DIEU PASSE PRES DE NOUS
Shoghi Effendi
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2ième Période: Ministère de Baha'u'llah (1853-1892) [...] Page 99 L'attentat à la vie du shah Nàsiri'd-Din eut lieu, comme
on l'a vu dans un précédent chapitre, le 28 du mois de shavvàl
1268 A.H., ce qui correspond au 15 août. Immédiatement après,
Baha'u'llah fut arrêté à Niyavaràn,
conduit dé la manière la plus indigne à Tihran
et jeté dans le Siyah-Chàl. Son emprisonnement ne dura
pas moins de quatre mois. A la mi-temps de cette période "l'année
neuf " (12 69) annoncée en termes si enflammés par le Bab,
et évoquée par Shaykh Ahmad-i-Ahsà'i comme l'année
"après hin", fit son entrée, dotant le monde entier de pouvoirs
latents dépassant l'imagination. Deux mois plus tard, Baha'u'llah
fut remis en liberté - le but de sa réclusion étant alors
atteint -, et il partit le mois suivant pour Baghdad, première
étape d'un exil mémorable, aussi long que son existence, et
qui devait le conduire dans l'avenir jusqu'à Andrinople, en Turquie
d'Europe, et se terminer par une incarcération de vingt-quatre ans
à 'Akka. Maintenant qu'il avait été investi, en raison de ce rêve
plein de force, du pouvoir et de l'autorité souveraine inhérents
à sa mission divine, sa libération d'une captivité qui
avait atteint son but et qui, si elle s'était prolongée, l'aurait
complètement entravé dans l'exercice des fonctions qui venaient
de lui être imparties, sa libération devenait non seulement inévitable
mais impérieuse et urgente. Ni les moyens ni les éléments
ne manquaient qui pouvaient amener son élargissement de la contrainte
pesant sur lui. Les interventions réitérées et décisives
du ministre russe, le prince Dolgorouki, qui remua ciel et terre pour établir
l'innocence de Baha'u'llah, la confession publique du Shaykh
Mullà 'Aliy-i-Turshizi, surnommé 'Azim qui, dans le Siyah-Chàl,
en présence du hàjibu'd-dawlih, de l'interprète du ministre
russe et du représentant du gouvernement, reconnut sa propre complicité
et disculpa positivement Baha'u'llah, le témoignage indiscutable
établi par les tribunaux compétents, les efforts soutenus de
ses propres frères, soeurs et parents, tous ces faits réunis
permirent d'obtenir sa délivrance finale des mains de ses féroces
ennemis. Une autre raison puissante, quoique moins évidente, qu'il
faut signaler comme ayant aidé à sa libération, c'est
le sort subi par tant de ses condisciples qui se sacrifièrent eux-mêmes
et languirent avec lui dans cette même prison. Car, ainsi que le remarque
fort justement Nabil, "le sang versé à Tihran, au cours
de cette terrible année, par ce petit groupe héroïque avec
lequel Baha'u'llah était emprisonné, fut la rançon
de sa délivrance des mains d'un ennemi qui cherchait à l'empêcher
d'atteindre le but auquel Dieu l'avait destiné." [...] Page 100 Devant des témoignages aussi écrasants, établissant
sans l'ombre d'un doute la non-complicité de Baha'u'llah,
le grand vizir, après avoir obtenu du souverain son consentement -
donné à contrecoeur - pour la libération de son prisonnier,
pouvait maintenant envoyer au Siyah-Chàl son homme de confiance,
Hàji 'Ali, en le chargeant de porter à Baha'u'llah
l'ordre de son élargissement. Le spectacle qui s'offrit à cet
émissaire à son arrivée fit naître en lui une telle
colère, qu'il maudit son maître d'avoir infligé ce honteux
traitement à un homme d'une position aussi élevée et
d'une renommée irréprochable. Retirant son propre manteau, il
le présenta à Baha'u'llah, le suppliant de le
porter quand il serait en présence du ministre et de ses conseillers,
requête que Baha'u'llah refusa catégoriquement,
préférant paraître dans sa tenue de prisonnier devant
les membres du gouvernement impérial. A peine se fut-il présenté devant eux que le grand vizir s'adressa
à lui en ces termes: " Si vous aviez suivi mon conseil et si vous vous
étiez séparé de la foi du Siyyid-i-Bab, vous n'auriez
jamais enduré les peines et les vexations qui vous ont accablé."
"Si vous aviez suivi mes conseils vous-même", riposta Baha'u'llah,
"les affaires du gouvernement n'auraient pas atteint un état aussi
critique." Mirza -Aqà Khàn se remémora alors la
conversation qu'il avait eue avec lui au moment du martyre du Bab,
où il avait été averti que "la flamme qui avait été
allumée flamberait plus ardemment que jamais". "Que me conseillez-vous
de faire maintenant?" demanda-t-il à Baha'u'llah. La
réponse vint, instantanée: " Ordonnez aux gouverneurs du royaume
de cesser de verser le sang des innocents, de piller leurs biens, de déshonorer
leurs femmes et de malmener leurs enfants." Le jour même, le grand vizir
suivit le conseil ainsi donné; mais quel qu'en fut le résultat,
le déroulement des événements ultérieurs prouva
amplement qu'il fut momentané et négligeable. La paix et la tranquillité relatives accordées à Baha'u'llah
après son tragique et cruel emprisonnement étaient destinées,
par le commandement d'une sagesse infaillible, à être extrêmement
courtes. A peine avait-il rejoint sa famille qu'un décret du shah
Nàsiri'd-Din lui parvint, lui ordonnant de quitter le territoire de
la Perse dans un délai d'un mois au plus et l'autorisant à choisir
le lieu de son exil. Le ministre russe, sitôt informé de la décision impériale,
exprima le désir de prendre Baha'u'llah sous la protection
de son gouvernement, et offrit de lui fournir toutes facilités d'entrer
en Russie. Baha'u'llah déclina cette invitation faite
si spontanément et, obéissant en cela à un infaillible
instinct, préféra s'installer en territoire turc, dans la ville
de Baghdad. [...] Page 101 " Tandis que je gisais en prison, chargé de chaînes et de fers,"
a-t-il déclaré lui-même plusieurs années après,
dans son épître adressée au tsar de Russie Nicolaevitch
Alexandre II, "l'un de tes ministres M'a proposé son aide. C'est pourquoi
Dieu t'a assigné un rang dont nul ne peut avoir connaissance excepté
Lui-même. Prends garde de ne pas négocier cette sublime position.
En ces jours où cet opprimé souffrait cruellement en prison
", révèle encore sa plume en témoignage éclatant,
"le ministre du très estimé gouvernement" (de Russie) "puisse
Dieu, glorifié et exalté soit-Il, l'assister! - a fait tous
ses efforts pour obtenir ma délivrance. La permission de me libérer
fut accordée plusieurs fois. Certains des 'ulamà de la ville
s'y opposèrent pourtant. En définitive, ma liberté fut
obtenue grâce à la sollicitude et aux efforts de Son Excellence
le ministre. Sa Majesté Impériale, le très grand empereur
- puisse Dieu, exalté et glorifié soit-Il, l'assister! - étendit
sa protection sur moi, pour l'amour de Dieu, protection qui a engendré
l'envie et l'hostilité des insensés de la terre." Le décret du shah, assimilable à un ordre d'expulsion
immédiate de Baha'u'llah hors du territoire de la Perse,
ouvre un nouveau chapitre de gloire dans l'histoire du premier siècle
baha'i. Considéré sous son vrai jour, il sera même
reconnu comme le début d'une des époques les plus importantes
et les plus fertiles en événements de l'histoire religieuse
du monde. Il coïncide avec l'inauguration d'un ministère qui s'étend
sur une période de presque quarante années, ministère
qui, en vertu de son pouvoir créateur, de sa force purifiante, de ses
influences réparatrices et de l'irrésistible action des forces
directrices et formatrices du monde qu'il a libérées, demeure
sans parallèle dans les annales religieuses de la race humaine tout
entière. Il marque le commencement d'une série d'exils qui couvre
une période de quatre décennies et ne se termine qu'à
la mort de celui qui fut l'objet de ce cruel décret. Le processus mis
en marche par ce décret, progressant et se déroulant graduellement,
commença en faisant entrer la cause baha'i, pour quelque temps,
au coeur même de la forteresse jalousement gardée de l'islam
shi'ah, et amena Baha'u'llah à prendre un contact personnel
avec ses défenseurs les plus éminents et les plus illustres;
puis, plus tard, ce même processus mit Baha'u'llah face
à face, au siège du califat, avec les dignitaires civils et
ecclésiastiques du royaume et les représentants du sultan
de Turquie, le plus puissant des potentats du monde islamique; et finalement,
il le conduisit jusqu'aux rivages de la Terre sainte, accomplissant ainsi
les prophéties enregistrées dans l'Ancien et le Nouveau Testaments,
réalisant la promesse enclose dans les diverses traditions attribuées
à l'Apôtre de Dieu et aux Imàms qui lui succédèrent,
et inaugurant le rétablissement tant attendu d'Israël dans l'ancien
berceau de sa foi. Avec lui, on peut dire que commença la dernière
et la plus fructueuse des quatre étapes d'une vie dont les vingt-sept
premières années ont été caractérisées
par la jouissance insouciante de tous les avantages conférés
par une haute naissance, par la fortune, et par une sollicitude intarissable
pour les intérêts des pauvres, des malades et des opprimés.
Ces années furent suivies par neuf ans d'un apostolat actif et exemplaire
au service du Bab, et enfin par un emprisonnement de quatre mois, emprisonnement
assombri par de mortels périls, rempli d'amertume par d'atroces chagrins,
et immortalisé vers sa fin par la soudaine irruption de forces qu'une
révélation excessivement puissante libéra, révolutionnant
les âmes. [...] Page 102 Ce départ forcé et précipité de Baha'u'llah
hors de sa terre natale, en compagnie de quelques-uns de ses parents, rappelle
par certains aspects la fuite hâtive de la Sainte-Famille en Egypte,
la soudaine émigration de Muhammad, de La Mecque à Médine,
peu après son accession à son office prophétique, l'exode
de Moïse, de son frère et de ses partisans hors de leur pays natal,
pour répondre à l'ordre divin; il rappelle surtout l'exil d'Abraham
de la ville d'Our, en Chaldée, vers la terre promise, exil qui, par
la multitude d'avantages qu'il apporta à tant peuples, de religions
et de nations divers, offre la ressemblance historique la plus proche quant
aux bénédictions incalculables destinées à descendre,
à notre époque et dans les âges futurs, sur toute la race
humaine, ceci en raison directe de l'exil souffert par celui dont la cause
est la fleur et le fruit de toutes les révélations antérieures. Après avoir énuméré, dans les "Leçons
de Saint-Jean-d'Acre", les conséquences lointaines de l'exil d'Abraham,
'Abdu'l-Baha affirme d'une manière significative que, "puisque
l'exil d'Abraham, depuis Our jusqu'à Alep, en Syrie, a donné
ce résultat, il faut penser à l'effet qui résultera de
l'exil de Baha'u'llah, déplacé plusieurs fois:
de Tihran à Baghdad, puis à Constantinople, en
Roumélie* et en Terre sainte". Le premier jour du mois de rabi'u'th-thàni de l'an 12.69 A.H. (12
janvier 1853), neuf mois après son retour de Karbilà, Baha'u'llah
et quelques membres de sa famille, escortés par un officier de la garde
impériale et par un fonctionnaire représentant la légation
russe, commencèrent leur voyage de trois mois pour Baghdad.
Parmi les compagnons d'exil de Baha'u'llah se trouvaient sa
femme, la sainte Navvàb*, à laquelle il avait donné le
titre de "Feuille la plus exaltée" et qui, pendant presque quarante
ans, ne cessa de faire preuve d'une endurance, d'une piété,
d'une dévotion et d'une noblesse d'âme qui lui valurent, de la
part de son Seigneur, l'hommage posthume et sans pareil d'être devenue
son "épouse éternelle dans tous les mondes de Dieu". Son fils,
âgé de neuf ans, surnommé plus tard la "plus grande Branche",
et destiné à devenir le Centre de son covenant et l'interprète
autorisé de ses enseignements, ainsi que sa fille âgée
de sept ans, connue plus tard sous le même titre que celui de son illustre
mère - et qui, tant par ses services rendus jusqu'à l'âge
consommé de quatre-vingt-six ans, que par sa noble parenté,
s'est promue au rang d'éminente héroïne de la dispensation
baha'i -, étaient également parmi les exilés qui
adressaient maintenant leur dernier adieu à leur pays natal. Des deux
frères qui l'accompagnèrent dans ce voyage, le premier était
Mirza Mùsà, appelé communément Aqày-i-Kalim,
son loyal et précieux défenseur, le plus compétent et
le plus distingué de ses frères et soeurs, l'une des "deux seules
personnes qui", selon le témoignage de Baha'u'llah, "avaient
une connaissance adéquate des origines" de sa foi. L'autre était
Mirza Muhammad-Quli, un demi-frère qui, malgré la défection
de certains de ses parents, resta, jusqu'à la fin, fidèle à
la cause qu'il avait adoptée. [...] Page 103 Quoique long et plein de périls, le voyage entrepris au plus fort
d'un hiver exceptionnellement rigoureux, et qui conduisit la petite troupe
d'exilés, si mal équipés, à travers les montagnes
obstruées par la neige de la Perse occidentale, fut sans histoire,
mis à part l'accueil chaleureux et enthousiaste que les voyageurs reçurent,
pendant leur bref séjour à Karand, de la part du gouverneur,
Hayat-Quli Khàn, de la secte 'alliyu'llahi. Celui-ci
reçut en retour tant de bonté de la part de Baha'u'llah
que tous les habitants du village furent touchés et continuèrent,
longtemps après à offrir l'hospitalité à ses disciples
allant à Baghdad, si bien qu'ils passèrent pour être
Babis. Dans une prière qu'il révéla à cette époque,
Baha'u'llah, s'étendant longuement sur les épreuves
et les malheurs qu'il avait endurés dans le Siyah-Chàl,
rend compte ainsi des infortunes subies au cours de ce "terrible voyage':
"Mon Dieu, mon Maître, mon Désir! ... Tu as créé
cet atome de poussière par la maîtrise achevée de ton
pouvoir, et tu l'as nourri de tes mains que nul ne peut enchaîner...
Tu l'as destiné à des épreuves et à des tribulations
qu'aucune langue ne peut décrire, et dont aucune de tes tablettes ne
peut rendre compte avec exactitude. La gorge que tu avais accoutumée
au contact de la soie, tu l'as en fin de compte enserrée de lourdes
chaînes, et le corps que tu avais enveloppé de brocart et de
velours, tu l'as soumis, à la fin, à l'opprobre d'un cachot.
Ton décret M'a entravé de liens innombrables, jetant autour
de mon cou des chaînes que nul ne peut briser. Des années ont
passé pendant lesquelles les afflictions, telles des ondées
de miséricorde, se sont déversées sur moi ... Que de
nuits pendant lesquelles le poids des chaînes et des fers ne me permirent
aucun repos, et que de jours où la paix et la tranquillité me
furent refusées, en raison des afflictions que me causaient les mains
et les paroles des hommes! Le pain et l'eau que, dans ta toute englobante
miséricorde, tu as accordés aux bêtes des champs, furent
tous deux refusés pendant quelque temps à ce serviteur, et ce
que les hommes se refusaient à infliger à ceux qui se sont séparés
de ta cause, ils permirent qu'on me l'infligeât à moi, jusqu'à
ce qu'en définitive ton décret soit irrévocablement fixé,
et que ton ordre parvienne à ce serviteur de quitter la Perse, accompagné
d'hommes débiles et d'enfants en bas âge, à l'époque
où le froid est si intense qu'on ne peut même pas parler, et
que neige et glace sont en telle abondance qu'il est impossible d'avancer." [...] Page 104 Finalement, le 28 jamàdiyu'th-thàni 1269 A.H. (8 avril 1853),
Baha'u'llah arriva à Baghdad, ville principale
de ce qui était alors la province turque de l' 'Iraq. De là,
il se rendit, quelques jours après, à Kàzimayn, à
environ trois milles au nord de Baghdad. Kàzimayn est habitée
principalement par des Persans, et les deux Kàzim, le septième
et le neuvième Imàms, y sont enterrés. Peu après
son arrivée, le représentant du gouvernement du shah,
qui résidait à Baghdad, lui rendit visite, et suggéra
qu'il ferait mieux de s'installer dans le vieux Baghdad, en raison
des nombreux visiteurs qui encombraient ce centre de pèlerinage. Cette
suggestion reçut promptement l'accord de Baha'u'llah
et un mois plus tard, vers la fin de rajab*, il loua la maison de Hàji
'Ali Madad, dans un vieux quartier de la ville où il s'installa avec
sa famille. Dans cette ville, nommée " Zahru'l-Kùfih " dans les traditions
islamiques, désignée pendant des siècles comme le havre
de paix, et immortalisée par Baha'u'llah comme la "cité
de Dieu", il continua de résider, sauf pendant ses deux ans de retraite
dans les montagnes du Kurdistàn et, de temps en temps, lors de ses
visites à Najaf, Karbilà et Kàzimayn, jusqu'à
ce qu'il soit banni à Constantinople. A cette ville, le Qur'an
a fait allusion comme au " havre de paix " que Dieu Lui-même " appelle
". A elle encore, ce même livre fait une autre allusion, dans le verset:
" Pour eux, il existe une demeure de paix avec leur Seigneur ... le jour où
Dieu les rassemblera tous." De cette cité se répandirent, vague
après vague, une puissance, un rayonnement et une gloire qui ranimèrent
insensiblement une foi languissante et sévèrement frappée,
une foi qui sombrait dans l'obscurité et que l'oubli menaçait.
D'elle s'exhalèrent, jour et nuit, et avec une force toujours croissante,
les premières émanations d'une révélation qui,
par son étendue et sa richesse, par sa force dynamique, par l'abondance
et la variété de sa littérature, était destinée
à surpasser celle du Bab lui-même. Au-dessus de son horizon
apparurent soudain les rayons du Soleil de Vérité dont la gloire
montante avait été assombrie, pendant dix longues années,
par les nuages noirs d'une haine dévorante, d'une indéracinable
jalousie et d'une malveillance implacable. C'est dans cette ville que le tabernacle
du "Seigneur des armées" promis fut d'abord érigé et
que furent établies les fondations inattaquables du royaume du "Père"
tant attendu. C'est d'elle que sont venues les premières nouvelles
du message de salut qui, selon la prophétie de Daniel, devait marquer,
après un intervalle de "mille deux cent quatre vingt-dix jours" (129o
A.H.*), la fin de "l'abomination de la désolation". [...] Page 105 Dans ses murs ont été irrévocablement fondés
et consacrés d'une manière stable: la "suprême demeure
de Dieu" et son "piédestal', le "trône de sa gloire", le "Point
de mire d'un monde en adoration", la "lampe de salut entre la terre et le
ciel', le "signe de son souvenir pour tous ceux qui sont au ciel et sur la
terre", renfermant le "joyau dont l'éclat a rayonné sur toute
la création", l' "étendard' de son royaume, le "reliquaire autour
duquel le concours des fidèles fera cercle". En raison de son caractère
sacré de "très sainte demeure" de Baha'u'llah
et de "siège de sa gloire transcendante", elle a reçu l'honneur
d'être considérée comme un centre de pèlerinage
inégalé sauf par la ville d'Akka, sa "prison suprême",
à proximité de laquelle est enfermé son sépulcre
sacré, le qiblih* du monde baha'i. Autour de la table céleste,
dressée au coeur même de la ville, le clergé et les laïques:
sunnis, shi'ahs, kurdes, arabes et persans, princes, nobles, paysans et derviches
s'assemblèrent en nombre toujours plus grand, venant de près
et de loin. Ils prenaient tous, selon leurs besoins et leur nourriture divine
oui devait leur permettre capacités, leur Part de cette par la suite,
de faire retentir au loin la renommée de ce dispensateur rempli de
bonté, de grossir les rangs de ses admirateurs, de faire circuler largement
ses écrits, d'étendre les frontières de sa confrérie,
et de poser des fondations solides pour l'établissement futur des institutions
de sa foi. En fin de compte, sous les yeux des diverses communautés
qui habitaient dans ses murs, la première phase du développement
graduel d'une révélation récente prit place, les premières
effusions naquirent sous la plume inspirée de son auteur, les premiers
principes de sa doctrine qui, lentement, prenait forme, furent formulés,
les premières inductions de son rang majestueux furent perçues,
les premières attaques visant à détruire sa foi se déclenchèrent
à l'intérieur, les premières victoires furent remportées
sur ses ennemis internes, et les premiers pèlerinages commencèrent
vers le seuil de sa présence. Cet exil à vie, auquel le porteur d'un message aussi précieux
était désormais providentiellement condamné, ne révéla
point - et en fait ne pouvait révéler - ni sur-le-champ ni à
bref délai, ses possibilités latentes. Le processus par lequel
ses bienfaits insoupçonnés devaient se manifester aux yeux des
hommes fut lent, péniblement lent, et caractérisé, comme
le démontre d'ailleurs l'histoire de sa foi depuis le commencement
jusqu'au jour présent, par une suite de crises qui, de temps à
autre, menacèrent de stopper son développement et d'éteindre
tous les espoirs que ses progrès avaient fait naître. [...] Page 106 C'est une crise de ce genre qui, en S'intensifiant, menaça de mente
la jeune foi de Baha'u'llah en péril et de renverser
ses premières fondations, jetant une ombre sur les cinq premières
années de son séjour en 'Iraq, au début de son
exil à vie, et leur conférant une signification particulière.
Contrairement à celles qui l'avaient précédée,
cette crise eut un caractère purement interne, et elle fut provoquée
seulement par les actes, les ambitions et les sottises de ceux qui faisaient
partie des condisciples reconnus de Baha'u'llah. Les ennemis extérieurs de la foi, tant civils qu'ecclésiastiques,
qui, jusque-là, avaient surtout été responsables des
revers et des humiliations que celle-ci avait subis, se tenaient maintenant
relativement tranquilles. L'appétit de vengeance du public, qui avait
paru insatiable, s'était maintenant calmé jusqu'à un
certain point, à la suite des torrents de sang répandus. Un
sentiment voisin de la lassitude et du désespoir avait, de plus, envahi
certains des ennemis les plus implacables de la foi, qui étaient assez
avisés pour s'apercevoir que, si la foi avait ployé sous les
coups sérieux assénés par leurs mains, sa structure restait
foncièrement intacte et son moral non altéré. Les ordres
transmis aux gouverneurs des provinces par le grand vizir avaient eu, par
ailleurs, un effet apaisant sur les autorités locales, qui étaient
maintenant invitées à ne plus donner libre cours à leur
furie ni à s'abandonner à leur cruauté sadique contre
un adversaire exécré Une accalmie momentanée avait alors suivi, accalmie destinée
à être rompue plus tard par une nouvelle vague de mesures répressives
pour lesquelles le sultan de Turquie et ses ministres, ainsi que l'ordre
ecclésiastique sunnite, devaient s'unir au shah et au clergé
shi'ah de Perse et d'Iraq dans une tentative pour étouffer,
une fois pour toutes, la foi et tout ce qu'elle représentait. Pendant
que cette accalmie se prolongeait, les premières manifestations de
la crise interne déjà mentionnée commençaient
à se révéler. Cette crise, quoique moins spectaculaire
pour le public, se montra, à mesure qu'elle approchait de son paroxysme,
d'une gravité sans précédent, réduisant la force
numérique de la jeune communauté, mettant son unité en
péril, causant d'immenses préjudices à son prestige et
ternissant sa gloire pour une période de temps considérable. Cette crise couvait déjà pendant les jours qui suivirent immédiatement
l'exécution du Bab. Elle s'était intensifiée lorsque
la direction de Baha'u'llah lui fut brusquement retirée,
au cours de son internement dans le Siyah-Chàl de Tihran,
puis encore aggravée à la suite de son exil précipité
hors de Perse, et les caractères inquiétants de cette crise
commencèrent à paraître pendant les premières années
de son séjour à Baghdad. Sa force dévastatrice
s'amplifia au cours des deux ans de retraite de Baha'u'llah
dans les montagnes du Kurdistàn, et quoique enrayée pour quelque
temps, après son retour de Sulaymàniyyih, par l'influence subjuguante
qu'il eut avant la déclaration de sa mission, cette crise se déchaîna
plus tard avec une violence encore plus grande et atteignit son paroxysme
à Andrinople. Elle ne reçut finalement son coup de grâce
que par le choc des forces irrésistibles libérées par
la proclamation de cette mission à toute l'humanité. [...] Page 107 Le personnage central de l'action ne fut autre que le crédule et poltron
Mirza Yahya, nommé par le Bab lui-même,
et dont certains traits du caractère ont été déjà
mentionnés dans les pages précédentes. Le scélérat
au coeur ténébreux qui trompa et manoeuvra cet homme vaniteux
et mou, avec un art consommé et une ténacité opiniâtre,
fut un certain Siyyid Muhammad, originaire d'Isfahan, bien connu pour son
ambition démesurée, son aveugle entêtement et sa jalousie
effrénée. Baha'u'llah l'a désigné
plus tard, dans le Kitab-i-Aqdas, comme celui qui avait "égaré"
Mirza Yahya, et il l'a stigmatisé dans l'une de ses tablettes
comme "la source de l'envie et la quintessence de la méchanceté",
tandis qu'Abdu'l-Baha décrivait les relations existant entre
ces deux êtres comme celles de " l'enfant qui tête" le "sein très
apprécié" de sa mère. Obligé d'abandonner ses
études dans le madrisiyi-Sadr* d'Isfahan, ce siyyid avait émigré
à Karbilà, dans la honte et le remords. Il s'était joint
aux rangs des disciples du Bab et avait donné, après
le martyre de ce dernier, des signes d'hésitation qui montraient le
peu de profondeur de sa foi et la faiblesse foncière de ses convictions.
La première visite de Baha'u'llah à Karbilà
et les marques non déguisées de vénération, d'amour
et d'admiration que lui témoignèrent quelques-uns des plus distingués
parmi les anciens disciples et compagnons de Siyyid Kàzim, avaient
éveillé l'envie chez cet intrigant, ce calculateur sans scrupules,
et fait naine en son âme une animosité que la mansuétude
et la patience de Baha'u'llah envers lui ne firent qu'attiser.
Ses auxiliaires abusés, instruments volontaires de ses desseins diaboliques,
se composaient d'un nombre assez considérable de Babis qui,
déroutés, déçus et sans chef, étaient déjà
prédisposés à être induits en erreur par lui et
à poursuivre une route diamétralement opposée aux principes
et aux conseils de leur chef disparu. En effet, le Bab ayant été enlevé à ses
disciples, son remplaçant nominal s'étant mis en quête
d'une cachette sûre dans les montagnes de Mazindaran,
ou errant de ville en ville, costumé en derviche ou en Arabe, Baha'u'llah
mis en prison puis ensuite exilé au-delà des frontières
de son pays natal, et l'élite de la foi ayant été fauchée
au cours d'une suite apparemment interminable de massacres, les survivants
de cette communauté persécutée avaient sombré
dans une détresse qui les consternait et les paralysait, étouffant
leur courage, troublant leur esprit, et soumettant leur loyalisme à
la plus rude épreuve. Réduits à cette extrémité,
ils ne pouvaient plus se fier à une voix qui commandât avec suffisamment
d'autorité pour apaiser leurs pressentiments, résoudre leurs
problèmes ou leur indiquer leurs devoirs et leurs obligations. [...] Page 108 Nabil qui, à cette époque, voyageait dans la province du Khuràsàn,
où la foi naissante remportait ses premières victoires retentissantes,
avait résumé ses impressions sur les conditions qui régnaient
alors. "Le feu de la cause de Dieu ", dit-il dans sa narration, " avait été
presque étouffé partout. je ne pouvais trouver, nulle part,
une trace de chaleur." A Qasvin, selon le même témoignage, ce
qui restait de la communauté s'était scindé en quatre
factions âprement opposées les unes aux autres, et en proie aux
doctrines et aux imaginations les plus absurdes. A son arrivée à
Baghdad, ville qui avait contemplé les manifestations éclatantes
du zèle infatigable de Tàhirih, Baha'u'llah ne
trouva qu'un seul et unique Babi parmi ses concitoyens résidant
dans cette ville, et à Kàzimayn, habitée principalement
par des Persans, une simple poignée de ses compatriotes qui continuaient
à pratiquer, dans l'ombre et avec crainte, leur foi dans le Bab. La moralité, autant que le nombre des membres de cette communauté
qui s'amenuisait, avait brusquement décliné. Leur "obstination
et leur folie " étaient telles, pour reprendre les propres paroles
de Baha'u'llah, qu'à sa sortie de prison, sa première
décision fut "de se lever et de s'adonner, avec la dernière
énergie, à la tâche de régénérer
ces gens". A mesure que se dégradait la moralité des partisans déclarés
du Bab et que se multipliaient les preuves de la confusion croissante
qui les affectait, les fauteurs de troubles qui se tenaient à l'affût,
et dont le seul but était d'exploiter la détérioration
progressive de la situation pour leur propre bénéfice, devinrent
de plus en plus audacieux. La conduite de Mirza Yahya, qui se
prétendait successeur du Bab et se glorifiait de ses titres
pompeux: Mir'àtu'l-Azaliyyih (Miroir éternel), Subh-i-Azal (Matin
d'éternité), Ismu'l-Azal (Nom d'éternité), et
en particulier les machinations de Siyyid Muhammad, qu'il avait élevé
au rang de premier parmi les "témoins" du Bayan, commençaient
à présenter un caractère tel, que le prestige de la foi
se trouvait directement mis en question et que sa sécurité future
était gravement compromise. Le premier avait subi, après l'exécution du Bab, un
choc si violent qu'il en perdit presque la foi. Errant pendant un certain
temps, sous le déguisement d'un derviche, dans les montagnes de Mazindaran,
il avait si rudement mis à l'épreuve, par sa conduite, la loyauté
de ses coreligionnaires de Nùr - dont la plupart avaient été
convertis grâce au zèle infatigable de Baha'u'llah
-, que ceux-ci faiblirent dans leurs convictions, certains d'entre eux allant
jusqu'à se Joindre à l'ennemi. Mirza Yahya se
rendit ensuite à Rasht, et resta caché dans la province de Gilàn
jusqu'à son départ pour Kirmànshah. [...] Page 109 Là, afin de se dissimuler du mieux possible, il entra comme vendeur
chez un certain 'Abdu'llah-i-Qasvini qui fabriquait des linceuls. Il y était
encore lorsque Baha'u'llah passa par cette ville pour se rendre
à Baghdad. Ayant exprimé le désir de vivre tout
près de Baha'u'llah, mais dans une maison indépendante
où il puisse exercer quelque commerce incognito, il réussit
à obtenir de lui une certaine somme avec laquelle il acheta plusieurs
balles de coton puis, déguisé en Arabe, il se rendit à
Baghdad par Mandalij. 11 s'y établit dans la rue des Marchands-de-Charbon
située dans un quartier délabré de la ville. Entourant
sa tête d'un turban et prenant le nom d'Hàji 'Aliy-i-Làs-Furùsh,
il se lança dans sa nouvelle occupation. Pendant ce temps, Siyyid Muhammad
s'était installé à Karbilà et s'affairait, avec
l'appui de Mirza Yahya, à fomenter des dissensions et
à bouleverser l'existence des exilés et de la communauté
qui s'étaient rassemblés autour d'eux. Il n'est pas surprenant que soient sortis de la plume de Baha'u'llah
- qui ne pouvait déjà divulguer le secret qui s'agitait dans
son coeur - ces avertissements, ces conseils et cette assurance, en un moment
où les ombres commençaient à s'épaissir autour
de lui: "Les jours d'épreuve sont maintenant venus. Des océans
de dissensions et de tribulations sont en train de se soulever, et dans tous
les coins et recoins, on élève les bannières du doute
pour attiser le mal et pour conduire les hommes à la perdition ...
Ne laissez pas la voix de quelques soldats du reniement jeter le doute en
vous, et ne vous permettez pas de négliger Celui qui est la Vérité,
d'autant plus que dans toutes les dispensations, de semblables contestations
ont eu lieu. Dieu établira sa foi en dépit de tout et manifestera
sa lumière, quoique les provocateurs de sédition la détestent...Veillez
chaque jour pour la cause de Dieu Tous les êtres sont prisonniers de
son étreinte, et il n'est aucun lieu où quiconque puisse s'enfuir.
Ne pensez pas que la cause de Dieu puisse être prise à la légère,
permettant à quiconque de satisfaire ses caprices. A l'heure actuelle, un certain nombre de gens de divers milieux ont émis
cette prétention. Le temps approche où chacun d'eux aura péri
et sera perdu, que dis-je, sera réduit à néant, devenant
une chose oubliée comme la poussière même." A Mirza Àqà Jàn "le premier à croire"
en lui, appelé plus tard Khàdimu'-llah (Serviteur de
Dieu) - un jeune Babi enflammé de dévotion qui, influencé
par un rêve qu'il avait fait sur le Bab et par la lecture de
certains écrits de Baha'u'llah, avait abandonné
précipitamment sa maison de Kàshan pour aller en 'Iraq,
espérant parvenir à sa présence et qui, depuis ce jour,
le servit avec assiduité pendant quarante ans, sous les trois attributions
de secrétaire, de compagnon et de serviteur -, à ce disciple
plus qu'à tout autre, Baha'u'llah fut incité,
à ce moment critique, à livrer un aperçu de la gloire
non encore révélée de sa haute position. Ce même
Mirza Aqà Jàn, racontant ses expériences à
Nabil, lors de cette première et inoubliable nuit passée à
Karbilà, en présence de son Bien-Aimé récemment
découvert - alors qu'il était l'hôte de Hàji Mirza
Hasan-i-Hakim- Bàshri -, a fait la déclaration suivante: [...] Page 110 "Comme c'était l'été, Baha'u'llah avait
l'habitude de passer ses soirées et de dormir sur le toit de la maison...
Cette nuit-là, lorsqu'il fut endormi, je m'étendis à
quelques pas de lui, selon ses directives, pour prendre un bref repos. J'étais
à peine levé, et... commençais à faire mes prières
sur un coin du toit touchant un mur, quand j'aperçus sa personne bénie
qui se levait et venait vers moi. Quand il fut proche, il me dit - " Toi aussi,
tu es réveillé." Il se mit alors à psalmodier tout en
allant et venant. Comment pourrai-je jamais décrire cette voix, ainsi
que la modulation des versets? Comment décrire sa démarche tandis
qu'à grands pas, il se déplaçait devant moi? Il me semble
qu'à chacun de ses pas et à chacune de ses paroles, des milliers
d'océans de lumière surgissaient en face de moi, des milliers
de mondes, d'une incomparable splendeur, se dévoilaient à mes
yeux, et des milliers de soleils dardaient leurs rayons sur moi. Sous la clarté
de la lune qui l'inondait, il continua ainsi à marcher et à
chanter. Chaque fois qu'il s'approchait de moi, il s'arrêtait, et d'un
ton si admirable que nul langage ne le peut décrire, il disait: " Ecoute-moi,
mon fils. Par Dieu, le Véritable! Cette cause sera certainement rendue
manifeste. Ne tiens aucun compte des vains propos du peuple du Bayan
qui corrompt le sens de chaque parole." Il continua ainsi de marcher et de
psalmodier, et de s'adresser à moi jusqu'à l'apparition des
premières lueurs de l'aube. Puis, je rapportai sa literie dans sa chambre,
et lui ayant préparé son thé, je fus renvoyé de
sa présence." La confiance inspirée à Mirza Àqà Jàn
par ce contact soudain et inattendu avec l'esprit et le génie directeur
d'une révélation naissante remua profondément son âme,
cette âme déjà embrasée par l'amour brûlant
né en lui quand il constata l'ascendant déjà pris par
son maître, découvert depuis peu, sur ses condisciples, en 'Iraq
et en Perse. L'intense adoration qui imprégnait tout son être,
et qui ne pouvait être réfrénée ni dissimulée,
fut immédiatement perçue par Mirza Yahya et par
son complice Siyyid Muhammad. Les circonstances qui conduisirent à
la révélation de la Tablette de Kullu't-Ta'àm, écrite
pendant cette période à la demande de Hàji Mirza
Kamàlu'd-Din-i-Naràqi, Babi d'un rang honorable et d'une
haute culture, ne pouvaient qu'aggraver une situation déjà sérieuse
et menaçante. Poussé par le désir d'obtenir des éclaircissements
de la part de Mirza Yahya sur la signification de ce verset
du Qur'an, " Toute nourriture a été permise aux enfants
d'Israël', Hàji Mirza Kamàlu'd-Din l'avait prié
d'écrire un commentaire à ce sujet. Cette requête fut
accordée mais à contrecoeur, et d'une manière qui manifestait
tant d'incompétence et révélait une nature si superficielle,
que Hàji Mirza Kamàlu'd-Din en fut désillusionné
et perdit toute confiance en lui. Se tournant vers Baha'u'llah,
il renouvela sa demande, et il fut honoré d'une tablette dans laquelle
Israël et ses enfants furent identifiés respectivement au Bab
et à ses disciples. [...] Page 111 En raison des allusions qu'elle contenait, de la beauté du style et
de la puissance du raisonnement, celle-ci enchanta tellement l'âme de
son bénéficiaire que, si Baha'u'llah ne l'avait
retenu, il aurait proclamé sur-le-champ sa découverte du secret
caché de Dieu, en la personne de celui qui avait révélé
cette tablette. A ces signes d'une vénération toujours plus profonde de Baha'u'llah
et d'un attachement passionné à sa personne s'ajoutaient, maintenant,
de nouvelles causes capables de faire éclater les jalousies accumulées
que son prestige grandissant avait provoquées dans le coeur de ses ennemis
et de ses détracteurs. L'extension constante du cercle de ses connaissances
et de ses admirateurs, ses relations amicales avec les fonctionnaires, y compris
le gouverneur de la ville, l'hommage sincère que lui rendaient si fréquemment,
et avec tant de spontanéité, des hommes qui avaient été
les compagnons distingués de Siyyid Kàzim, la déception
provoquée par la retraite persistante de Mirza Yahya
et les rapports peu flatteurs qui circulaient sur son caractère et
sur ses capacités, les signes d'indépendance croissante, de
sagesse innée, de supériorité naturelle ainsi que les
aptitudes au commandement dont Baha'u'llah lui-même faisait
nettement preuve, tout cela se combina pour élargir la brèche
que l'infâme et rusé Siyyid Muhammad s'était appliqué
à créer. A présent, on pouvait clairement discerner une opposition clandestine
dont le but était d'anéantir tous les efforts tentés
par Baha'u'llah, et de faire échouer tous ses projets
en vue de réhabiliter une communauté égarée. Des
insinuations, destinées à semer les graines du doute et de la
suspicion et à le représenter comme un usurpateur, comme l'abrogateur
des lois instituées par le Bab, le destructeur de sa cause,
étaient sans cesse mises en circulation. Ses épîtres,
ses interprétations, ses invocations et ses commentaires étaient
critiqués indirectement et en secret, contestés et présentés
sous un faux jour. Un attentat contre sa personne fut même mis sur pied
mais ne réussit pas. Maintenant, la coupe des chagrins de Baha'u'llah allait déborder.
Tous ses efforts et ses exhortations pour remédier à une situation
qui se détériorait rapidement étaient restés sans
résultat. Le rythme des malheurs innombrables qui le frappaient s'accélérait
visiblement et d'heure en heure. Sur la tristesse qui remplissait son âme
et sur la gravité de la situation à laquelle il devait faire
face, ses écrits, révélés pendant cette sombre
période, jettent une vive lumière. Dans certaines de ses prières,
il confesse d'une manière poignante que "tribulations sur tribulations"
se sont amassées sur lui, que " des adversaires " l'ont attaqué
" d'un commun accord ", que " le malheur" l'a douloureusement touché,
et que "les plus noires misères" lui sont advenues. Il en appelle même
à Dieu comme témoin de ses "soupirs et lamentations", de son
"impuissance, de sa pauvreté et de son dénuement", des "dommages"
qu'il a subis et de "l'humiliation" dont il a souffert. "Si amères
furent mes larmes", avoue-t-il dans une de ces prières, "que je fus
empêché de te mentionner et de chanter tes louanges. [...] Page 112 " Si forte fut la voix de mes lamentations", déclare-t-il dans un
autre passage, "que toute mère pleurant son enfant serait stupéfaite,
qu'elle ferait taire son chagrin et sécherait ses larmes." " Les maux
dont j'ai souffert ", déplore-t-il dans sa Lawh-i-Maryam, " ont effacé
de la tablette de la création les torts endurés par mon premier
nom (le Bab). " "0 Marie! " continue-t-il, " depuis la terre de Ta
" (Tihran), " après des afflictions sans nombre, Nous atteignîmes
l' 'Iraq, sur l'ordre du Tyran de la Perse, et là, après
les entraves de nos ennemis, Nous fûmes affligé par la traîtrise
de nos amis. Dieu sait ce qui m'est arrivé Par la suite!" Et il ajoute:
"J'ai supporté ce qu'aucun homme, ni dans le passé ni dans l'avenir,
n'a jamais supporté ni ne supportera jamais." " Des océans de
tristesse dont nulle âme ne pourrait endurer une goutte m'ont assailli",
affirme-t-il dans la Tablette de Kullu't-Ta'àm. " Ma douleur est telle
que mon âme s'est presque séparée de mon corps." " Prête
l'oreille, ô Kamàl'' s'exclame-t-il, décrivant sa situation
dans cette même tablette, "à la voix de cette humble fourmi abandonnée
qui s'est cachée dans son trou, et dont le veau est de quitter votre
compagnie et de disparaître de votre vue, à cause de ce que les
mains des hommes ont forgé. En vérité, Dieu est témoin
entre moi et ses serviteurs." Et encore: "Malheur à moi, malheur à
moi ... Tout ce que j'ai vu depuis le jour où, pour la première
fois, j'ai bu le lait pur du sein de ma mère, jusqu'à l'heure
présente, est effacé de ma mémoire en raison de ce qu'ont
commis les mains des peuples." De plus, dans sa Oasidiy-i-Varqà'iyyih,
une ode révélée pendant sa retraite dans les montagnes
du Kurdistàn, à la gloire de l'être virginal personnifiant
l'Esprit de Dieu récemment descendu sur lui, il donne ainsi libre cours aux angoisses de son coeur lourd de tristesse: " Le déluge de Noé n'est que l'équivalent des larmes que
j'ai versées, et le feu d'Abraham ne représente que le bouillonnement
de mon âme La douleur de Jacob n'est qu'un reflet de mes chagrins et
les afflictions de job n'égalent qu'une partie de ma détresse."
" Fais ruisseler la patience sur moi, ô Seigneur, donne-moi la victoire
sur les transgresseurs", implore-t-il dans une de ses prières. Décrivant,
dans le Kitab-i-Iqan, la virulence de la jalousie qui, à
cette époque, commençait à sortir ses crochets venimeux,
il écrit: " En ces jours, de tels relents de jalousie se répandent
que, ... depuis le début de la fondation du monde ... jusqu'à
l'heure actuelle, jamais tant de méchanceté, d'envie et de haine
ne sont apparues, et que jamais à l'avenir on n'en observera autant."
"Pendant deux ans ou un peu moins", déclare-t-il de même dans
une autre tablette, "j'ai fui tout autre que Dieu et j'ai fermé les
yeux à tout ce qui n'était pas Lui, afin que s'éteigne,
si possible, le feu de la haine et que diminue l'intensité de la jalousie." [...] Page 113 Mirza Àqà Jàn lui-même a rendu ce témoignage:
" La Beauté bénie manifestait une telle tristesse que les membres
de mon corps en tremblaient." Il raconta encore comme le rapporte Nabil dans
son récit, que peu avant le départ de Baha'u'llah,
il avait eu une fois l'occasion de le voir sortir brusquement de chez lui,
entre l'aube et le lever du soleil, son bonnet de nuit encore sur la tête,
et montrant de tels signes d'inquiétude qu'il lui fut impossible de
regarder son visage, et tout en marchant, il observait avec colère:
" Ces créatures sont les mêmes qui, pendant trois mille ans,
ont adoré les idoles et se sont prosternées devant le veau d'or.
Aujourd'hui encore, elles ne sont pas capables de faire mieux. Quel rapport
peut-il y avoir entre ce peuple et Celui qui est l'apparition de la gloire
? Quels liens peuvent les rattacher à Celui qui est la personnification
suprême de tout ce qui est digne d'amour?" "je restai debout ", a raconté
Mirza Àqà Jàn, " cloué au sol, sans vie,
desséché comme un arbre mort, prêt à succomber
sous le choc de la puissance accablante de ses paroles. Finalement il dit:
" Ordonne-leur de réciter: ",Qui, hormis Dieu, dissipe les difficultés?
Dis: Loué soit Dieu! Lui seul est Dieu! Tous sont ses serviteurs et
tous sont soumis à ses commandements! " Dis-leur de répéter
cela cinq cents fois, que dis-je, mille fois, le jour et la nuit, qu'ils soient
éveillés ou qu'ils dorment, afin que, si possible, le visage
de gloire puisse se révéler à eux, et que des torrents
de lumière descendent en eux." Lui-même, j'en fus informé
par la suite, récita ce même verset, le visage empreint de la
plus grande tristesse ... A plusieurs reprises, au cours de ces journées,
on l'entendit faire cette remarque: - Nous sommes resté un certain
temps avec ce peuple, et Nous n'avons pas réussi à discerner
la moindre réaction de sa part." Il fit souvent allusion à sa
disparition de notre milieu, mais aucun de nous n'en comprit le sens." [...] Page 113 Finalement, discernant, comme il le déclare dans le Kitab-i-Iqan,
"les signes d'événements imminents", il décida de se
retirer avant qu'ils n'arrivent. ,, Le seul but de notre retraite", affirme-t-il
dans ce même livre, "était d'éviter de devenir un sujet
de discorde pour les fidèles, une source de trouble pour nos compagnons,
une cause de froissement pour les âmes ou de chagrin pour les coeurs.
', "A cet éloignement", ajoute-t-il avec force dans ce même passage,
"Nous n'envisagions aucune fin, et après notre séparation, -Nous
n'espérions aucune réunion". Brusquement, et sans en informer qui que ce soit, même les membres
de sa propre famille, il partit le 12 rajab 1270 A.H. (10 avril 1854), accompagné
d'un serviteur, un musulman nommé Abu'l Qàsim-i-Hamadàni
auquel il donna une certaine somme, lui enjoignant de se comporter comme un
commerçant et de l'employer pour ses propres affaires. Peu après,
des voleurs attaquèrent ce serviteur et le tuèrent. Baha'u'llah
resta absolument seul dans sa vie vagabonde à travers les terres incultes
du Kurdistàn, un pays aux peuplades vaillantes et belliqueuses, bien
connues pour leur hostilité ancestrale envers les Persans qu'elles
considéraient comme des dissidents de la foi islamique, et dont elles
différaient par l'aspect extérieur, la race et le langage. [...] Page 114 Vêtu d'un costume commun, comme un voyageur, n'ayant rien emporté
d'autre que son kashkùl (corbeille à aumônes) et un vêtement
de rechange, prenant le nom de derviche Muhammad, Baha'u'llah
se retira dans un lieu sauvage et vécut quelque temps sur une montagne
nommée Sar-Galù, si loin de toute habitation humaine que les
paysans de la région n'y allaient que deux fois par an, au moment des
semailles et à la moisson. Solitaire et tranquille, il passait la plupart
de son temps sur le sommet de cette montagne, dans une bâtisse rudimentaire
en pierre qui servait d'abri aux paysans contre les rigueurs de la température.
Parfois, il logeait dans une grotte à laquelle il fait allusion dans
ses tablettes adressées au célèbre Shaykh 'Abdu'r-Rahmàn
et à Maryam, une de ses parentes. "J'errais dans le désert de
la résignation", écrit-il dans la Lawh-i-Maryam où il
décrit les rigueurs de son austère solitude, "me déplaçant
dans de telles conditions que, pendant mon exil, tous les yeux pleurèrent
sur mon sort et que toutes les créatures versèrent des larmes
de sang à cause de ma douleur. Les oiseaux du ciel étaient mes
compagnons et les bêtes des champs mes amies." Se reportant à
cette période, il déclare dans le Kitab-i-Iqan:
"Des larmes d'angoisse coulaient de mes yeux, et dans mon coeur torturé
surgissait un océan de souffrance atroce. Nombreux furent les jours
où je n'eus pas de nourriture pour me soutenir, et nombreuses les nuits
où mon corps ne trouva point de repos ... Seul, je me recueillais en
esprit, oublieux du monde et de tout ce qu'il renferme." Dans les odes que, plongé dans ses dévotions, il révéla
en ces jours d'isolement complet, dans les prières et les soliloques
en vers et en prose qui, à la fois en arabe et en persan, se déversèrent
de son âme accablée de chagrin - et que, pour la plupart, il
avait l'habitude de psalmodier tout haut pour lui-même, à l'aube
et pendant ses veilles nocturnes -, il glorifiait les noms et les attributs
de son Créateur, célébrait les gloires et les mystères
de sa propre révélation, chantait les louanges de cette créature
virginale qui personnifiait pour lui l'Esprit de Dieu, s'étendait sur
sa solitude et sur ses tribulations passées et à venir, dissertait
sur l'aveuglement de sa génération, la perfidie de ses amis
et la perversité de ses ennemis affirmait sa détermination à
se lever et, s'il le fallait, à offrir sa vie pour justifier sa cause,
insistait sur les conditions préalables que devait remplir tout chercheur
de vérité et, anticipant sur le sort qui devait être le
sien, rappelait la tragédie de l'Imàm Husayn à Karbilà,
la situation critique de Muhammad à La Mecque, les souffrances de jésus
entre les mains des juifs, les tribulations infligées à Moïse
par le pharaon et son peuple, et l'épreuve de joseph qui, trahi par
ses frères, languissait au fond d'un puits. Ces effusions préliminaires
et chaleureuses d'une âme qui, dans la solitude d'un exil volontaire,
se débat pour se libérer (et dont un grand nombre sont, hélas,
perdues pour la postérité), ainsi que la Tablette de Kullu't-Ta'àm
et le poème intitulé Rashh-i-'Amà révélés
à Tihran, sont les premières oeuvres sorties de sa plume
divine. Ces écrits sont les précurseurs des ouvrages immortels
comme le Kitab-i-Iqan, les Paroles Cachées et les Sept
Vallées qui, au cours des années précédant sa
déclaration à Baghdad, devaient enrichir tellement le
nombre sans cesse croissant de ses oeuvres, et qui préparèrent
la voie à la floraison ultérieure de son génie prophétique
- au moment de sa proclamation historique au monde, conçue sous la
forme d'épîtres magistrales adressées aux rois et aux
gouvernants du genre humain -, et finalement l'épanouissement ultime
de sa mission, lorsqu'il formula les lois et les ordonnances de sa dispensation,
pendant sa réclusion dans la plus grande prison, à 'Akka. [...] Page 115 Baha'u'llah continuait à mener son existence solitaire
sur cette montagne lorsqu'un certain shaykh résidant à Sulaymàniyyih,
et qui possédait une propriété dans le voisinage, le
rechercha à la suite d'un rêve qu'il avait fait sur le prophète
Muhammad. Peu après avoir pris contact avec lui, le Shaykh Ismà'il,
chef de l'ordre khàlidiyyih et habitant Sulaymàniyyih, lui rendit
visite, et après plusieurs requêtes, réussit à
lui faire accepter d'aller résider dans cette ville. Sur ces entrefaites,
ses amis de Baghdad découvrirent son lieu de retraite et envoyèrent
le Shaykh Sultan, beau-père d'Àqày i-Kalim, pour
le prier de revenir. C'est donc pendant son séjour à Sulaymàniyyih,
où il logeait dans une chambre appartenant au Takyiy-iMawlànà
Khàlid (séminaire de théologie), que ce messager arriva.
Décrivant les circonstances à Nabil, ce même Shavkh Sultan
a déclaré: "je trouvai tous ceux qui vivaient avec lui en ce
lieu, depuis leur maître jusqu'au plus humble néophyte, si débordants
d'amour, si transportés par leurs sentiments envers Baha'u'llah,
et si peu préparés à envisager la possibilité
de son départ, que si je les avais informés du but de ma visite,
je suis certain qu'ils n'auraient pas hésité à mettre
fin à mes jours." Peu de temps après son arrivée dans le Kurdistàn, d'après
le récit du Shaykh Sultan, Baha'u'llah réussit,
par ses contacts personnels avec le Shaykh 'Uthmàn, le Shavkh 'Abdu'r-Rahmàn
et le Shaykh Ismà'il, chefs honorés et incontestés des
ordres de naqshbandiyyih*, qàdiriyyih* et khàlidiyyih* respectivement,
à conquérir complètement les coeurs et à établir
son ascendant sur eux. Le premier d'entre eux, Shaykh 'Uthmàn ne comptait,
parmi ses adhérents, rien moins que le sultan lui-même
ainsi que son entourage. Le second - pour lequel, en réponse à
l'une de ses questions, les Quatre Vallées ont été révélées
plus tard - disposait de la fidélité constante d'au moins cent
mille adeptes dévoués, tandis que le troisième était
vénéré à un tel point par ses partisans, qu'ils
le considéraient comme l'égal de Khàlid lui-même,
le fondateur de l'ordre. [...] Page 116 Lorsque Baha'u'llah arriva à Sulaymàniyyih, personne,
au premier abord, en raison du silence rigoureux et de la réserve qu'il
gardait, ne se douta qu'il pût posséder quelque savoir ou quelque
sagesse. C'est seulement par hasard, lorsqu'un des étudiants qui le
servait leur montra un spécimen de son élégante calligraphie,
que s'éveilla la curiosité des professeurs et des étudiants
de ce séminaire. Ils furent alors conduits à l'approcher, à
sonder la profondeur de son savoir et l'étendue de ses connaissances
dans les arts et les sciences qu'ils pratiquaient couramment. Ce centre de
culture avait été réputé pour ses importantes
fondations, ses multiples takyihs* et son association avec Salahi'd-Din-i-Ayyùbi*
et ses descendants. C'est de là que quelques-uns des plus illustres
protagonistes de l'islam sunnite étaient partis pour enseigner
ses préceptes. Et voilà qu'une délégation, conduite
par le Shaykh Ismà'il lui-même, et composée de ses plus
éminents docteurs ainsi que de ses étudiants les plus distingués,
rendit visite à Baha'u'llah et, le trouvant disposé
à répondre à toutes questions susceptibles de lui être
adressées, elle le pria de lui expliquer, au cours de plusieurs entretiens,
les passages obscurs du "Futùhàt-i Makkiyyih"*, ouvrage célèbre
du fameux Shaykh Muhyi'Din-i-'Arabi. " Dieu m'est témoin ", répondit
Baha'u'llah séance tenante à la délégation
de savants, " que je n'ai jamais vu le livre dont vous parlez. je considère
toutefois que, par le pouvoir de Dieu ... quoi que vous souhaitiez me voir
faire, il me sera facile de l'accomplir." Chargeant alors l'un d'entre eux
de lui lire tout haut, chaque jour, une page de ce livre, il réussit
à dissiper leur perplexité de si remarquable façon qu'ils
en furent éperdus d'admiration. Non content d'élucider simplement
les passages obscurs du texte, il interpréta pour eux la pensée
de son auteur, exposa sa doctrine et développa ses objectifs. Il alla
parfois même jusqu'à mettre en doute la justesse de certaines
des vues exposées dans ce livre et donna lui-même une présentation
correcte des passages incompris, en l'étayant de preuves et de témoignages
pleinement convaincants pour ses auditeurs. Stupéfaits de la profondeur de sa pénétration et de
l'étendue de son entendement, ils essayèrent d'obtenir de lui
ce qu'ils considéraient comme une preuve concluante et définitive
du pouvoir et du savoir uniques dont, pour eux maintenant, il leur paraissait
doué. "Personne parmi les mystiques, les sages et les savants ", s'écrièrent-ils
en lui demandant cette nouvelle faveur, "personne ne s'est montré capable
à ce jour d'écrire un poème selon les rimes et la cadence
de la plus longue des deux odes composées par Ibn-i-Farid* et intitulée
" Qasidiy-i-Tà'iyyih ". Nous vous prions d'écrire pour nous
un poème présentant cette même cadence et ces mêmes
rimes." Accédant à cette requête, Baha'u'llah
ne dicta pas moins de deux mille vers exactement semblables à ceux
qu'ils demandaient; puis il en choisit cent vingt-sept qu'il leur permit de
conserver, considérant le sujet traité par les autres comme
prématuré et incompatible avec les exigences de l'époque.
Ce sont précisément ces cent vingt-sept vers qui constituent
la Qasidiy-i-Varqà'iyyih bien connue et si largement répandue
parmi ses disciples de langue arabe. [...] Page 117 L'effet produit sur eux par cette démonstration merveilleuse de la
pénétration et du génie de Baha'u'llah
fut tel, qu'ils estimèrent, à l'unanimité, chacun des
vers isolés de ce poème comme doué d'une force, d'une
beauté et d'une puissance dépassant de loin tout ce que contiennent
les odes majeure ou mineure composées par ce célèbre
poète. Cet épisode, de loin le plus remarquable parmi les événements
survenus au cours des deux années où Baha'u'llah
fut absent de Baghdad, stimula énormément l'intérêt
avec lequel un nombre croissant d'ùlamà, d'érudits, de
shaykhs, de docteurs, d'hommes pieux et de princes, rassemblés dans
les séminaires de Sulaymàniyyih et de Karkùk*, suivaient
maintenant ses travaux quotidiens. Dans ses nombreuses dissertations et ses
épîtres, il dévoilait à leurs yeux de nouvelles
perspectives, dissipait les incertitudes qui troublaient leur esprit, révélait
le sens caché, qu'ils ignoraient, de nombreux passages restés
jusque-là obscurs dans les écrits de divers commentateurs, poètes
et théologiens, et rétablissait l'accord entre les affirmations
apparemment contradictoires qui abondaient dans leurs dissertations, leurs
poèmes et leurs traités. Il inspirait une telle estime et un
tel respect, que certains le regardaient comme un des "Hommes de l'invisible",
d'autres le prenaient pour un adepte de l'alchimie et de la science divinatoire,
d'autres encore le désignaient comme un "pivot de l'univers", tandis
qu'un nombre appréciable de ses admirateurs allaient jusqu'à
croire que sa condition n'était pas inférieure à celle
d'un prophète. Kurdes, Arabes et Persans, savants et illettrés,
grands et humbles, jeunes et vieux qui étaient venus pour le connaître
le considéraient avec une égale vénération; bon
nombre d'entre eux lui vouaient une affection sincère et profonde,
et cela malgré certaines déclarations et allusions à
son rang qu'il avait faites en public et qui, si elles étaient tombées
des lèvres de tout autre membre de sa race, auraient provoqué
une telle fureur que sa vie eût été en danger. Il n'est
guère étonnant que Baha'u'llah lui-même
ait déclaré, dans la Lawh-i-Maryam, que la période de
sa retraite était "le plus puissant témoignage" et "la preuve
la plus parfaite et la plus décisive de la vérité de
sa révélation. " En peu de temps ", atteste 'Abdu'l-Baha,
le Kurdistàn fut magnétisé par son amour. Pendant cette
période, Baha'u'llah vécut dans la pauvreté.
Ses vêtements étaient ceux des pauvres et des nécessiteux,
sa nourriture celle des indigents et des humbles. Un nimbe de majesté
l'entourait comme le soleil en plein midi. Partout il était profondément
aimé et vénéré.', [...] Page 118 Tandis que les fondements de la grandeur future de Baha'u'llah
étaient jetés dans une terre étrangère, au sein
d'un peuple étranger, la situation de la communauté Babi
ne faisait qu'empirer rapidement. Satisfaits et enhardis par sa retraite inattendue
et prolongée loin de la scène de ses efforts, les fomentateurs
de troubles et leurs associés égarés s'affairaient à
élargir le cercle de leurs activités néfastes. Mirza,
enfermé chez lui la plupart du temps, dirigeait secrètement,
et par correspondance avec ceux des Babis qui avaient sa confiance
absolue, une campagne destinée à discréditer entièrement
Baha'u'llah. Dans sa crainte de quelque adversaire éventuel,
il avait envoyé Mirza Muhammad-i-Mazindarani,
l'un de ses partisans, à Adhirbàyjàn, dans le but exprès
d'assassiner Dayyan, le "dépositaire de la science de Dieu "
qu'il surnommait " Père des iniquités " et flétrissait
du nom de " Taghùt "*, et que le Bab avait célébré
comme la "troisième Lettre croyant en Celui que Dieu rendra manifeste".
Dans sa folie, il avait en outre incité Mirza Aqà Jàn
à se rendre à Nùr, puis à attendre un moment favorable
pour attenter avec succès à la vie du souverain. Son impudence
et son effronterie avaient pris de telles proportions qu'elles le poussèrent
à perpétrer lui-même un acte aussi odieux, acte qu'il
autorisa Siyyid Muhammad à recommencer après lui, et que Baha'u'llah
caractérisa comme "une trahison des plus cruelles ", qui couvrait le
Bab de déshonneur et "accablait tous les pays de tristesse".
Il ordonna même nouvel exemple de l'énormité de ses crimes
- que Mirza 'Ali-Akbar, cousin du Bab et fervent admirateur
de Dayyan, soit mis à mort secrètement, ordre qui fut
exécuté dans toute son horreur. Quant à Siyyid Muhammad
à qui son maître Mirza Yahya avait désormais
donné carte blanche, il s'était entouré - comme l'affirme
catégoriquement Nabil qui, à ce moment, était aussi à
Karbilà - d'une bande de malfaiteurs auxquels il permettait, qu'il
encourageait même, à se saisir, la nuit venue, des turbans que
portaient les riches pèlerins rassemblés à Karbilà,
à dérober leurs chaussures, à dépouiller le sanctuaire
de l'Imàm Husayn des sièges et des chandeliers, et à
s'emparer des gobelets des fontaines publiques. L'abîme de dégradation
dans lequel ces soi-disant adhérents de la foi du Bab étaient
tombés ne pouvaient qu'évoquer en Nabil le souvenir du renoncement
sublime illustré par la conduite des compagnons de Mullà Husayn
qui, sur le conseil de leur chef, avaient rejeté avec mépris
sur le bord du chemin l'or, l'argent et les turquoises qu'ils possédaient,
ou par l'attitude de Vahid, refusant de laisser emporter le moindre objet
de valeur parmi les trésors que contenait sa somptueuse demeure de
Yazd avant qu'elle ne soit pillée par la foule, ou encore par la décision
de Hujjat de ne pas permettre à ses compagnons, presque mourants de
faim, de porter la main sur le bien d'autrui, même pour sauver leur
vie. [...] Page 119 Selon le témoignage d'Abdu'l-Baha, telles étaient l'audace
et l'insolence de ces Babis démoralisés et mal dirigés,
que non moins de vingt-cinq personnes eurent la présomption de se présenter
comme étant le promis annoncé par le Bab. Tel était
l'abaissement de leur condition qu'ils osaient à peine se montrer en
public. Les Kurdes et les Persans rivalisaient entre eux, lorsqu'ils les rencontraient
dans la rue, pour les couvrir d'injures et dénigrer ouvertement la
cause qu'ils professaient. Il n'est pas étonnant qu'à son retour
à Baghdad, Baha'u'llah ait décrit ainsi
la situation: "Nous n'avons trouvé qu'une poignée d'âmes,
faibles et déprimées, et même complètement perdues
et mortes. La cause de Dieu n'était plus sur aucune lèvre, et
nul coeur n'était réceptif à son message." La tristesse
qui l'accabla à son arrivée fut telle, qu'il refusa pendant
quelque temps de quitter sa maison, sauf pour ses visites à Kàzimayn
et, de temps à autre, pour rencontrer quelques-uns de ses amis qui
résidaient dans cette même ville et à Baghdad. La situation tragique qui s'était développée au cours
de ses deux ans d'absence exigeait maintenant son retour urgent. "De la Source
mystique", explique-t-il lui-même dans le Kitab-i-Iqan,
"vinrent les commandements nous ordonnant de retourner d'où Nous venions.
Soumettant notre volonté à la sienne, Nous obéîmes
à son injonction." " Par Dieu, au-dessus duquel il n'est pas d'autre
Dieu", affirma-t-il avec force au Shavkh Sultan, d'après le
récit de Nabil, " si je ne m'étais pas rendu compte du fait
que "la cause bénie du premier Point était à la veille
de disparaître complètement, et que tout le sang sacré
répandu sur le chemin de Dieu serait ainsi versé en vain, je
n'aurais nullement consenti à retourner parmi le peuple du Bayan,
et je l'aurais abandonné au culte des idoles que son imagination avait
créées." Mirza Yahya, se rendant parfaitement compte de l'impasse à
laquelle l'avait conduit sa manière déréglée de
diriger la foi, l'avait d'ailleurs, avec insistance et par écrit, supplié
de revenir. Les prières de ses propres parents et amis n'étaient
pas moins pressantes, en particulier celles de son fils âgé de
douze ans, 'Abdu'l-Baha qui, miné à tel point par le
chagrin et la séparation, avait avoué, au cours d'une conversation
rapportée par Nabil, qu'il était devenu vieux en pleine adolescence,
à la suite du départ de Baha'u'llah. Décidant de mettre un terme à sa période de retraite,
Baha'u'llah prit congé des shaykhs de Sulaymàniyyih
qui se rangeaient maintenant parmi ses plus ardents et, comme le montra leur
conduite ultérieure, parmi ses plus fidèles admirateurs. Accompagné
de Shaykh Sultan, il reprit le chemin de Baghdad, sur "les rives
du fleuve des tribulations' ainsi qu'il l'appelle lui-même, procédant
par courtes étapes, car il se rendait compte, comme il le déclara
à son compagnon de route, que ces derniers jours de solitude seraient
" les seuls jours de paix et de tranquillité" qui lui restaient, des
"jours qui, plus jamais ne me seront donnés en partage ". Le 12 rajab 1272 A.H. (19 mars 18 5 6), il arriva à Baghdad,
exactement deux années lunaires après son départ pour
le Kurdistàn.
CHAPITRE VII: Exil de Baha'u'llah en 'Iraq