La chronique
de Nabil
Nabil-i-A'zam
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CHAPITRE XV : voyage de Tahirih de Karbila au Khurasan
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Comme approchait l'heure fixée à laquelle, suivant les dispensations de la Providence,
le voile qui cachait encore les vérités fondamentales de la foi devait être
déchiré, brûla au coeur du Khurasan une flamme d'une intensité si dévorante
que les obstacles les plus formidables jonchant la voie qui menait à la reconnaissance
ultime de la cause disparurent sans laisser de trace. (15.1)
Ce feu causa un tel embrasement dans le coeur des hommes que les effets de son
pouvoir vivifiant se firent sentir dans les provinces les plus reculées de la
Perse. Il fit disparaître toute trace des malentendus et des doutes qui avaient
jusqu'alors accaparé le coeur des croyants et les avaient empêchés de saisir
dans toute sa mesure la gloire de la cause. L'ennemi avait condamné à une réclusion
perpétuelle celui qui était l'incarnation de la beauté de Dieu, et avait cherché
ainsi à éteindre pour toujours la flamme de son amour. La main d'Omnipotence,
cependant, était activement occupée, à un moment où la cohorte des malfaiteurs
complotait dans l'ombre contre lui, à confondre leurs desseins et à anéantir
leurs efforts. Dans la province la plus orientale de la Perse, le Tout-Puissant
avait, grâce à Quddus, allumé un feu qui brillait de la flamme la plus ardente
dans le coeur des habitants du Khurasan. Et à Karbila, au-delà des confins occidentaux
de cette terre, il avait engendré la lumière de Tahirih, lumière qui était destinée
à répandre son éclat sur la Perse tout entière. De l'est comme de l'ouest de
ce pays, la voix de l'Invisible invita ces deux grandes lumières à se précipiter
vers la terre de Ta (15.2) l'étoile de gloire, la maison
de Baha'u'llah. Elle pria chacun d'eux de rechercher et de graviter autour de
la personne de cette étoile de vérité, de chercher ses conseils, de seconder
ses efforts et de préparer la voie pour sa révélation prochaine.
Conformément au décret divin, alors que Quddus résidait encore à Mashhad, une
Tablette révélée par la plume du Bab fut adressée à tous les croyants de la
Perse, Tablette dans laquelle tout adhérent loyal de la foi était appelé à "partir
en hâte vers la terre de Kha", la province de Khurasan (15.3).
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La nouvelle de cette importante injonction se répandit avec une prodigieuse
rapidité et souleva l'enthousiasme de tous. Elle parvint aux oreilles de Tahirih,
qui se trouvait alors à Karbila et déployait tous ses efforts pour propager
la foi qu'elle avait embrassée. (15.4) Elle avait quitté
sa ville natale de Qazvin et était arrivée dans cette ville sainte après le
décès de Siyyid Kazim, impatiente qu'elle était de témoigner des signes qu'avait
prédits le regretté Siyyid. Dans les pages précédentes, nous avons vu comment
elle avait été instinctivement amenée à découvrir la révélation du Bab et avec
quelle spontanéité elle avait accepté sa vérité. Sans avoir été avertie ni invitée,
elle perçut la lumière naissante de la révélation promise se levant sur la ville
de Shiraz et fut appelée à rédiger son message pour prêter serment de fidélité
à celui qui était le révélateur de cette lumière.
La réponse immédiate du Bab à la déclaration de foi qu'elle avait faite sans
être parvenue en sa présence, avait ranimé son zèle et accru considérablement
son courage. Elle se leva pour propager au loin ses enseignements, dénoncer
avec véhémence la corruption et la perversité de sa génération et préconiser
avec intrépidité une révolution fondamentale dans les habitudes et les moeurs
de son peuple. (15.5) Son esprit indomptable fut ranimé
par le feu de son amour pour le Bab, et la gloire de sa vision fut encore rehaussée
par la découverte des bénédictions inestimables latentes dans sa révélation.
L'intrépidité innée et la force de son caractère furent centuplées par la conviction
inébranlable de l'ultime victoire de la cause qu'elle avait embrassée; son énergie
illimitée fut revitalisée par sa reconnaissance de la valeur latente de la mission
qu'elle avait décidé de défendre. Tous ceux qui la rencontrèrent à Karbila furent
charmés par son éloquence ensorcelante et sentirent la fascination de ses paroles.
Personne ne put résister à son charme; seuls quelques-uns purent se soustraire
à la contagion de sa croyance. Tous témoignèrent des traits extraordinaires
de son caractère, s'émerveillèrent devant son étonnante personnalité et furent
convaincus de la sincérité de ses convictions.
Elle put amener à la foi la veuve révérée de Siyyid Kazim, qui était née à Shiraz
et qui fut la première femme de Karbila à reconnaître sa vérité. J'ai entendu
Shaykh Sultan décrire l'extrême dévotion de cette femme envers Tahirih, qu'elle
considérait comme son guide spirituel et estimait comme sa compagne bien-aimée.
Shaykh Sultan était aussi un admirateur fervent du caractère de la veuve du
siyyid dont il exaltait souvent la gentillesse et la douceur: "Son attachement
envers Tahirih était tel", entendait-on souvent Shaykh Sultan faire remarquer,
"qu'elle se montrait extrêmement réticente à autoriser l'héroïne, qui était
son hôte, à s'absenter, ne fût-ce que pour une heure.
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Un si grand attachement de sa part ne manquait pas d'exciter la curiosité et
de ranimer la foi de ses amies persanes et arabes qui venaient constamment lui
rendre visite. Au cours de la première année qui suivit son acceptation du message,
elle tomba soudain malade et, après trois jours, quitta ce monde comme l'avait
fait Siyyid Kazim."
Parmi les hommes de Karbila qui, grâce aux efforts de Tahirih, acceptèrent avec
empressement la cause du Bab, il y eut un certain Shaykh Salih, un Arabe résidant
dans cette ville et qui fut le premier à répandre son sang dans le sentier de
la foi à Tihran. Tahirih vantait tellement les vertus de Shaykh Salih, que quelques-uns
le suspectèrent d'être, en rang, l'égal de Quddus. Shaykh Sultan fut, lui aussi,
de ceux qui tombèrent victimes du charme de Tahirih. A son retour de Shiraz,
il s'identifia à la foi, promut avec courage et assiduité ses intérêts, et fit
de son mieux pour exécuter les instructions et les voeux de Tahirih. Un autre
admirateur de cette dernière fut Shaykh Muhammad-i-Shibl, père de Muhammad Mustafa,
un Arabe natif de Baghdad et qui passait pour l'un des plus grands 'ulamas de
cette ville. Grâce à l'aide de ce groupe de disciples choisis, capables et fermes,
Tahirih put embraser l'imagination d'un nombre considérable des habitants arabes
et perses de 1' 'Iraq et se gagner leur appui; la majorité de ces habitants
furent amenés par elle à joindre leurs forces à celles de leurs frères de la
Perse qui devaient peu apres être appelés à façonner par leurs actes la destinée
de la cause de Dieu et à sceller son triomphe de leur sang.
L'appel du Bab, qui s'adressait originellement à ses disciples de la Perse,
fut bientôt transmis aux adeptes de sa foi en 'Iraq Tahirih y répondit glorieusement.
Son exemple fut immédiatement suivi par un grand nombre de ses fidèles admirateurs
qui se déclarèrent tous prêts à partir aussitôt pour le Khurasan. Les 'ulamas
de Karbila cherchèrent à la dissuader d'entreprendre ce voyage. Percevant d'emblée
le motif qui les poussait à lui donner un tel conseil, et consciente de leurs
desseins malveillants, elle adressa à chacun de ces sophistes un long message
dans lequel elle exposait ses raisons et mettait à nu leur dissimulation. (15.6)
De Karbila, elle se rendit à Baghdad. (15.7) Une délégation
représentative, comprenant les chefs les plus capables des shi`ahs, des sunnis,
des chrétiens et des juifs de cette ville, rechercha sa présence et s'efforça
de la convaincre de la folie de ses actes.
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Elle put cependant repousser leurs protestations et les étonna par la force
de ses arguments. Déçus et confus, ils se retirèrent, profondément conscients
de leur propre impuissance. (15.8)
Les 'ulamas de Kirmanshah la reçurent avec respect et lui présentèrent l'expression
de leur estime et de leur admiration. (15.9) À Hamadan,
(15.10) cependant, les chefs religieux de la ville furent
divisés quant à leur attitude vis-à-vis de Tahirih. Quelques-uns cherchèrent
en cachette à inciter le peuple contre elle et à miner son prestige; d'autres
furent portés à chanter ouvertement ses vertus et à applaudir son courage. "Il
est de notre devoir", déclarèrent ces amis du haut de la chaire, "de suivre
son noble exemple et de lui demander respectueusement de nous révéler les mystères
du Qur'àn et de résoudre les points obscurs de ce Livre saint. Car nos plus
hautes connaissances ne sont que gouttes comparées à l'immensité de son savoir."
Lors de son séjour à Hamadan, Tahirih rencontra ceux que son père, Haji Mulla
Salih, avait envoyés de Qazvin pour l'accueillir et la supplier de sa part d'aller
visiter sa ville natale et de prolonger son séjour parmi eux. (15.11)
Elle y consentit à contrecoeur. Avant son départ, elle pria ceux qui l'avaient
accompagnée depuis 1' 'Iraq de partir pour leur pays natal. Parmi ceux-ci se
trouvaient Shaykh Sultan, Shaykh Muhammad-i-Shibl et son jeune fils, Muhammad
Mustafa, 'Abid et son fils Nasir, à qui fut donné ultérieurement le surnom de
Haji 'Abbas. Ceux de ses compagnons qui avaient vécu en Perse, tels que Siyyid
Muhammad-i-Gulpayigani, dont le nom de plume était Ta'ir, et que Tahirih avait
surnommé Fata'l-Malih, et d'autres encore reçurent également l'ordre de retourner
chez eux. Seuls deux de ses compagnons restèrent avec elle: Shaykh Salih et
Mulla Ibrahim-i-Gulpayigani qui, tous deux, burent à la coupe du martyre, le
premier à Tihran et le second à Qazvin. De ses propres parents, Mirza Muhammad-'Ali,
l'une des Lettres du Vivant et son beau-frère, et Siyyid 'Abdu'l-Hadi, qui avait
été fiancé à sa fille, voyagèrent en sa compagnie durant tout le trajet de Karbila
à Qazvin.
A son arrivée chez son père, son cousin, l'orgueilleux et faux Mulla Muhammad,
fils de Mulla Taqi, qui se croyait, après son père et son oncle, le plus accompli
de tous les mujtahids de la Perse, envoya quelques femmes choisies de parmi
sa propre maisonnée auprès de Tahirih pour la persuader de transférer sa résidence
de chez son père à sa propre maison.
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PHOTO: vue 1 de la maison dans lesquelles vécut Tahirih
à Qazvin
PHOTO: vue 2 de la maison dans lesquelles vécut Tahirih
à Qazvin
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"Répondez à mon arrogant et présomptueux parent", déclara-t-elle courageusement
aux messagers, "que s'il avait vraiment voulu être mon compagnon fidèle, il
se serait hâté de venir me rencontrer à Karbila et aurait, à pied, guidé mon
howdah (15.12) pendant tout le voyage jusqu'à Qazvin. Je
l'aurais, durant ce voyage, tiré de son sommeil de négligence et lui aurais
montré la voie de la vérité. Mais il ne devait pas en être ainsi. Trois années
se sont écoulées depuis notre séparation. Ni dans ce monde, ni dans le prochain,
je ne pourrai jamais le fréquenter. Je l'ai exclu pour toujours de ma vie."
Une réponse aussi sèche et inflexible fit entrer Mulla Muhammad et son père
dans une colère monstre. Ils la déclarèrent aussitôt hérétique et s efforcèrent,
jour et nuit, de miner sa position et de souiller son nom. Tahirih se défendit
avec véhémence et persista à exposer la corruption de leur caractère. (15.13)
Son père, homme pacifique et impartial, déplora ce conflit acrimonieux et tenta
de réconcilier les adversaires et d'harmoniser leurs rapports, mais ses efforts
demeurèrent vains.
Cet état de tension dura jusqu'au jour où un certain Mulla 'Abdu'llah, natif
de Shiraz et fervent admirateur de Shaykh Ahmad et de Siyyid Kàzim, arriva à
Qazvin au début du mois de ramadan de l'an 1263 après l'hégire. (15.14)
PHOTO: bibliothèque de Tahirih dans la maison de son père
à Qazvin
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Par la suite, au cours de son jugement à Tihran en présence du Sahib Divan,
ce même Mulla 'Abdu'llah devait raconter ce qui suit: "Je n'ai jamais été un
Babi convaincu. Lorsque j'arrivai à Qazvin, j'étais sur le chemin de Mah-Ku,
ayant l'intention de rendre visite au Bab et de m'informer de la nature de sa
cause. Le jour de mon arrivée à Qazvin, j'appris que la ville était dans un
état de grand tumulte. En traversant la place du marché, je vis une foule de
malfaiteurs qui avaient ôté à un homme sa coiffure et ses souliers, lui avaient
attaché son turban autour du cou et étaient en train de le tirer ainsi à travers
les rues. Une multitude en colère proférait des menaces envers lui, le frappait
de coups et le maudissait. "Sa faute impardonnable", me dit-on en réponse à
ma question, "est d'avoir osé exalter en public les vertus de Shaykh Ahmad et
de Siyyid Kazim. En conséquence, Haji Mulla Taqi, le hujjatu'l-islam, l'a condamné
comme hérétique et a décrété son expulsion de la ville."
"Je fus stupéfait d'entendre l'explication qu'on me donnait. Comment, me dis-je,
peut-on considérer un shaykhi comme hérétique et le juger digne d'un si cruel
traitement? Désireux d'aller vérifier auprès de Mulla Taqi l'authenticité de
ce rapport, je me rendis à l'école de ce dernier et demandai s'il avait effectivement
prononcé une telle sentence contre le pauvre homme. "Oui, répondit-il brusquement,
le dieu qu'adorait feu Shaykh Ahmad-i-Bahrayni est un dieu auquel je ne pourrai
jamais croire. Je les considère, lui ainsi que ses disciples, comme les incarnations
mêmes de l'erreur." Je voulus, à ce moment-là, le frapper au visage en présence
de ses disciples réunis. Je me retins cependant et jurai de transpercer un jour,
avec la permission de Dieu, ses lèvres au moyen de mon épée, afin qu'il ne fût
plus jamais capable de proférer un tel blasphème.
"Je quittai aussitôt Mulla Taqi et me dirigeai vers le marché, où j'achetai
un poignard et un fer de lance fabriqué avec un acier des plus tranchants et
des plus fins. Je les cachai en mon sein, prêt à satisfaire la passion qui dévorait
mon âme. J'étais dans l'attente de cette opportunité lorsqu'une nuit, j'entrai
dans le masjid où il avait l'habitude de diriger la prière en commun. J'attendis
jusqu'à l'aube et vis alors une vieille femme entrer dans le masjid portant
avec elle une couverture qu'elle étendit sur le sol du mihrab. (15.15)
Peu après, je vis Mulla Taqi entrer seul, aller vers le mihrab et y faire sa
prière. Avec précaution et sans faire de bruit, je le suivis et me tins debout
derrière lui. Il se prosternait à terre lorsque je me ruai sur lui, tirai ma
lance de fer et la lui plongeai dans la nuque.
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Il lança un grand cri. Je le renversai sur le dos et, dégainant mon poignard,
je le frappai plusieurs endroits dans la poitrine et dans les côtes, et le laissai
saignant dans le mihrab.
"Je montai aussitôt sur le toit du masjid et me mis à observer la fureur et
l'agitation de la multitude. Une foule se rua à l'intérieur et, plaçant le Mulla
sur une litière, le transporta chez lui. Ne pouvant identifier le meurtrier,
les habitants saisirent l'occasion pour satisfaire leurs plus vils instincts.
Ils se précipitèrent l'un sur l'autre, s'attaquèrent avec violence et s'accusèrent
mutuellement en présence du gouverneur. Voyant qu'un grand nombre d'innocents
avaient été sérieusement molestés et jetés en prison, je fus porté par la voix
de ma conscience à confesser mon acte. J'allai donc chez le gouverneur et lui
dis: "Si je vous livre l'auteur de ce meurtre, promettrez-vous de libérer tous
les innocents qui sont en train de souffrir à sa place?" Dès que j'eus obtenu
de lui l'assurance indispensable, je lui confessai que c'était moi qui avais
commis le meurtre. Il ne voulut pas me croire tout d'abord. A ma demande, il
fit appeler la vieille femme qui avait étendu son tapis dans le mihrab, mais
refusa de se laisser convaincre par le témoignage que celle-ci apporta. Je fus
finalement conduit au chevet de Mulla Taqi, qui était sur le point de rendre
l'âme. Dès qu'il me vit, il reconnut mon visage. Dans son agitation, il me montra
du doigt, indiquant par là que je l'avais attaqué. Il signifia son désir qu'on
m'éloignât de sa présence. Peu après, il expira. Je fus aussitôt arrêté, accusé
de meurtre et jeté en prison. Le gouverneur, cependant, ne tint pas sa promesse
et refusa de relâcher les prisonniers."
La candeur et la sincérité de Mulla 'Abdu'llah plurent beaucoup au Sahib-Divan,
qui donna, en secret, l'ordre à ses assistants de l'aider à fuir de sa prison.
A minuit, le prisonnier alla se réfugier chez Ridà Khan-i-Sardar qui s'était,
peu de temps auparavant, marié à la soeur du Sipah-Salar, et resta caché dans
cette maison jusqu'à la grande bataille de Shaykh Tabarsi, époque à laquelle
il se décida à partager le sort des héroïques défenseurs de la forteresse. Il
but finalement, comme Rida Khan, qui l'avait suivi au Mazindaran, la coupe du
martyre.
Les circonstances du meurtre firent éclater la colère des héritiers légaux de
Mulla Taqi qui décidèrent, à partir de ce moment-là, de se venger sur Tahirih.
Ils réussirent à la faire placer en réclusion chez son père et dirent aux femmes
qu'ils avaient choisies pour la surveiller de ne permettre à leur captive de
quitter sa chambre que pour ses ablutions quotidiennes.
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Ils l'accusèrent d'être la véritable instigatrice du crime. "Personne d'autre
que vous, affirmèrent-ils, n'est coupable du meurtre de notre père. C'est vous
qui avez donné l'ordre de l'assassiner." Ceux qu'ils avaient arrêtés et mis
en prison furent emmenés par eux à Tihran et incarcérés chez l'un des kad-khudas
(15.16) de la capitale. Les amis et les héritiers de Mulla
Taqi se dispersèrent de tous côtés, accusant leurs prisonniers d'avoir désavoué
la loi islamique et demandant qu'ils fussent immédiatement mis à mort.
Baha'u'llah, qui vivait en ce temps-là à Tihran, fut informé de l'état de ces
prisonniers qui avaient été les compagnons et les partisans de Tahirih. Comme
il connaissait déjà le kad-khuda chez qui ces hommes étaient incarcérés, il
décida d'aller rendre visite à ceux-ci et d'intervenir en leur faveur. Ce fonctionnaire
cupide et fourbe, qui connaissait l'extrême générosité de Baha'u'llah, exagéra
grandement la misère qui avait frappé les malheureux prisonniers, espérant par
là tirer un important profit pécuniaire pour lui-même. "Ils sont privés des
nécessités les plus élémentaires de la vie", dit le kad-khudà. "Ils sont affamés
et misérablement habillés." Baha'u'llah envoya aussitôt une aide financière
à leur intention et pria le kad-khuda de relâcher la sévérité du règlement auquel
étaient soumis les prisonniers. Ce dernier consentit à libérer ceux d'entre
eux qui étaient incapables de supporter le poids de leurs chaînes et, pour les
autres, fit ce qu'il pouvait pour atténuer la rigueur de l'emprisonnement. Poussé
par la cupidité, il informa ses supérieurs de la situation et mit l'accent sur
le fait que Baha'u'llah fournissait régulièrement de la nourriture et de l'argent
à l'intention de ceux qui se trouvaient emprisonnés chez lui.
Ces fonctionnaires essayèrent à leur tour de tirer le meilleur profit de la
libéralité de Baha'u'llah. Ils le convoquèrent, protestèrent contre son action
et l'accusèrent de complicité dans l'affaire pour laquelle les prisonniers avaient
été condamnés. "Le kad-khuda répondit Baha'u'llah, a plaidé leur cause auprès
de moi et s'est longuement étendu sur leurs souffrances et leurs besoins. Il
a lui-même témoigné de leur innocence et fait appel à moi pour leur venir en
aide. Au lieu de me remercier pour l'aide que j'ai envoyée à sa demande, vous
m'accusez à présent d'un crime que je n'ai pas commis." Espérant intimider Baha'u'llah
par des menaces de châtiment immédiat, ils refusèrent de lui permettre de retourner
chez lui.
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L'incarcération à laquelle il fut soumis marqua la première affliction qui frappa
Baha'u'llah sur le sentier de la cause de Dieu, le premier emprisonnement qu'il
endura pour l'amour de ceux qu'il aimait. Il resta en prison deux jours, après
quoi Ja'far-Quli Khan, frère de Mirza Aqa Khan-i-Nuri, qui devait ultérieurement
être nommé Grand vazir du Shah, et un certain nombre d'autres amis intervinrent
en sa faveur et, menaçant le kad-khuda en termes très durs, purent parvenir
à le faire libérer. Ceux qui avaient été responsables de son incarcération caressaient
l'espoir de recevoir, en échange de sa libération, la somme de mille tuman,
(15.17) mais ils devaient bientôt découvrir qu'ils n'avaient
qu'à se conformer aux désirs de Ja'far-Quli Khan sans espérer la moindre récompense
ni de ce dernier ni de Baha'u'llah. Ils durent livrer leur prisonnier entre
ses mains, avec toutes leurs excuses et l'expression de leurs plus grands regrets.
Les héritiers de Mulla Taqi déployaient entre-temps tous leurs efforts pour
venger le sang de leur distingué parent. Non satisfaits de ce qu'ils avaient
déjà accompli, ils lancèrent un appel à Muhammad Shah en personne et s'efforcèrent
de gagner sa sympathie à leur cause. Le shah, dit-on, leur aurait envoyé cette
réponse: "Votre père, Mulla Taqi, ne pouvait assurément se prétendre supérieur
à 1'Imam'Ali, le Commandeur des croyants. Ce dernier n'avait-il pas dit à ses
disciples que, s'il tombait victime de l'épée d'Ibn-i-Muljam, seul le meurtrier
devait payer de sa vie son acte, que personne d'autre que lui ne devait être
exécuté? Pourquoi le meurtrier de votre père ne devrait-il pas être puni de
la même façon? Dénoncez-moi son assassin, et j'ordonnerai qu'il soit livré entre
vos mains afin que vous puissiez lui infliger le châtiment qu'il mérite."
L'attitude sans équivoque du shah les incita à renoncer aux espoirs qu'ils avaient
caressés. Ils déclarèrent Shaykh Salih meurtrier de leur père, obtinrent son
arrestation et l'exécutèrent ignominieusement. Shaykh Salib fut le premier à
verser son sang sur le sol persan dans le sentier de la cause de Dieu, le premier
de ce groupe glorieux qui était destiné à sceller de son sang le triomphe de
la sainte foi de Dieu. Alors qu'on l'emmenait vers la scène de son martyre,
sa face rayonnait de joie et d'ardeur. Ils se précipita au pied de la potence
et rencontra son bourreau comme s'il souhaitait la bienvenue à un cher et vieil
ami. Il proférait sans cesse des paroles de triomphe et d'espoir. "J'ai abandonné"
, s'écria-t-il au moment où sa fin était imminente, "les espoirs et les croyances
des hommes à partir de l'instant où je t'ai reconnu, toi qui es mon espoir et
ma croyance!"
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Ses restes furent enterrés dans la cour du tombeau de l'Imam-Zadih Zayd à Tihran.
La haine insatiable qui animait ceux qui avaient été responsables du martyre
de Shaykh Salil porta ceux-ci à chercher d'autres moyens propres à servir leur
desseins. Haji Mirza Aqasi, que le SahibDivan avait réussi à convaincre de la
conduite perfide des héritiers de Mulla Taqi, refusa de donner suite à leur
appel. Nullement découragés par ce refus, ils soumirent leur cas au Sadr-i-Ardibili,
homme bien connu pour son orgueil et l'un des plus arrogants de tous les dirigeants
ecclésiastiques de la Perse. "Voyez", affirmèrent-ils, "l'outrage dont furent
l'objet ceux qui avaient pour fonction suprême la défense de l'intégrité de
la loi. Comment pouvez-vous, vous qui êtes le représentant principal et illustre
de celle-ci, laisser impuni un affront aussi grave à sa dignité? Êtes-vous réellement
incapable de venger le sang de ce ministre du Prophète de Dieu que l'on vient
de massacrer? Ne réalisez-vous pas que tolérer un crime aussi odieux laisserait
la porte ouverte à un flot de calomnies contre ceux qui sont les principaux
dépositaires des enseignements et des principes de notre foi? Votre silence
n'encouragera-t-il pas les ennemis de l'islam à briser la structure que vos
propres mains ont forgée? En conséquence, votre propre vie ne sera-t-elle pas
mise en péril ?"
Le Sadr-i-Ardibili eut très peur et, dans son impuissance, chercha à séduire
son souverain. Il adressa la requête suivante à Muhammad Shah: "J'implore humblement
Votre Majesté de permettre que les prisonniers accompagnent les héritiers de
ce chef martyr lors du retour de ceux-ci à Qazvin, afin que ces derniers puissent,
de leur propre gré, pardonner publiquement leur action et leur permettre de
recouvrer la liberté. Un tel geste de leur part renforcera considérablement
leur position et leur gagnera l'estime de leurs. concitoyens." Le shah, qui
ignorait totalement les vils desseins de cet habile comploteur, accéda aussitôt
à sa demande, sous la condition expresse qu'une déclaration écrite lui fût envoyée
de Qazvin, déclaration l'assurant de la condition satisfaisante des prisonniers
après leur libération et du fait qu'aucun mal n'était susceptible de les frapper
à l'avenir.
Dès que les prisonniers furent livrés aux mains des malfaiteurs, ceux-ci se
mirent à assouvir la haine implacable qu'ils leur portaient. La première nuit
après que les prisonniers fussent remis à leurs ennemis, Haji Asadu'llah, frère
de Haji Allah Vardi et oncle paternel de Muhammad-Hadi et de Muhammad-Javad-i-Farhadi,
marchand notoire à Qazvin, qui s'était fait un renom par sa piété et sa droiture,
égalant celui de son illustre frère, fut impitoyablement exécuté.
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Sachant parfaitement que, dans sa propre ville natale, ils seraient incapables
de lui infliger le châtiment désiré, ses ennemis décidèrent de lui ôter la vie
lors de son séjour à Tihran de manière telle qu'ils restassent à l'abri de toute
suspicion de meurtre. A minuit, ils perpétrèrent l'acte ignoble et, le matin
suivant, annoncèrent que la maladie l'avait emporté. Ses amis et connaissances,
pour la plupart natifs de Qazvin, et dont aucun n'avait pu découvrir le crime
qui avait mis fin à une si noble vie, lui firent des funérailles dignes de son
rang.
Le reste de ses compagnons, parmi lesquels se trouvaient Mulla Tahir-i-Shirazi
et Mulla Ibrahim-i-Mahallati, qui étaient tous deux tenus en grande estime pour
leur savoir et leur caractère, furent sauvagement assassinés aussitôt après
leur arrivée à Qazvin. La population tout entière, qu'on s'était empressé d'inciter
à commettre le crime, exigea leur exécution immédiate. Une bande de scélérats
sans scrupule, armée de couteaux, d'épées, de lances et de haches, les assaillirent
et les mirent en pièces. Ils mutilèrent leurs corps avec une sauvagerie gratuite,
si barbare, qu'on ne put trouver, pour les enterrer, aucune partie de leurs
membres éparpillés.
Bonté divine! Des actes d'une si incroyable cruauté furent perpétrés dans une
ville comme Qazvin, qui se glorifie de compter pas moins d'une centaine de chefs
ecclésiastiques musulmans parmi ses habitants et, malgré cela, on ne put trouver
personne parmi ceux-ci pour élever la voix et protester contre des meurtres
aussi révoltants! Personne ne sembla mettre en cause leur droit de perpétrer
des actes aussi iniques. Personne ne sembla réaliser la totale incompatibilité
entre de tels actes féroces, commis par ceux qui se prétendaient les uniques
dépositaires des mystères de l'islam, et la conduite exemplaire de ceux qui
furent les premiers à manifester sa lumière au monde. Personne ne fut porté
à s'exclamer avec indignation: "O génération mauvaise et perverse! Dans quels
abîmes d'infamie et de honte as-tu sombré! Les abominations que tu as commises
n'ont-elles pas surpassé, par leur caractère impitoyable, les actes des hommes
les plus abjects? N'admettras-tu pas que ni les bêtes des champs ni aucun être
vivant sur terre ne t'a jamais égalée dans la férocité de tes actes? Combien
de temps encore durera ta négligence? Ne crois-tu pas que l'efficacité de toute
prière en commun dépend de l'intégrité de celui qui la dirige? N'as-tu pas,
à maintes reprises, déclaré qu'une telle prière n'est acceptable aux yeux e
Dieu que si l'Imam qui la conduit a purifié son coeur de toute trace de malveillance?
Et, cependant, tu considères ceux qui sont les instigateurs et les complices
de telles atrocités comme les véritables chefs de ta foi, les incarnations mêmes
de la justice et de l'équité.
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Ne leur as-tu pas confié les rênes de ta cause et n'estimes-tu pas qu'ils sont
les maîtres de ta destinée?"
La nouvelle de ce carnage parvint à Tihran et se répandit avec une rapidité
déconcertante à travers la ville. Haji Mirza Aqasi protesta avec véhémence.
"Dans quel passage du Qur'an", se serait-il exclamé, "dans quelle tradition
de Muhammad, le massacre d'un groupe de personnes a-t-il été justifié pour venger
le meurtre d'un seul être?" Muhammad Shah exprima lui aussi sa désapprobation
catégorique du comportement perfide du Sadr-i-Ardibili et de ses complices.
Il dénonça sa couardise, le bannit de la capitale et le condamna à une vie obscure
à Qum. Sa dégradation plut immensément au Grand vazir qui s'était efforcé en
vain jusqu'alors de provoquer sa chute; son bannissement soudain de Tihran libérait
le Grand vazir des appréhensions qu'il avait eues quant à l'extension de l'autorité
du Sadr-i-Ardibili. Sa propre dénonciation du massacre de Qazvin était motivée
non pas tant par sa sympathie pour la cause et les victimes sans défense, que
par son espoir de mettre le Sadr-i-Ardibili dans une situation telle, qu'il
tomberait inévitablement en disgrâce aux yeux de son souverain.
Le fait que le shah et son gouvernement n'avaient pas infligé un châtiment immédiat
aux malfaiteurs incita ceux-ci à chercher d'autres moyens de satisfaire leur
haine inassouvie envers leurs adversaires. Ils dirigèrent alors leur attention
contre la personne même de Tahirih et se décidèrent à lui faire subir, de leurs
propres mains, le même sort que celui de ses compagnons. Alors qu'elle se trouvait
encore incarcérée, Tahirih, dès qu'elle fut informée des plans de ses ennemis,
adressa le message suivant à Mulla Muhammad qui était parvenu à occuper la position
de son père et qui était maintenant reconnu comme l'imam-jum'ih de Qazvin: "Ils
éteindraient volontiers la lumière de Dieu avec leurs bouches: mais Dieu ne
désire que perfectionner sa lumière, bien que les infidèles l'abhorrent." (15.18)
Si ma cause est celle de la Vérité, si le Seigneur que j'adore n'est autre que
le seul vrai Dieu, il me délivrera du joug de votre tyrannie avant que neuf
jours se soient écoulés. S'il ne réalise pas ma libération vous êtes libre d'agir
selon votre désir. Vous aurez irrévocablement prouvé la fausseté de ma croyance."
Mulla Muhammad, reconnaissant son impuissance à accepter un défi aussi hardi,
décida d'ignorer totalement le message de Tahirih et chercha, par tous les artifices,
à accomplir son dessein.
[ PAGE: 267 ]
En ces jours, avant que l'heure fixée par Tahirih pour sa libération ait sonné,
Baha'u'llah signifia son désir de la voir libérée de la prison et emmenée à
Tihran. Il décida d'établir, aux yeux de l'adversaire, la vérité de ses paroles,
et de déjouer les plans que ses ennemis avaient conçus en vue de sa mort. Il
convoqua donc Muhammad Hadiy-i-Farhadi et lui confia la tâche de réaliser le
transfert immédiat de Tahirih à son domicile à Tihran. Muhammad-Hadi fut chargé
de remettre une lettre cachetée à sa femme, Khatun-Jan, de lui dire de se rendre,
déguisée en mendiante, à la maison où Tahirih était incarcérée, de lui remettre
la lettre en mains propres, d'attendre quelque temps à l'entrée de sa maison
jusqu'à ce que Tahirih vînt la rejoindre, et de se hâter de venir ensemble auprès
de Muhammad-Hadi pour la confier à ses soins. "Dès que Tahirih vous aura rejoint",
dit Baha'u'llah à l'émissaire, "partez aussitôt pour Tihran. Cette nuit même,
je dépêcherai un domestique aux alentours de la porte de Qazvin avec trois chevaux
que vous prendrez et attacherez à un endroit désigné en dehors des murs de Qazvin.
Vous conduirez Tahirih à cet endroit-là; vous monterez les chevaux et vous vous
efforcerez de rejoindre à l'aube, par une route déserte, les faubourgs de la
capitale. Dès qu'on aura ouvert les portes, vous devrez entrer dans la ville
et vous rendre aussitôt chez moi. Vous devrez agir avec la plus extrême prudence,
de peur qu'on ne reconnaisse son identité. Le Tout-Puissant guidera assurément
vos pas et vous entourera de son infaillible protection.
Raffermi par l'assurance de Baha'u'llah, Muhammad-Hadi partit aussitôt exécuter
les instructions qu'il avait reçues. Ne se laissant point arrêter par les obstacles,
il s'acquitta de sa tâche magistralement avec fidélité, et put conduire Tahirih
saine et sauve, à l'heure fixée, chez son maître. Le départ de Tahirih de Qazvin,
départ à la fois soudain et mystérieux, mit ses amis comme ses ennemis dans
la consternation. Toute la nuit, ceux-ci fouillèrent les maisons, mais leurs
efforts pour la trouver demeurèrent vains. La réalisation de la prédiction qu'elle
avait faite étonna même les plus sceptiques de ses adversaires. Quelques-uns
en vinrent à percevoir le caractère surnaturel de la foi qu'elle avait embrassée,
et acceptèrent volontiers les revendications de celle-ci. Mirza 'Abdu'l Vahhab,
son propre frère, reconnut, ce jour-là, la vérité de la révélation mais prouva
ultérieurement, par ses actes, le manque de sincérité de sa foi. (15.19)
L'heure que Tahirih avait fixée pour sa mise en liberté la trouva déjà installée
en sécurité à l'ombre protectrice de Baha'u'llah.
[ PAGE: 268 ]
Elle savait fort bien auprès de qui elle avait été introduite; elle était parfaitement
consciente du caractère sacré de l'hospitalité qui lui avait été si gracieusement
offerte. (15.20) Comme pour son acceptation de la foi proclamée
par le Bab, lorsqu'elle avait, sans être avertie ni appelée, salué son message
et reconnu sa vérité, elle discerna, grâce à son savoir intuitif, la future
gloire de Baha'u'llah. Ce fut en l'an 60, alors qu'elle se trouvait à Karbila,
qu'elle fit allusion dans ses odes à son acceptation de la Vérité que celui-ci
devait révéler. J'ai moi-même vu à Tihran, chez Siyyid Muhammad, à qui Tahirih
avait donné le surnom de Fata'l-Malih, les versets qu'elle avait écrits de sa
propre main et dont chaque lettre porte un témoignage éloquent de sa foi dans
les missions exaltées du Bab et de Baha'u'llah. Dans cette ode, on trouve le
verset suivant: "L'éclat de la beauté d'Abha a percé le voile de la nuit; regarde
les âmes de ceux qui l'aiment, danser, semblables à des grains de poussière,
dans la lumière qui a jailli de sa face." Ce fut sa ferme conviction en la puissance
irrésistible de Baha'u'llah qui la poussa à faire sa prédiction avec autant
de confiance et à lancer son défi de façon si téméraire à la face de ses ennemis.
Seule une foi inébranlable en l'efficacité infaillible de cette puissance pouvait
l'avoir incitée, aux heures les plus sombres de sa captivité, à affirmer avec
un tel courage et une telle assurance l'imminence de sa victoire.
Quelques jours après l'arrivée de Tahirih à Tihran, Baha'u'llah décida de l'envoyer
au Khurasan en compagnie des croyants qui se préparaient à partir pour cette
province. Il avait, lui aussi, pris la décision de quitter la capitale et d'aller
dans la même direction quelques jours plus tard. Il appela donc Aqay-i-Kalim
auprès de lui et le chargea de prendre aussitôt les mesures nécessaires en vue
du départ de Tahirih, ainsi que de son assistante Qanitih, vers un lieu situé
en dehors des murs de la capitale, d'où elles devaient ensuite se rendre au
Khurasan. Aqay-i-Kalim devait faire preuve d'une attention et d'une vigilance
extrêmes, afin que les gardes qui se trouvaient à l'entrée de la ville, et qui
avaient reçu l'ordre de refuser le passage aux femmes n'ayant pas d'autorisation,
ne pussent découvrir l'identité de Tahirih et interdire son départ.
J'ai entendu Aqay-i-Kalim raconter ce qui suit: "Plaçant notre confiance en
Dieu, nous sortîmes à cheval, Tahirih, son assistante et moi, vers un lieu se
trouvant à proximité de la capitale. Aucun des gardes qui se trouvaient à la
porte de Shimiran ne fit la moindre objection et ne demanda de renseignement
quant à notre destination. A une distance de deux farsangs (15.21)
de la capitale, nous fîmes halte au milieu d'un verger abondamment irrigué et
situé au pied d'une montagne, au milieu duquel se trouvait une maison apparemment
déserte.
[ PAGE: 269 ]
En allant à la recherche du propriétaire, je rencontrai un vieillard qui arrosait
ses plantes. En réponse à ma question, il m'expliqua qu'un différend avait éclaté
entre le propriétaire et ses locataires à l'issue duquel ceux qui occupaient
la maison l'avaient désertée. "Le propriétaire m'a demandé, ajouta-t-il, de
surveiller son domaine jusqu'au moment où une solution au différend serait trouvée."
Je me réjouis fort de cette information et demandai au vieil homme de venir
partager notre déjeuner. Lorsque, plus tard dans la journée, je voulus partir
pour Tihran, je vis qu'il était disposé à surveiller Tahirih et son assistante
et à prendre soin d'elles. En confiant celles-ci à ses soins, je lui assurai
que je reviendrais le soir même ou enverrais un domestique et que, dans ce dernier
cas, je serais là le lendemain matin avec tout ce qui était nécessaire à notre
voyage au Khurasan.
A mon arrivée à Tihran j'envoyai Mulla Baqir, l'une des Lettres du Vivant, accompagné
d'un assistant, rejoindre Tahirih. Je mis Baha'u'llah au courant de notre départ
sans encombres de la capitale. Il fut très heureux de cette nouvelle et donna
à ce verger le nom de "Bagh-i-Jannat". (15.22) "Cette maison,
observa-t-il, a été aménagée par la Providence pour vous accueillir et pour
que vous puissiez y recevoir les bien-aimés de Dieu."
Tahirih demeura sept jours en ce lieu, après quoi elle partit, accompagnée de
Muhammad-Hasan-i-Qazvini, surnommée Fata, et de quelques autres amis, en direction
du Khurasan. Baha'u'llah me donna l'ordre de préparer son départ et de pourvoir
à tout ce dont elle aurait besoin au cours de son voyage.
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NOTE DU CHAPITRE 15:
(15.1) "On n'étonnera personne", écrit Clément Huart,
"en faisant remarquer que la nouvelle secte se répandit dans le Khurasan plus
rapidement que partout ailleurs. Le Khurasan a eu cette fortune singulière que
les idées nouvelles y ont toujours trouvé le champ le plus approprié; c'est
de cette province que sont parties bien des révolutions qui ont changé la face
des choses dans l'Orient musulman; il suffit de rappeler que c'est dans le Khurasan
que débuta l'idée de la rénovation persane après la conquête arabe, et, que
c'est là que se forma l'armée qui, sous les ordres d' 'Abu-Muslim, alla porter
les Abbassides sur le trône des Khalifes en renversant l'aristocratie mecquoise
qui l'occupait depuis l'avènement des Umayyads". ("La Religion de Bab," pp.
18-19.)
(15.2) Tihran.
(15.3) "On croit", écrit le lieut-col. P.M. Sykes,
"que le douzième Imam ne mourut jamais, mais qu'il disparût en l'an 260 après
l'hégire (873 ap. 1.-C.) dans une retraite miraculeuse, de laquelle il réapparaîtra
au Jour du Jugement dans la mosquée de Gawhar-Shad à Mashhad, pour être salué
en tant que Mihdi ou "Guide" et pour emplir la terre de justice." ("A History
of Persia", vol Il, p. 45.)
(15.4) D'après Muhammad Mustafa (p. 108), Tahirih
arriva à Karbila en l'an 1263 après l'hégire. Elle visita Kufih et le district
avoisinant, et s'occupa à répandre les enseignements du Bab. Elle communiqua
aux gens qu'elle rencontra les Ecrits de son Maître, parmi lesquels se trouvait
son commentaire sur la surih de Kawthar.
(15.5) "Ce fut dans sa famille qu'elle entendit parler
pour la première fois des prédications du Bab à Shiraz et de la nature des doctrines
qu'il prêchait. Ce qu'elle en apprit, tout incomplet et imparfait que ce fût,
lui plut extrêmement. Elle se mit en correspondance avec le Bab, et bientôt
embrassa toutes ses idées. Elle ne se contenta pas d'une sympathie passive;
elle confessa en public la foi de son maître; elle s'éleva non seulement contre
la polygamie, mais contre l'usage du voile, et se montra à visage découvert
sur les places publiques, au grand effroi et au grand scandale des siens et
de tous les musulmans sincères, mais aux applaudissements des personnes déjà
nombreuses qu partageaient son enthousiasme et dont ses prédications publiques
augmentèrent de beaucoup le cercle. Son oncle, le docteur, son père, le juriste,
son mari, épuisèrent tout pour la ramener au m ms à une conduite plus placide
et plus réservée. Elle les repoussa par ces arguments sans réplique d la foi
impatiente du repos." (Comte de Gobineau, "Les Religions et les Philosophies
dans l'Asie centrale", pp. 137-8.)
(15.6) D'après Samandar (manuscrit, p. 9), le principal
motif de l'agitation des habitants de Karbila, motif qui les décida à accuser
Tahirih devant le gouverneur de Baghdad, fut son acte hardi de négliger l'anniversaire
du martyre de Husayn que l'on commémorait aux premiers jours du mois de muharram
chez feu Siyyid Kazim à Karbila, et de célébrer à la place l'anniversaire de
la naissance du Bab qui tombait le premier de ce même mois. On dit même qu'elle
aurait prié ses soeurs et ses parents de quitter leurs habits de deuil et de
porter à leur place un vêtement de couleur gaie, défiant ainsi ouvertement les
coutumes et les traditions des gens à cette occasion.
(15.7) D'après Muhammad Mustafa (pp. 108-9), les disciples
et les compagnons suivants accompagnaient Tahirih lorsque celle-ci arriva à
Baghdad: Mulla Ibrahim-i-Mahallati, Shaykh Salih-iKarimi, Siyyid Ahmad-i-Yazdi
(père de Siyyid Husayn, le secrétaire du Bab), Siyyid Muhammad-iBayigani, Shaykh
Sultan-i-Karbila'i, la mère de Mulla Husayn et sa fille, l'épouse de Mirza Hadiy-i-Nahri
et sa mère. D'après le "Kashfu'l-Ghita" (p. 94), la mère et la soeur de Mulla
Husayn se trouvaient parmi les femmes et les disciples qui accompagnèrent Tahirih
dans son voyage de Karbila à Baghdad. À leur arrivée, ils s'installèrent tous
chez Shaykh Muhammad-Ibn-i-Shiblu'l-'Araqi, après quoi ils furent, par ordre
du gouverneur de Baghdad, transférés à la maison du mufti, Siyyid Mahmud-i-Alusi,
le célèbre auteur du non moins fameux commentaire qui a pour titre "Ruhu'l-Ma'ani",
en attendant la réception de nouvelles instructions du sultan à Constantinople.
Le "Kashfu'l-Ghita" ajoute plus loin (p. 96) qu'on aurait trouvé dans le "Ruhu'l-Ma'ani"
des références aux conversations que le mufti avait eues avec Tahirih, à qui
il aurait adressé ces paroles: Ô Qurratu'l-'Ayn! Je jure par Dieu que je partage
ta croyance. Je crains cependant les épées de la famille d' Uthman." "Elle se
rendit directement chez le mufti en chef, devant qui elle défendit sa croyance
et sa conduite avec un grand talent. La question de savoir si on devait lui
permettre de continuer son enseignement fut d'abord soumise au Pasha de Baghdad,
puis au gouvernement central; en conséquence, elle reçut l'ordre de quitter
le territoire turc." Ç 'A Traveller's Narrative", note Q, p. 310.)
(15.8) D'après Muhammad Mustafa (p. 111), les personnes
suivantes accompagnèrent Tahirih de Khaniqin (sur la frontière persane) à Kirmanshah:
Shaykh Salih-i-Karimi, Shaykh Muhammad-i-Shibl, Shaykh Sultan-i-Karbila'i, Siyyid
Ahmad-i-Yazdi, Siyyid Muhammad-i-Bayigani, Siyyid Muhsin-i-Kazimi, Mulla Ibrahim-i-Mahallati,
et environ trente croyants arabes. Ils passèrent trois jours dans le village
de Karand, où Tahirih proclama avec hardiesse les enseignements du Bab et réussit
largement à susciter l'intérêt pour la nouvelle révélation parmi toutes les
classes de la population. Douze cents personnes se seraient, dit-on, déclarées
prêtes à la suivre et a obéir à ses ordres.
(15.9) D'après Muhammad Mustafa (p. 112), on réserva
à Tahirih un accueil enthousiaste à son arrivée à Kirmanshah. Princes, 'Ulamas
et officiels du gouvernement se hâtèrent d'aller lui rendre visite et furent
fort impressionnés par son éloquence, sa hardiesse, son vaste savoir et la force
de son caractère. Le commentaire sur la surih de Kawthar, révélé par le Bab,
fut lu en public et traduit. La femme de l'amir, le gouverneur de Kirmanshah,
fut de celles qui rencontrèrent Tahirih et l'entendirent exposer les enseignements
sacrés. L'amir lui-même, ainsi que sa famille, reconnurent la vérité de la cause
et témoignèrent de leur admiration et de leur amour pour Tahirih. D'après Muhammad
Mustafa (p. 116), Tahirih passa deux jours dans le village de Sahnih, sur le
chemin de Hamadan, où elle reçut un accueil non moins enthousiaste que celui
qu'on lui avait réservé au village de Karand. Les habitants du village la prièrent
de leur permettre de réunir les membres de leur communauté et de prêter main
forte au corps de ses disciples dans la propagation et la promotion de la cause.
Elle leur conseilla cependant de rester sur place, loua et bénit leurs efforts
et partit pour Hamadan.
(15.10) D'après "Memorials of the Faithful" (p. 275),
Tahirih passa deux mois à Hamadan.
(15.11) " D'après Muhammad Mustafa (p. 117), parmi
ceux qui avaient été envoyés de Qazvin se trouvaient les frères de Tahirih.
(15.12) Voir glossaire.
(15.13) "Comme une femme, créature si faible en Perse,
et surtout dans une ville comme Qazvin, où le clergé possède une si grande influence,
où les 'Ulamas, par leur nombre et leur importance, attirent l'attention du
gouvernement et du peuple, comment se peut-il que là, justement, dans des conditions
si peu favorables, une femme ait pu organiser un parti si puissant d'hérétiques?
C'est là une question qui déconcerte quelque peu même l'historien de la Perse,
Sipihr; c'était en effet sans exemple dans le passé." (Journal Asiatique, 1866,
tome VII, p. 474)
(15.14) 13 août - 12 septembre 1847 ap. J-C.
(15.15) Voir glossaire.
(15.16) Voir glossaire.
(15.17) Voir glossaire.
(15.18) Qur'an, 9: 33.
(15.19) D'après le "Kashfu'l Ghita" (p. 110), Mulla
Husayn aurait, selon les dires de Mulla Ja'far-i-Va'iz-i-Qazvini, rencontré
Tahirih à Qazvin, chez Aqa Hadi, qui n'est probablement autre que Muhammad Hadiy-i-Farhadi,
qui fut chargé par Baha'u'llah d'amener Tahirih à Tihran. La rencontre, y déclare-t-on,
aurait eu lieu avant le meurtre de Mulla Taqi.
(15.20) 'Abdu'l-Baha raconte, dans "Memorials of
the Faithful" (p. 306), les circonstances relatives à une visite rendue par
Vahid à Tahirih au moment où celle-ci résidait chez Baha'u'llah à Tihran. "Tahirih,
écrit-il, écoutait, voilée, les paroles de Vahid, qui discourait avec ferveur
et éloquence sur les signes et les versets qui témoignaient de l'avènement de
la nouvelle Manifestation. J'étais alors un enfant, et j'étais assis sur ses
genoux tandis qu'elle suivait le récit des remarquables témoignages qui jaillissaient
sans cesse de la bouche de cet homme érudit. Je me rappelle très bien comment
elle l'interrompit soudain et, élevant la voix, déclara avec véhémence: Ô Yahya!
Que les actes, et non les paroles, témoignent de ta foi, si tu es on homme de
savoir authentique. Cesse de répéter vainement les traditions du passé, car
le jour du service, de l'action soutenue, est venu. Il est temps, à présent,
de manifester les véritables signes de Dieu, de déchirer les voiles des vaines
imaginations, de promouvoir le Verbe de Dieu, et de nous sacrifier dans son
sentier. Ornons-nous d'actes, et non de paroles."
(15.21) Voir glossaire.
(15.22) "Jardin du paradis".