La chronique
de Nabil
Nabil-i-A'zam
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CHAPITRE V : le voyage de Baha'u'llah en Mazindaran
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Le premier voyage qu'entreprit Baha'u'llah dans le but de promouvoir la révélation
annoncée par le Bab fut celui qui le mena vers sa maison ancestrale à Nur, dans
la province de Mazindaran. Il partit en direction du village de Takur, domaine
personnel de son père, où il possédait une vaste demeure royalement meublée
et magnifiquement située. J'ai eu privilège d'entendre Baha'u'llah en personne
raconter un jour ce qui suit: "Mon père, ministre, jouissait d'une position
des plus enviables parmi ses compatriotes. Sa richesse immense, sa noble ascendance,
ses talents artistiques, son prestige inégalé et son rang exalté faisaient de
lui un objet d'admiration de la part de tous ceux qui le connaissaient. Pendant
une période de plus de vingt ans, personne parmi le vaste cercle de sa famille
et de sa parenté, qui s'étendait sur Nur et Tihran, n'eut à souffrir de détresse,
de préjudice ou de maladie. Tous jouirent, pendant une période longue et ininterrompue,
de bénédictions abondantes et multiples. Puis, d'un seul coup, cette prospérité
et cette gloire firent place à une série de calamités qui ébranlèrent sévèrement
les fondements de cette situation matérielle florissante. La première perte
qu'ils subirent fut occasionnée par une grande inondation qui, affluant des
montagnes de Mazindaran, s'étendit avec une grande violence sur le village de
Takur et détruisit complètement la moitié de la demeure du ministre, située
au-dessus de la forteresse de ce village. La meilleure partie de cette maison,
qui était réputée pour la solidité de ses fondations, fut entièrement emportée
par la furie du torrent mugissant. Les objets précieux qui constituaient son
ameublement furent détruits et ses décorations très soignées furent irrémédiablement
endommagées. Ceci fut suivi, peu après, de la perte de divers postes qu'occupait
le ministre dans le gouvernement, et d'assauts répétés dirigés contre lui par
ses adversaires envieux. En dépit de ce brusque revers de fortune, le ministre
conserva sa dignité et son calme et poursuivit, dans les limites restreintes
de ses moyens, ses actes de générosité et de charité. Il continua à faire preuve,
envers ses associés déloyaux, de cette même courtoisie et de cette même bonté
qui avaient caractérisé ses relations avec ses semblables.
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PHOTO: vue 1 de l'approches des ruines de la demeures
de Baha'u'llah à takur. mazindaran
PHOTO: vue 2 de l'approches des ruines de la demeures
de Baha'u'llah à takur. mazindaran
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Avec un admirable courage, il affronta résolument, jusqu'à la dernière heure
de sa vie, les adversités qui pesaient si lourdement sur lui."
Baha'u'llah avait déjà, avant la déclaration du Bab, visité le district de Nur,
à un moment où le célèbre mujtahid Mirza Muhammad Taqiy-i-Nuri était à l'apogée
de son autorité et de son influence. L'éminence de la position de celui-ci était
telle que ceux qui s'asseyaient à ses pieds se considéraient dès lors comme
l'interprète autorisé de la foi et des loi islamiques. Le mujtahid était en
train de parler à un groupe de plus de deux cents de ses disciples et ne tarissait
pas sur un passage nébuleux des paroles attribuées aux Imams lorsque Baha'u'llah,
suivi de quelques-uns de ses compagnons, passa par là et s'arrêta un moment
pour écouter son discours. Le mujtahid demanda à ses disciples d'éclaircir une
théorie abstruse relative aux aspects métaphysiques des enseignements islamiques.
Comme ils confessaient tous leur impuissance à l'expliquer, Baha'u'llah se sentit
porté à faire, en un langage bref mais convaincant, un exposé lucide à son sujet.
Le mujtahid fut fort ennuyé de constater l'incompétence de ses élèves: "Pendant
des années, je vous ai instruits", s'exlama-t-il avec colère, "et me suis patiemment
efforcé d'instiller dans votre esprit les vérités les plus profondes et les
principes les plus nobles de la foi. Et pourtant vous laissez, après toutes
ces années d'étude persévérante, ce jeune homme, porteur du kulah, (5.1)
qui n'a jamais fréquenté d'école et qui est entièrement étranger à votre savoir
académique, démontrer sa supériorité sur vous!"
Plus tard, quand Baha'u'llah se fut retiré, le mujtahid raconta à ses disciples
deux de ses rêves récents dont, croyait-il, les événements revêtaient une importance
extrême. "Dans mon premier rêve, dit-il, je me tenais debout au milieu d'un
vaste rassemblement de personnes qui, toutes, semblaient montrer une certaine
maison dans laquelle, disaient-elles, demeurait le Sahibu'z-Zaman. Fou de joie,
je me hâtai, dans mon rêve, d'aller auprès de lui. Lorsque j'atteignis la maison,
on m'en refusa l'entrée, à ma grande surprise. "Le Qa'im promis, me dit-on,
se trouve actuellement en conversation privée avec une autre personne. Il est
strictement interdit d'aller jusqu'à eux." En voyant les gardes qui se tenaient
près de la porte, je déduisis que cette personne-là n'était autre que Baha'u'llah.
"Dans mon second rêve, poursuivit le mujtahid, je me trouvais dans un endroit
où je voyais autour de moi un certain nombre de coffrets qui, tous, appartenaient,
me déclarait-on, à Baha'u'llah.
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En les ouvrant, je constatai qu'ils étaient remplis de livres. Chaque mot et
chaque lettre transcrits dans ces livres étaient sertis des joyaux les plus
précieux. Leur éclat m'éblouit. "Je fus si ébahi par leur scintillement que
je sortis subitement de mon rêve.
Lorsqu'en l'an 60, Baha'u'llah arriva à Nur, il apprit que le célèbre mujtahid
qui, lors de sa précédente visite, avait exercé un pouvoir aussi immense, n'était
plus. Le nombre considérable de ses fervents admirateurs s'était réduit à une
simple poignée de disciples découragés qui, sous la direction de son successeur
Mulla Muhammad, s'efforçaient de conserver les traditions de leur maître disparu.
PHOTO: inscription apposée par le vazir Mirza Buzurg au
dessus de la porte d'entrée de la demeure de Baha'u'llah à Takur
L'enthousiasme provoqué par l'arrivée de Baha'u'llah contrasta de manière frappante
avec la tristesse qui s'était emparée du restant de cette communauté autrefois
florissante. Un grand nombre de notables du voisinage le rencontrèrent et, avec
toutes les marques d'affection et de respect, lui réservèrent un accueil digne
de sa personne. Ils avaient hâte d'apprendre de lui, vu la position sociale
qu'il occupait, toutes les nouvelles concernant la vie du shah, les activités
de ses ministres et les affaires de son gouvernement. A leurs questions, Baha'u'llah
répondit avec une extrême indifférence et sembla montrer bien peu d'intérêt
et de préoccupation pour ces choses.
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Avec une éloquence persuasive, il plaida la cause de la nouvelle révélation
et attira leur attention sur les bienfaits incommensurables que celle-ci était
destinée à conférer à leur pays. (5.2) Ceux qui l'entendirent
furent émerveillés par l'intérêt ardent qu'un homme de sa position et de son
âge manifestait pour des vérités qui concernaient principalement le clergé et
les théologiens de l'islam. Ils se sentirent impuissants à défier l'authenticité
de ses arguments ou à minimiser la cause qu'il exposait avec tant de maîtrise.
Ils admirèrent l'élévation de son enthousiasme et la profondeur de ses pensées,
et furent grandement impressionnés par son détachement et son effacement.
Personne n osa contester ses vues, à part son oncle 'Aziz qui se hasarda à le
contredire, défiant ses affirmations et dénigrant leur vérité. Lorsque ceux
qui l'entendirent voulurent réduire au silence son antagoniste et le blâmer,
Baha'u'llah intervint en sa faveur et leur conseilla de le laisser aux mains
de Dieu. Alarmé, il rechercha l'aide du mujtahid de Nur, Mulla Muhammad, et
fit appel à celui-ci pour lui prêter assistance sans tarder. "Ô vicaire du Prophète
de Dieu! dit-il, regardez ce qui est advenu à la foi. Un jeune homme, un laïque,
vêtu de l'habit de noblesse, est venu à Nur, a investi les forteresses de l'orthodoxie
et a brisé la sainte foi de l'islam. Levez-vous et résistez à son assaut. Quiconque
va auprès de lui tombe aussitôt sous l'emprise de son charme et devient captif
de la force de son verbe. Je ne sais s'il est un soRcier ou s'il mélange à son
thé quelque mystérieuse substance qui fait que tout homme qui en boit tombe
victime de son charme." Le mujtahid, malgré son propre manque de compréhension,
put Réaliser la folie de telles observations. En riant, il remarqua: "N'avez-vous
pas bu de son thé ou ne l'avez-vous pas entendu s'adresser à ses compagnons?"
"Si, répondit l'homme mais, grâce à votre aimable protection, je suis resté
à l'abri de son mystérieux pouvoir." Le mujtahid, ne se sentant pas à la hauteur
de la tâche qui consistait à soulever la populace contre Baha'u'llah et à combattre
directement lès idées que propageait, avec intrépidité, un adversaire aussi
puissant, se contenta d'une attestation écrite dans laquelle il déclarait: "O
'Aziz, n'ayez crainte, personne n osera vous molester." En écrivant cela, le
mujtahid avait, par une faute de grammaire, tellement dénaturé la portée de
sa déclaration que ceux des notables du village de Takur qui la lurent furent
scandalisés par sa signification et en diffamèrent aussi bien le porteur que
l'auteur.
Ceux qui parvinrent en la présence de Baha'u'llah et l'entendirent développer
le message proclamé par le Bab furent si impressionnés par le caractère sérieux
de son appel qu'ils se levèrent aussitôt pour propager ce même message parmi
les habitants de Nur et vanter les vertus de son éminent promoteur.
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Entre-temps, les disciples de Mulla Muhammad s'efforçaient de persuader leur
maître de se rendre à Tàkur rendre visite à Baha'u'llah en personne, afin de
vérifier auprès de lui la nature de cette nouvelle révélation et d'éclairer
ses adeptes quant au caractère de celle-ci. A leur prière instante, le mujtahid
répondit évasivement. Ses disciples refusèrent cependant d'admettre la validité
des objections qu'il élevait. Ils firent valoir que la première obligation imposée
à un homme de sa position, dont la fonction consistait à préserver l'intégrité
de l'islam shi'ah, était de se renseigner sur la nature de tout mouvement qui
tendait à affecter les intérêts de leur foi. Mulla Muhammad décida finalement
de déléguer-Mulla 'Abbas et Mirza Abu'l-Qasim, tous deux gendres et disciples
de feu le mujtahid Mirza Muhammad-Taqi en qui il avait pleine confiance-deux
de ses éminents adjoints auprès de Baha'u'llah pour déterminer le véritable
caractère du message qu'il avait apporté. Mulla Muhammad s'engagea à accepter
sans réserve toute conclusion à laquelle ils aboutiraient et à considérer leur
décision à ce sujet comme irrévocable.
Lorsqu'à leur arrivée à Takur, les représentants de Mulla Muhammad apprirent
que Baha'u'llah était parti pour sa résidence d'hiver, ils décidèrent de s'y
rendre également. Dès leur arrivée, ils trouvèrent Baha'u'llah occupé à révéler
un commentaire sur la première surih du Qur'an, qu'il avait intitulé "les Sept
Versets de répétition". Ils s'assirent et prêtèrent l'oreille à son discours.
La noblesse du thème, l'éloquence persuasive qui caractérisait sa présentation
aussi bien que son extraordinaire manière de s'exprimer, les impressionnèrent
profondément. Mulla 'Abbas, ne pouvant se retenir, se leva de son siège et,
poussé par une force à laquelle il ne pouvait résister, recula et se tint debout
près de la porte dans une attitude de soumission révérencieuse. Le charme du
discours qu'il écoutait l'avait fasciné. "Regardez mon état", dit-il à son compagnon,
tandis qu'il se tenait debout, tremblant d'émotion et les yeux pleins de larmes.
"Je suis impuissant à interroger Baha'u'llah. Les questions que j'avais l'intention
de lui poser se sont soudain évanouies de ma mémoire. Vous êtes libre de continuer
votre enquête ou de retourner seul chez notre maître pour l'informer de l'état
dans lequel je me trouve. Dites-lui de ma part qu' 'Abbas ne pourra jamais retourner
chez lui. Il ne peut plus désormais quitter ce seuil.
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PHOTO: vue extérieure de la pièce occupée par Baha'u'llah
à Takur, Mazindaran
PHOTO: vue intérieure de la pièce occupée par Baha'u'llah
à Takur, Mazindaran
PHOTO: vue extérieure de la pièce occupée par abdu'l-baha
à Takur, Mazindaran
PHOTO: vue intérieure de la pièce occupée par abdu'l-baha
à Takur, Mazindaran
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Mirza Abu'l-Qasim fut de même porté à suivre l'exemple de son compagnon. "J'ai
cessé de reconnaître mon maître", fut sa réponse. "En ce moment même, je fais
le serment à Dieu de consacrer le reste des jours de ma vie au service de Baha'u'llah,
mon véritable et unique maître."
La nouvelle de la conversion soudaine des envoyés du mujtahid de Nur se répandit
avec une rapidité ahurissante à travers le district. Elle tira les gens de leur
torpeur. Les dignitaires ecclésiastiques, les fonctionnaires de l'Etat, les
commerçants et les paysans affluèrent vers la résidence de Baha'u'llah. Un nombre
considérable d'entre eux embrassèrent spontanément sa cause. Dans leur admiration
pour lui, quelques-uns parmi les plus éminents firent cette remarque: "Nous
voyons comment les gens de Nur se sont levés et ont rallié votre cause. Nous
observons de tous côtés les preuves de leur exultation. Si Mulla Muhammad acceptait
aussi de se joindre à eux, le triomphe de cette foi serait totalement assuré."
"Je suis venu à Nur, répondit Baha'u'llah, uniquement dans le but de proclamer
la cause de Dieu. Je ne nourris aucune autre intention. Si l'on me disait qu'à
une distance de cent lieues, un chercheur aspire à la Vérité et qu'il est incapable
de me rencontrer, je me hâterais, sans hésitation et avec joie, vers sa résidence
et étancherais moi-même sa soif. Mulla Muhammad, ai-je appris, vit à Sa'`adat-Abad,
village qui n'est pas très éloigné d'ici. J'ai l'intention de lui rendre visite
et de lui remettre le message de Dieu.
Désireux de mettre en pratique ses paroles, Baha'u'llah se rendit aussitôt à
ce village en compagnie de quelques-uns de ses disciples. Mulla Muhammad le
reçut très cérémonieusement. "Je ne suis pas venu ici, observa Baha'u'llah,
vous rendre une visite officielle ou solennelle. Mon but est de vous éclairer
concernant un nouveau et merveilleux message, d'inspiration divine, et qui accomplit
la promesse donnée à l'Islam. Quiconque a prêté l'oreille à ce message a senti
son irrésistible pouvoir et a été transformé par la force de sa grâce. Dites-moi
tout ce qui vous trouble l'esprit ou vous empêche de reconnaître la Vérité."
Mulla Muhammad remarqua avec mépris: "Je n'entreprends aucune action avant d'avoir
consulté le Qur'an. J'ai toujours, en de telles occasions, l'habitude d'invoquer
l'aide de Dieu et de solliciter ses bénédictions, d'ouvrir au hasard son Livre
sacré et de consulter le premier verset de la page sur laquelle tombe mon regard.
De la nature de ce verset, je puis juger de la sagesse et de l'opportunité de
l'action que j'envisage." Constatant que Baha'u'llah n'avait pas l'intention
de refuser sa demande, le mujtahid fit apporter un exemplaire du Qur'an, l'ouvrit
puis le referma, refusant de révéler la nature du verset à ceux qui étaient
présents.
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Il dit simplement: "J'ai consulté le livre de Dieu et ai jugé inopportun d'approfondir
ce sujet." Quelques-uns l'approuvèrent; les autres, pour la plupart, ne manquèrent
pas de reconnaître la crainte que révélaient ces paroles. Baha'u'llah, peu disposé
à lui causer plus d'embarras, se leva et, demandant à être excusé, lui adressa
un cordial adieu.
Un jour, au cours de l'une de ses randonnées à travers la campagne, Baha'u'llah,
qui était en compagnie de ses disciples, vit un jeune homme solitaire assis
au bord de la route. Ses cheveux étaient en désordre et il portait le vêtement
d'un derviche. Au bord d'un ruisseau, il avait allumé un feu et il était en
train de cuire sa nourriture et de la manger. S'approchant de lui, Baha'u'llah
demanda aimablement: "Dites-moi, derviche, qu'êtes-vous en train de faire?"
"Je suis occupé à manger Dieu", répondit l'homme brusquement. "Je cuis Dieu
et le rôtis." La simplicité naturelle des manières du derviche et la naïveté
de sa réponse plurent beaucoup à Baha'u'llah. Il sourit à sa remarque et commença
à converser avec lui avec une tendresse et une liberté extrêmes. En l'espace
d'un temps très court, il avait complètement transformé le jeune derviche. Eclairé
quant à la véritable nature de Dieu, et l'esprit débarrassé des vaines imaginations
des gens de sa catégorie, il reconnut aussitôt la lumière que cet aimable étranger
lui avait apportée de façon si inattendue. Ce derviche, qui s'appelait Mustafa,
devint si épris des enseignements qui avaient été instillés dans son esprit
que, laissant derrière lui ses ustensiles de cuisine, il se leva aussitôt et
suivit Baha'u'llah. A pied, derrière le cheval de ce dernier, et enflammé par
l'ardeur de son amour, il chantait gaiement les versets d'une chanson d'amour
qu'il avait composée sous l'impulsion du moment et qu'il avait dédiée à son
Bien-Aimé. "Tu es l'Etoile matinale de direction", disait son gai refrain. "Tu
es la Lumière de Vérité. Dévoile-toi aux yeux des hommes, ô Révélateur de la
Vérité." Bien que, par la suite, ce poème fût largement répandu parmi ses collègues
et que l'on sût qu'un certain derviche surnomme Majdhub, et dont le nom était
Mustafa Big-i-Sanandaji, l'avait, sans préméditation, composé en signe de louange
à son Bien-Aimé, personne ne semblait savoir à qui il se référait effectivement,
ni soupçonner, alors que Baha'u'llah était encore voilé aux yeux des hommes,
que ce derviche seul avait reconnu sa station et découvert sa gloire.
La visite de Baha'u'llah à Nur avait produit des résultats d'une très grande
portée et donné une remarquable impulsion à la propagation de la révélation
naissante.
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Par son éloquence magnétique, par la pureté de sa vie, par la dignité de son
comportement, par la logique irréfutable de son argumentation et par les multiples
preuves de sa tendre bonté, Baha'u'llah avait gagné les coeurs des habitants
de Nur, avait ému leurs âmes et les avait enrôlés sous l'étendard de la foi.
L'effet de ses paroles et de ses actes était tel que lorsqu'il allait prêcher
la cause et en révéler la gloire à ses compagnons de Nur, les pierres et les
arbres mêmes de cette région semblaient avoir été ranimés par les ondes de puissance
spirituelle qui émanaient de sa personne. Tout paraissait acquérir une vie nouvelle
et plus vaste, tout semblait proclamer à haute voix: "Voyez, la Beauté de Dieu
a été manifestée! Levez-vous, car il est venu dans toute sa gloire." Les habitants
de Nur continuèrent, après le départ de Baha'u'llah, à propager la cause et
à en consolider les fondements. Un certain nombre d'entre eux endurèrent, pour
son amour, les afflictions les plus sévères; d'autres burent avec joie à la
coupe du martyre dans son sentier. Mazindaran en général, et Nur en particulier,
se distinguèrent alors des autres provinces et districts de la Perse par le
fait qu'ils furent les premiers à accepter avec empressement le message divin.
Le district de Nur dont le nom signifie littéralement "lumière", et qui est
entouré des montagnes du Mazindaran, fut le premier à recevoir les rayons du
Soleil qui s'était levé à Shiraz, le premier à proclamer au reste de la Perse,
encore plongé dans les ténèbres de la vallée de négligence, que l'Etoile matinale
de direction céleste s'était levée pour réchauffer et illuminer le pays tout
entier.
Alors que Baha'u'llah était encore un enfant, le vazir, son père, fit un rêve.
Baha'u'llah lui apparut nageant dans un vaste océan sans limite. Son corps brillait
sur l'eau, d'un éclat qui illuminait la mer. Autour de sa tête, qui se voyait
nettement au-dessus de l'eau, rayonnaient dans toutes les directions, ses longs
cheveux d'un noir de jais, flottant en abondance sur les vagues. Toujours dans
son rêve, il vit une multitude de poissons se réunir autour de lui, se tenant
chacun fermement à l'extrémité d'un cheveu. Fascinés par la splendeur de sa
face, ils le suivaient partout où il nageait. Bien que leur nombre fût élevé
et qu'ils se fussent fermement accrochés à ses boucles, pas un seul cheveu ne
semblait s'être détaché de sa tête, ni le moindre mal avoir affecté sa personne.
Libre et sans entrave, il se déplaçait sur les eaux et tous les poissons le
suivaient.
Le vazir, fort impressionné par ce rêve, appela un devin qui avait acquis une
certaine renommée dans cette région et lui demanda d'interpréter cette vision.
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Cet homme, comme s'il était inspiré par une prémonition de la gloire future
de Baha'u'llah, déclara: "L'océan infini que vous avez vu dans votre rêve, ô
vazir, n'est autre que le monde de l'existence. Seul et sans aide, votre fils
parviendra à le dominer. Il ira, sans entrave, là où il lui plaira. Personne
ne s'opposera à sa marche, personne ne pourra empêcher sa progression. La multitude
de poissons représente l'agitation qu'il soulèvera parmi les peuples et les
tribus de la terre. Ceux-ci se réuniront autour de lui et s'attacheront à lui.
Assuré qu'il est de la protection infaillible du Tout-Puissant, ce tumulte ne
lui causera jamais aucun mal, et sa solitude sur la mer de la vie ne mettra
pas en danger sa sécurité."
Le devin fut ensuite amené devant Baha'u'llah. Il regarda attentivement son
visage et examina soigneusement ses traits. Il fut charmé par son apparence
et exalta chaque trait de sa face. Chacune des expressions de ce visage révélait
à ses yeux un signe de sa gloire cachée. Son admiration fut si grande et ses
louanges à l'égard de Baha'u'llah si nombreuses que le vazir, à partir de ce
jour, devint encore plus passionnément dévoué envers son fils. Les paroles prononcées
par ce devin servirent à raffermir ses espoirs et sa Confiance en lui. Comme
Jacob, il n'aspira désormais qu'à assurer le bien-être de son Joseph bien-aimé
et qu'à l'entourer de son affectueuse protection.
Haji Mirza Aqasi, le Grand vazir de Muhammad Shah bien que totalement étranger
au père de Baha'u'llah, montrait envers son fils toutes les marques de considération
et de faveur. L'estime que professait pour lui le Haji était si grande que Mirza
Aqa Khan-i-Nuri, l'i'timadu'd-dawlih, qui devait plus tard succéder à Haji Mirza
Aqasi, en ressentait de l'envie. Il était irrité de la supériorité que l'on
accordait à un simple jeune homme comme Baha'u'llah. A partir de ce moment-là,
les germes de jalousie s'implantèrent en son coeur. "Bien qu'il soit encore
jeune et que son père soit encore en vie, pensait-il, on lui accorde la priorité
en présence du Grand vazir. Qu'adviendra-t-il de moi lorsque ce jeune homme
aura pris la succession de son père?" -
Après la mort du vazir, Haji Mirza Aqasi continua à faire preuve d'une extrême
considération envers Baha'u'llah. Il allait lui rendre visite chez lui et lui
parlait comme s'il était son propre fils. La sincérité de sa dévotion, cependant,
devait peu après être mise à l'épreuve. Un jour, en passant par le village de
Quch-Hisar, qui appartenait à Baha'u'llah, il fut si impressionné par le charme
et la beauté de ce lieu et par l'abondance de son eau qu'il conçut l'idée d'en
devenir le propriétaire.
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Baha'u'llah, à qui il avait proposé de lui acheter immédiatement le village,
observa: "Si cette propriété m'avait appartenu en exclusivité, je me serais
volontiers conformé à votre désir. Cette vie transitoire, avec tous ses biens
sordides, ne mérite à mes yeux aucun attachement, et encore moins cette
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"Mon Dieu, répondit Baha'u'llah, est-ce qu'un homme qui, par générosité de coeur,
partage son pain avec ses semblables, doit être accusé de nourrir des intentions
criminelles?" Haji Mirza Aqasi fut totalement confondu. Il n'osa même pas répondre.
Bien que soutenu par les pouvoirs ecclésiastiques et civils de la Perse, il
se trouva finalement, dans toutes ses luttes contre Baha'u'llah, complètement
vaincu.
En une série d'autres occasions, la supériorité de Baha'u'llah sur ses adversaires
fut, de la même manière, justifiée et reconnue. Les victoires personnelles qu'il
avait remportées servirent à renforcer sa position et à répandre au loin sa
renommée. Toutes les classes de la société s'émerveillaient de le voir sortir
miraculeusement indemne des rencontres les plus périlleuses. Seule la protection
divine, pensait-on, pouvait lui garantir cette sécurité en de telles occasions.
Pas une seule fois, Baha'u'llah ne céda, malgré les dangers les plus sérieux
qui le menaçaient, à l'arrogance, à la cupidité et à la traîtrise de ceux qui
l'entouraient. Dans les relations continuelles qu'il entretenait alors avec
les plus hauts dignitaires du royaume, aussi bien ceux du clergé que les fonctionnaires
de l'Etat, il ne se contenta jamais d'adhérer simplement aux idées que ceux-ci
exprimaient, pas plus d'ailleurs qu'aux revendications qu'ils avançaient. Dans
leurs réunions, il défendait avec une grande hardiesse la cause de la Vérité,
faisant valoir les droits des opprimés, défendant les faibles et protégeant
les innocents.
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NOTE DU CHAPITRE 5:
(5.1) Le kulah, chapeau en laine d'agneau, différenciait
le clergé des laïques, et était toujours porté par les officiels de l'Etat.
(5.2) Sa façon de parler (celle de Baha'u'llah) était
comme "un torrent qui dévale", et sa clarté dans l'exposé amenait à ses pieds
les théologiens les plus érudits. (Dr. T.K. Cheyne: "The Reconciliation of Races
and Religions", p. 120.)