La chronique de Nabil
Nabil-i-A'zam


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CHAPITRE XVII : l'incarcération du Bab dans la forteresse de Chihriq

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L'incident de Niyala eut lieu au milieu du mois de sha'bàn de l'an 1264 après l'hégire. (17.1) Vers la fin de ce même mois, le Bab fut emmené à Tabriz où il devait subir des mains de ses oppresseurs un affront sévère et humiliant. Cet affront délibéré porté à sa dignité coïncida à peu près avec l'attaque des habitants de Niyala dirigée contre Baha'u'llah et ses compagnons. L'un reçut une volée de pierres lancées par des gens ignorants et batailleurs, tandis que l'autre essuyait des coups de fouet donnés par un ennemi cruel et perfide.

Je raconterai à présent les circonstances qui conduisirent à cette odieuse insulte que les persécuteurs du Bab avaient décidé de lui infliger. Celui-ci avait été, conformément aux ordres de Haji Mirza Aqasi, transféré à la forteresse de Chihriq (17.2) et placé sous la surveillance de Yahya Khan-i-Kurd, dont la soeur était l'épouse de Muhammad Shah et la mère du Nayibu's-Saltanih. Des instructions explicites et strictes avaient été données par le Grand vazir à Yahya Khan, instructions l'enjoignant de ne laisser entrer personne auprès de son prisonnier. On l'avait surtout averti de ne pas suivre l'exemple d' 'Ali Khan-i-Mah-Ku'i, qui avait été amené peu à peu à passer outre aux ordres qu'il avait reçus. (17.3)

PHOTO: forteresse de Chihriq

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En dépit du ton emphatique de cet ordre et malgré l'opposition inflexible du tout-puissant Haji Mirza Aqasi, Yahya Khan se trouva dans l'impossibilité de respecter ces instructions. Lui aussi en vint bientôt à ressentir la fascination qu'exerce son prisonnier; lui aussi oublia, dès qu'il entra en contact avec l'esprit du Bab, le devoir qu'il avait à remplir. Dès le début même, l'amour du Bab pénétra son coeur et revendiqua tout son être. Les Kurdes qui vivaient à Chihriq, et dont la haine et le fanatisme contre les shi`ahs dépassaient l'aversion que les habitants de Mah-Ku nourrissaient à l'égard de ce peuple, subirent aussi l'influence transformatrice du Bab. L'amour que celui-ci avait allumé en leurs coeurs fut tel que chaque matin, avant de commencer leur travail quotidien, ils se dirigeaient vers sa prison et, regardant de loin la forteresse qui gardait enfermé leur Bien-Aimé, invoquaient son nom et réclamaient ses bénédictions. Ils se jetaient à terre et cherchaient à raviver leurs âmes par son souvenir. Ils se racontaient volontiers les merveilles de son pouvoir et de sa gloire et se disaient les rêves qui portaient témoignage de la puissance créatrice de son influence. Yahya Khan ne refusait à personne l'entrée de la forteresse. (17.4) Comme Chihriq ne pouvait en soi héberger le nombre croissant de visiteurs qui affluaient à ses portes, on permit à ceux-ci d'obtenir les logements indispensables à Iski-Shahr le vieux Chihriq, qui se trouvait à une heure de marche de la forteresse. Tous les approvisionnements nécessaires au Bab étaient effectués dans la vieille ville et transportés vers sa prison.

Un jour, le Bab demanda qu'on lui achetât du miel. Le prix auquel celui-ci avait été acheté lui sembla exorbitant. Il le refusa et dit: "On aurait certes pu acheter du miel de meilleure qualité à un prix inférieur. Moi qui suis votre exemple, j'ai été marchand de profession. Il vous incombe, dans toutes vos transactions, de suivre ma voie. Vous ne devez ni escroquer votre prochain, ni lui permettre de vous escroquer. Telle était la voie que suivait votre maître. L'homme le plus rusé et le plus capable ne pouvait le tromper; quant à lui, il n'agissait pas mesquinement à l'égard de la créature la plus nécessiteuse et la plus impuissante." Il insista pour que l'assistant qui avait fait cet achat retournât le miel et revînt avec du miel de meilleure qualité acheté à un prix inférieur.

Durant la captivité du Bab dans la forteresse de Chihriq, des événements d'un caractère saisissant causèrent de graves perturbations dans le gouvernement.

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Il devint bientôt évident que quelques-uns des siyyids les plus éminents, les 'ulamas et les officiels du gouvernement de Khuy, avaient épousé la cause du prisonnier et s'étaient totalement identifiés à sa foi. Parmi eux figuraient Mirza Muhammad-'Ali et son frère Buyuk-Aqa, tous deux siyyids de grand mérite qui s'étaient levés fiévreusement pour proclamer leur foi aux gens de toutes classes et de toutes conditions parmi leurs compatriotes. Ainsi, un flot continuel de chercheurs et de croyants confirmés allaient et venaient entre Khuy et Chihriq.

Il arriva qu'en ce temps-là, un éminent fonctionnaire possédant un grand talent littéraire, Mirza Asadu'llah, que le Bab surnomma par la suite Dayyan, et dont les dénonciations véhémentes relatives à son message avaient déçu les espoirs de ceux qui s'étaient efforcés de le convertir, fit un rêve. Lorsqu'il se réveilla, il décida de ne le raconter à personne et, fixant son choix sur deux versets du Qur'an, il adressa au Bab la requête suivante: "J'ai conçu trois choses bien définies dans mon esprit. Je vous demande de m'en révéler la nature." Mirza Muhammad-'Ali fut chargé de soumettre cette requête écrite au Bab. Quelques jours plus tard, Mirza Asadu'llah recevait une réponse écrite de la main du Bab, dans laquelle celui-ci développait dans leur intégralité les circonstances relatives à ce rêve et révélait le texte exact des deux versets du Qur'an. L'authenticité de la réponse provoqua la conversion soudaine de Dayyan. Bien que peu habitué à la marche à pied, il se hâta par le chemin pierreux et escarpé qui menait de Khuy à la forteresse. Ses amis essayèrent de le persuader de se rendre à cheval à Chihriq, mais il refusa leur proposition. Sa rencontre avec le Bab le confirma dans sa croyance et attisa cette ardeur bouillante dont il continua à faire preuve jusqu'à la fin de sa vie.

Cette même année, le Bab avait exprimé son désir de voir quarante de ses compagnons entreprendre chacun la rédaction d'un traité et chercher, à l'aide de versets et de traditions, à établir la validité de sa mission. Ses voeux furent aussitôt exaucés et le résultat des travaux fut soumis à son attention. Le traité de Mirza Asadu'llah gagna l'admiration sans réserve du Bab et fut jugé le meilleur à ses yeux. Il lui conféra le nom de Dayyan et révéla en son honneur le Lawh-i-Hurufat, (17.5) dans lequel il fit la déclaration suivante: "Si le Point du Bayan (17.6) n'avait d'autre témoignage pour établir sa vérité que le fait d'avoir révélé une Tablette semblable à celle-ci, une Tablette telle qu'aucune sommité de savoir ne pourrait produire, cela suffirait."

Le peuple du Bayan, qui ne put concevoir le but fondamental de cette Tablette, pensa qu'elle n'était qu'une simple exposition de la science de Jafr. (17.7)

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Lorsque plus tard, au cours des premières années de l'incarcération de Baha'u'llah dans la prison d'Akkà, Jinab-iMuballigh lui fit, de Shiraz, une requête lui demandant d'éclaircir les mystères de cette Tablette, il révéla, par sa plume, une explication, que ceux qui avaient mal interprété les paroles du Bab feraient bien d'examiner. Baha'u'llah tirait des déclarations du Bab la preuve irréfutable que l'apparition du Man-Yuzhiruhu'llah (17.8) devait avoir lieu au moins dix-neuf années après la déclaration du Bab. Le mystère du Mustaghath (17.9) avait pendant longtemps tenu en échec les esprits les plus chercheurs parmi le peuple du Bayan et s'était avéré un obstacle insurmontable sur le chemin de la reconnaissance du Promis. Le Bab avait lui-même, dans cette Tablette, dévoilé ce mystère; personne, cependant, ne fut capable de comprendre l'explication qu'il avait donnée. C'était Baha'u'llah qui devait la dévoiler aux yeux de tous les hommes.

Le zèle infatigable dont fit preuve Mirza Asadu'llah incita son père, qui était un ami intime de Haji Mirza Aqasi, à raconter à ce dernier les circonstances qui menèrent à la conversion de son fils, et à l'informer de sa négligence dans l'exécution des devoirs que l'Etat lui avait imposés. Il insista longuement sur l'empressement avec lequel un serviteur du gouvernement aussi capable s'était levé pour servir son nouveau maître, et sur le succès qui avait couronné ses efforts.

Une autre cause d'appréhension pour les autorités gouvernementales résidait dans l'arrivée à Chihriq d'un dervish qui était venu de l'Inde et qui, dès sa première rencontre avec le Bab, reconnut la vérité de sa mission. Tous ceux qui rencontrèrent ce dervish, que le Bab avait surnommé Qahru'llah, durant son séjour à Iski-Shahr, ressentirent la chaleur de son enthousiasme et furent profondément impressionnés par la fermeté de sa conviction. Un nombre croissant de personnes s'étaient éprises du charme de sa personnalité et avaient reconnu spontanément la puissance de sa foi. L'influence qu'il exerçait sur elles était telle que certains croyants furent portés à le considérer comme un interprète de la révélation divine, bien que lui-même désavouât totalement de telles prétentions. On l'entendait souvent raconter ce qui suit: "Au temps où j'occupais la sublime position d'un navvab en Inde, le Bab m'apparut en rêve. Il me regarda et gagna totalement mon coeur. Je me levai et avais commencé à le suivre lorsqu'il me fixa et dit: "Débarrassez-vous de vos habits somptueux, quittez votre pays natal et hâtez-vous de venir à pied me rencontrer en Adhirbayjan.

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À Chihriq, vous atteindrez le désir de votre coeur." Je suivis ses directives et suis à présent parvenu à mon but."

La nouvelle du tumulte que cet humble dervish avait pu soulever parmi les chefs kurdes de Chihriq arriva bientôt à Tabriz et, de là, fut communiquée à Tihran. Dès que l'information parvint à la capitale, ordre fut donné de transférer aussitôt le Bab à Tabriz dans l'espoir de calmer l'excitation que son séjour prolongé avait provoquée dans cette localité. Avant que la nouvelle du nouvel ordre soit parvenue à Chihriq, le Bab chargea 'Azim d'informer Qahru'llah de son désir de le voir retourner en Inde et de consacrer sa vie au service de sa cause. "Seul et à pied, ordonna le Bab, il doit retourner d'où il est venu. Avec la même ardeur et le même détachement qui ont caractérisé son pèlerinage, il doit à présent regagner son pays natal et oeuvrer sans cesse au progrès des intérêts de la cause." Il le pria aussi de charger Mirza 'Abdu'l Vahhab-i-Turshizi, qui habitait Khuy, de se rendre aussitôt à Urumiyyih, où il promit de le rejoindre. 'Azim lui-même reçut l'ordre de partir pour Tabriz pour informer Siyyid Ibrahim-i-Khalil de l'arrivée imminente du Bab dans cette ville. "Dites-lui, ajouta le Bab, que le feu de Nimrod va sous peu être allumé à Tabriz, mais, malgré l'intensité de sa flamme, aucun mal n'accablera nos amis."

Dès que Qahru'llah reçut le message de son maître, il se leva pour réaliser ses voeux. A tous ceux qui désiraient l'accompagner, il disait: "Vous ne pourrez jamais supporter les épreuves de ce voyage. Renoncez à l'idée de m'accompagner. Vous succomberiez certainement en cours de route et, de plus, le Bab m'a donné l'ordre de retourner seul dans mon pays." La force irrésistible de sa réponse réduisait au silence ceux qui le priaient de leur permettre de l'accompagner dans son voyage. Il refusa d'accepter de l'argent ou des vêtements de qui que ce fût. Seul, vêtu d'habits très simples, le bâton de pèlerin à la main, il retourna à pied dans son pays. Personne ne sait ce qu'il advint finalement de lui. Muhammad 'Aliy-i-Zunuzi, surnommé Anis, fut de ceux qui entendirent le message du Bab à Tabriz, et fut embrasé par l'ardent désir de se rendre à Chihriq auprès de lui. Les paroles contenues dans ce message avaient suscité chez cet homme une irrépressible aspiration au sacrifice dans son sentier. Siyyid 'Aliy-i-Zunuzi, son beau-père, un notable de Tabriz, s'opposa fermement à son départ de la ville et fut finalement incité à l'emprisonner dans sa propre maison et à le garder sous une stricte surveillance.

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Son fils languit dans prison jusqu'au moment où son Bien-Aimé vint à Tabriz pour être ramené à sa prison à Chihriq.

J'ai entendu Shaykh Hasan-i-Zunuzi raconter ce qui suit: "'A peu près au même moment où le Bab congédia 'Azim, je fus chargé par lui de réunir toutes les Tablettes disponibles qu'il avait révélées durant son incarcération dans les forteresses de Mah-Ku et de Chihriq, de les remettre à Siyyid Ibrahim-i-Khalil, qui vivait alors à Tabriz, de le prier de les cacher et de les conserver avec le plus grand soin.

"Durant mon séjour dans cette ville, je rendais fréquemment visite à Siyyid 'Aliy-i-Zunuzi, qui était un de mes parents et je l'entendis souvent déplorer le triste sort de son fils. "Il semble avoir perdu la raison", se plaignait-il avec amertume. "Il a, par son comportement, attiré sur moi le reproche et la honte. Essayez de calmer l'agitation de son coeur et incitez-le à cacher ses convictions." Chaque fois que j'allai lui rendre visite, je vis des larmes couler continuellement de ses yeux. Après le départ du Bab de Tabriz, un jour où j'allais le voir, je fus surpris de noter que son visage rayonnait de joie et de bonheur. Sa belle figure était souriante quand il s'avança pour me recevoir. "Les yeux de mon Bien-Aimé", dit-il en m'embrassant, "ont vu ce visage, et ces yeux ont regardé ses traits." "Laissez-moi, ajouta-t-il, vous dire le secret de mon bonheur. Après le retour du Bab à Chihriq, un jour alors que je restais confiné dans ma cellule, je tournai mon coeur vers lui et le suppliai en ces termes: 'Tu vois, ô mon Bien-Aimé, ma captivité et mon impuissance, et tu sais avec quelle ardeur je languis de jeter un regard sur ton visage. Dissipe les ténèbres qui oppressent mon coeur par la lumière de ta face." Quelles larmes d'atroce douleur n'ai-je versées en cette heure-là! J'étais si écrasé par l'émotion que je semblais avoir perdu conscience. Soudain, j'entendis la voix du Bab, et voilà qu'il m'appelait. Il me pria de me lever. Je contemplais la majesté de ses traits lorsqu'il apparut devant moi. Il souriait en me regardant dans les yeux. Je me précipitai vers lui et me jetai à ses pieds. "Réjouissez-vous, dit-il; l'heure approche où, dans cette même ville, je serai pendu sous le regard de la foule et tomberai victime du feu de l'ennemi. Je ne choisirai personne d'autre que vous pour partager avec moi la coupe du martyre. Soyez assuré que cette promesse que je vous fais se Réalisera." J'étais en extase devant la beauté de cette vision. Lorsque je revins à moi, je me sentis plongé dans un océan de joie, une joie dont l'éclat ne pouvait être terni par tous les soucis du monde.

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Cette voix résonne encore à mes oreilles. Cette vision me hante le jour et la nuit. Le souvenir de ce sourire ineffable a dissipé la solitude de mon emprisonnement. Je suis fermement convaincu que l'heure à laquelle sa promesse doit se réaliser ne peut être différée plus longtemps." Je l'exhortai à être patient et à dissimuler ses émotions. Il me promit de ne pas divulguer ce secret et s'engagea à faire preuve de la plus extrême réserve envers Siyyid 'Ali. Je me hâtai d'assurer le père de la détermination de son fils et parvins à obtenir sa libération. Ce jeune homme continua, jusqu'au jour de son martyre, de fréquenter, dans un état de sérénité et de joie parfaites, ses parents et ses proches. Son comportement envers ses amis et ses relations fut tel qu'au jour où il sacrifia sa vie pour son Bien-Aimé, tous les habitants de Tabriz le pleurèrent et se lamentèrent sur son sort."

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NOTE DU CHAPITRE 17:

(17.1) 3 juillet - 1er août 1848 ap. J-C.

(17.2) D'après "A Traveller's Narrative" (p. 18), le Bab resta trois mois à la forteresse de Chihriq avant d'être emmené à Tabriz pour y être interrogé.

(17.3) "Le Bab, à Chihriq fut soumis, à un emprisonnement plus strict et plus rigoureux que celui dont Il avait été l'objet à Mah-Ku. Pour cette raison il avait l'habitude d'appeler Chihriq "La Montagne terrible" (Jabal-i-Shadid, la valeur numérique du mot 'Shadid - 318 - étant la même que celle du nom Chihriq), et celui-ci la "Montagne ouverte" (Jabal-i-Basit. (A Traveller's Narrative, note L, p. 276).

(17.4) Là, comme partout, le peuple s'empressa auprès de lui. M. Mochenin dit dans ses mémoires sur le Bab: "Au mois de juin 1850 (ne serait-ce pas plutôt en 1849), m'étant rendu à Chihriq pour les affaires de mon service, je vis le Bala-Khanih du haut duquel Bab enseignait sa doctrine. L'affluence du peuple était si grande que la cour n'étant pas assez vaste pour contenir tous les auditeurs, la plupart restaient dans la rue, et écoutaient avec recueillement les vers du nouveau Qur'an. Peu de temps après, Bab fut transféré à Tabriz pour y être condamné à mort." (Journal Asiatique, 1866, tome 7, p. 371).

(17.5) Littéralement: "Tablette des Lettres".

(17.6) L'un des titres du Bab.

(17.7) Science de la divination.

(17.8) Référence à Baha'u'llah. Voir glossaire.

(17.9) Voir glossaire.

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