La chronique de Nabil
Nabil-i-A'zam


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CHAPITRE VIII : le séjour du Bab à Shiraz après le pèlerinage

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A visite du Bab à Médine marqua la dernière étape de son pèlerinage au Hijaz. De cette ville, il retourna à Jaddih et, par mer, regagna sa terre natale. Il débarqua à Bushihr neuf mois lunaires après son embarquement dans ce même port, en vue de son pèlerinage. Dans le même khan (8.1) qu'il avait occupé auparavant, il reçut ses amis et ses parents qui étaient venus le saluer et lui souhaiter la bienvenue. Alors qu'il se trouvait encore à Bushihr, il appela Quddus auprès de lui et, avec une gentillesse extrême, le pria de partir pour Shiraz. "Les jours de notre association tirent à leur fin, dit-il. L'heure de la séparation a sonné, une séparation qui ne sera suivie d'aucune réunion si ce n'est dans le royaume de Dieu, en présence du Roi de gloire. En ce monde de poussière, il ne vous a été accordé que neuf mois éphémères d'association avec moi. Sur les rivages du grand au-delà, cependant, dans le royaume de l'immortalité, la joie de la réunion éternelle nous attend. La main du destin vous plongera bientôt dans un océan de tribulations endurées pour son amour. Moi aussi, je vous suivrai; moi aussi, je serai plongé dans les profondeurs de cet océan. Que votre joie soit immense car vous avez été choisi comme porte-étendard de l'armée de l'affliction, vous vous tenez à l'avant de cette noble armée qui connaîtra le martyre en son nom. Dans les rues de Shiraz, vous serez accablé d'affronts, et votre corps sera affligé des blessures les plus graves. Vous survivrez au traitement ignominieux de vos ennemis et parviendrez auprès de celui qui est l'unique objet de notre adoration et de notre amour. En sa présence, vous oublierez tous les maux et toutes les disgrâces qui vous auront été infligés. Les armées de l'Invisible se précipiteront à votre secours et proclameront au monde entier votre héroïsme et votre gloire. A vous, appartiendra alors l'ineffable joie de boire à la coupe du martyre pour son amour. Moi aussi, je foulerai le chemin du sacrifice et vous rejoindrai dans le royaume d'éternité. Le Bab lui remit alors une lettre qu'il avait écrite à Haji Mirza Siyyid 'Ali, son oncle maternel, et dans laquelle il avait informé celui-ci de son retour sain et sauf, à Bushihr.

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Il lui Confia aussi une copie du Khasa'il-i-SaBabih, (8.2) un traité dans lequel il avait exposé les conditions essentielles exigées de ceux qui étaient parvenus à la connaissance de la nouvelle révélation et en avaient reconnu les affirmations. En lui disant son dernier adieu, il lui demanda de transmettre ses salutations à chacun de ceux qu'il aimait à Shiraz.

Quddus, fermement déterminé à accomplir les voeux exprimés par son maître, quitta Bushihr. En arrivant à Shiraz, il fut affectueusement accueilli par Haji Mirza Siyyid 'Ali qui l'invita chez lui et s'informa avec empressement de la santé et des actes de son parent bien-aimé. Le trouvant réceptif à l'appel du nouveau message, Quddus le mit au courant de la nature de la révélation par laquelle le jeune homme avait déjà enflammé son âme. L'oncle maternel du Bab, à la suite des efforts déployés par Quddus, fut le premier, après les Lettres du Vivant, à embrasser la cause à Shiraz. Comme la pleine signification de la foi naissante était demeurée cachée jusqu'alors, il ignora la portée de ses implications et de sa gloire. Sa conversation avec Quddus dissipa cependant le voile de ses yeux. Sa foi devint si ferme et son amour pour le Bab si profond, qu'il consacra sa vie à son service. Avec une vigilance soutenue, il se leva pour défendre sa cause et protéger sa personne. Dans ses efforts continus, ils négligea la fatigue et brava la mort. Bien que reconnu comme éminente personnalité parmi les hommes d'affaires de cette ville, il ne permit jamais que les considérations matérielles le gênassent dans sa responsabilité spirituelle de sauvegarder la personne de son neveu bien-aimé et de faire avancer sa cause. Il persévéra dans sa tâche jusqu'au jour où, se joignant au groupe des sept martyrs de Tihran, il sacrifia sa vie pour lui dans des circonstances héroïques exceptionnelles.

La seconde personne que Quddus rencontra à Shiraz fut Ismu'llahu'l-Asdaq, Mulla Sadiq-i-Khurasani, à qui il confia la copie du Khasa'il-i-SaBabih et auprès duquel il insista sur la nécessité de la mise en application immédiate du contenu de ce traité. Parmi les préceptes contenus dans celui-ci, il y avait notamment l'injonction énergique du Bab à tout croyant loyal, d'ajouter les paroles suivantes à la formule traditionnelle de l'adhan (8.3) "Je porte témoignage que celui dont le nom est 'Ali-Qabl-i-Muhammad (8.4) est le serviteur du Baqiyyatu'llah". (8.5) Mulla Sadiq qui, en ces jours, devant de vastes auditoires, avait du haut de la chaire, exalté les vertus des Imams de la foi, fut si enchanté par le thème et le langage de ce traité qu'il décida sans hésiter de mettre en pratique toutes ses prescriptions.

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Un jour, alors qu'il se trouvait à la tête de sa congrégation en prière dans le masjid-i-naw et qu'il entonnait l'adhan, attiré par la force irrésistible qui émanait de cette tablette, il proclama soudain les paroles supplémentaires prescrites par le Bab. La foule qui l'entendit fut bouleversée par son cri. La congrégation tout entière fut saisie d'épouvante et de consternation: Il y eut des clameurs parmi les religieux éminents qui occupaient les sièges de devant et que l'on révérait pour leur pieuse orthodoxie; ils protestèrent à haute voix en disant: "Malheur à nous les gardiens et les protecteurs de la foi de Dieu! Voyez, cet homme a hissé l'étendard de l'hérésie. A bas cet infâme traître! Il a prononcé le blasphème. Arrêtez-le, car il est la honte de notre foi." "Qui, s'exclamèrent-ils avec colère, a osé introduire une telle déviation des préceptes établis de l'islam? Qui a pris la liberté de s'arroger cette prérogative suprême?"

La populace répétait les protestations des religieux et se mit à renforcer leurs clameurs. La ville tout entière fut en tumulte et l'ordre public fut par la suite sérieusement menacé. Le gouverneur de la province de Fars, Husayn Khan-i-Iravani, surnommé Ajudan-Bashi et généralement désigné alors sous le nom de Sahib-Ikhtiyar, (8.6) crut nécessaire de s'informer de la cause de cette agitation soudaine.

PHOTO: vue 1 du Masjid-i-Naw

PHOTO: vue 2 du Masjid-i-Naw

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On l'informa qu'un des disciples d'un jeune homme nommé Siyyid-i-Bab, qui venait de rentrer de son pèlerinage à La Mecque et à Médine et qui, maintenant, vivait à Bushihr, était arrivé à Shiraz et propageait les enseignements de son maître. "Ce disciple, lui dit-on encore, prétend que son maître est l'auteur d'une nouvelle révélation et d'un livre dont il affirme l'origine divine. Mulla Sadiq-i-Khurasani a embrassé cette foi et invite les gens à accepter ce message. Il déclare que le premier devoir de tout croyant loyal et pieux de l'islam shi'ah est de reconnaître cette révélation."

Husayn Khan donna l'ordre d'arrêter aussi bien Quddus que Mulla Sadiq. Les autorités de police auxquelles furent livrés ces derniers, reçurent l'ordre de les transférer, mains liées, devant le gouverneur. La police remit également à Husayn Khan la copie du Quayyumu'l-Asma' dont elle s'était emparée au moment où Mulla Sadiq en lisait à haute voix des passages à une assemblée excitée. Husayn khan, négligeant d'abord Quddus à cause de son apparence juvénile et de sa tenue peu conventionnelle, préféra adresser ses observations à son compagnon d'aspect plus digne et plus âgé. "Dis-moi", demanda-t-il avec colère, s'adressant à Mulla Sadiq, "si tu connais le passage de l'introduction du Qayyumu'l-Asma' où le Bab, s'adressant aux souverains et aux rois de la terre, dit: "Dépouillez-vous de votre robe de souveraineté, car celui qui est le véritable roi s'est manifesté; le royaume appartient à Dieu, le Très-Exalté. C'est ce qu'a décrété la Plume du Très-Haut!" Si cela est vrai, alors cela s'applique obligatoirement à mon souverain, Muhammad Shah de la dynastie des Qàjàr, (8.7) dont je suis le représentant le plus élevé dans cette province. Muhammad Shah doit-il, d'après cet ordre, déposer sa couronne et abandonner sa souveraineté? Dois-je, moi aussi, abdiquer et renoncer à ma position?" Mulla Sadiq répondit sans hésiter en ces termes: "Lorsque la vérité de la révélation annoncée par l'auteur de ces paroles aura été définitivement établie, alors la vérité de tout ce qui a jailli de ses lèvres sera de même justifiée. Si ces paroles émanent de Dieu, l'abdication de Muhammad Shah et de ses semblables est alors de minime importance. Elle ne peut en aucune façon détourner le dessein de Dieu ni altérer la souveraineté du Roi tout-puissant et éternel." (8.8)

Ce gouverneur cruel et impie fut profondément choqué par une telle réponse. Il injuria le Mulla, le maudit et donna l'ordre à ses serviteurs de le dévêtir et de le frapper de mille coups de fouet.

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Puis il ordonna de brûler la barbe de Quddus et celle de Mulla Sadiq, de leur percer le nez, de passer une corde à travers les trous et de les promener avec ce licou à travers les rues de la ville. (8.9) "Cela servira de leçon aux habitants de Shiraz, déclara-t-il, qui connaîtront désormais le châtiment réservé aux hérétiques." L'on entendit Mulla Sadiq, calme et maître de lui, les yeux levés vers le ciel, réciter cette prière: "Ô Seigneur notre Dieu! Nous avons en vérité entendu la voix de celui qui a lancé l'appel. Il nous a invités à la foi en disant: "Croyez au Seigneur votre Dieu !" et nous avons cru. O Dieu, notre Dieu! Pardonne-nous donc nos péchés, ne nous fais pas honte de nos actes impies, et fais que nous mourions avec les justes." (8.10) Avec un courage magnifique, ils se résignèrent tous deux à leur sort. Ceux qu'on avait chargés de leur infliger cette peine cruelle accomplirent leur tâche avec vigueur et entrain. Personne n'intervint en faveur de ces malheureux, personne ne fut porté à défendre leur cause. Peu après, ils furent tous deux expulsés de Shiraz. Avant leur expulsion, ils furent avertis que s'ils essayaient jamais de revenir en cette ville, ils seraient tous deux crucifiés. Ils eurent, par leurs souffrances, le mérite immortel d'avoir été les premiers à être persécutés sur le sol de la Perse pour l'amour de leur foi. Mulla 'Aliy-i-Bastami, quoique premier à être tombé victime de la haine implacable de l'ennemi, subit sa persécution en 'Iraq, pays qui s'étend au-delà des confins de la Perse. L'on ne peut non plus comparer ses souffrances, si intenses fussent-elles, à l'horreur et à la cruauté barbare qui caractérisèrent la torture infligée à Quddus et à Mulla Sadiq.

Un témoin oculaire de cet épisode révoltant, un non-croyant résidant à Shiraz, m'a relaté ce qui suit: "J'étais présent lorsque Mulla Sadiq fut battu. J'ai vu ses persécuteurs, chacun à leur tour, frapper du fouet ses épaules saignantes et continuer à porter leurs coups jusqu'à ce qu'il fût épuisé. Personne ne croyait que ce Mulla Sadiq, si âgé et si frêle de corps, pourrait survivre à cinquante de ces sauvages coups de fouet. Nous fûmes étonnés de son courage lorsque nous vîmes que son visage, malgré les coups de fouet dont le nombre avait déjà dépassé les neuf cents, avait gardé sa sérénité et son calme primitifs. Un sourire se lisait sur sa face tandis qu'il tenait la main devant la bouche. Il semblait totalement indifférent aux coups qui pleuvaient sur lui. Lorsqu'il fut expulsé de la ville, je réussis à m'approcher de lui et lui demandai pourquoi il avait gardé la main devant là bouche et je lui exprimai ma surprise concernant son sourire.

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Il répondit de manière catégorique par ces mots: "Les sept premiers coups furent extrêmement pénibles; quant aux autres, ils me laissèrent insensible. Je me demandais si les coups qui suivirent frappaient réellement mon propre corps. Un sentiment de joyeuse exultation avait envahi mon âme. J'essayais de réprimer mes sentiments et de contenir mon rire. Je puis à présent réaliser combien le Libérateur tout-puissant est capable, en un clin d'oeil, de transformer la peine en bien-être et la tristesse en joie. Son pouvoir est immensément exalté au-dessus et par-delà les vaines imaginations de ses créatures mortelles." Mulla Sadiq, que j'ai rencontré quelques années plus tard, m'a confirmé chaque détail de cet émouvant épisode.

La colère de Husayn Khan ne s'apaisa pas malgré ce châtiment atroce et éminemment injuste. Sa cruauté capricieuse et gratuite se déchaîna lors de l'attaque qu'il dirigea ensuite contre la personne du Bab." (8.11) Il envoya à Bushihr une escorte montée, issue de sa garde personnelle, avec pour mission formelle d'arrêter le Bab et de le ramener enchaîné à Shiraz. Le chef de cette escorte, un membre de la communauté nusayri, mieux connue sous le nom de secte d' 'Aliyu'llahi, raconta ce qui suit: "Ayant terminé la troisième étape de notre voyage à Bushihr, nous rencontrâmes, au milieu du désert, un jeune homme portant une ceinture verte et un petit turban à la manière des siyyids qui sont commerçants de métier. Il était à cheval et suivi d'un serviteur éthiopien auquel il avait confié ses effets. Lorsque nous fûmes près de lui, il nous salua et s'informa de notre destination. Je pensai qu'il était préférable de lui cacher la vérité et répondis que nous étions chargés par le gouverneur de Fars de mener une certaine enquête dans les environs. Il observa en souriant: "Le gouverneur vous a envoyé m'arrêter. Me voici, faites de moi ce qu'il vous plaît. En venant à votre rencontre, j'ai raccouRci la distance de votre trajet et vous ai facilité la tâche qui consistait à me trouver." Je fus ahuri par ses remarques et émerveillé de sa bonne foi et de son honnêteté. Je ne pus cependant m'expliquer sa promptitude à se soumettre de son propre gré à la sévère discipline des représentants du gouvernement et à risquer par là sa propre vie et sa sécurité. J'essayai de l'ignorer et me préparais à partir lorsqu'il s'approcha de moi et me dit: "Je jure par la justice de celui qui a créé l'homme, qui 1'a distingué du reste de ses créatures et qui a fait de son coeur le siège de sa souverainté et de sa connaissance, que, durant toute ma vie, je n'ai dit d'autres paroles que la vérité et n'ai eu d'autre désir que le bien-être et le progrès de mes semblables. J'ai négligé ma propre tranquillité et ai évité d'être une cause de peine ou de tristesse pour qui que ce fût.

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Je sais que vous me cherchez. Je préfère me livrer à vous plutôt que de vous exposer, vous et vos compagnons, à d'inutiles ennuis à mon sujet." Ces paroles m'émurent profondément. Je descendis instinctivement de mon cheval et, baisant ses étriers, lui adressai ces paroles: "Ô lumière des yeux du Prophète de Dieu! Je vous adjure, par celui qui vous a créé et qui vous a pourvu d'une telle sublimité et d'un tel pouvoir, d'exaucer ma requête et de répondre à ma prière. Je vous supplie de quitter ce lieu et de fuire Husayn

Khan, le gouverneur impitoyable et méprisable de cette province. Je redoute ses machinations contre vous ; je me révolte à l'idée d'être l'instrument de ses funestes projets contre un descendant du Prophète de Dieu aussi noble et aussi innocent que vous. Mes compagnons sont tous des hommes honorables. Ils tiennent leur parole. Ils s'engageront à ne pas trahir votre fuite. Je vous en prie, rendez-vous à la ville de Mashhad dans le Khurasan et évitez de tomber victime de la brutalité de ce loup impitoyable." Il répondit ainsi à mon ardente prière: "Puisse le Seigneur votre Dieu vous récompenser pour votre magnanimité et votre noble intention. Personne ne connaît le mystère de ma cause; personne ne peut en sonder les secrets. Jamais je ne me détournerai du décret de Dieu. Lui seul est ma forteresse sûre, mon séjour et mon refuge. Personne n'osera m'attaquer, nul ne pourra changer le plan du Tout-Puissant, avant que mon heure ait sonné. Et lorsque mon heure sera venue, quelle joie aurai-je à boire à la coupe du martyre en son nom! Me voici; livrez-moi aux mains de votre maître. N'ayez crainte, car personne ne vous blâmera." Je m'inclinai en signe de consentement et exauçai son désir."

Le Bab reprit aussitôt son voyage vers Shiraz. Libre et sans entraves, il allait à l'avant de l'escorte qui le suivait dans une attitude de respectueuse dévotion. Par la magie de ses paroles, il avait désarmé l'hostilité de ses gardes et transformé leur fière arrogance en humilité et en amour. En arrivant dans la ville, ils allèrent directement au siège du gouvernement. Quiconque observa les cavaliers marchant à travers les rues ne put que s 'émerveiller de ce spectacle des plus inhabituels. Dès que Husayn Khan fut informé de l'arrivée du Bab, il le convoqua. Il le reçut avec une insolence extrême et le pria de s'asseoir sur un siège placé en face de lui au centre de la pièce. Il le blâma publiquement et, dans un langage offensant, dénonça son comportement. "Réalisez-vous, protesta-t-il, avec colère, que vous m'avez créé de graves ennuis? Savez-vous que vous êtes devenu la honte de la sainte foi islamique et de l'auguste personne de votre souverain?

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N'êtes-vous pas celui qui se prétend l'auteur d'une nouvelle révélation qui annule les préceptes sacrés du Qur'an?" Le Bab répondit calmement en ces termes: "S'il vient à vous un pécheur porteur d'une nouvelle, examinez aussitôt celle-ci de peur que, par ignorance, vous ne portiez tort à autrui et ne soyez bientôt contraint à vous repentir de ce que vous avez fait." (8.12) Ces paroles attisèrent la colère de Husayn Khan. "Quoi! s'exclama-t-il. Vous osez nous traiter de pécheur, d'ignorant et de fou?" Se tournant vers son assistant, il lui dit de frapper le Bab au visage. Le coup fut si violent que le turban du Bab tomba à terre. Shaykh Abu-Turab, l'Imam jum'ih de Shiraz, qui assistait à cette réunion et qui désapprouva formellement le comportement de Husayn Khan, ordonna de remettre le turban du Bab sur la tête de celui-ci, et l'invita à s'asseoir à côté de lui. Se tournant alors vers le gouverneur, il lui expliqua les circonstances relatives à la révélation du verset du Qur'an que le Bab avait cité, et chercha par là à calmer sa fureur. " Le verset que ce jeune homme vient de citer, lui dit-il, m'a profondément impressionné. Il serait sage, me semble-t-il, de s'informer au sujet de cette affaire avec le plus grand soin, et de juger cette personne selon les préceptes du Livre saint". Husayn Khan accepta aussitôt, sur quoi Shaykh Abu-Turab interrogea le Bab sur la nature et le caractère de sa révélation. Le Bab nia qu'il ait prétendu soit au rang de représentant du Qa'im promis, soit à celui d'intermédiaire entre ce dernier et les fidèles. "Nous sommes entièrement satisfaits," répondit l'Imam-jum'ih. "Nous vous demanderons de vous présenter vendredi au masjid-i-vakil et d'y proclamer publiquement votre dénégation." Comme Shaykh Abu-Turab se levait pour partir, espérant par là en terminer avec le procès, Husayn Khan intervint et dit: "Nous exigerons qu'une personne bien connue fournisse caution, se porte garant de lui et donne sa parole par écrit que si jamais, à l'avenir ce jeune homme essayait, en paroles ou en actes, de porter préjudice aux intérêts de la foi islamique ou du gouvernement de ce pays, il nous le livrerait immédiatement et se considérerait en toutes circonstances, responsable de son comportement." Haji Mirza Siyyid 'Ali, l'oncle maternel du Bab, qui était présent à cette réunion, consentit à servir de répondant pour son neveu. De sa propre main, il écrivit l'engagement, y apposa son cachet, le fit confirmer par la signature de quelques témoins, et le remit au gouverneur; là-dessus, Husayn Khan donna l'ordre de confier le Bab à son oncle à la condition qu'au moment où le gouverneur le jugerait, Haji Mirza Siyyid 'Ali remît aussitôt le Bab entre ses mains.

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Haji Mirza Siyyid 'Ali, le coeur débordant de gratitude envers Dieu, conduisit le Bab chez lui et le Confia aux tendres soins de sa mère vénérée. Il était heureux de ce regroupement familial et réconforté de voir son cher et précieux parent libéré de la poigne de ce funeste tyran. Dans la tranquillité de sa propre maison, le Bab mena pendant un certain temps une vie de paisible retraite. Personne, à part sa femme, sa mère et ses oncles, n'eut de relations avec lui. Pendant ce temps, les agitateurs étaient activement engagés à pousser Shaykh Abu-Turab à convoquer le Bab au masjid-i-vakil pour l'appeler à accomplir sa promesse. Shaykh Abu-Turab était connu pour son caractère bienveillant et pour son tempérament qui ressemblait de manière frappante à celui de feu Mirza Abu'l-Qasim, l'Imam-jum'ih de 'Tihran. Il était très peu disposé à s'entretenir avec les personnes insolentes et de rang bien connu, en particulier lorsque celles-ci résidaient à Shiraz. Il sentait instinctivement qu'il agissait ainsi conformément à son devoir, observait cette ligne de conduite consciencieusement et était, en conséquence, estimé par la majorité des habitants de cette ville. Il chercha donc, par des réponses évasives et des ajournements répétés, à apaiser l'indignation de la foule. Il vit cependant que les fauteurs de troubles étaient en train de déployer leurs efforts pour exciter le sentiment de rancune générale qui s'était emparé des masses. Il crut finalement de son devoir d'adresser un message confidentiel à Haji Mirza Siyyid 'Ali pour lui demander d'emmener le Bab le vendredi au masjid-i-vakil afin que celui-ci pût remplir la promesse qu'il avait faite. "Mon espoir, ajouta-t-il, est que grâce à l'aide de Dieu, les déclarations de votre neveu diminuent la tension de la situation et restaurent votre tranquillité ainsi que la mienne."

Le Bab, accompagné de Haji Mirza Siyyid'Ali, arriva à la mosquée au moment où l'Imam-jum'ih venait de monter au mihrab et se préparait à prononcer son sermon. Dès que le regard de celui-ci tomba sur le Bab, il lui souhaita publiquement la bienvenue, le pria de monter au mihrab pour s'adresser à l'assemblée des fidèles. Le Bab, répondant à son invitation, s'avança vers lui et debout sur la première marche, se prépara à s'adresser à la réunion. "Venez plus haut", observa l'Imam-jum'ih. Accédant à sa demande, le Bab gravit encore deux marches. Debout, sa tête cachait la poitrine de Shaykh Abu-Turab qui se trouvait tout en haut sur le mihrab. Il commença sa déclaration publique par quelques phrases introductives.

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PHOTO: Vue du Masjid-i-Vakil de Shiraz. Une partie de l'intérieur.

PHOTO: Vue du Masjid-i-Vakil de Shiraz. La chaire (Mihrab) d'où le Bab s'adressa à la congrégation.

PHOTO: Vue du Masjid-i-Vakil de Shiraz. La porte d'entrée.

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À peine eut-il prononcé les paroles d'ouverture: "Louange à Dieu qui a, en vérité créé le ciel et la terre", qu'un certain siyyid connu sous le nom de Siyyid-i-Shish-Pari, dont la fonction était de porter la masse devant l'iMan-jum'ih, s'écria avec insolence: "Assez de vain bavardage! Dis à présent, et immédiatement, ce que tu as l'intention de dire." L'Imam-jum'ih fut fort irrité par la dureté de la remarque du siyyid: "Gardez votre calme, le réprimanda-t-il, vous devriez avoir honte de votre impertinence. Se tournant alors vers le Bab, il le pria d'être bref "car cela peut apaiser dit-il, l'excitation de la foule." Le Bab, regardant l'assemblée, déclara: "Que la malédiction de Dieu soit sur celui qui me considère comme le représentant de l'Imam ou comme l'intermédiaire entre celui-ci et les fidèles. Que la malédiction de Dieu soit aussi sur celui qui m'accuse d'avoir nié l'unité de Dieu et dénoncé le rang de Muhammad en tant que prophète, sceau des prophètes, d'avoir rejeté la vérité d'un quelconque messager du passé, ou d'avoir refusé de reconnaître le gardiennat d' 'Ali, le Commandeur de la foi ou de tout Imam qui lui a succédé." Il monta alors sur la marche supérieure du mihrab, embrassa l'Imam-jum'ih puis redescendit et alla rejoindre les fidèles pour accomplir la prière du vendredi. L'Imamjum'ih lui demanda, toutefois de se retirer. "Votre famille, dit-il, attend anxieusement votre retour. Tous ses membres craignent qu'il ne vous arrive malheur. Retournez chez vous et faites là votre prière, ainsi votre mérite sera-t-il plus grand aux yeux de Dieu." Haji Mirza Siyyid 'Ali fut également prié par l'Imam-jum'ih d'accompagner son neveu chez-lui. Cette mesure de précaution, que Shaykh AbuTurab estima salutaire, fut motivée par la crainte de voir, après la dispersion des fidèles, certaines personnes mal intentionnées de parmi la foule essayer de nouveau de blesser la personne du Bab ou de mettre sa vie en péril. Saris la sagacité, la sympathie et l'attention bienveillante dont fit preuve l'Imam-jum'ih de façon si frappante en plusieurs occasions similaires, la foule furieuse aurait sans doute été amenée à satisfaire son plaisir barbare et aurait commis les excès les plus abominables. Shaykh Abu-Turab semblait avoir été l'instrument de la Main invisible désignée pour protéger aussi bien la personne que la mission de ce jeune homme. (8.13)

La Bab regagna sa demeure et put mener pendant un certain temps, dans l'intimité de sa famille et de ses parents, une vie relativement calme. Il célébra alors l'avènement du premier Naw-Ruz depuis qu'il avait déclaré sa mission. Cette fête tombait, cette année-là, le dixième jour du mois de rabi'u'l-avval, 1261 après l'hégire (8.14)

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Quelques-uns de ceux qui assistèrent à cette mémorable réunion au masjid-i-vakil et qui entendirent les déclarations du Bab, furent fort impressionnés par la façon magistrale dont ce jeune homme avait réussi, par ses propres efforts, à réduire au silence ses redoutables ennemis. Peu après cet événement, ils furent tous amenés à saisir la réalité de sa mission et à en reconnaître sa gloire. Parmi eux se trouvait Shaykh-'Ali Mirza, neveu de ce même Imam-jum'ih, qui venait d'atteindre l'âge de la maturité. Le germe planté dans son coeur crût et se développa jusqu'au jour où, en l'an 1267 après l'hégire, (8.15) il eut le privilège de rencontrer Baha'u'llah en 'Iraq Cette visite le remplit de joie et d'enthousiasme. Retournant, grandement revivifié, vers sa terre natale, il reprit avec une énergie redoublée ses travaux pour la cause. A partir de cette année-là jusqu'à nos jours, il a persévéré dans sa tâche et s'est distingué par la droiture de son caractère et son sincère dévouement envers son gouvernement et son pays. Récemment est parvenue en Terre sainte une lettre qu'il avait adressée à Baha'u'llah et dans laquelle il exprime sa profonde satisfaction devant les progrès de la cause en Perse. "Je reste bouche bée d'émerveillement, écrit-il, quand je considère les signes de la puissance invincible de Dieu manifestée parmi les habitants de mon pays. Dans une terre qui a si sauvagement persécuté la foi pendant des années, un homme qui est, depuis quarante ans, connu à travers la Perse comme un Babi, vient d'être choisi comme unique arbitre dans une querelle qui impliqua d'une part le Zillu's-Sultan, fils tyrannique du Shah et ennemi juré de la cause et, de l'autre, Mirza Fath-'Ali Khan, le Sahib-i-Divan. Il a été annoncé publiquement que le verdict de ce Babi serait, quel qu'il soit, accepté sans réserve par les deux parties et mis en vigueur sans hésitation."

Un certain Muhammad-Karim, qui se trouvait ce vendredi-là parmi les fidèles, fut également attiré par le comportement remarquable du Bab à cette occasion. Ce qu'il vit et entendit ce jour-là détermina sa conversion immédiate. La persécution le chassa de la Perse en 'Iraq, où, auprès de Baha'u'llah, il continua à approfondir ses connaissances et sa foi. Plus tard, Baha'u'llah lui enjoignit de retourner à Shiraz et d'y faire de son mieux pour propager la cause. Il resta dans cette ville et y travailla jusqu'à la fin de sa vie.

Il y eut encore Mirza Aqay-i-Rikab-Saz. Il se prit, en ce jour d'une

telle affection pour le Bab qu'aucune persécution, si cruelle et si prolongée fût-elle, ne put ébranler ses convictions ni ternir l'éclat de son amour.

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Lui aussi parvint en la présence de Baha'u'llah en 'Iraq En réponse aux questions qu'il posa concernant l'interprétation des lettres disjointes du Qur'an et de la signification du verset de Nur, il eut le privilège de recevoir en son nom propre une Tablette révélée par la plume de Baha'u'llah. Finalement il souffrit le martyre dans son sentier.

Il y eut aussi Mirza Rahim-i-Khabbaz, qui se distingua par son intrépidité et son ardeur impétueuse. Il ne relâcha ses efforts qu'à l'heure de son trépas.

Haji Abu'l-Hasan-i-Bazzaz qui, en tant que compagnon de voyage du Bab lors du pèlerinage de celui-ci au Hijàz, n'avait que vaguement reconnu l'écrasante majesté de sa mission, fut, en ce mémorable vendredi, profondément ébranlé et totalement transformé. Il conçut un tel amour pour le Bab que des larmes d'une dévotion débordante coulaient sans arrêt de ses yeux. Tous ceux qui le connurent admirèrent la droiture de sa conduite et louèrent sa sincérité et sa bienveillance. De même que ses deux fils, il prouva par ses actes la fermeté de sa foi et gagna l'estime de ses condisciples. L'un de ceux qui ressentit la fascination du Bab ce jour-là fut feu Haji Muhammad-Bisat, un homme très versé dans les enseignements métaphysiques de l'islam et grand admirateur de Shaykh Ahmad et de Siyyid Kazim. Il était aimable de caractère et avait un sens aigu de l'humour. Il avait gagné l'amitié de l'Imam-jum'ih, lui était étroitement associé et assistait fidèlement à la prière en commun du vendredi.

Le Naw-Ruz de cette année, qui annonçait l'avènement d'un nouveau printemps, fut aussi le symbole de cette renaissance spirituelle dont on pouvait déjà discerner les premiers remous à travers le pays. Quelques-uns des habitants les plus éminents et les plus savants de cette région émergèrent de la désolation hivernale de la négligence et furent ranimés par le souffle vivifiant de la révélation naissante. Les graines que la main d'Omnipotence avait semées dans leur coeur germèrent jusqu'à donner des fleurs d'un parfum des plus délicieux et des plus purs. (8.16) Alors que la brise de sa bonté et de sa tendre miséricorde soufflait sur ces fleurs, le pouvoir pénétrant de leur parfum se répandit au loin sur la face de toute cette terre. Il se propagea même au-delà des confins de la Perse, atteignit Karbila et ranima les âmes de ceux qui étaient dans l'attente du retour du Bab dans leur ville. Peu après Naw-Ruz, une épître leur parvint en passant par Basrih, épître dans laquelle le Bab qui avait l'intention de retourner du Hijaz à la Perse en passant par Karbila, les informait d'un changement apporté à son projet et du fait qu'il était en conséquence dans l'incapacité de tenir sa promesse.

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Il leur conseillait de se rendre à Isfahan et d'y rester dans l'attente de nouvelles instructions. "Nous vous demanderons de gagner Shiraz si cela nous paraît souhaitable, sinon vous resterez à Isfahan jusqu'au moment où Dieu vous fera connaître sa volonté et ses directives."

La réception de ce message inattendu suscita une agitation considérable parmi ceux qui avaient attendu avec impatience l'arrivée du Bab à Karbila. Elle troubla leur esprit et éprouva leur loyauté. "Et la promesse qu'il nous avait donnée?" murmuraient quelques-uns de ceux qui étaient déçus. "Considère-t-il le fait qu'il n'a pas tenu parole comme l'intervention de la volonté divine?" Les autres, contrairement à ces indécis, devinrent encore plus fermes dans leur foi et plus résolument attachés à la cause. Fidèles à leur maître, ils répondirent allègrement à son invitation, négligeant totalement les critiques et les protestations de ceux qui avaient hésité dans leur foi. Ils partirent pour Isfahan, décidés à demeurer fidèles, quoiqu'il advînt, à la volonté et au désir de leur Bien-Aimé. Ils furent rejoints par quelques-uns de leurs compagnons qui, bien que sérieusement ébranlés dans leur croyance, cachaient leurs sentiments. Mirza Muhammad'Aliy-i-Nahri, dont la fille fut plus tard mariée à la plus grande Branche, et Mirza Hadi, le frère de Mirza Muhammad-'Ali, tous deux résidents d'Isfahan, furent de ceux dont la vision de la gloire et du caractère sublime de la foi ne put être assombrie par les appréhensions des chuchoteurs mal intentionnés. Parmi eux se trouvait un certain Muhammad-i-Hana-Sab, résidant également à Isfahan, et qui est à présent au service de Baha'u'llah. Quelques-uns de ces compagnons fermes du Bab participèrent à la grande bataille de Shaykh Tabarsi et échappèrent miraculeusement au destin tragique de leurs frères morts pour leur foi.

Sur le chemin d'Isfahan, ils rencontrèrent dans la ville de Kangàvar, Mulla Husayn, qui, en compagnie de son frère et de son neveu - ses deux compagnons lors de sa visite antérieure à Shiraz

- se rendait à Karbila. Ils furent enchantés de cette rencontre inattendue et demandèrent à Mulla Husayn de prolonger son séjour à Kangavar, demande qui fut aussitôt acceptée. Mulla Husayn qui, lors de son séjour dans cette ville, conduisait les compagnons du Bab dans la prière en commun du vendredi, était tenu en une telle estime et si vénéré par ses condisciples qu'un certain nombre de ceux qui y assistaient et qui plus tard, à Shiraz, devaient révéler leur infidélité envers la foi, furent pris de jalousie.

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Parmi ceux-ci se trouvaient Mulla Javad-i-Baraghani et Mulla 'Abdu'1-'Aliy-i-Harati, qui feignirent tous deux d'accepter la révélation du Bab dans l'espoir de satisfaire leur ambition de commandement. Ils s'efforcèrent tous deux en secret de miner la position enviable acquise par Mulla Husayn. Par leurs allusions et leurs insinuations, ils cherchèrent avec persistance à mettre en question son autorité et à déshonorer son nom.

J'ai entendu dire que Mirza Ahmad-i-Katib, mieux connu alors sous le nom de Mulla 'Abdu'l-Karim, et qui avait été le compagnon de voyage de Mulla Javad de Qazvin, raconta ce qui suit: "Lorsqu'il s'entretenait avec moi, Mulla Javad faisait souvent allusion à Mulla Husayn. Ses remarques répétées et peu flatteuses exprimées dans un langage rusé, m'incitèrent à ne plus le fréquenter. Chaque fois que je décidais de mettre fin à mes relations avec Mulla Javad, je m'en trouvais empêché par Mulla Husayn qui, découvrant mon intention, me conseillait de faire preuve de patience envers lui. La compagnie de - Mulla Husayn contribua grandement à développer le zèle et l'enthousiasme des disciples du Bab. Son exemple leur servit de modèle, et ils étaient en admiration devant les éclatantes qualités d'esprit et de coeur qui caractérisaient ce condisciple si éminent."

Mulla Husayn décida de se joindre à ses amis et de se rendre avec eux à Isfahan. Voyageant seul à environ un farsakh (8.17) de distance devant ses compagnons, il avait l'habitude de commencer sa prière dès qu'il faisait halte à la tombée de la nuit, et de la terminer avec eux lorsqu'ils l'avaient rejoint. Il était le premier à reprendre la route et à l'aube, s'arrêtait une nouvelle fois pour prier jusqu'à ce qu'il fût rejoint par la compagnie des dévots. Ce n'était que lorsque ses amis insistaient qu'il consentait à dire la prière en commun. A de telles occasions il prenait parfois l'un de ses compagnons comme guide. La dévotion qu'il avait fait naître dans le coeur de ces hommes était telle que certains d'entre eux descendaient de leur monture et offraient celle-ci à ceux qui voyageaient à pied; ils suivaient eux-mêmes le convoi, totalement indifférents aux peines et à la fatigue de la marche.

Comme ils approchaient des faubourgs d'Isfahan, Mulla Husayn, craignant que la soudaine entrée d'un groupe de personnes aussi important n'excita la curiosité et les soupçons des habitants de cette bourgade, conseilla à ceux qui voyageaient avec lui de se disperser et d'entrer dans la ville discrètement et par petits groupes. Quelques jours après leur arrivée leur parvint une dépêche annonçant que Shiraz était le théâtre d'une grande agitation, que toute relation avec le Bab avait été interdite et que leur projet de visiter cette ville comportait les dangers les plus graves.

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Mulla Husayn, loin d'être effrayé par cette nouvelle inattendue, décida de se rendre à Shiraz. Seuls quelques-uns de ses compagnons sûrs furent mis au courant de son intention. Après s'être débarrassé de ses vêtements et de son turban et avoir revêtu le jubbih (8.18) et le kuhh des habitants du Khurasan, il partit à une heure inattendue, déguisé à la manière d'un cavalier de Hizarih et de Quchan accompagné de son frère et de son neveu, pour la ville de son Bien-Aimé. Lorsqu'il arriva près de la porte de la ville de Shiraz, il chargea son frère d'aller, en pleine nuit, chez l'oncle maternel du Bab pour lui demander d'informer celui-ci de son arrivée. Le jour suivant, il reçut la bonne nouvelle que Haji Mirzai Siyyid 'Ali l'attendait, une heure après le coucher du soleil devant la porte de la ville. Mulla Husayn le rencontra à l'heure fixée et l'accompagna chez lui. Plusieurs fois, de nuit, le Bab honora cette maison de sa présence et y demeura, dans l'intimité avec Mulla Husayn, jusqu'au lever du jour. Peu après, il autorisa ses compagnons, qui s'étaient réunis à Isfahan, à quitter peu à peu cette ville pour Shiraz et à y attendre jusqu'à ce qu'il pût les rencontrer. Il les prévint de faire preuve d'une vigilance extrême, leur dit de traverser par petits groupes la porte de la ville, de se disperser, dès leur arrivée, dans les quartiers réservés aux voyageurs, et d'accepter le travail qui s'offrirait à eux.

Le premier groupe qui arriva dans la ville et rencontra le Bab, quelques jours après la venue de Mulla Husayn, comprenait Mirza Muhammad-'Aliy-i-Nahri, Mirza Hadi, son frère; Mulla 'Abdu'lKarim-i-Qazvini, Mulla Javad-i-Baraghani, Mulla 'Abdu '1-'Aliy-i-Harati, et Mirza Ibrahim-i-Shirazi. Au cours des visites que lui firent ceux-ci, les trois derniers du groupe trahirent petit à petit leur aveuglement et révélèrent la bassesse de leur caractère. Les multiples preuves de la faveur croissante du Bab pour Mulla Husayn suscitèrent leur colère et attisèrent le feu de leur jalousie. Dans leur rage impuissante, ils eurent recours aux armes abjectes que sont le mensonge et la calomnie. Incapables de manifester ouvertement leur hostilité envers Mulla Husayn, ils cherchèrent par les moyens les plus astucieux à séduire l'esprit de ses admirateurs dévoués et à étouffer leur affection. Leur comportement inconvenant leur aliéna la sympathie des croyants et précipita leur séparation d'avec le groupe des fidèles. Expulsés, par leurs propres agissements, du sein de la foi, ils se liguèrent avec les ennemis jurés de celle-ci et proclamèrent leur rejet absolu de ses principes et de ses buts.

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L'agitation qu'ils soulevèrent parmi les habitants de cette ville fut telle que finalement ils furent bannis par les autorités civiles, qui les méprisaient et redoutaient leurs complots. Le Bab les compara, dans une Tablette où il parle longuement de leurs machinations et de leurs méfaits, au veau de Samiri qui n'avait ni voix ni âme et qui était à la fois l'ouvrage abject et l'objet d'adoration d'un peuple capricieux. "Puisse ta malédiction, ô Dieu! écrivit-il à propos de Mulla Javad et Mulla 'Abdu'l-'Ali, "frapper le Jibt et le Taghut, (8.19) les deux idoles de ce peuple pervers." Ces trois personnes se rendirent ensuite à Kirman et allèrent renforcer les rangs de Haji Mirza Muhammad Karim Khan dont ils servirent les desseins et dont ils s'efforcèrent d'intensifier les dénonciations.

Une nuit, après leur expulsion de Shiraz le Bab rendit visite à Haji Mirza Siyyid 'Ali, chez qui il avait invité Mirza Muhammad'Aliy-i-Nahri, Mirza Hadi et Mulla 'Abdu'l-Karim-i-Qazvini à venir le voir et, se tournant soudain vers ce dernier, dit: " 'Abdu'l-Karim, cherchez-vous la Manifestation?" Ces paroles, prononcées avec calme et une grande douceur eurent un effet foudroyant sur cet homme. Il pâlit à cette soudaine question et fondit en larmes. Le Bab le prit avec bonté dans ses bras, lui baisa le front et l'invita à s'asseoir auprès de lui. Dans un langage de tendre affection il réussit à apaiser 1e trouble de son coeur.

Dès qu'ils eurent regagné leur maison, Mirza Muhammad-'Ali et son frère s'informèrent auprès de Mulla 'Abdu'l-Karim de la cause du violent trouble qui l'avait subitement saisi: "Ecoutez-moi, répondit-il, Je vais vous dire le récit d'une étrange expérience que je n'ai communiquée à personne jusqu'à présent. Lorsque j'atteignis l'âge de la maturité, j'eus, alors que je vivais à Qazvin, une profonde envie de découvrir le mystère de Dieu et de connaître la nature de ses saints et de ses prophètes. Seule, l'acquisition de connaissances, pensais-je, pouvait m'aider à atteindre mon but. Je réussis à obtenir le consentement de mon père et de mes oncles au sujet de mon désir de quitter les affaires, et je me plongeai aussitôt dans l'étude et la recherche. J'occupai une chambre dans l'une des madrisihs de Qazvin et concentrai mes efforts sur l'acquisition de toutes les branches du savoir qui m'étaient accessibles. Je discutais souvent avec mes camarades de ce que j'avais appris et cherchais par là à enrichir mon expérience. Le soir, je me retirais dans ma chambre et, dans la solitude de ma Bibliothèque, passais tranquillement des heures entières à étudier.

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J'étais tellement absorbé par mes travaux que je devenais insensible au sommeil et à la faim. Je voulais, en deux ans, maîtriser toutes les difficultés de la jurisprudence et de la théologie islamiques. J'assistais régulièrement aux cours donnés par Mulla 'Abdu'l-Karim-i-Iravani, qui était alors considéré comme le plus éminent théologien de Qazvin. J'admirais beaucoup son vaste savoir, sa piété et sa vertu. Toutes les nuits, alors que j'étais son disciple, je consacrais mon temps à la rédaction d'un traité que je lui soumis et qu'il révisa avec soin et intérêt. Il semblait pleinement satisfait de mes progrès et vantait souvent le haut niveau de mes connaissances. Un jour, en présence

de ses disciples réunis, il déclara: "L'érudit et sage Mulla-'Abdu'l-Karim s'est qualifié pour développer avec autorité les saints Ecrits de l'islam. Il n'a plus besoin désormais d'assister à mes cours ni à ceux d'un autre de mes collègues. Je célébrerai, plût à Dieu, son élévation au rang de mujtahid le matin du prochain vendredi, et lui décernerai son certificat après la prière en commun.

"À peine Mulla'Abdu'l-Karim avait-il prononcé ces paroles et quitté la salle, que ses disciples s'avancèrent vers moi et me félicitèrent cordialement pour mes talents et mes réalisations. Je retournai chez moi plein de joie et de fierté. A mon arrivée, je m'aperçus que mon frère et l'aîné de mes oncles Haji Husayn-'Ali, qui étaient très estimés dans toute la ville de Qazvin, préparaient, en mon honneur, une fête au cours de laquelle ils entendaient célébrer la fin de mes études. Je leur demandai de remettre l'invitation qu'ils devaient envoyer à tous les notables de Qazvin, jusqu'à nouvel avis de ma part. Ils consentirent avec joie croyant que dans mon ardeur à célébrer une telle fête, je n'ajournerais pas longtemps celle-ci sans motif valable. Cette nuit-là, je me retirai dans ma bibliothèque et, dans ma retraite, méditai dans mon coeur les paroles suivantes: "N'as-tu pas imaginé dans ton inconscient, me dis-je, que seuls les purs en esprit peuvent espérer atteindre le rang d'interprète qualifié des Ecrits sacrés de l'islam? N'as-tu pas cru que celui qui parvient à ce stade est infaillible? Ne comptes-tu pas déjà parmi ceux qui jouissent de ce rang? Le théologien le plus éminent de Qazvin ne t'a-t-il pas reconnu et déclaré mujtahid? Sois équitable. Te considères-tu dans ton propre coeur, comme l'un de ceux qui ont atteint ce stade de pureté et de sublime détachement que tu considérais, dans le passé, comme indispensables à ceux qui aspirent atteindre cette position si exaltée? Penses-tu être dépourvu de toute trace de désir égoïste?" Comme je méditais ces paroles, le sentiment de ma propre indignité s'empara peu à peu de moi.

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Je reconnus que j'étais encore victime de soucis, de perplexités, de tentations et de doutes. Des pensées telles que l'idée de donner mes cours, de conduire mes fidèles pendant la prière, de faire observer les lois et préceptes de la foi m'oppressaient. Je me sentais toujours anxieux quant à la manière dont je devrais accomplir mes devoirs, assurer la supériorité de mes connaissances sur celles de mes prédécesseurs. Je me vis si débordé par un sentiment d'humiliation que je me sentis appelé à implorer le pardon de Dieu. Ton but en voulant acquérir tout ce savoir, me dis-je, était de dévoiler les mystères de Dieu et d'atteindre l'état de certitude. Sois juste: es-tu certain de ta propre interprétation du Qur'an? Es-tu sûr que les lois que tu promulgues reflètent la volonté de Dieu? La conscience de mon erreur me vint soudain à l'esprit. Je réalisai pour la première fois combien la rouille du savoir m'avait corrodé l'âme et obscuRci la vision. Je pleurai sur mon passé et regrettai la futilité de mes efforts. Je savais que les personnes de mon rang étaient sujettes aux mêmes afflictions. A peine avaient-elles acquis ce soi-disant savoir, qu'elles se prétendaient les interprètes de la loi islamique et s'arrogeaient le privilège exclusif de juger sa doctrine.

"Je restai absorbé dans mes pensées jusqu'à l'aube. Je ne mangeai pas cette nuit-là; je ne dormis pas non plus. De temps à autre, je communiais avec Dieu: "Tu me vois, ô mon Seigneur, et tu vois mon état. Tu sais que je ne désire rien d'autre que ta sainte volonté et ton bon plaisir. Je me sens perdu lorsque je songe à la multitude de sectes qui se sont tissées autour de ta sainte foi. Je deviens profondément perplexe quand je vois les schismes qui ont déchiré les religions du passé. Veux-tu me guider dans mes perplexités et me délivrer de mes doutes? Vers quel lieu dois-je tourner le visage pour trouver consolation et guidance?" Je pleurai si amèrement cette nuit-là qu'il me sembla avoir perdu connaissance. J'eus soudain la vision d'une grande assemblée d'hommes et l'expression de leurs visages rayonnants m'impressionna beaucoup. Une noble personne, habillée du vêtement d'un siyyid, occupait un siège sur le mihrab face à la congrégation. Elle était en train de développer la signification de ce verset sacré du Qur'an: "Quiconque fait des efforts pour Nous, Nous le guiderons dans Nos sentiers." Je fus fasciné par son visage. Je me levai, m'avançai vers elle et étais sur le point de me jeter à ses pieds lorsque la vision disparut soudain. Mon coeur était inondé de lumière. Ma joie était indescriptible.

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"Immédiatement je me décidai à consulter Haji Allah-Vardi, père de Muhammad-Javad-i-Farhadi, un homme connu à travers Qazvin pour son sens profond du spirituel. Lorsque je lui eus raconté ma vision, il sourit et, avec une extraordinaire précision me décrivit les traits distinctifs du siyyid qui m'était apparu. "Ce noble personnage, ajouta-t-il, n'est autre que Haji Siyyid Kazim-i-Rashti, qui se trouve à présent à Karbila et que l'on voit chaque jour développer devant ses élèves les enseignements sacrés de l'islam. Ceux qui écoutent ses exposés se trouvent vivifiés et édifiés par ses paroles. Je ne pourrai jamais décrire l'impression qu'exercent celles-ci sur ses auditeurs!" Je me levai plein de joie et, après avoir exprimé à cet homme mes sentiments de profonde reconnaissance, me retirai chez moi et partis aussitôt pour Karbila. Mes anciens condisciples vinrent me supplier soit d'aller en personne rendre visite au savant Mulla 'Abdu'l-Karim qui avait exprimé le désir de me rencontrer, soit de lui permettre de venir chez moi. "Je me sens poussé, répondis-je, à visiter le tombeau de l'Imam Husayn à Karbila. J'ai fait le voeu de partir immédiatement pour ce pèlerinage. Je ne puis ajourner mon départ. Je lui rendrai visite, si possible, pour quelques instants avant de quitter la ville. Si je n'y parviens pas, je lui demanderai de me pardonner et de prier en ma faveur afin que je puisse être guidé sur le droit chemin."

"Je mis confidentiellement mes parents au courant de ma vision et de l'interprétation de celle-ci. Je les informai de la visite que j'entendais faire à Karbila. Mes paroles instillèrent dans leur coeur, ce jour-là, l'amour de Siyyid Kazim. Ils se sentirent fort attirés vers Haji Allah-Vardi, le fréquentèrent volontiers et devinrent ses fervents admirateurs.

"Mon frère 'Abdu'l-Hamid, qui devait par la suite boire à la coupe du martyre à Tihran, m'accompagna dans mon voyage à Karbila. Dans cette ville, je rencontrai Siyyid Kazim et fus stupéfait de le voir parler à ses disciples réunis dans des circonstances exactement semblables à celles qui m'étaient apparues dans mon rêve. Je fus étonné de découvrir, à mon arrivée, qu'il était en train d'expliquer le sens du même verset qu'il avait développé devant ses disciples lorsqu'il m'était apparu. Comme je m'asseyais et l'écoutais, je fus fort impressionné par la force de son argumentation et la profondeur de ses pensées; il me reçut avec bonté et fit preuve d'une extrême gentillesse envers moi. Mon frère et moi ressentions une joie intime que nous n'avions jamais éprouvée auparavant. A l'aube, nous nous hâtions de nous rendre à sa demeure et nous l'accompagnions lors de sa visite au tombeau de l'Imam Husayn.

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"Je passai l'hiver tout entier en étroite compagnie avec Siyyid Kazim. Durant toute cette période, j'assistai régulièrement à ses cours. Chaque fois que j'écoutais son discours, c'était pour l'entendre décrire un aspect particulier de la manifestation du Qa'im promis. Ce thème constituait l'unique objet de ses discours. Quels que soient le verset ou la tradition qu'il exposât, il concluait invariablement son commentaire par une référence particulière à l'avènement de la révélation promise. "Le Promis", déclarait-il souvent et ouvertement, "vit parmi ces gens. Le temps fixé pour son apparition est imminent. Préparez-lui la voie et purifiez-vous afin de pouvoir reconnaître sa beauté. L'astre du jour de son visage ne poindra que lorsque j'aurai quitté ce monde. Il vous incombe, après mon départ, de vous lever pour le chercher. Vous ne devriez pas vous accorder de répit, ne fût-ce qu'un seul instant, avant de l'avoir trouvé."

"Après la célébration de Naw-Ruz, Siyyid Kazim me pria de quitter Karbila. "Soyez certain, ô 'Abdu'l-Karim," me dit-il au moment de l'adieu, "que vous êtes de ceux qui, au jour de sa révélation, se lèveront pour faire triompher sa cause. Vous vous souviendrez de moi, je l'espère, en ce jour béni." Je le suppliai de me permettre de rester à Karbila, faisant valoir que mon retour à Qazvin exciterait l'animosité des Mullas de cette ville. "Que votre Confiance repose entièrement en Dieu, répondit-il. Ignorez totalement leurs machinations. Engagez-vous dans le commerce et soyez assuré que leurs protestations ne réussiront jamais à vous nuire." Je suivis son conseil et, avec mon frère, partis pour Qazvin.

"À peine arrivé, j'entrepris de suivre le conseil de Siyyid Kazim. Grâce aux instructions qu'il m'avait données, je parvins à réduire au silence tous les adversaires malveillants. Je consacrais mes jours à la conduite de mes affaires; la nuit, je regagnais ma maison et, dans la quiétude de ma chambre, passais mon temps en méditation et

prière. Les larmes aux yeux je communiais avec Dieu et le suppliais ainsi: Tu as, par la bouche de ton serviteur inspiré, promis que je parviendrai à ton jour et contemplerai ta révélation. Tu m'as, par son truchement, certifié que je serai de ceux qui se lèveront pour faire triompher ta cause. Pendant combien de temps encore tiendras-tu cachée à mes yeux ta promesse? Quand la main de ta bonté m'ouvrira t-elle la porte de ta grâce et me conférera-t-elle ton éternelle faveur?" Toutes les nuits, je renouvelais cette prière et poursuivais mes humbles supplications jusqu'au lever du jour.

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"Une nuit, la veille du jour d"arafih de l'an 1255 après l'hégire, (8.20) j'étais si absorbé dans ma prière que je me trouvais comme en état d'extase. Il m'apparut un oiseau, blanc comme la neige, qui vint planer au-dessus de ma tête et se poser ensuite sur la branche d'un arbre à côté de moi. Avec des accents d'une indescriptible douceur, il me parla ainsi: "Cherches-tu la Manifestation, ô 'Abdu'lKarim? Regarde l'an 60." Aussitôt après, l'oiseau s'envola et disparut. Le mystère de ces paroles m'intrigua beaucoup. Le souvenir de la beauté de cette vision demeura longtemps en mon esprit. Il me semblait que j'avais goûté à toutes les délices du paradis. Ma joie était irrépressible.

Le message mystique de cet oiseau avait pénétré mon âme et demeurait toujours sur mes lèvres. Je le tournais et retournais dans ma mémoire. Je n'en fis part à personne, de peur que sa douceur ne me quittât. Quelques années plus tard, l'appel venant de Shiraz parvint à mes oreilles. Le jour même où je l'entendis, je partis aussitôt pour cette ville. Sur mon chemin, je rencontrai à Tihran Mulla Muhammad-i-Mu'allim, qui me mit au courant de la nature de cet appel et m'apprit que ceux qui l'avaient reconnu s'étaient réunis à Karbila, où ils attendaient le retour de leur chef du Hijaz. Je partis aussitôt pour cette ville. De Hamadan, Mulla Javad-i-Baraghani m'accompagna, à ma grande détresse, jusqu'à Karbila où j'eus la joie de vous rencontrer, vous ainsi que les autres croyants. Je continuai à chérir en mon coeur l'étrange message que m'avait transmis cet oiseau. Lorsque plus tard je parvins en la présence du Bab et entendis de ses lèvres les même paroles, prononcées sur le même ton et dans le même langage que je les avais entendues, je réalisai leur signification. Je fus si écrasé par leur puissance et leur gloire qu'instinctivement, je tombai à ses pieds et magnifiai son nom.

Aux premiers jours de l'an 1265 après l'hégire, (8.21) je partis, âgé de 18 ans, de mon village natal de Zarand pour Qum, ville où j'eus la chance de rencontrer Siyyid Isma'il-i-Zavar'i, surnommé Dhabih, qui plus tard, à Baghdad, devait offrir sa vie en sacrifice dans le sentier de Baha'u'llah. Par lui, je fus amené à reconnaître la nouvelle révélation. Il se préparait à partir pour le Mazindaran et il était décidé à rejoindre les héroïques défenseurs du fort de Shaykh Tabarsi. Il avait l'intention de m'emmener avec lui, ainsi que Mirza Fathu'llah-i-Hakkak, un jeune homme de mon âge qui résidait à Qum. Comme les circonstances contrecarraient son projet, il promit, avant de partir, de se mettre en rapport avec nous de Tihran, pour nous demander de le rejoindre.

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Au cours de sa conversation avec Mirza Fathu'llah et moi, il nous raconta l'histoire de la merveilleuse aventure de Mulla 'Abdu'l Karim. Je fus pris d'un ardent désir de rencontrer ce dernier. Lorsque, plus tard, j'arrivai à Tihran et vis Siyyid Isma'il dans la Madrisiy-i-Daru' sh-Shafay-i-Masjid-i-Shah, celui-ci m'introduisit auprès de ce même Mulla 'Abdu'l-Karim, qui vivait alors dans la madrisih précitée. Nous apprîmes que la bataille de Shaykh Tabarsi avait pris fin et que les compagnons du Bab, qui s'étaient réunis à Tihran dans l'intention de rejoindre leurs frères, étaient retournés chez eux sans avoir atteint leur but. Mulla 'Abdu'l-Karim resta dans la capitale, où il consacra son temps à la transcription du Bayan persan. Mon étroite association avec lui, en ce temps-là, me servit à approfondir mon amour et mon admiration pour lui. Je sens encore, trente-huit ans après notre première entrevue à Tihran, la chaleur de son amitié et la ferveur de sa foi. Mes sentiments d'affectueuse considération envers lui m'ont incité à raconter dans leurs détails les circonstances relatives à la première partie de sa vie, dont le point culminant peut être considéré comme un tournant dans toute sa carrière. Puisse ceci, à son tour, servir à éveiller le lecteur à la gloire de cette révélation capitale.

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NOTE DU CHAPITRE 8:

(8.1) Semblable à un caravansérail.

(8.2) Signifiant littéralement "les sept qualifications".

(8.3) Voir glossaire.

(8.4) Allusion au nom du Bab.

(8.5) Allusion à Baha'u'llah. Voir glossaire.

(8.6) D'après le "Tarikh-i-Jadid" (p. 204), on lui avait aussi donné le titre de nizamu d-dawlih".

(8.7) "Une des tribus du Turan, une famille turque, appelée Qajar, qui apparut pour la première fois en Perse dans l'armée d'envahisseurs de Changiz Khan." (C.R. Markham: "A General Sketch of the History of Persia", p. 339.)

(8.8) D'après l'ouvrage "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab", de A.L.M. Nicolas (Note 175 au bas de la page 225), cette réunion eut lieu le 6 août 1845 ap. J-C.

(8.9) D'après le "Traveller's Narrative" (p. 5), un certain Mulla 'Ali-Akbar-i-Ardistani fut soumis avec eux à la même persécution.

(8.10) Qur'an, 3: 193.

(8.11) "Cette ville était devenue le théâtre de discussions passionnées qui troublèrent profondément la paix générale. Les curieux, les pèlerins, les amateurs de scandale s'y donnaient rendez-vous, commentant les nouvelles, approuvant ou blâmant, exaltant le jeune Siyyid ou le couvrant au contraire de malédictions ou d'injures: tout le monde s'excitait, s'énervait, s'affolait. Les Mullas voyaient avec une âpre inquiétude augmenter le nombre des sectateurs de la nouvelle doctrine: leur clientèle, par suite leurs ressources diminuaient d'autant. Il fallait aviser, une plus longue tolérance pouvait vider les mosquées de leurs fidèles convaincus que puisque Islam ne se défendait pas c'est qu'il avouait être vaincu. D'autre part, Husayn Khan, Nizamu'd-Dawlih, gouverneur de Shiraz, craignit qu'à laisser aller les choses le scandale devint tel, qu'il fût par la suite impossible à réprimer: c'était risquer la disgrâce, d'ailleurs le Bab ne se contentait pas de prêcher: il appelait à lui les hommes de bonne volonté. "Et celui qui connaît la parole de Dieu et ne lui vient pas en aide au moment de la violence est exactement comme celui qui s'est détourné du témoignage de sa Sainteté Husayn fils d' 'Ali à Karbila. Ce sont ceux-là les impies (Kitab-i-Baynu'l-Haramayn). Les intérêts civils ainsi d'accord avec les intérêts du ciel, Nizamu'd-Dawlih et Shaykh Abu-Turab, l'Imam-Jum'ih, furent d'avis qu'il fallait infliger au novateur un affront qui le discréditât aux yeux de la population. Peut-être ainsi arriverait-on à calmer les choses." (A.L.M. Nicolas : "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab", pp. 229-30.)

(8.12) Qur'an, 49: 6.

(8.13) "À la suite de cette séance publique provoquée par la sottise des mullas, et qui lui attira de nombreux partisans, le trouble fut profond dans toutes les provinces de la Perse, le débat prit un tel caractère de gravité que Muhammad Shah envoya à Shiraz un homme en qui il avait toute confiance pour lui faire un rapport de ce qu'il aurait vu et compris. Cet envoyé était Siyyid Yahyayi-Darabi" (A.L.M. Nicolas: "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab", pp. 232-3.)

(8.14) Mats 1845 ap. J-C.

(8.15) 1850-51 ap. J-C.

(8.16) "Quoi qu'il en soit, l'impression produite fut immense à Shiraz, et tout le monde lettré et religieux se pressa autour d' 'Ali-Muhammad. Aussitôt qu'il paraissait dans la mosquée, on l'entourait. Aussitôt qu'il s'asseyait dans la chaire, on faisait silence pour l'écouter. Ses discours publics n'attaquaient jamais le fond de Islam et respectaient la plus grande partie des formes: le Kirman, en somme, y dominait. C'étaient, néanmoins, des discours hardis. Le clergé n'y était pas ménagé; ses vices y étaient cruellement flagellés. Les destinées tristes et douloureuses de l'humanité en étaient généralement le thème et, ça et là, certaines allusions dont l'obscurité irritait les passions curieuses des uns, tandis qu'elle flattait l'orgueil des autres, déjà initiés en tout ou en partie, donnaient à ces prédications un sel et un mordant tels que la foule y grossissait chaque jour, et que, dans toute la Perse, on commença à parler d' 'Ali-Muhammad.

Les Mullas de Shiraz n'avaient pas attendu tout ce bruit pour se réunir contre leur jeune détracteur. Dès ses premières apparitions en public, ils lui avaient envoyé les plus habiles d'entre eux, afin d'argumenter contre lui et de le confondre, et ces luttes publiques, qui se tenaient soit dans les mosquées, soit dans les collèges, en présence du gouverneur, des chefs militaires, du clergé, du peuple, de tout le monde enfin, au lien de profiter aux prêtres, ne contribuèrent pas peu à répandre et à exalter à leurs dépens la renommée de l'enthousiaste. Il est certain qu'il battit les contradicteurs; il les condamna, ce qui n'était pas très difficile, le Qur'an à la main. Ce fût un jeu pont lui de montrer à la face de ces multitudes, qui les connaissaient bien, à quel point leur conduite, à quel point lents préceptes, à quel point leurs dogmes mêmes étaient en contradiction flagrante avec le Livre, qu'ils ne pouvaient récuser.

D'une hardiesse et d'une exaltation extraordinaires, il flétrissait, sans ménagement aucun, sans souci aucun des conventions ordinaires, les vices de ses antagonistes et, après leur avoir prouvé qu'ils étaient infidèles quant à la doctrine, il les déshonorait dans leur vie et les jetait à croix ou pile à l'indignation ou au mépris des auditeurs. Les scènes de Shiraz, ces débuts de sa prédication, furent si profondément émouvants, que les musulmans restés orthodoxes, qui y ont assisté, en ont conservé un souvenir ineffaçable et n'en parlent qu'avec une sorte de terreur. Ils avouent unanimement que l'éloquence d'Ali-Muhammad était d'une nature incomparable et telle que, sans en avoir été témoin, on ne saurait l'imaginer.

Bientôt, le jeune théologien ne parut plus en publie qu'entouré d'une troupe nombreuse de partisans. Sa maison en était toujours pleine. Non seulement il enseignait dans les mosquées et dans les collèges, mais c'était chez lui, surtout, et le soir que, retiré dans une chambre avec l'élite de ses admirateurs, il soulevait pour eux les voiles d'une doctrine qui n'était pas encore parfaitement arrêtée pour lui-même. Il semblerait que, dans ces premiers temps, ce fût plutôt la partie polémique qui l'occupât que la dogmatique, et rien n'est plus naturel. Dans ces conférences secrètes, les hardiesses, bien autrement multipliées qu'en publie, grandissaient chaque jour, et elles tendaient si évidemment à un renversement complet de Islam, qu'elles servaient bien d'introduction à une nouvelle profession de foi. La petite Eglise était ardente, hardie, emportée, prête à tout, fanatisée dans le vrai sens et dans le sens élevé du mot, c'est-à-dire que chacun de ses membres ne se comptait pour rien et brûlait de sacrifier sang et argent à la cause de la vérité." (Comte de Gobineau, "Les Religions et les Philosophies dans l'Asie Centrale", pp. 120, 122)

Le Bab commença alors à réunir autour de lui un groupe d'adeptes dévoués. Il semble qu'il se soit fait remarquer par sa simplicité de manière extrême, par son amabilité engageante, et par son aspect d'un charme merveilleux. On était impressionné par son savoir et son éloquence pénétrante. Et ses écrits , quoiqu'ils parussent ternes à Gobineau, étaient très admirés par les Persans pour la beauté et l'élégance de leur style et produisirent une immense sensation à Shiraz. Dès qu'il entrait dans la mosquée, celle-ci était encerclée. Dès qu'il montait à la chaire, on faisait silence" (Sir FranCis Younghusband, "The Gleam' 'p. 194.) "La morale prêchée par un jeune homme à l'âge où les passions bouillonnent agit extraordinairement sur un auditoire composé de gens religieux jusqu'an fanatisme, surtout lorsque les paroles du prédicateur sont en parfaite harmonie avec ses actions.

Personne ne doutait de la continence ni de la rigidité du Karbila'i Siyyid 'Ali-Muhammad: il parlait peu, était constamment rêveur et le plus souvent fuyait les hommes, ce qui excitait encore la curiosité; on le recherchait de toute part." (Journal Asiatique, 1866, tome 7, p. 341.) "Par la moralité de sa vie, le jeune Siyyid servait d'exemple à ceux qui l'entouraient. Aussi l'écoutait-on volontiers, lorsque, dans des discours ambigus et entrecoupés, il parlait contre les abus qui règnent dans tontes les classes de la société. On répétait ses paroles en les amplifiant; on parlait de loi comme du vrai maître, et l'on se livrait à lui sans réserve." (Ibidem)

(8.17) Voir glossaire.

(8.18) Voir glossaire.

(8.19) Qur'an 4: 50

(8.20) La nuit précédant le 13 février 1840 ap. J.-C.

(8.21) 1848 ap. J-C.


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