirerait simplement qu'ils mettent l'accent sur le Bien-Aimé Maître."


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