Le prisonnier de Saint-Jean-d'Acre
Par André Brugiroux, célèbre globe-troteur ayant parcouru le monde en auto-stop


Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant


Chapitre 2. LA TERRE N'EST QU'UN SEUL PAYS

La terre n'est qu'un seul pays : rêve, utopie ou réalité?

J'en ai la profonde conviction.

C'est la conclusion de mon long voyage, cependant je m'aperçois que cette idée est accueillie très différemment. Je ne peux oublier l'expression incrédule de l'un de mes voisins lors de mon retour à Brunoy.

- Comment, me dit-il éberlué, tu vas te "crever" à faire tous ces kilomètres, visiter tous ces pays, rencontrer tous ces gens si différents et maintenant tu me soutiens que la terre n'est qu'un seul pays!

Les Français sont réputés dans le monde pour être vifs d'esprit et "cultivés". Malgré cela, le cher voisin ne comprenait pas.

Lorsque je dis à un Congolais dénudé au milieu de la forêt vierge que la terre n'est qu'un seul pays, il acquiesce sans hésitation. Il saisit tout de suite cette notion: nous sommes tous frères et il ne peut y avoir qu'une seule terre. Mais le Congolais ne prétend pas tout savoir, lui, il n'est pas cultivé, "civilisé". Là est la différence. L'intellectualisme ne lui a pas desséché le coeur.

Au Québec, lors d'une causerie dans un CES, un jeune chevelu, genre hippie diraient certains, après m'avoir écouté patiemment, se leva en m'objectant avec son accent inimitable:

- Ah ben alors, "touâ", tu rêêêves en couleurs !

La terre n'est qu'un seul pays est devenu la réalité d'aujourd'hui.

Les incroyables inventions techniques depuis le temps où Samuel Morse se préparait à envoyer son curieux message dans les airs ont effectivement réduit la terre à la grosseur d'un pays. Grâce à l'électricité notamment, nous sommes tous en quelques années devenus solidaires. Aucune personne sensée ne peut nier cette évidence. Nous sommes tous reliés, le seuil de chaque humain est désormais à notre portée.

Les bergers solitaires du Sahel portent en bretelle le transistor. Même les tribus réputées les plus inaccessibles possèdent aujourd'hui cette merveilleuse petite boîte sonore qui grésille dans les cases et donne en permanence les nouvelles du monde entier. Ces primitifs ne sont plus isolés. Ils savent ce qui se passe ailleurs, heure par heure, au même titre que nous, les nantis. Ils lèvent la tête vers le ciel et ne s'émeuvent nullement de voir passer au-dessus des grands arbres et des épineux un Boeing.

Ce Boeing, qui déplace des milliers de gens à des milliers de kilomètres en quelques heures et les emmène aux antipodes en un jour seulement, est un puissant moyen de brassage des peuples. De ce fait, nous nous trouvons de plus en plus confrontés aux "étrangers". Les grandes villes n'ont jamais été aussi cosmopolites. J'ai rencontré des Français partout dans le monde. De nos jours, il n'existe guère de villages sans son "étranger".

Le transistor et le Boeing constituent, à mes yeux, les facteurs les plus importants du grand rassemblement général, mais il en est d'autres tout aussi importants. Le téléphone, par exemple. En moins d'une minute, de Paris, je peux converser avec mes amis du Canada, du Sénégal, etc. Je les entends si clairement, j'ai toujours l'impression qu'ils se trouvent dans la pièce voisine. Ainsi l'homme de Tokyo, de Londres, de San Francisco, de Buenos Aires est relié instantanément à ses semblables. De quoi faire rêver M. Morse!

Etonnant aussi, ces téléscripteurs faisant tomber les nouvelles dans toutes les salles de rédaction du monde entier au fur et à mesure de l'événement!

Tel "l'oeil" obsédant de Victor Hugo "poursuivant jusque dans la tombe", Spoutniks et Telstars espionnent la planète en quatre vingt minutes, le temps d'une orbite. Les photos retransmises, d'une remarquable précision, avertissent du moindre mouvement des hommes.

Et merveille des merveilles: l'écran magique, la boule de cristal populaire, appelée télé, tévé, tivou selon la latitude, qui, au moment du journal parlé, fait défiler chez vous plusieurs pays en quelques secondes. On saute du Liban à l'Afrique du Sud, de la lune à Zanzibar sans sourciller.

Ecoutons un instant ces nouvelles: une guerre éclate en Israël. Que se passe-t-il aussitôt? Un Russe et un Américain, chacun distant de milliers de kilomètres, proposent de se rencontrer à Paris, distant aussi de milliers de kilomètres, pour en discuter. Un président du Sénégal ou de la côte - d'Ivoire, un Birman situés dans des régions sans rapport avec le conflit, éloignés à des mois de diligence, s'offrent instantanément comme "bons offices" pour régler le problème. De son côté, le secrétaire des Nations Unies, un péruvien séjournant à New York, décide de se rendre à Genève pour jouer les médiateurs. Chaque soir, le journal télévisé fourmille ainsi de ce genre de pirouettes planétaires. Il n'y a plus de distance, c'est indéniable.

Au "Mundial", une superstar shoote et marque un but en Argentine. Aussitôt, on exulte dans les chaumières allemandes, on se tape sur l'épaule à grandes claques, on ingurgite une chope de plus, et l'on pleure, gémit et grince des dents dans la bella Italia! On n'y fait plus attention, certes, et pourtant, n'avons-nous pas devant les yeux une terre qui vibre à l'unisson?

Dans tous les domaines, il en est ainsi. Tout a changé, prenant la dimension du merveilleux, de l'incroyable, de l'impossible.

Tout est devenu mondial, même l'économie. Les Arabes coupent le pétrole, les Européens grelottent Cela a fortement frappe les imaginations récemment. Les exemples abondent à ce sujet.

L'humanité est un tout. Comme un corps humain, lorsqu'une partie souffre, le reste en pâtit. Un simple mal de dent donne un malaise général. Les Américains, par exemple, ont fait la guerre au Viêt-nam. En détruisant consciencieusement ce pays, ils se sont aperçus qu'ils détérioraient en même temps, par une espèce de système d'osmose, la fibre de leur propre société. Le Viêt-nam ne jouxte pourtant pas les USA.

Plus récemment, des groupes palestiniens opposés ont cherché à régler leurs différents en plastiquant des villes aussi diverses que Londres, Koweït, Paris et Islamabad, villes éloignées du Proche-Orient et sans grands rapports avec leurs querelles. Le terrorisme, c'est notoire est devenu supranational.

Le banditisme international fait intervenir l'Interpol, organisme coordonnant cent soixante et une polices nationales, car même les agents sont à l'heure du mondialisme!

En cas de conflit, plus personne n'est à l'abri. Les bombes peuvent désormais atteindre n'importe quel objectif avec précision.

Sans chercher si loin, regardons tout bonnement les rayons des supermarchés: des produits originaires de toutes les contrées de l'univers s'offrent à nous. Du King Crab de l'Alaska aux lichees de la Chine, des avocats israéliens au mouton néo-zélandais, du whisky écossais aux chemises de Taïwan ou de Singapour, etc. Toutes choses que nous considérons comme normales alors que mon père, lui, se plait à dire qu'il a mangé sa première banane à vingt ans. Les oranges au début du siècle n'étaient pas courantes sur les tables parisiennes. Pendant mon enfance, dans les années Quarante, qui connaissait avocat et chorizo? Aujourd'hui, cela fait partie du menu au même titre que le camembert.

Du Bureau International du Travail au jamboree des boy-scouts, les exemples de mondialisme sont légion. Chacun pourrait m'en donner. Ceux que je cite, connus de tous, suffisent à montrer que la terre n'est qu'un seul pays: ce n'est pas une utopie ou un rêve, mais la réalité d'aujourd'hui. Nouvelle réalité à laquelle il faut faire face, qu'on le veuille ou non.

Mais la réalité technique seulement.

Car, malheureusement, les hommes n'en sont pas encore conscients et continuent à vivre avec la même mentalité qu'au XIXe siècle, époque où l'on se déplaçait à dos de mulet ou de cheval. Tout a radicalement changé depuis.

L'histoire s'est accélérée (on ne fait plus les guerres en cent ans mais en six jours!)

En visitant tous les recoins de notre planète rétrécie, j'ai senti que les hommes désiraient tous la même chose, partout, qu'ils soient sous un ciel ou un autre, d'une culture ou d'une autre, de telle ou telle idéologie, ils désiraient ce dont nous avons le plus besoin aujourd'hui effectivement: la PAIX.

Mais la paix est-elle possible?


Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant