Les voies
de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)
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Chapitre 15. "C'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez",
quatre tablettes
"Si vous croyez
en moi, je ferai de vous les amis de mon âme dans le royaume de ma grandeur,
et les compagnons de ma perfection dans l'empire de ma puissance, pour l'éternité".
Baha'u'llah
C'est environ deux ou trois mois après le départ d'Abdu'l-Baha, que je réalisai
pleinement avec une conviction qui, depuis lors, n'a jamais été un instant ébranlée,
quels étaient les rangs respectifs du Bab, "Premier Point" de lumière
à l'horizon du nouveau jour ; de Baha'u'llah, "La Gloire de Dieu", "manifestation
des lumières de l'Essence divine dans le miroir des noms et attributs",
et de son fils Abdu'l-Baha, "Centre de son covenant", modèle divinement
choisi, l'Homme parfait, ayant pour mission de rendre manifeste la beauté et
la sainteté de l'état de parfaite servitude auprès de Dieu et des hommes : "Je
suis le serviteur des serviteurs de Dieu".
Chose étrange, j'acquis cette conviction en exerçant mon ministère spirituel.
De toute évidence, et pour la première fois, j'étais capable de secourir et
de transformer profondément des âmes qui, troublées par les problèmes complexes
de la vie et de la mort, se débattaient dans les affres de la tentation, de
la douleur et du doute.
Il m'était venu une sorte d'intuition spirituelle due certainement aux paroles
sublimes dont mon esprit s'était nourri depuis plusieurs mois et, plus encore,
aux enseignements personnels et à l'exemple d'Abdu'l-Baha qui savait donner
à ces paroles une qualité poignante propre à attirer et émouvoir les coeurs.
Je pense que l'ancienne terminologie eût employé l'expression "don du Saint-Esprit"
pour décrire ce fait merveilleux. Tout ce que je puis dire, c'est que je faisais
là une expérience entièrement nouvelle et qui disposait à l'humilité.
Les enseignements et l'exemple d'Abdu'l-Baha coloraient et influençaient toutes
mes relations avec autrui. Mes plus timides tentatives pour adapter les préceptes
que j'avais reçus aux besoins de chaque âme en particulier donnaient de si féconds
résultats, que je me sentais inondé de joie et pénétré de respect. Ces sentiments
étaient si nouveaux et me bouleversaient à tel point qu'il me semblait être
emporté par un torrent de conviction absolue dans une atmosphère de certitude,
où toutes traces de mes anciens doutes et perplexités s'étaient évanouies comme
si elles n'avaient jamais existé. Du fond des âges, une voix murmurait dans
le secret de mon âme : "Les hommes ne récoltent pas du raisin sur des épines,
ni des figues sur des ronces".
Je voyais de mes propres yeux les âmes humaines s'éveiller, les coeurs touchés
d'un souffle divin, les vies profondément influencées, la douleur transformée
en contentement, la lutte intérieure et l'agitation apaisées par les paroles
extraites des prières et explications de ces êtres divins, et appliquées comme
un baume calmant sur les blessures de l'âme ; si, alors, j'avais encore douté
de l'esprit qui inspirait ces paroles, c'eût été douter en même temps de tous
les prophètes du passé, discréditer le sermon sur la montagne et toute la tradition
chrétienne. Je me disais dans mon for intérieur : "Si ceci ne vient pas de
Dieu, alors la foi en Dieu ne repose sur aucune base. J'aimerais mieux avoir
tort avec cette grande foi que de paraître avoir raison avec tous les incrédules
et les ergoteurs du monde". Des profondeurs mêmes de mon être montait ce
cri des fidèles croyants du passé : "Mon Seigneur et mon Dieu !".
En outre, ma propre vie prit une nouvelle orientation qui donna une signification
et une valeur nouvelles à toutes choses : événements, circonstances, pensées,
expressions, personnes et conversations. Il me semblait que dans le plus infime
incident comme dans le fait le plus important de la vie journalière, je découvrais
un je ne sais quoi de solide qui prenait forme graduellement, une sorte d'assurance
qu'en dépit des apparences, tout allait bien, et le monde, de ce fait, en était
transformé. "Il avait établi mes pieds sur un roc et affermi mes pas".
Je me souviens qu'un matin, chez moi, un membre de ma famille, me voyant entrer,
me salua de cette exclamation étonnée : "Eh bien, quelle bonne nouvelle apportez-vous
?". Je suppose que j'avais le visage et l'allure de quelqu'un à qui l'on
vient d'annoncer une chose extrêmement agréable.
Ces mots que, à la manière des théologiens, j'avais si souvent cités comme un
cliché, prenaient pour moi un sens nouveau et saisissant : "Voici que je
vous apporte l'heureuse nouvelle d'une grande joie". Et de même pour les
paroles de Baha'u'llah, relatives à ce principe de suprême bonheur : "Voilà
quelle est la source de toute l'allégresse du monde !".
Mais ce qui, sans aucun doute, acheva de me conquérir, ce fut une troisième
tablette du Maître. Je ferai remarquer, avant de la citer, que toute communication
d'Abdu'l-Baha ayant un caractère universel peut être lue par tous et appliquée
par chacun à soi-même, à la condition d'être un chercheur sincère.
"O toi, mon céleste fils :
ta lettre est arrivée. Elle était comme un jardin de roses embaumé des suaves
senteurs de l'amour de Dieu et dénotait que vous vous êtes rencontrés dans la
joie et le parfum suprêmes.
Votre but est de diffuser la lumière qui doit guider les hommes, de revivifier
les coeurs morts de faire progresser l'humanité vers l'unité et de déceler la
vérité. Sans aucun doute, vous serez affermis dans cette oeuvre et assistés
par les puissances invisibles.
J'ai prié à ton intention afin que tu puisses devenir le ministre du temple
du royaume et le héraut du Seigneur des armées afin que tu puisses construire
un monastère dans le ciel et fonder un couvent dans l'univers de l'immatériel
afin que dans toutes tes entreprises, tu sois inspiré par le souffle du Saint-Esprit
et illuminé à tel point que tous les ministres (de la religion), éblouis par
ta splendeur, aspirent à s'élever à la même hauteur que toi.
Tu demeures toujours dans mon souvenir. Je n'oublierai jamais les jours que
nous avons passés ensemble.
Tâche de te pénétrer autant que possible des principes de Baha'u'llah, promulgue-les
dans tout le continent, fais naître l'amour et l'unité parmi les croyants, guide
les masses, réveille les indifférents et ressuscite les morts.
Transmets de ma part les souhaits les plus ardents à tous les amis de Dieu.
Que la gloire du Très-Glorieux rayonne sur toi !"
Abdu'l-Baha Abbas.
J'avais bien compris que cette lettre était un appel, une convocation, un son
de trompette venant d'une sphère supérieure pour me faire avancer et "monter
plus haut", mais le véritable sens, la signification profonde de certaines
phrases m'échappa complètement à l'époque, et maintenant encore, je n'en ai
qu'une assez vague compréhension.
"Etre assisté par les puissances invisibles", "ministre du temple
du royaume", "un monastère dans le ciel", et "un couvent dans
l'univers de l'immatériel", que voulaient dire ces étranges phrases ?
A mesure que les années se sont écoulées et que je me suis plus profondément
imprégné des expressions divines de Baha'u'llah et d'Abdu'l-Baha, j'en ai découvert
le sens à la fois subtil et précis, un peu vague, sans doute, mais plus séduisant
pour l'esprit que les mots ne peuvent le dire. Si l'orchestre est dissimulé
par un écran de roses divines, la musique en est-elle, pour cette raison, moins
enchanteresse, et la certitude de la réalité de l'orchestre moins convaincante
?
Afin de permettre au lecteur de respirer le parfum de ces roses et, peut-être,
d'entendre avec une oreille intérieure les accents de cet orchestre caché, je
citerai deux passages des paroles d'Abdu'l-Baha.
Le 30 avril 1912, il parla à une réunion de l'assemblée du temple de l'unité
baha'ie. Voici un extrait :
"Parmi les prescriptions des livres saints, il en est une relative à la fondation
d'un temple divin. Ceci doit contribuer à établir l'unité et la fraternité parmi
les hommes. Le véritable temple est la loi même de Dieu à laquelle toute l'humanité
doit recourir et qui est son point d'unité. Là est le centre collectif ; là
est la cause de l'harmonie et de l'unité des coeurs ; là est la cause de la
solidarité de la race humaine. Là est la source de la vie éternelle. Les temples
sont les symboles de cette force d'union de sorte que, lorsque les gens s'assemblent
là, dans la maison et le temple de Dieu, ils puissent se rappeler que la loi
a été révélée pour eux et que cette loi doit les unir. De même que cet édifice
a été fondé en vue d'unir les hommes, ainsi la loi, qui a précédé et créé ce
temple, a été donnée dans le même but" ("Promulgation of Universal Peace",
page 62).
Ailleurs, Abdu'l-Baha écrivit à une croyante américaine qui demandait si elle
pouvait continuer d'être membre d'une église chrétienne :
"Apprends ceci : au temps de la manifestation du Christ bien des gens, parce
qu'ils faisaient partie du Saint des saints à Jérusalem, demeurèrent inaccessibles
à ses enseignements. Pour ces raisons (exclusivisme et préjugé) un voile leur
cacha sa brillante beauté. Tu dois donc tourner ton visage vers l'église de
Dieu qui est tout entière dans les instructions divines et les miséricordieuses
exhortations . En effet, quelle ressemblance y a-t-il entre l'église de pierre
et de ciment et le céleste Saint des saints ? Efforce-toi d'entrer dans cette
église de Dieu. Bien que tu aies fait le serment de fréquenter l'église (de
pierre), ton esprit est cependant soumis au covenant et au testament du temple
spirituel et divin. Tu devrais respecter ceci. La réalité du Christ réside dans
les paroles du Saint-Esprit. Si tu en es capable, prends-en ta part."
Les paroles de Saint-Jean dans l'Apocalypse ne prennent-elles pas une nouvelle
signification ? Essayant de décrire en termes symboliques la venue du royaume
de Dieu sur la terre, il disait : "Et je ne vis point de temple dans la ville,
car le Seigneur Dieu Tout-Puissant en est le Temple". "Et la ville n'avait
besoin ni du soleil ni de la lune pour l'éclairer, car la Gloire de Dieu l'éclairait".
(Je rappelle au lecteur que la traduction littérale du nom "Baha'u'llah"
est "la Gloire de Dieu".)
Donc, être le "ministre" du temple de ce royaume consiste simplement
à donner son adhésion à la loi d'unité et d'amour et à proclamer cette loi qui
s'impose à tous les croyants sincères du Dieu unique ; être assisté par les
"puissances invisibles" consiste à se sentir environné de ces forces
éternelles qui soutiennent toujours les vaillants champions de la vérité ; construire
un "monastère dans le ciel" et un "couvent dans l'univers de l'immatériel"
consiste à élever de telles forteresses de détachement et de renoncement pour
les âmes des hommes que "tout en vivant sur la terre, ils soient au ciel
en vérité".
Etre le ministre du temple de ce royaume est la prérogative de tous ceux qui
croient dans la parole de Dieu et se tournent sincèrement vers sa lumière. Quel
glorieux univers deviendra "notre petite terre" quand les hommes arriveront
à saisir ne fût-ce qu'une faible lueur de cette lumière.
Deux mois plus tard, je reçus une quatrième tablette qui m'ouvrit de nouveau
la porte vers la liberté et l'accès d'un monde dont la lumière et la beauté
m'apparaissaient de plus en plus clairement.
"O toi, mon honorable fils,
la lettre que tu as écrite avec le plus grand amour a été la source d'un parfait
bonheur.
En vérité, je le dis, tu t'efforces de tout ton coeur et de toute ton âme de
plaire à Dieu. Il est certain que cette intention bénie produira de grands effets.
La bonne intention peut se comparer à une flambeau allumé dont la lumière rayonne
de toutes parts. Et maintenant, Dieu en soit loué, tu as fait les plus grands
efforts pour allumer dans ces régions le flambeau qui guide les âmes et pour
planter un arbre plein de fraîcheur et de délicatesse dans le jardin du monde
des humains, pour appeler les êtres vers le divin royaume, pour contribuer aux
progrès des esprits et des âmes, pour rassembler les brebis perdues sous la
protection du véritable Berger, pour réveiller ceux qui sont assoupis, pour
apporter la santé aux malades d'esprit, pour élargir l'horizon de l'esprit humain,
pour affiner le sens moral des êtres et orienter les oiseaux égarés vers le
jardin de roses de la réalité.
Sois assuré que l'effusion éternelle descendra sur toi et que les confirmations
de Sa Sainteté Baha'u'llah t'environneront. Transmets à tous les croyants les
merveilleuses salutations d'Abha.
Que la gloire du Très-Glorieux rayonne sur toi."
Abdu'l-Baha Abbas, Mont Carmel, Haïfa, Syrie, 31 mars 1914.
Encore un appel ! On me conjurait de vivre et de travailler dans un monde supérieur
!
Il y a trois de ces commandements, car je les ai toujours compris et acceptés
comme tels, qui, depuis lors, sans que j'en aie eu clairement conscience, ont
constamment influencé mes méditations et mon activité. Les voici: "contribue
aux progrès des esprits et des âmes", "élargis l'horizon de l'esprit
humain", "affine le sens moral des êtres".
Si l'on observe l'humanité moyenne, même superficiellement, on reconnaîtra la
nature statique de sa mentalité, la gêne qu'elle éprouve à évoluer, son incapacité
à sortir de l'ornière librement choisie ou imposée. La "sphère" intellectuelle
et spirituelle où se meuvent la plupart des gens est extrêmement restreinte.
Notre horizon est borné par nos intérêts personnels. Il est vrai que les savants
et les philosophes vont au delà, qu'ils percent des ouvertures dans l'édifice
de leurs connaissances et s'enorgueillissent d'avoir l'esprit aussi "large".
Mais quand ils passent aux actes, leur horizon est également limité par des
considérations personnelles. Je n'oublie pas les saints et les héros de tous
les temps qui ont placé la vérité au-dessus d'eux-mêmes, de leur famille et
de leur vie. Mais je n'oublie pas non plus que la part de ceux-là a toujours
été le pilori, le cachot et la croix. Et il semble bien, hélas, que d'autres
ne l'oublient pas non plus : "ces êtres naïfs que les hommes appellent des
savants" (comme l'observe avec ironie Baha'u'llah) suivent la vérité aussi
longtemps que "ses voies sont agréables et ses sentiers paisibles" mais
ils hésitent dès qu'on commence à les montrer du doigt, que leurs biens sont
menacés et que leur famille les abandonne.
Je suis bien loin de vouloir critiquer ou épiloguer à ce sujet, car il s'agit
là d'une tendance inhérente à la nature humaine et qui nous est commune à tous.
Je veux seulement souligner un fait incontestable et montrer que cette attitude,
d'après l'opinion de tous les grands hommes et les saints du passé, doit être
imputée à l'ignorance. Ignorance du véritable sens de la vie, ignorance de ses
horizons illimités, ignorance aussi bien de son origine dans les profondeurs
insondables du passé que de son inconcevable et glorieux avenir dans "tous
les mondes de Dieu".
C'est ce que Baha'u'llah veut dire quand il nous convie "à contribuer aux
progrès des esprits et des âmes" et à "élargir l'horizon de l'esprit
humain".
Et pour ce qui est "d'affiner le sens moral des êtres", tout le monde
conviendra que ce sens est, en général, de qualité médiocre. Nos opinions sur
un fait d'ordre moral dépendent presque toujours de nos réactions personnelles.
Voulons-nous, par exemple, mesurer notre sens de la justice à l'échelle morale
de Baha'u'llah : "Si tu veux observer la justice, choisis pour les autres
ce que tu choisirais pour toi-même", combien d'entre nous seraient à la
hauteur ? Depuis le conducteur d'auto dont le premier mouvement, dans un accident,
est d'accuser les autres, jusqu'au juge, à son tribunal, dont les décisions
sont influencées par des considérations politiques, tous réagissent avec le
même manque d'objectivité. Et encore une fois, on peut attribuer ce fait aux
horizons limités de notre esprit. Les gens sont atteints d'une sorte de myopie.
Leurs vues trop étroites, trop bornées par des préoccupations immédiates les
empêchent de discerner clairement les résultats inévitables. Ce sont pourtant
ces résultats, inscrits partout sur les pages de notre histoire qui, en s'accumulant,
ont jeté le monde actuel dans une confusion et une misère désastreuses.
Jamais, assurément, le besoin d'" affiner le sens moral des êtres" ne s'est
fait sentir de façon plus pressante. Une fois que cette fibre morale sera dépouillée
de tous les éléments étrangers à la nature supérieure et divine de l'homme,
alors, "débarrassée des souillures de l'égoïsme, il apparaîtra pur, et sans
tache".
Je reçus la plus impressionnante des tablettes d'Abdu'l-Baha au début d'août
1914, au moment où la guerre mondiale venait d'éclater. Elle était formulée
en ces termes :
"O toi, personnage honoré !
Ta lettre nous est parvenue. J'ai conçu, en la lisant, une grande espérance,
car son contenu rend évident le fait que, par l'effet de ton entrée dans le
divin royaume, tu progresses de jour en jour.
Quand ces progrès seront devenus constants et suivis, alors tu trouveras le
centre suprême dans l'univers de Dieu et tu discerneras clairement les confirmations
du Saint-Esprit. Tu seras baptisé à la fontaine de vie et affranchi de toutes
les lois du monde de la nature.
Tu deviendras illuminé, indulgent, céleste comme un flambeau radieux parmi les
humains.
Efforce-toi, autant que possible, de te libérer complètement des contingences
humaines afin que les puissances du royaume règnent à tel point dans ton coeur
et dans ton esprit que tout en vivant sur la terre, tu puisses cependant être
vraiment au ciel ; afin que, tout en étant formé en apparence d'éléments matériels,
tu parviennes à n'être plus composé que d'éléments célestes.
Voilà la gloire immortelle de l'homme ! Voilà ce qui est éternellement sublime
dans le monde de l'existence. Voilà la vie qui n'a pas de fin ! Voilà l'esprit
incarné au coeur de l'humanité ! Que la gloire du Très-Glorieux rayonne sur
toi !"
Abdu'l-Baha Abbas, Haïfa, Syrie, 16 juillet 1914.
On ne saurait imaginer un mandat plus élevé, un appel plus stimulant, un contraste
plus suggestif avec l'idéal courant et la façon habituelle de penser. Il y a
quelque chose qui galvanise dans des phrases telles que : "trouver le centre
suprême dans l'univers de Dieu", "être affranchi de toutes les lois du
monde de la nature", "libère-toi complètement des contingences humaines".
Et que dirons-nous alors de cet espoir expressément donné : il serait possible,
dans certaines conditions, que les "puissances du royaume", ces lois
transcendantes dont l'action révèle un monde céleste, "s'emparent" à
tel point de notre être que les éléments dont il se compose en soient modifiés
et sanctifiés et que, tout en demeurant en apparence citoyen de ce monde, il
reçoive intérieurement la direction et l'impulsion de forces émanant d'un monde
plus réel et bien supérieur.
Il est possible que ces idées semblent fantastiques au lecteur. Cette attitude
est même compréhensible s'il ne connaît pas la vie et les doctrines de Baha'u'llah
et d'Abdu'l-Baha et, je puis le dire avec force, la vie et le martyre de milliers
de leurs adeptes et adorateurs.
Quant à moi, j'ai vu Abdu'l-Baha vivre sous mes yeux d'une vie tellement supérieure
à celle des autres hommes que toute hypothèse prêtant à ses actions des mobiles
ordinaires reste incroyable. Le centre autour duquel il gravitait était certainement
bien éloigné de notre égocentrisme. Tandis qu'extérieurement il portait des
habits d'homme, il était intérieurement revêtu des "caractéristiques de Dieu".
Visiblement, il était à tel point affranchi "de toutes les lois du monde
de la nature" et libéré de l'esclavage "des tendances affectives humaines"
qu'on ne pouvait se trouver dans le même lieu que lui sans ressentir les effluves
irradiant de sa personne et qui provenaient d'un monde supérieur, plus calme
et plus beau.
Comment donc allons-nous réagir, quand il nous invite à le rejoindre dans le
monde de l'esprit ? Nous pouvons choisir entre trois interprétations : (a) c'était
un visionnaire, un idéaliste dépourvu de sens pratique et qu'il ne faut pas
prendre au sérieux. (b) C'était un type d'homme unique dans l'humanité ; il
parlait et agissait avec une sagesse et faisait preuve de capacités que les
autres hommes ne peuvent acquérir. (c) Il était le héraut du monde de la réalité
dont notre monde de phénomènes ne reflète qu'une sorte d'image renversée. Il
engageait les hommes à renoncer aux apparences et à vivre sur le plan du réel.
Il prouvait à l'humanité par son exemple qu'un aussi complet changement d'orientation
est non seulement possible, mais encore qu'il s'impose si l'on veut accéder
à un certain degré de bonheur, de sagesse, de calme et de prospérité.
Examinons chacune de ces possibilités, car il n'y en a point d'autres et nous
devons opter pour l'une d'entre elles, à moins de nous dérober complètement
à toute conclusion et de refuser de penser.
(a) La vie entière d'Abdu'l-Baha donne un démenti à ceux qui prétendent voir
en lui un visionnaire, un idéaliste dépourvu de sens pratique. Quand il parla
aux étudiants de l'université de Leland Stanford, leur président, David Starr
Jordan, le présenta en ces termes : "Abdu'l-Baha réalisera sûrement l'union
de l'Orient et de l'Occident, car il foule le chemin mystique sans perdre contact
avec la réalité". C'était un homme d'affaires compétent. Bien des gens qui,
soit dit en passant, n'étaient pas des croyants, le consultaient sur la manière
de diriger leurs entreprises. Un trait particulièrement saillant était sa pondération
en jugeant des questions matérielles. En toutes occasions, dans ses relations
avec les gens les plus divers, il faisait preuve d'un équilibre que les chefs
d'industrie les plus avisés auraient pû lui envier. On l'a vu aller à la cuisine
et préparer le repas de ses invités. Ne négligeant aucun détail, et toujours
plein d'attentions, il ne manquait pas de vérifier lui-même si la chambre de
ses visiteurs avait bien tout le confort voulu, et cependant il ne se souciait
nullement de son propre confort.
Bref, le moindre examen des faits nous imposera la conclusion que notre première
hypothèse est insoutenable.
(b) Voyons maintenant la seconde. Il était doué d'un pouvoir surhumain et, par
conséquent, nous ne pouvons nous attendre à lui ressembler. Ceci est la solution
facile, "l'alibi" si souvent invoqué par ceux qui cherchent une excuse
quand leurs actes sont en contradiction avec leur idéal. Le terme moderne employé
dans ce cas est le "rationalisme".
Si nous admettons ceci, une difficulté surgit : nous rejetons automatiquement
du même coup les préceptes et l'exemple de toutes les grandes âmes du passé
et du présent. Pour les héritiers de la tradition chrétienne, cela signifie
qu'il faut placer le Christ dans la catégorie des perfections inaccessibles
et ne tenir aucun compte de ses constantes exhortations à "marcher dans sa
voie", à "nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés"à "prendre
notre croix chaque jour" et à "le suivre". Nous devrons négliger
également les systèmes philosophiques des êtres les plus nobles de l'humanité
et qui ne se réclament d'aucune autorité divine. Des hommes tels que Socrate,
Epictète, Marc-Aurélie, Emerson et beaucoup d'autres dont la vie a prouvé que
les actes peuvent être en accord avec les paroles.
Et, ce qui est pire, du moins selon l'auteur, c'est le corollaire dégradant
qu'entraîne une semblable décision : l'humanité aurait cessé de progresser.
Bien que nos conditions actuelles d'existence soient dûes au fait que l'homme
a négligé ce monde annoncé par Abdu'l-Baha dans sa tablette ci-dessus citée,
et qu'il n'a pas cru à sa réalité, ce seraient là des conditions normales et
immuables. Cela équivaut à dire que les "lois du monde de la nature"
sont irrévocables et qu'il convient à l'homme d'" avoir les dents ensanglantées
et les griffes pleines de rapines" ; qu'il n'y a rien au delà de la tombe et
qu'il est par conséquent inutile de se préparer à une sphère d'activité supérieure.
Non, cette conclusion me paraît inconcevable et monstrueuse !
(c) Examinons sans parti pris la troisième hypothèse : Baha'u'llah est, en ce
monde, le dernier venu d'une longue lignée de révélateurs de la volonté de Dieu.
Son but formel est d'ouvrir aux hommes le monde de la réalité, d'attirer leur
attention sur un monde de vie, une sphère d'activité qu'ils ont laissés jusqu'ici
plus ou moins à l'arrière-plan. Son fils Abdu'l-Baha prouve par sa vie même
que les hommes sont aptes à vivre, à évoluer et à travailler dans ce monde de
la réalité, en édifiant ainsi effectivement ce royaume de Dieu sur la terre
que Jésus nous a dit d'espérer et pour la venue duquel il nous a ordonné de
prier.
L'avis de l'auteur est qu'une telle hypothèse est non seulement satisfaisante,
mais encore rationnelle et extrêmement facile à comprendre. Ceux qui, dans l'humanité,
ont atteint les sommets et aussi, à des degrés divers, toutes les âmes humaines,
démontrent l'existence réelle de cette sphère d'action (car le mot "monde"
est employé dans ce sens). L'égoïsme humain ("cette étrange maladie",
comme l'appelle Abdu'l-Baha) a jusqu'ici jeté un voile sur ce monde mais, durant
les cinquante dernières années, l'éclat de sa lumière n'a cessé d'augmenter.
Notre Société de la Croix-Rouge, nos organisations en faveur de la paix internationale,
la Société des Nations, et même nos caisses de secours mutuel sont des preuves
de son existence et de son influence.
Baha'u'llah a simplement invité tous les hommes à faire de cette sphère d'action
le domaine où, constamment et en pleine conscience, ils agiront, évolueront
et parleront. Il nous dit en effet: "Une expérience limitée ayant été acquise,
pourquoi ne pas l'étendre à tous les aspects de la vie ?".
Il est clair que, pour y parvenir, il faut être guidé. Notre monde si complexe
est très malade. Il se meurt faute d'un médecin habile. La destruction imminente
qui le menace est dûe à ce que les guérisseurs actuels, hommes d'Etat, moralistes,
idéalistes, ignorent les causes secrètes de cette maladie compliquée qui affecte
toutes les parties du corps et tous les organes. Faut-il arriver à la conclusion
désespérante que le médecin capable n'existe pas ? Faut-il nous contenter d'admettre
avec insouciance la certitude de cette destruction et demeurer, montre en main,
au chevet du mourant en attendant l'heure inéluctable ? Ou bien, en désespoir
de cause (si nos âmes sans foi veulent le considérer ainsi) faut-il nous tourner
vers celui qui prétend au moins être capable de diagnostiquer le mal et de prescrire
les remèdes ? Vers celui qui, en termes d'une force et d'une éloquence sans
pareilles, proclame sans cesse son divin pouvoir de guérir ? Citons parmi beaucoup
d'autres le passage suivant :
"Le remède souverain ordonné par le Seigneur, le moyen le plus puissant pour
la guérison du monde, c'est l'union de ses peuples en une cause universelle,
une même foi. Ceci ne peut, en aucune façon, être obtenu, sinon par le pouvoir
d'un médecin habile, tout-puissant et inspiré. Telle est la vérité et tout le
reste n'est qu'erreur" (Baha'u'llah cité dans "Vers l'Apogée de la race
humaine", Shoghi Effendi)
Et ailleurs Abdu'l-Baha dit :
"Le monde des humains a le corps malade. C'est dans l'unification du royaume
de l'humanité qu'il faut trouver le remède et la guérison."
"La paix suprême" est sa vie, l'amour est ce qui l'illumine et le vivifie. Il
trouvera le bonheur en accédant à la perfection spirituelle. Mon espoir est
que, grâce aux bienfaits et aux faveurs de la Perfection Bénie (un des titres
de Baha'u'llah), nous puissions trouver une vie nouvelle, acquérir un nouveau
pouvoir, atteindre une source d'énergie suprême et merveilleuse, afin que la
"paix suprême" qui est dans les desseins de la Providence s'établisse sur les
bases de l'unité du monde humain avec Dieu" ("Promulgation of Universal
Peace", page 17).
Abdu'l-Baha.
Et Baha'u'llah ne revendique pas seulement le pouvoir de diagnostiquer et de
guérir, mais aussi l'autorité suprême pour commander, diriger et conquérir:
"O rois de la terre ! En ce lieu, scène d'un événement d'une transcendante splendeur,
a été révélée la plus grande Loi. Toute chose cachée fut mise au jour en vertu
de la volonté du suprême Ordonnateur, celui qui a inauguré la dernière heure,
celui par qui la Lune a été fendue en deux, et tous les décrets irrévocablement
proclamés."
"Vous n'êtes, que des vassaux, ô rois de la terre ! Celui qui est le Roi des
rois est apparu, vêtu de la plus merveilleuse gloire, et il vous appelle à lui,
le Protecteur dans le danger, l'Etre subsistant par Lui-même".
Baha'u'llah ("La Proclamation de Baha'u'llah", page 5)
Jamais encore aucun des prophètes du passé n'a affirmé des choses aussi formidables,
en revendiquant cette autorité divine et en faisant preuve d'une telle puissance.
Et n'oublions pas que durant quarante ans cet être sublime avait été persécuté
et torturé par des rois et des prêtres cruels ; qu'il avait vécu assez longtemps
pour voir des milliers de ses fidèles adeptes subir le même sort et mourir pour
sa cause ; que durant cette longue période il n'avait jamais cessé de proclamer
sa mission divine avec une inflexible volonté et une majesté indomptable qui
finirent par en imposer à ses pires ennemis. Que ceux-là soient les premiers
à douter qui ont versé une goutte de leur sang pour défendre leur idéal de vérité
!
Le monde de la réalité, dont "le centre suprême" est la manifestation
de Dieu en ce grand jour de sa révélation, se révèle à ceux qui voient "avec
les yeux de Dieu" et qui sont doués de cette vision spirituelle sans laquelle
nous ressemblons à "ceux qui, ayant des yeux, ne voient point".
Nous avons évolué dans une sphère si limitée et autour d'intérêts si mesquins
que nos horizons bornés nous ont empêchés de concevoir l'existence d'un "centre
suprême" dont l'accès nous permettra de contempler "l'univers de Dieu"
déployé sous nos yeux émerveillés et de scruter "l'horizon suprême" dont
aucun des fils des hommes ne sera exclu. Dans la lumière et la gloire de ce
centre, dans cette unité et cet amour, bases des lois de l'univers, tous les
problèmes sont résolus et toutes les flammes de discorde sont éteintes.
Pourtant, les christs de tous les temps, les guides et leaders de l'humanité
ont toujours insisté sur la réalité et la souveraineté de ce monde divin. Puissent
les hommes d'action au coeur vaillant leur obéir et les suivre !
En septembre 1916, alors que la Guerre Mondiale battait son plein et que les
communications devenaient difficiles entre l'Orient et l'Occident, je reçus
du secrétaire d'Abdu'l-Baha une carte postale contenant la dernière tablette
qu'il m'ait adressée. Il ne l'avait pas signée et, l'original ne m'étant pas
encore parvenu, je transcris la carte postale pour servir de complément à mon
récit:
"Mon cher frère dans la cause de l'humanité, les rapports qui nous parviennent
sur vos services, vos voyages et vos conférences ont un effet des plus stimulants
sur les amis de Terre sainte et contribuent à réjouir le coeur d'Abdu'l-Baha.
Il vous aime et prie pour votre succès spirituel et votre prospérité. Il a révélé
une merveilleuse tablette à votre intention, dont voici la traduction : "O toi
qui parles dans le temple du royaume ! Dieu soit loué de ce que tu emploies
la plus grande partie de ton temps à voyager, allant de ville en ville, faisant
entendre la mélodie du royaume dans les assemblées et les églises annonçant
la bonne nouvelle, le message du ciel. Il est dit dans les Evangiles que saint
Jean-Baptiste criait dans le désert : "Préparez la voie du Seigneur, aplanissez
ses sentiers, car le royaume de Dieu est proche".
Lui il criait dans le désert, mais toi tu cries dans les villes populeuses.
Bien que les ministres portent de brillantes couronnes sur la tête, j'ai cependant
l'espoir que tu puisses orner la tienne avec le diadème du royaume dont les
joyaux étincelants peuvent illuminer les périodes obscures des siècles et cycles
de siècles à venir.
Dans son grand livre, le Qur'an, Dieu dit que, selon sa volonté, il choisit
celui qu'il favorise de sa grâce, c'est-à-dire que Dieu accorde sa faveur et
ses dons à certaines âmes, et qu'en signe d'approbation il les marque de son
propre sceau. Les Evangiles déclarent également qu'il y a "beaucoup d'appelés
et peu d'élus". Alors, Dieu soit loué que tu sois parmi ce petit nombre.
Apprécie la valeur de ce bienfait et, autant que tu le pourras emploie ton temps
à propager les senteurs divines.
Que les salutations et les louanges se répandent sur toi."
Abdu'l-Baha Abbas, à Haifa, Syrie, 22 juin 1916