Les voies de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)


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Chapitre 4. L'attrait de la perfection, les jeunes de la mission bowery, une rose noire et un bonbon noir

"Et enfin, la personnalité vibrante et magnétique d'Abdu'l-Baha apparaît sur un plan qui lui est propre, et appartient à une catégorie entièrement différente de celle des deux figures qui l'ont précédé (le Bab et Baha'u'llah). A un degré qu'aucun homme, même du rang le plus élevé, ne peut espérer atteindre, Abdu'l-Baha reflète la gloire et la puissance, attributs de ceux-là seuls qui sont les manifestations de Dieu".
("La Dispensation de Baha'u'llah", Shoghi Effendi)

Un jour qu'Abdu'l-Baha s'entretenait avec quelques amis parmi les plus intimes, j'étais assis près de lui, sur un petit canapé. Pendant qu'il parlait et répondait aux questions, sa main tenait presque constamment la mienne ou reposait légèrement sur mon genou et, par ce merveilleux contact, il me communiquait le courant de sa force, comme un flot ininterrompu. Plus tard, à certains moments où je me sentais particulièrement lucide, le souvenir de cette expérience m'a inspiré des réflexions difficiles à formuler. "Les mots ne peuvent pénétrer dans cette enceinte". Que veut dire Abdu'l-Baha quand il déclare qu' "il y a dans cette cause un pouvoir qui dépasse de beaucoup l'entendement des hommes et des anges" ? Comment faut-il traduire cette pensée dans des termes qui s'appliquent à notre vie quotidienne ? Abdu'l-Baha veut dire par là que le monde de la réalité dispose d'une force que notre monde n'a jamais connue.

Quand l'humanité, au lieu d'en faire un usage égoïste, comprendra qu'elle peut devenir elle-même le canal de cette force qui existe et a toujours existé, alors, en vérité, "notre monde deviendra un jardin et un paradis". J'avais certainement senti cette force transcendante qu'Abdu'l-Baha me communiquait. M. Mountfort Mills m'a dit avoir éprouvé la même impression un jour qu'il était assis à côté du Maître en automobile. "C'était, m'a-t-il dit, comme si j'avais reçu une charge d'électricité divine."

Je ne fais mention de ceci que pour illustrer par un autre exemple, l'effet que produisait sur moi la présence d'Abdu'l-Baha. Je ne pouvais me trouver près de lui sans être soulevé par les flots d'une irrésistible émotion qui se traduisait souvent par des larmes. J'y fis allusion un jour, en m'excusant auprès de lui de cette faiblesse puérile. "De telles larmes, dit-il, sont les perles du coeur".

Quand on contemple un beau tableau, un splendide coucher de soleil, ou des pêchers en fleurs dans un verger, il arrive fréquemment que cette joie des yeux éveille des émotions intenses. Et de même quand on est transporté par le génie d'un Beethoven, d'un Bach ou d'un Mendelssohn. Pour peu que les yeux ou les oreilles sachent discerner les subtiles harmonies de couleur, de composition ou de son, la beauté transcendante fait vibrer les fibres profondes de l'être. Combien ceci est plus vrai encore quand les sens et le coeur sont comblés par le reflet de la perfection humaine.

Abdu'l-Baha personnifiait pour moi l'idéal auquel j'avais aspiré toute ma vie - une perfection dans les paroles et dans les actes - une beauté indescriptible, une harmonie qui se répandait au fond de moi-même comme une symphonie grandiose, une puissance sereine dont le Moïse de Michel Ange et le Penseur de Rodin donnent un peu l'impression. Mais Abdu'l-Baha me donnait plus qu'une impression. Il satisfaisait entièrement toutes les aspirations de mon âme altérée.

On m'a raconté qu'en Orient, des croyants admis pour la première fois en sa présence avaient été submergés par les vagues d'une telle émotion qu'ils semblaient littéralement se dissoudre dans les larmes. Je n'en suis pas surpris. Auprès de lui, je prenais conscience de cette simplicité qui se transformait en puissance, de cette humilité qui couronnait son front comme un diadème royal, de cette inaltérable pureté et, surtout, de l'Esprit de Vérité incarné dans le temple d'un coeur humain. Le seul fait de me trouver près de lui comblait mon âme de joie.

Mais, en même temps, le désespoir que je nourrissais au fond du coeur était peut-être aussi une des causes de mon émotion. Car je sentais que la seule contemplation d'une telle perfection ne pouvait me suffire. Une voix intérieure me criait sans cesse :

"Tu ne dois prendre aucun repos avant d'avoir revêtu les attributs de Dieu". Tout ce que disait Abdu'l-Baha me rappelait ces paroles de Jésus : "Soyez parfaits comme votre Père, au ciel, est parfait". Ces mots n'avaient été pour moi, jusque-là, que lettre morte. Je commençais à espérer qu'ils signifiaient exactement ce qu'ils disaient. Et cet espoir devint une certitude quand je lus dans la tablette de Baha'u'llah adressée au pape, ces merveilleuses paroles si souvent relues depuis :

"Si vous croyez en moi, vous verrez se réaliser les promesses qui vous ont été faites et je ferai de vous les amis de mon âme dans le royaume de ma grandeur, et les compagnons de ma Perfection dans l'empire de ma Toute-Puissance pour l'éternité."

Pénétré de ces pensées sublimes, je demandai un jour à Abdu'l-Baha : "Perdu dans la foule des hommes faibles et égoïstes, comment puis-je espérer jamais atteindre un but aussi élevé et aussi grandiose ?". Il répondit : "cela doit se faire peu à peu, petit à petit". Je songeai en moi : "J'ai toute l'éternité devant moi pour accomplir ce voyage vers Dieu. Ce qu'il faut, c'est arriver à se mettre en route".

Un dimanche après-midi, vers la fin d'avril, je me trouvais de nouveau dans cette maison où j'avais vécu tant d'heures merveilleuses. Presque chaque dimanche, après avoir célébré le culte et déjeuné rapidement, j'avais pris l'habitude de partir pour New-York et de passer la fin de l'après-midi et la soirée chez les Kinney. J'avais quelquefois l'occasion de m'entretenir avec Abdu'l-Baha, mais le plus souvent, j'en étais réduit à l'apercevoir ou à l'entendre causer avec un petit groupe d'amis. Mais ce dimanche-là en particulier devait être marqué d'une croix blanche. Je me trouvais seul à l'une des fenêtres donnant sur la rue quand, à mon grand étonnement, je vis une troupe de jeunes garçons monter le perron en courant. Ils pouvaient être vingt ou trente et n'appartenaient sûrement pas à la classe cultivée. Ils me firent l'effet d'une bande de gamins bruyants, assez mal vêtus, mais cependant propres et astiqués comme pour une grande occasion. Ils gravissaient les marches en faisant claquer leurs chaussures et en parlant fort et j'entendis qu'on les introduisait dans la maison et qu'on les faisait monter.

Apercevant Mme Kinney, je lui demandai ce que cela signifiait. "Oh ! , s'écria-t-elle, c'est la chose du monde la plus étonnante. Je les avais bien invités pour aujourd'hui mais, au fond, je ne croyais pas qu'ils viendraient".

Elle m'apprit qu'Abdu'l-Baha s'était rendu quelques jours auparavant à la Mission Bowery pour y parler devant plusieurs centaines de miséreux de New-York. De nombreux amis persans et américains l'accompagnaient comme d'habitude. Ce cortège d'Orientaux aux étranges coiffures et aux robes flottantes fit sensation en traversant les quartiers de l'Est. Une bande de gamins se mit à les suivre, et leur intérêt se manifesta un peu bruyamment. "Autant que je puis m'en souvenir, les plus audacieux allèrent même jusqu'aux injures et lancèrent des bouts de bois. Je ne pouvais supporter, dit mon hôtesse, de voir traiter Abdu'l-Baha de la sorte. Je demeurai donc un peu en arrière, afin de parler à ces gamins. En quelques mots, je leur dis qui il était : un très saint homme qui, par amour de la vérité et pour l'humanité, avait passé de longues années en exil et en prison, et qui maintenant se rendait à la Mission Bowery pour y parler aux pauvres gens. "Est-ce que nous pouvons y aller aussi ?" me demanda un des gamins qui paraissait être le chef de la bande. "Je ne crois pas que ce soit possible, lui dis-je, mais si vous venez chez moi dimanche prochain, je m'arrangerai pour que vous le voyiez". Et je leur donnai mon adresse. Et maintenant les voilà ici !" Nous les suivîmes jusqu'à la chambre d'Abdu'l-Baha et j'arrivai juste à temps pour voir les six derniers qui entraient dans la pièce.

Abdu'l-Baha se tenait à la porte et accueillait chacun des visiteurs, tantôt avec une poignée de mains, tantôt avec un bras passé autour des épaules, mais toujours en souriant et riant aux éclats comme s'il eût été un de leurs camarades. Les jeunes garçons paraissaient du reste fort à leur aise et n'éprouver aucune gêne dans ce cadre inaccoutumé. Parmi les derniers qui entrèrent se trouvait un enfant d'environ treize ans, à la peau d'un noir d'ébène. Seul de sa race dans le groupe, il craignait évidemment de ne pas être le bienvenu. Aussitôt qu'Abdu'l-Baha le vit, son visage s'éclaira d'un sourire céleste. Il leva la main en un geste d'accueil royal et s'écria d'une voix forte afin d'être entendu de tous : "Ah ! voici une rose noire !"

Un grand silence se fit dans la chambre. Le visage noir s'illumina d'une joie presque supra-terrestre. Les autres garçons le regardèrent avec de nouveaux yeux. Je crois qu'on l'avait souvent appelé de bien des noms en y ajoutant le mot noir mais jamais encore on ne l'avait qualifié de rose noire.

Cet incident significatif avait complètement modifié l'ambiance. L'atmosphère de la pièce semblait chargée maintenant de vibrations subtiles que chaque âme ressentait. Les jeunes gens, sans rien perdre de leur aisance ni de leur simplicité, étaient plus graves et concentraient plus leur attention sur Abdu'l-Baha. Je les vis à plusieurs reprises lancer des coups d'oeil furtifs vers leur camarade noir et ils avaient l'air de réfléchir. Pour les quelques amis présents dans la chambre, cette scène évoquait des visions d'un monde nouveau, où chaque créature serait considérée comme étant un enfant de Dieu et traitée comme tel. Quel changement dans New York, pensais-je, si ces garçons gardaient de cette visite un souvenir assez intense pour que, durant toute leur vie, en rencontrant des représentants des différentes races répandues dans la grande ville, ils parviennent à les considérer et à les traiter comme des fleurs de teintes diverses dans le jardin de Dieu. En libérant de ce seul préjugé l'esprit de ces quelques créatures, on procurerait certainement le bonheur a des milliers d'autres âmes et on les guérirait de leur rancoeur. Comme il est facile et simple d'être bon, mais aussi comme nous sommes difficiles à éduquer !

A l'arrivée de ses visiteurs, Abdu'l-Baha avait fait chercher des bonbons, et on lui apporta une grande boîte de chocolats de luxe assortis, pesant bien cinq livres. Quand les papiers furent enlevés, il fit le tour de la pièce et, plongeant la main dans la boîte, donna à chaque gamin une grande poignée de chocolats, en l'accompagnant d'un mot aimable et d'un sourire. Il retourna ensuite vers la table et y posa la boite qui ne contenait plus que quelques bonbons. Il choisit un chocolat de forme allongée, fourré de nougat, et d'un brun très foncé. L'ayant considéré un instant, il reporta les yeux sur le groupe des jeunes garçons qui l'observaient attentivement et dans une attitude d'expectative. Sans mot dire, il traversa la pièce, se dirigea vers le jeune nègre puis, toujours en silence, mais en lançant au petit groupe un regard perçant et plein d'humour, il approcha le bonbon de la joue noire. Quand il enlaça de son bras les épaules du jeune garçon, son visage rayonnait d'une joie qui semblait illuminer toute la pièce. Point n'était besoin de mots pour exprimer sa pensée, sans aucun doute, les garçons l'avaient comprise.

Vous voyez, semblait-il dire, il n'est pas seulement une fleur noire, mais aussi un bonbon noir. Vous mangez des chocolats noirs et vous les trouvez bons ; peut-être trouveriez-vous votre frère noir excellent aussi une fois que vous auriez goûté sa douceur.

Un silence impressionnant régna de nouveau dans la chambre. Tous les jeunes gens regardèrent encore une fois leur camarade noir avec une réelle surprise, comme s'ils ne l'avaient jamais vu auparavant, ce qui était bien le cas, en vérité. Quant au petit nègre vers lequel tous les regards étaient maintenant dirigés, il ne semblait avoir conscience que d'Abdu'l-Baha. Ses yeux étaient fixés sur le maître avec une expression d'adoration et de félicité telles que je n'en avais encore jamais vues sur aucun visage. Pour l'instant, il était transfiguré. La réalité de son être intérieur se manifestait au dehors, et l'ange qu'il était en vérité se révélait.

Je quittai cette demeure, le coeur débordant d'une foule de pensées profondes. Qui était cet homme ? D'où lui venait ce pouvoir sur les âmes ? Il n'avait pas de prétentions à la vertu et ne prêchait pas, oh cela jamais ! Il n'insinuait d'aucune manière qu'il eût fallu être autrement qu'on était. Pourtant il arrivait à nous révéler d'autres mondes pleins de beauté et de grandeur. Nos coeurs étaient torturés du désir de les atteindre, et nous prenions en dégoût cette routine de la vie à laquelle nous étions enchaînés. Je ne savais pas au juste ce qu'il fallait penser de tout cela, mais ce que je savais alors, déjà, c'est que je l'aimais, lui, d'un amour dépassant tous mes rêves. Je n'avais pas la foi de ceux qui m'entouraient.

Je ne songeais même pas à approfondir le sens de leurs fréquentes allusions à son rang. Je ne m'intéressais pas le moins du monde à cette question. Mais ce que je croyais fermement, c'est qu'il détenait un secret de la vie, et ce secret, j'étais prêt à donner ma propre existence pour le découvrir.

Je passai cette nuit-là en prières avec l'impression que, jusqu'alors, je n'avais jamais vraiment prié. Je n'ai aucun penchant pour les choses dites occultes ou mystiques, mais cette fois-là, pendant que je priais, il y avait sûrement des présences dans la chambre. J'entendais certains bruissements et chuchotements. Un monde nouveau et merveilleux s'ouvrit devant moi cette nuit-là.

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