DIEU PASSE PRES DE NOUS
Shoghi Effendi
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1ère Période: Ministère du Bab (1844-1853) [...] Page 3 Le vingt-trois mai mil huit cent quarante-quatre marque le commencement de
la période la plus tumultueuse de l'âge héroïque
de l'ère baha'ie, âge qui voit s'ouvrir la plus glorieuse
époque du plus grand cycle dont l'histoire spirituelle de l'humanité
ait, jusqu'à présent, été le témoin. Il
n'a pas fallu plus de neuf courtes années pour couvrir cette période
du premier siècle baha'i, la plus spectaculaire, la plus tragique
et la plus mouvementée. Elle a été inaugurée par
la naissance d'une révélation dont le porte-parole sera acclamé
par la postérité comme le ",Point autour duquel tournent les
réalités des prophètes et des messagers"; elle s'est
terminée avec les premières impulsions d'une révélation
encore plus puissante "dont le jour" affirme Baha'u'llah lui-même,
"fut annoncé par tous les prophètes", jour auquel "l'âme
de tous les messagers divins a aspiré", et par lequel "Dieu a éprouvé
les coeurs de l'assemblée tout entière de ses messagers et de
ses prophètes". Il n'est pas étonnant que l'immortel chroniqueur
des événements qui se rattachent à la naissance et au
développement de la révélation baha'i ait trouvé
bon de consacrer non moins de la moitié de son émouvant récit
à la description de ces faits qui, par leur caractère héroïque
et tragique ont, en si peu de temps, tellement enrichi les annales religieuses
de l'humanité. Par sa puissance dramatique pure, par la rapidité
avec laquelle se sont succédé des événements d'une
importance considérable, par l'holocauste qui la baptisa dès
sa naissance, les circonstances miraculeuses qui entourèrent le martyre
de celui qui l'avait déclenchée, par les possibilités
cachées dont elle avait été si complètement imprégnée
dès l'origine et les forces auxquelles elle donna finalement naissance,
cette période de neuf années peut certes occuper un rang unique
dans le champ tout entier de l'expérience religieuse de l'homme. Si
l'on passe en revue les épisodes de ce premier acte d'un drame sublime,
on voit la figure de son héros et maître, le Bab, s'élever
comme un météore au-dessus de l'horizon de Shiraz*, traverser
du sud au nord le ciel sombre de la Perse, décliner avec une rapidité
tragique, et périr dans une apothéose de gloire. On voit ses
satellites, constellations de héros enivrés de l'amour de Dieu,
monter à ce même horizon, irradier la même lumière
incandescente, se consumer avec cette même rapidité, et imprimer
à leur tour un nouvel élan à la vigueur sans cesse croissante
de la foi naissante de Dieu. [...] Page 4 Celui qui a communiqué l'impulsion originelle à un mouvement
aux conséquences aussi imprévisibles n'était autre que
le Qà'im* promis (Celui qui s'élève), le Sàhibu'z-Zamàn*
(le Seigneur de cet âge), qui assuma le droit exclusif d'annuler la
dispensation coranique tout entière, et se donna lui-même le
titre de "Premier Point* d'où sont issues toutes les choses créées.
. ., le visage de Dieu dont la splendeur ne peut jamais être obscurcie,
la lumière de Dieu dont le rayonnement ne peut jamais s'évanouir".
Le peuple au sein duquel il apparut appartenait à la race la plus décadente
du monde civilisé; il était grossièrement ignorant, sauvage,
cruel, noyé dans les préjugés, servile dans sa soumission
à une hiérarchie presque déifiée, rappelant par
son abjection les Israélites d'Egypte au temps de Moïse, par son
fanatisme les juifs de l'époque de jésus, et par sa perversité
les idolâtres d'Arabie, contemporains de Muhammad. L'ennemi insigne
qui rejeta ses revendications, défia son autorité, persécuta
sa cause, réussit presque à étouffer sa lumière,
et qui fut finalement disloqué sous le choc de sa révélation,
fut le clergé shi'ah. D'un fanatisme féroce, corrompus à
un point indicible, jouissant d'un ascendant illimité sur les masses,
jaloux de leur position et irrémédiablement opposés à
toutes les idées libérales, les adeptes de cette secte avaient,
pendant un millier d'années, invoqué le nom de l'Imàm*
caché; leurs coeurs s'étaient embrasés dans l'attente
de son avènement; les chaires avaient tremblé sous leurs glorifications
en faveur de sa domination mondiale, leurs lèvres murmuraient encore,
sans relâche et avec dévotion, des prières pour hâter
sa venue. Les agents empressés qui avilirent leurs hautes fonctions
pour exécuter les desseins de l'ennemi ne furent rien moins que les
souverains de la dynastie qàjàr: D'abord le shah* Muhammad,
hésitant, malade et bigot, qui décommanda au dernier moment
la visite imminente du Bab à la capitale, puis le jeune shah
Nàsiri'd-Din*, dépourvu d'expérience, qui donna aisément
son assentiment à la sentence de mort de son prisonnier. Les pires
scélérats qui prêtèrent la main aux premiers instigateurs
d'une aussi infâme conspiration furent les deux grands vizirs: Hàji
Mirza Aqàsi, tuteur idolâtré du shah Muhammad*,
intrigant vulgaire au coeur déloyal et à l'esprit volage, et
l'insouciant, despotique et sanguinaire amir*-nizàm*, Mirza
Taqi Khàn; le premier exila le Bab dans les repaires montagneux
de 1'-Adhirbàyjàn*; le second ordonna sa mort, à Tabriz.
Ces méfaits et bien d'autres crimes atroces furent exécutés
avec la complicité d'un gouvernement soutenu par une bande de petits
princes et de gouverneurs oisifs, parasites, corrompus, incompétents,
accrochés avec ténacité à leurs privilèges
mal acquis, et entièrement asservis à un ordre ecclésiastique
notoirement avili. Les héros dont les actes illuminent le récit
de ce farouche combat spirituel, impliquant à la fois le peuple, le
clergé, le monarque et le gouvernement, furent les disciples choisis
du Bab, les Lettres du Vivant et leurs compagnons, qui ont frayé
le chemin de l'ère nouvelle. Ils opposèrent à tant d'intrigues,
d'ignorance, de dépravation, de cruauté, de superstition et
de lâcheté, un esprit élevé et indomptable qui
inspira une respectueuse terreur, un savoir étonnamment profond, une
éloquence d'une vigueur entraînante, une piété
d'une ferveur inégalable, un courage farouche comme celui du lion,
une abnégation pure et sainte, une résolution ferme comme le
roc, une pénétration d'une portée stupéfiante,
une vénération pour le Prophète(Muhammad) et pour ses
Imàms qui déconcertèrent leurs adversaires, un pouvoir
de persuasion alarmant pour leurs opposants, un exemple de foi et une règle
de conduite qui défièrent et révolutionnèrent
l'existence de leurs compatriotes. [...] Page 5 La scène d'ouverture du premier acte de ce grand drame se déroula
à Shiraz, au premier étage de la modeste demeure du fils d'un
drapier, située dans un quartier pauvre. Elle eut lieu à l'heure
précédent le coucher du soleil, le vingt-deux mai mil huit cent
quarante-quatre. Les personnages qui y prirent part sont: le Bab, un
siyyid* de pure et sainte lignée, âgé de vingt-cinq ans,
et le jeune Mullà Husayn qui, le premier, crut en lui. Leur rencontre,
qui précéda immédiatement cet entretien, a semblé
purement accidentelle. L'entrevue elle-même se prolongea jusqu'à
l'aube. L'hôte demeura enfermé, seul avec son invité,
et la ville endormie fut loin de se douter de l'importance de la conversation
qu'ils eurent ensemble. Nul récit de cette nuit unique n'est passé
à la postérité, sauf le compte rendu fragmentaire mais
hautement édifiant qui tomba des lèvres de Mulla Husayn. "je restai assis, retenu par le charme de sa parole, oublieux du temps et
de ceux qui m'attendaient", a-t-il témoigné après avoir
décrit la nature des questions posées à son hôte
et les réponses décisives qu'il en avait reçues, réponses
qui avaient établi, sans l'ombre d'un doute, la validité de
sa prétention à être le Qà'im promis. " Soudain,
l'appel du mu'adhdhin* ' invitant les fidèles à la prière
du matin, me tira de l'état d'extase dans lequel, apparemment, j'étais
tombé. Toutes les délices, toutes les gloires ineffables énumérées
par le Tout-Puissant dans son livre2 comme étant les possessions inestimables
des habitants du paradis, je pensai les ressentir cette nuit-là. Il
me sembla que j'étais dans un endroit dont on pourrait dire à
juste titre: "Ici, aucune peine ne peut nous atteindre, aucune lassitude ne
peut nous toucher; on n'entendra ici ni vains discours ni mensonges, mais
seulement cette exclamation: Paix! Paix! Là, retentira leur cri: Gloire
à toi, ô Dieu, leur salutation: Paix!" et la fin de leur cri:
"Loué soit Dieu, le Seigneur de toutes les créatures." Le sommeil
m'avait fui cette nuit-là. J'étais captivé par la musique
de cette voix dont le chant s'élevait et s'abaissait tour à
tour; tantôt elle s'amplifiait pour révéler des versets
du Qayyumu'l-Asma'*, tantôt elle revenait à de célestes
et subtiles harmonies pour chanter des prières inconnues. A la fin
de chaque invocation, il répétait ce verset: 'Loin de la gloire
de ton Seigneur, le très- Glorieux, sois ce que ses créatures
affirment de Lui! Et que la paix soit sur ses messagers! Loué soit
Dieu, le Seigneur de tous les êtres." [...] Page 6 "Cette révélation", a encore témoigné Mullà
Husayn, "s'imposant à moi si soudainement et avec une telle impétuosité,
me fit l'effet d'un coup de foudre qui, pendant un moment, sembla obnubiler
mes facultés. je fus aveuglé par sa splendeur éblouissante,
et assommé par son écrasante puissance. Excitation, joie, crainte
et étonnement agitèrent le tréfonds de mon âme.
Au milieu de ces émotions prédominait une impression de bonheur
et de force qui semblait m'avoir transfiguré. Que j'avais donc été
faible et impuissant par le passé; à quel point je m'étais
montré abattu et craintif! je ne pouvais alors ni écrire, ni
marcher, tant mes mains et mes jambes tremblaient. Maintenant, par contre,
la connaissance de sa révélation avait galvanisé mon
être. je me sentais possédé d'un tel courage et d'une
telle puissance que si le monde, avec tous ses peuples et ses potentats, s'était
ligué contre moi, j'aurais résisté tout seul avec intrépidité
à leur assaut. L'univers ne me paraissait plus qu'une poignée
de poussière dans la main. je semblais être la voix de Gabriel
personnifié, lançant un appel à l'humanité entière:
" Eveillez-vous, car voici que la lumière du matin a paru. Levez-vous,
car sa cause est rendue manifeste. Les portiques de sa grâce sont grands
ouverts; franchissez-les, ô peuples du monde! Car celui qui est votre
Promis est arrivé!" Cependant, à la lecture du célèbre commentaire sur la
sùrih* de joseph, le "Premier " livre, " le plus grand, le plus puissant
" de tous les ouvrages de la dispensation Babi, et dont le premier
chapitre fut écrit tout entier - le fait est indubitable - par la plume
de son révélateur divin, au cours de cette nuit d'entre les
nuits, une lumière plus significative est projetée sur cet épisode
qui marque la déclaration de la mission du Bab. La description
de cet épisode par Mullà Husayn, au même titre que les
premières pages de ce livre prouvent l'ampleur et la force de cette
déclaration d'importance capitale. La prétention de n'être
rien moins que le porte-parole de Dieu Lui-même, annoncé par
les prophètes des âges révolus, l'affirmation qu'il était
en même temps le héraut d'un autre, incommensurablement plus
grand que lui-même, les appels claironnants qu'il adressa aux rois et
aux princes de la terre, les terribles avertissements lancés au shah
Muhammad, principal magistrat du royaume, le conseil donné à
Hàji Mirza Aqàsi de craindre Dieu, ainsi que l'ordre
péremptoire de renoncer à son autorité de grand vizir
du shah et de se soumettre à celui qui est 1"' héritier
de la terre et de tout ce qu'elle contient", le défi lancé aux
dirigeants du monde proclamant l'indépendance de sa cause, dénonçant
la vanité de leur pouvoir éphémère et les exhortant
à "renoncer tout un chacun à leur domination" pour délivrer
son message "tant aux contrées de l'Est que de l'Ouest", ces faits
constituent les traits dominants de ce premier contact qui marqua la naissance
et fixa la date du commencement de l'ère la plus glorieuse dans la
vie spirituelle de l'humanité. [...] Page 7 Avec cette déclaration historique, l'aube d'un âge qui indiquait
la consommation de tous les âges s'était levée. La première
impulsion d'une révélation capitale avait été
communiquée à celui "sans lequel', suivant le témoignage
du Kitab-i-Iqan*, "Dieu ne se serait Pas établi sur le
siège de sa grâce ni élevé jusqu'au trône
de gloire éternelle". Cependant, ce fut seulement quarante jours plus
tard que l'enrôlement des dix-sept autres Lettres du Vivant commença.
Peu à peu, les uns en état de veille, d'autres dans leur sommeil,
quelques-uns par le jeûne et par la prière, d'autres au cours
de rêves et de visions, ils découvrirent spontanément
l'objet de leurs recherches et furent enrôlés sous la bannière
de la foi nouvellement née. La dernière de ces Lettres, bien
qu'elle occupe le premier rang sur la Tablette préservée*, fut
l'érudit Quddùs, âgé de vingt-deux, ans, descendant
direct de l'Imàm Hasan* et disciple le plus estimé de Siyyid
Kàzim*. Immédiatement avant lui, une femme - la seule - qui,
à la différence de ses condisciples, n'atteignit jamais à
la présence du Bab, fut investie du titre d'apôtre dans
la nouvelle dispensation. Poétesse, âgée de moins de trente
ans, de haute naissance, d'un charme ensorcelant et d'une éloquence
captivante, d'un esprit indomptable, cette femme, agissant avec audace et
professant des opinions peu orthodoxes, fut immortalisée sous le nom
de Tàhirih (la Pure) par la "Langue de Gloire", et surnommée
Qurratu'l'Ayn (la Consolation des yeux) par Siyyid Kàzim, son maître;
dans un rêve où le Bab lui était apparu, elle avait
reçu la première annonce touchant une cause qui devait l'élever
aux plus magnifiques sommets de la renommée et sur laquelle, par son
héroïsme intrépide, elle devait jeter un éclat ineffaçable. Ces "premières Lettres engendrées par le premier Point", cette
"Compagnie d'anges déployée devant Dieu au jour de son avènement",
ces "dépositaires de son mystère", ces "sources jaillies de
la source de sa révélation", ces premiers compagnons qui, selon
les termes du Bayan* persan, "ont le bonheur d'accéder au plus
près de Dieu", ces "flambeaux qui, de toute éternité,
se sont prosternés et continueront éternellement à se
prosterner devant le trône céleste", et enfin ces "vieillards*"
" mentionnés dans le "Livre de la Révélation"*, "assis
sur leurs trônes devant Dieu", "revêtus de vêtements blancs"
et portant sur leurs têtes des "couronnes d'or", furent, avant de se
disperser, convoqués en la présence du Bab qui leur fit
ses adieux, confia à chacun une tâche particulière, et
désigna leur province natale à quelques-uns d'entre eux comme
champ propice à leur activité. Il leur enjoignit d'observer
la plus grande prudence et la plus grande modération dans leur conduite,
leur dévoila la sublimité de leur rang et fit ressortir l'ampleur
de leurs responsabilités. Il leur rappela les paroles adressées
par jésus à ses disciples et mit en relief la grandeur suprême
du nouveau jour. Il les avertit qu'en se détournant ils perdraient
le royaume de Dieu; il leur assura que, s'ils obéissaient aux ordres
divins, Dieu ferait d'eux ses héritiers ainsi que des chefs spirituels
parmi les hommes. Il fit allusion au secret et annonça l'approche d'un
jour encore plus puissant, leur enjoignant de se préparer à
cet avènement. Il leur remit en mémoire la victoire d'Abraham
sur Nemrod, de Moïse sur le Pharaon, de jésus sur le peuple juif
et de Muhammad sur les tribus d'Arabie, et il fit valoir le caractère
inéluctable et la supériorité fondamentale de sa propre
révélation. A Mullà Husayn, il confia une mission d'un
caractère plus particulier et d'une portée plus puissante. Il
lui assura que son alliance avec lui avait été établie,
lui conseilla d'être patient avec les prêtres qu'il rencontrerait,
lui enjoignit de se diriger vers Tihran et, en termes des plus enflammés,
il fit allusion au mystère encore voilé et caché dans
cette ville et qui, affirma-t-il, éclipserait la clarté répandue
par le Hijàz et par Shiraz réunis. [...] Page 8 Brûlant d'agir en vertu du mandat qui leur avait été
conféré, lancées dans leur mission périlleuse
et révolutionnaire, ces étoiles de seconde grandeur qui, de
concert avec le Bab, constituent la première vàhid* (unité)
de la dispensation du Bayan, se dispersèrent dans toutes les
directions à travers les provinces de leur terre natale; avec un héroïsme
sans égal, elles résistèrent à l'assaut sauvage
et concerté des forces déployées contre elles, et immortalisèrent
leur foi par leurs propres exploits et ceux de leurs coreligionnaires, provoquant
ainsi une tempête qui convulsa leur pays, et dont les échos se
répercutèrent jusque dans les capitales de l'Europe occidentale. Cependant, ce fut seulement lorsque le Bab eut reçu la lettre
ardemment attendue de Mullà Husayn, son bien-aimé lieutenant
de confiance, lettre lui annonçant la joyeuse nouvelle de son entrevue
avec Baha'u'llah, qu'il se décida à entreprendre
le long et difficile pèlerinage aux tombeaux de ses ancêtres.
Au mois de sha'bàn de l'an 126o A.H.* (septembre 1844), celui qui,
à la fois par son père et par sa mère, appartenait à
la postérité de l'illustre Fàtimih* et descendait de
l'Imàm Husayn*, le plus éminent des successeurs légitimes
du prophète de l'islam, se mit en route afin de rendre visite à
la Kaaba*, pour satisfaire aux traditions islamiques. Il s'embarqua sur un
voilier, à Bùshihr*, le dix-neuvième jour du ramadàn
(octobre 1844), accompagné par Quddùs qui préparait assidûment
à assumer sa charge future. Débarquant à Jaddih*, après
un voyage mouvementé de plus d'un mois, il revêtit la robe de
pèlerin, monta sur un chameau et partit pour La Mecque où il
arriva le premier dhi'l-hajjih (17 décembre 1844). Quddùs, tenant
la bride à la main, accompagna son maître à pied jusqu'au
tombeau sacré. Le jour d-arafih*, d'après son chroniqueur, le
prophète pèlerin de Shiraz consacra tout son temps à
la prière. Le jour de Nahr*, il se dirigea vers Munà* où
il sacrifia, selon la coutume , dix-neuf moutons: neuf en son propre nom,
sept au nom de Quddus et trois au nom de son serviteur éthiopien. Puis,
avec les autres pèlerins, il fit le tour de la Kaaba, et accomplit
les rites prescrits pour le pèlerinage. [...] Page 9 Sa visite au Hijàz fut marquée par deux épisodes d'une
importance particulière. Le premier fut la déclaration de sa
mission et son défi public à Mirza Muhit-i-Kirmàni,
personnage hautain, l'un des plus éminents représentants de
l'Ecole shaykhi, qui alla parfois jusqu'à affirmer son indépendance
vis-à-vis de la direction de cette école, direction assumée,
après la mort de Siyyid Kàzim, par Hàji Muhammad Karim
Khàn, ennemi redoutable de la foi Babi. Le second épisode
fut une invitation, sous forme d'épître, que Quddus porta au
shérif* de La Mecque qui gardait la maison de Dieu; dans cette épître,
il était invité à embrasser la vérité de
la nouvelle révélation. Absorbé par ses propres travaux,
le shérif omit cependant de répondre. Sept ans plus tard, lorsque,
au cours d'une conversation avec un certain Hàji Niyaz-i-Baghdadi,
ce même shérif fut mis au courant des circonstances entourant
la mission et le martyre du prophète de Shiraz, il écouta
attentivement la description de ces événements et exprima son
indignation devant le sort tragique qui s'était abattu sur lui. La visite du Bab à Médine termina son pèlerinage.
Repassant à Jaddih, il rentra à Bùshihr où l'un
de ses premiers actes fut son dernier adieu à son compagnon de voyage
et disciple, auquel il affirma qu'il rencontrerait le Bien-Aimé de
leurs coeurs. Il lui annonça en outre qu'il recevrait la couronne du
martyre et que lui-même souffrirait ensuite un sort similaire entre
les mains de leur ennemi commun. Le retour du Bab dans sa terre natale (safar 1261 - février-mars
1845) fut le signal d'une commotion qui ébranla tout le pays. Du feu
allumé par la déclaration de sa mission, des flammes se mirent
à jaillir, sous l'influence des activités de ses disciples choisis
qui s'étaient dispersés. Déjà, en l'espace de
moins de deux ans, cette déclaration avait suscité les passions
des amis comme celles des ennemis. Le début de la conflagration se
produisit avant même le retour, dans sa ville natale, de celui qui en
était la cause. Les éléments implicites dans une révélation
si dramatiquement imposée à une race à ce point dégénérée,
d'un tempérament inflammable, ne pouvaient certes pas avoir d'autre
conséquence que d'exciter dans le coeur même des hommes les plus
sauvages passions: crainte, haine, rage et envie. Une foi dont le fondateur,
non satisfait de prétendre qu'il était la Porte de l'Imàm
caché, s'arrogeait un rang dépassant même celui de Sàhibu'z-Zamàn,
qui se considérait lui-même comme le précurseur d'un autre
incomparablement plus grand que lui, qui donnait l'ordre péremptoire,
non seulement aux sujets du shah, mais au monarque lui-même ainsi
qu'aux rois et aux princes de la terre, de tout abandonner pour le suivre,
qui déclarait être l'héritier de la terre et de tout ce
qu'elle contient, une foi dont les doctrines religieuses, les normes de la
morale, les principes sociaux et les lois religieuses portaient un défi
à toute la structure de la société où elle était
née, ne tarda pas à ranger, en une inquiétante unanimité,
la masse du peuple derrière ses prêtres et derrière son
magistrat principal, ses ministres et son gouvernement, et à les unir
en une opposition jurant de détruire les branches et la racine du mouvement
lancé par celui qu'ils considéraient comme un prétendant
impie et présomptueux. [...] Page 10 Avec le retour du Bab à Shiraz, on peut dire que se
produisit le premier choc de forces irréconciliables. Déjà,
l'énergique et audacieux Mullà 'Aliy-i-Bastàmi, l'une
des Lettres du Vivant, le "premier à quitter la cité de Dieu
(Shiraz) et le premier à souffrir pour son amour" - celui qui,
en présence de l'un des représentants les plus marquants de
l'islam shi'ah, l'illustre Shaykh Muhammad Hasan, avait audacieusement
affirmé que la plume de son maître nouvellement découvert
avait déversé, en l'espace de quarante-huit heures, autant de
versets que n'en comporte le Qur'an, oeuvre que son auteur mit vingt-trois
ans à révéler --, déjà celui-ci avait été
excommunié, enchaîné, disgracié, emprisonné
et, selon toutes probabilités, mis à mort. Mullà Sàdiq-i-Khurasani,
poussé par l'injonction du Bab dans le Khasa'il-i-Sab'ih* de
modifier l'énoncé sacro-saint de l'adhàn*, le proclama
sous sa forme corrigée à Shiraz, devant une congrégation
scandalisée; il fut immédiatement arrêté, injurié,
dépouillé de ses vêtements et châtié de mille
coups de fouet. L'infâme Husayn Khàn, le nizàmu'd-dawlih*,
gouverneur de Fars, qui avait lu le défi lancé dans le Quayyumu'l-Asma,
ayant ordonné que Mullà Sàdiq, Quddùs et un autre
croyant soient punis d'une manière sommaire et publique, on leur brûla
la barbe, on leur perça le nez, et on y fit passer un cordon; puis,
après les avoir promenés par les rues dans cette condition dégradante,
on les expulsa de la ville. [...] Page 11 La population de Shiraz était alors au comble de l'excitation.
Une violente controverse faisait rage dans les masjids*, les madrisihs*, les
bazars* et autres lieux publics. La paix et la sécurité étaient
gravement compromises. Effrayés, remplis d'envie, au comble de la colère,
les mullàs* commençaient à se rendre compte de la gravité
de leur situation. Le gouverneur, très alarmé, ordonna l'arrestation
du Bab. Celui-ci fut conduit à Shiraz sous escorte et,
en présence de Husayn Khàn, fut sévèrement réprimandé,
et frappé si violemment au visage que son turban tomba à terre.
Grâce à l'intervention de l'imàm-jum'ih*, il fut relâché
sur parole et confié à la garde de son oncle maternel Hàji
Mirza Siyyid 'Ali. Une brève accalmie s'ensuivit, permettant
au jeune captif de célébrer le Naw-Rùz* de cette année-là
et celui de l'année suivante dans une atmosphère de tranquillité
relative, en compagnie de sa mère, de sa femme et de son oncle. Pendant
ce temps, la fièvre qui avait saisi ses partisans se communiquait aux
membres du clergé, aux classes commerçantes, et atteignait les
classes les plus élevées de la société. A vrai
dire, une vague de curiosité passionnée avait balayé
le pays tout entier, et d'innombrables congrégations écoutaient
avec émerveillement les témoignages rapportés avec éloquence
et hardiesse par les messagers itinérants du Bab. L'effervescence avait pris de telles proportions que le shah, ne pouvant
ignorer plus longtemps la situation, envoya un homme de confiance, Siyyid
Yahyay-i-Dàràbi, surnommé Vahid, l'un des plus
érudits, éloquents et influents parmi ses sujets -qui ne connaissait
pas moins de trente mille traditions par coeur - pour faire une enquête
et lui rendre compte de la situation réelle. Esprit large, doué
d'une grande imagination et d'un zèle naturel, en relations étroites
avec la cour, il fut lui-même, au cours de trois entrevues, entièrement
conquis par les arguments et la personnalité du Bab. Leur première
entrevue eut pour objet les enseignements métaphysiques de l'islam,
les passages les plus obscurs du Qur'an, les traditions et les prophéties
des Imàms. Au cours de la seconde entrevue, Vahid fut frappé
de stupeur en découvrant que les questions qu'il s'était promis
de soumettre au Bab avaient disparu de sa fidèle mémoire,
et pourtant, à son étonnement extrême, il s'aperçut
que le Bab répondait à ces mêmes questions qu'il
avait oubliées. Dans la troisième entrevue, les circonstances
entourant la révélation du commentaire du Bab sur la
sùrih du Kawthar qui -ne comprenait pas moins de deux mille versets
subjuguèrent tellement le délégué du shah
que celui-ci, se contentant d'envoyer un simple rapport écrit au chambellan
de la cour, décida sur-le-champ de vouer sa vie entière et toutes
ses ressources au service d'une foi qui devait le récompenser par la
couronne du martyre, pendant le soulèvement de Nayiz*. Lui, dont la
ferme résolution était de réfuter les arguments d'un
obscur siyyid de Shiraz, de l'amener à abandonner ses idées
et de le conduire à Tihran comme preuve de l'ascendant pris
sur lui, fut réduit à se sentir, comme il l'a reconnu lui-même
plus tard, "aussi humble que la poussière qu'il' piétinait".
Husayn Khàn lui-même, qui avait été l'hôte
de Vahid durant son séjour à Shiraz, fut obligé
d'écrire au shah, lui exprimant sa conviction que l'illustre
délégué de Sa Majesté était devenu Babi. [...] Page 12 Un autre défenseur célèbre de la cause du Bab,
d'un zèle encore plus farouche que celui de Vahid et d'un rang presque
aussi éminent, fut Mullà Muhammad-'Aliy-i-Zànjàni
surnommé Hujjat. Membre de la secte des akhbàris,* controversiste
véhément, d'un caractère hardi et indépendant,
repoussant toute contrainte, cet homme avait osé condamner la hiérarchie
ecclésiastique tout entière, depuis les Abvàb-i-Arba'ih*,
jusqu'au plus humble mullà; il avait plus d'une fois, grâce à
ses talents supérieurs et à son éloquence chaleureuse,
confondu publiquement ses adversaires de l'orthodoxie shi'ah. Un tel personnage
ne pouvait rester indifférent à une cause qui produisait une
telle scission parmi ses concitoyens. Le disciple qu'il envoya à Shiraz
pour enquêter sur la question tomba immédiatement sous le charme
du Bab. La lecture d'une seule page du Qayyumu'l-Asma' apporté
par ce messager à Hujjat, suffit à produire une telle transformation
en lui qu'il déclara, devant l'assemblée des 'ulamà*
de sa ville natale que, si l'auteur de cet ouvrage décrétait
que le jour est la nuit ou que le soleil est une ombre, il soutiendrait sans
hésiter son affirmation. Une autre recrue de l'armée sans cesse croissante de la nouvelle foi
fut l'éminent érudit Mirza Ahmad-i-Azghandi, le plus
savant, le plus sage et le plus remarquable des 'ulamà de Khuràsàn*
qui, en prévision de l'avènement du Qà'im promis, avait
réuni plus de douze mille traditions et prophéties concernant
l'époque et le caractère de la révélation attendue;
il les avait fait circuler parmi ses condisciples et avait encouragé
ceux-ci à en faire de nombreuses citations, devant toutes les congrégations
et dans toutes les réunions. Tandis que la situation se gâtait rapidement dans les provinces, l'hostilité
acharnée du peuple de Shiraz atteignait bientôt à
son paroxysme. Husayn Khàn, vindicatif, implacable, exaspéré
par les rapports de ses agents inlassables, signalant que la puissance et
la renommée de son prisonnier croissaient d'heure en heure, décida
de passer à l'action immédiate. On raconte même que son
complice, Hàji Mirza -Àqàsi, lui avait ordonné
de tuer secrètement le prétendu désorganisateur de l'Etat
le destructeur de la religion établie. Par ordre du gouverneur, le
chef de la police, 'Abdu'lHamid-Khàn, escalada les murs au milieu de
la nuit et pénétra dans la maison d'Hàji Mirza
Siyyid 'Ali où le Bab était enfermé; il l'arrêta
et confisqua tous ses livres et documents. Par ailleurs, cette même
nuit se produisit un événement qui, par sa soudaineté
dramatique, fut indubitablement suscité par la Providence pour détruire
les plans des conspirateurs, et permettre à l'objet de leur haine de
prolonger son ministère et de parachever sa révélation.
Une épidémie de choléra d'une virulence dévastatrice
avait déjà, depuis minuit, atteint plus de cent personnes. La
terreur causée par le fléau avait envahi tous les coeurs, et
les habitants de la ville frappée fuyaient en désordre, au milieu
des cris de souffrance et d'affliction. Trois des domestiques du gouverneur
étaient déjà morts. Des membres de sa famille étaient
couchés et au plus mal. Lui-même, dans son désespoir,
laissant les morts sans sépulture, avait fui vers un jardin situé
aux environs de la ville. 'Abdu'l-Hamid Khàn, devant cette évolution
inattendue de la situation, décida de conduire le Bab dans sa
propre demeure. En arrivant, il fut consterné d'apprendre que son fils
gisait agonisant sous le fléau. Dans son désespoir, il se jeta
aux pieds du Bab, implorant son pardon, l'adjurant de ne pas faire
retomber sur le fils les péchés du père, et lui donnant
sa parole qu'il abandonnerait son poste et n'accepterait jamais plus une pareille
situation. Sa prière ayant été exaucée, il adressa
un plaidoyer au gouverneur, le priant de relâcher son prisonnier et
de détourner ainsi le cours fatal de cette terrible épreuve.
Husayn Khàn accepta sa requête et libéra son prisonnier,
à condition que celui-ci quitte la ville. [...] Page 13 Miraculeusement préservé par une Providence vigilante et toute
puissante, le Bab se mit en route pour Isfàhàn* (septembre
1846), accompagné de Siyyid Kazim-i-Zanjàni. Une autre accalmie
s'ensuivit, brève période de tranquillité relative, pendant
laquelle le processus divin, précédemment mis en marche, s'accéléra
encore, occasionnant toute une série d'événements; ceux-ci
conduisirent à l'emprisonnement du Bab dans les forteresses
de Màh-Kù* et de Chihriq*, et atteignirent leur point culminant
avec son martyre, dans la cour de la caserne de Tabriz. Conscient des épreuves
imminentes qui devaient l'affliger, le Bab, avant de se séparer
définitivement de sa famille, avait légué tous ses biens
à sa mère et à sa femme; il avait confié à
cette dernière le secret du sort qu'il allait subir et lui avait révélé
une prière spéciale dont la lecture, l'assura-t-il, résoudrait
ses problèmes et allégerait son chagrin. Selon les instructions
du gouverneur de la ville, Manuchihr Khàn, le mu'tamidu'd-dawlih*,
à qui il avait écrit de lui fixer le lieu où il devait
résider, le Bab passa les premiers quarante jours de son séjour
à Isfàhàn, en qualité d'hôte de Mirza
Siyyid Muhammad, le sultanu'l-'ulamà*, imàm-jum'ih, un des principaux
dignitaires ecclésiastiques du royaume. Il fut reçu avec cérémonie.
Son charme agissait d'une manière telle sur les habitants de cette
ville qu'un jour, après son retour du bain public, une foule ardente
réclama à grands cris l'eau qui avait servi à ses ablutions.
Ce charme était si prenant que son hôte, oublieux de la dignité
conférée par son rang éminent, prit l'habitude de le
servir lui-même. C'est à la demande de ce même prélat
qu'une nuit, après dîner, le Bab révéla
son commentaire bien connu sur la sùrih de Va'l-'Asr*. Ecrivant avec
une surprenante rapidité, il avait produit en quelques heures autant
de versets que la valeur d'un tiers du Qur'an, pour exposer la signification
de la première lettre seulement de cette sùrih lettre sur laquelle
Shaykh Ahmad-i-Ahsà'i* avait mis l'accent, et à laquelle se
réfère Baha'u'llah dans le Kitab-i-Aqdas*
-; cet exploit provoqua une telle explosion d'étonnement respectueux
de la part des témoins, que ceux-ci se levèrent pour embrasser
le bord de son vêtement. [...] Page 14 Pendant ce temps, l'enthousiasme tumultueux du peuple d'Isfàhàn
augmentait visiblement. Des foules de gens, les uns poussés par la
curiosité, d'autres avides de découvrir la vérité,
d'autres encore anxieux d'être guéris de leurs infirmités,
accoururent de tous les quartiers de la ville vers la maison de l'imàm-jum'ih.
Le sage et judicieux Manùchihr Khàn ne put résister à
la tentation de rendre visite à un personnage aussi étrange
et aussi mystérieux. Alors qu'il était géorgien d'origine
et chrétien de naissance, il pria le Bab, devant une brillante
assemblée de théologiens des plus accomplis, d'exposer et de
démontrer l'authenticité de la mission spécifique de
Muhammad. A cette requête, que les assistants s'étaient cru obligés
de refuser , le Bab répondit avec empressement. En moins de
deux heures et en l'espace de cinquante pages, non seulement il avait révélé
une dissertation minutieuse, vigoureuse et originale sur ce noble sujet, mais
il avait encore établi la relation entre cette mission, l'arrivée
du Qà'im et le retour de l'Imàm Husayn. Cet exposé incita
Manùchihr Khàn à proclamer, devant cette assemblée,
sa foi dans le prophète de l'islam, ainsi qu'à reconnaître
les dons surnaturels dont l'auteur d'un traité aussi probant était
pourvu. Ces preuves de l'ascendant croissant exercé par un jeune homme sans
instruction sur le gouverneur et sur le peuple d'une ville considérée,
à juste titre, comme l'une des forteresses de l'islam shi'ah,
alarmèrent les autorités ecclésiastiques. S'interdisant
tout acte d'hostilité ouverte qui, ils le savaient fort bien, aurait
fait échouer leurs projets, ils cherchèrent, en encourageant
la propagation des rumeurs les plus extravagantes, à amener le grand
vizir du shah à sauver une situation qui devenait d'heure en
heure plus critique et plus menaçante. La popularité dont jouissait
le Bab, son prestige personnel et les honneurs que lui accordaient
ses compatriotes, avaient maintenant atteint leur apogée. L'ombre d'un
destin imminent commençait à s'épaissir autour de lui.
Une série de tragédies se déroula alors à une
cadence rapide, dont le point culminant fut sa propre mort et l'extinction
apparente de l'influence de sa foi. [...] Page 15 L'impérieux et rusé Hàji Mirza Aqàsi,
craignant de voir l'influence du Bab circonvenir son souverain et,
de ce fait, sceller sa propre ruine, se déchaîna comme jamais
encore auparavant. Connaissant la confiance du shah pour le mu'tamid, et soupçonnant
la sympathie secrète de celui-ci pour le Bab, il blâma
sévèrement l'imàm-jum'ih d'avoir négligé
son devoir sacré. En même temps, il prodigua lui-même,
dans plusieurs lettres, ses faveurs aux 'ulamà d'Isfàhàn
qu'il avait ignorés jusque-là. Du haut des chaires de cette
ville, un clergé insidieusement poussé commença à
lancer des invectives et des calomnies contre l'auteur de ce qui était,
pour eux, une hérésie haïssable et très dangereuse.
Le shah lui-même fut amené à convoquer le Bab
dans sa capitale. Manùchihr Khàn, avant reçu l'ordre
d'organiser son départ, décida de le transférer temporairement
dans sa propre maison. Pendant ce temps, les mujtahids* et les 'ulamà,
atterrés devant les signes d'une influence aussi pénétrante,
convoquèrent une assemblée qui publia un document mensonger,
signé et portant le sceau des chefs ecclésiastiques de la ville,
dénonçant le Bab comme hérétique et le
condamnant à mort. Même l'imàm-jum'ih fut contraint d'ajouter
un témoignage écrit déclarant l'accusé dénué
de raison et de jugement. Le mu'tamid, fort embarrassé, et dans le
but d'apaiser le tumulte grandissant, conçut un plan par lequel on
fit croire à une population de plus en plus récalcitrante que
le Bab était parti pour Tihran, tandis qu'il réussissait
à lui assurer un bref répit de quatre mois dans la retraite
de 1"lmàrat-iKhurshid, résidence privée du gouverneur,
à Isfàhàn. C'est pendant cette période que l'hôte
exprima le désir de consacrer tous ses biens, évalués
par ses contemporains à non moins de quarante millions de francs (des
francs français), à servir les intérêts de la nouvelle
foi; il fit part de son intention de convertir le shah Muhammad, de
l'inviter à se débarrasser d'un ministre dépravé
et malhonnête, et d'obtenir le consentement royal au mariage de l'une
de ses soeurs avec le Bab. Toutefois, la mort soudaine du mu'tamid,
prédite par le Bab lui-même, accéléra le
cours de la crise imminente. Le député-gouverneur Gurgin Khàn,
rapace et impitoyable, poussa le shah à émettre un second
mandat d'amener, ordonnant que le jeune captif, accompagné par une
escorte à cheval, soit envoyé à Tihran sous un
déguisement. Ce vil personnage n'hésita pas à exécuter
le mandat écrit du souverain, d'autant qu'il avait découvert
auparavant et détruit le testament de son oncle, le mu'tamid, et s'était
emparé de ses biens. A moins de trente miles* de la capitale cependant,
dans la forteresse de Kinàr-Gird, un messager apporta au chef d'escorte
Muhammad Big un ordre écrit de Hàji Mirza Aqàsi
lui enjoignant de se rendre à Kulayn*, puis d'y attendre de nouvelles
instructions. Peu après arriva une lettre datée de rabi'u'th-thàni
1263 (19 mars17 avril 1847), adressée par le shah lui-même
au Bab, lettre qui, bien que rédigée en termes courtois,
montrait clairement le degré de l'influence néfaste exercée
par le grand vizir sur son souverain. Les projets si ardemment caressés
par Manùchihr Khàn étaient maintenant réduits
à néant. La forteresse de Màh-Kù, non loin du
village portant le même nom, dont les habitants avaient bénéficié
pendant longtemps du patronage du grand vizir, forteresse située dans
le coin le plus éloigné au nord-ouest de l'Àdhirbàyjàn,
fut assignée comme prison au Bab par le shah Muhammad,
sur les conseils de son perfide ministre. Un seul compagnon et un seul serviteur
parmi ses disciples furent autorisés à le suivre dans ce cadre
morne et inhospitalier. Tout-puissant et rusé, ce ministre, sous le
prétexte de la nécessité pour son maître de concentrer
son attention immédiate sur une récente rébellion du
Khuràsàn et sur une révolte dans le Kirmàn*, avait
réussi à déjouer un plan qui, réalisé,
aurait eu les plus graves répercussions, tant sur ses intérêts
personnels que sur les destinées immédiates du gouvernement,
du souverain et du peuple.
CHAPITRE I: Naissance de la révélation babi