La chronique de Nabil
Nabil-i-A'zam


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CHAPITRE XVIII : interrogatoire du Bab à Tabriz

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Le Bab, en prévision de l'heure imminente de son martyre, avait dispersé ses disciples qui s'étaient réunis à Chihriq, et attendait dans le calme et la résignation l'ordre qui devait le convoquer à Tabriz. Ceux à la garde desquels il fut confié estimèrent plus sage de ne pas passer par la ville de Khuy qui se trouvait sur leur itinéraire menant à la capitale d'Adhirbayjan. Ils décidèrent d'aller par Urumiyyih et d'éviter ainsi les démonstrations que la populace excitée de Khuy était susceptible d'organiser en signe de protestation contre la tyrannie du gouvernement. Lorsque le Bab arriva à Urumiyyih, Malik Qasim Mirza l'accueillit avec faste et lui accorda l'hospitalité la plus chaleureuse. Auprès de lui, le prince fit preuve de déférence et refusa d'admettre le moindre manque de respect de la part de ceux qui étaient autorisés à le rencontrer.

Un certain vendredi où le Bab se rendait au bain public, le prince, qui était curieux de connaître le degré de courage et de pouvoir de son hôte, donna l'ordre à son garçon d'écurie de lui offrir de monter un de ses chevaux les plus sauvages. Craignant que le Bab ne subît quelque mal, le domestique s'approcha en secret de lui et essaya de le persuader de refuser une monture qui avait déjà renversé les cavaliers les plus braves et les plus habiles. "Ne crains rien, répondit le Bab. Agis conformément aux ordres qu'on t'a donnés et confie-nous aux soins du Tout-Puissant." Les habitants d'Urumiyyih, qui avaient été informés de l'intention du prince, avaient envahi la place publique, impatients qu'ils étaient de témoigner de ce qui pouvait advenir au Bab. Dès que le cheval lui fut amené, il s'en approcha tranquillement et, prenant la bride que lui tendait le groom, caressa doucement l'animal et mit le pied à l'étrier. Le cheval resta tranquille et immobile comme s'il était conscient de la force qui le dominait. La foule qui regardait ce spectacle inhabituel fut émerveillée par le comportement de l'animal. A leur esprit simpliste, cet incident extraordinaire semblait presque un miracle. Ils se hâtèrent, dans leur enthousiasme, d'aller baiser les étriers du Bab, mais en furent empêchés par les domestiques du prince, qui craignaient qu'une telle ruée de personnes ne lui causât quelque mal.

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PHOTO: la maison occupée par le Bab à Urumiyyih, le Bala-khanih (x) montre la chambre dans laquelle le Bab résida

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Le prince lui-même, qui avait accompagné son hôte à pied jusqu'à proximité du bain, fut prié par le Bab de retourner à sa résidence avant que la foule n'atteignît l'entrée de l'établissement public. Sur tout le parcours, les valets du prince s'efforcèrent de retenir les gens qui, de tous côtés, affluaient pour entrevoir le Bab. A son arrivée, celui-ci renvoya tous ceux qui l'avaient accompagné et ne garda avec lui que le domestique privé du prince et Siyyid Hasan, qui l'attendirent dans l'anti-chambre et l'aidèrent à se déshabiller. A son retour du bain, le Bab monta à nouveau le même cheval et fut acclamé par la même foule. Le prince vint à pied à sa rencontre et l'escorta sur le trajet de retour jusqu'à sa résidence.

A peine le Bab eut-il quitté le bain public que les habitants d'Urumiyyih se ruèrent vers l'établissement pour emporter, jusqu'à la dernière goutte, l'eau qui avait servi à ses ablutions. Une grande agitation régna ce jour-là dans la ville. Le Bab, en observant les signes

d'un enthousiasme délirant, se rappela la tradition bien connue, généralement attribuée à l'Imam 'Ali, le Commandeur des croyants, et qui se réfère spécifiquement à l'Adhirbayjan. Le lac d'Urumiyyih, affirme cette même tradition dans ses passages finaux, bouillonnera, débordera, et inondera la ville. Lorsqu'il fut informé, par la suite, de la manière dont l'écrasante majorité des habitants s'était spontanément levée pour proclamer son allégeance inconditionnelle à sa cause, il observa calmement: "Les gens croient-ils qu'en disant "Nous croyons"ils seront laissés à eux-mêmes et ne seront pas mis à l'épreuve?" (18.1) Ce commentaire devait pleinement se justifier par l'attitude dont ce même peuple fit preuve lorsque lui parvint la nouvelle du traitement terrible que le Bab avait subi à Tabriz. A peine une poignée d'entre ceux qui avaient, avec tant d'ostentation, proclamé leur foi en lui persévéra, au moment de l'épreuve, dans son serment d'allégeance à sa cause. Au premier rang se trouvait Mulla Imam-Vardi qui fut si ferme dans sa foi que seul Mulla Jalil-i-Urumi, natif d'Urumiyyih et l'une des Lettres du Vivant, put le surpasser. L'adversité ne servit qu'à intensifier l'ardeur de sa dévotion et à renforcer sa croyance en la rectitude de la cause qu'il avait embrassée. Il parvint par la suite auprès de Baha'u'llah, dont il reconnut aussitôt l'authenticité de la mission, mission pour l'avancement de laquelle il lutta avec le même sérieux et la même fièvre qui avaient caractérisé ses efforts antérieurs déployés pour la promotion de la cause du Bab.

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En signe de reconnaissance pour les services rendus de longue date, ils eurent, lui et sa famille, l'honneur de recevoir de nombreuses tablettes écrites de la plume de Baha'u'llah et dans lesquelles ce dernier louait ses réalisations et invoquait les bénédictions du Tout-Puissant sur ses efforts. Il continua, avec une détermination inébranlable, à oeuvrer pour le progrès de la foi jusqu'au-delà de ses quatre-vingts ans, âge auquel il quitta ce monde.

Les récits des signes et des prodiges dont les admirateurs innombrables du Bab avaient été les témoins furent bientôt transmis de bouche à oreilles et soulevèrent une vague d'enthousiasme sans précédent qui se propagea avec une rapidité déconcertante à travers tout le pays. Elle déferla sur Tihran et poussa les dignitaires ecclésiastiques du royaume à fournir de nouveaux efforts contre le Bab. Ils tremblaient en effet devant les progrès d'un mouvement qui, s'ils lui laissaient suivre son cours, allait, croyaient-ils avec certitude, engloutir bientôt les institutions desquelles leur autorité, que dis-je, leur existence même, dépendait. Ils voyaient partout les signes croissants d'une foi et d'une dévotion telles qu'eux-mêmes avaient été incapables de soulever, d'une loyauté qui frappait à la base même de l'édifice qu'ils avaient élevé de leurs propres mains, loyauté que malgré toutes les ressources de leurs pouvoirs, ils n'avaient pas jusqu ici réussi à miner.

Tabriz, en particulier, fut en proie à l'agitation la plus sauvage. La nouvelle de l'arrivée imminente du Bab avait enflammé l'imagination de ses habitants et avait suscité une animosité des plus farouches chez les dirigeants ecclésiastiques d'Adhirbayjan. Eux seuls, parmi tous les habitants de Tabriz, refusèrent de prendre part aux démonstrations par lesquelles une population reconnaissante acclamait le retour du Bab dans sa ville. La ferveur de l'enthousiasme populaire qu'avait provoquée la nouvelle fut telle que les autorités décidèrent de loger le Bab en un lieu situé au-delà des portes de la ville. Seuls ceux qu'il désirait rencontrer eurent le privilège de l'approcher. Ordre formel fut donné de ne laisser entrer personne d'autre.

Durant la seconde nuit qui suivit son arrivée, le Bab appela 'A4m auprès de lui et, au cours de sa conversation avec celui-ci, affirma avec insistance sa prétention de n'être autre que le Qa'im promis. Il le trouva cependant peu disposé à reconnaître sans réserve cette revendication. Voyant son agitation intérieure, il dit: "Demain je proclamerai ma mission en présence du vali-`ahd (18.2) et au milieu de l'assemblée des 'ulamas et des notables de la ville. Quiconque se sent porté à me demander tout autre témoignage que les versets que j'ai révélés n'aura qu'à chercher satisfaction auprès du Qa'im de sa vaine imagination."

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J'ai entendu 'Azim affirmer ce qui suit: "Cette nuit-là, je me trouvais dans un état de grande agitation. Je restai éveillé et inquiet jusqu'au lever du soleil. Cependant, j'eus à peine offert ma prière du matin, que je réalisai qu'un grand changement avait eu lieu en moi. Une nouvelle porte semblait avoir été déverrouillée et ouverte en face de moi. Je commençai à m'apercevoir que, si je voulais rester fidèle à ma foi en Muhammad, l'apôtre de Dieu, je devais forcément, et sans réserve, reconnaître les revendications avancées par le Bab et devais me soumettre, sans crainte ni hésitation, à tout ce qu'il pourrait décider de décréter. Cette conclusion calma l'agitation de mon coeur. Je me hâtai d'aller auprès du Bab et le priai de me pardonner. "C'est une preuve supplémentaire de la grandeur de cette cause, remarqua-t-il, puisque même 'Azim (18.3) s'est senti excessivement troublé et ébranlé par sa force et par l'immensité de sa revendication." "Soyez assuré, ajouta-t-il, que la grâce du Tout-Puissant vous permettra de fortifier les pusillanimes et de raffermir les pas des indécis. Votre foi sera si grande que, si l'ennemi mettait votre corps en pièce dans l'espoir de diminuer d'un brin ou d'un iota l'ardeur de votre amour, il n'y parviendrait point. Vous rencontrerez très certainement face à face, dans les jours à venir, celui qui est le Seigneur de tous les mondes, et partagerez la joie que procure sa présence. Ces paroles dissipèrent les ténèbres de mes appréhensions. A partir de ce jour-là, aucune trace de peur ou d'agitation ne projeta son ombre sur moi.

La détention du Bab en dehors des murs de Tabriz n'apaisa point l'excitation qui régnait dans la ville. Toutes les mesures de précaution, toutes les restrictions que les autorités avaient imposées ne servirent qu'à aggraver une situation qui était déjà inquiétante et menaçante. Haji Mirza Aqasi donna l'ordre de convoquer aussitôt les dignitaires ecclésiastiques de Tabriz à la résidence officielle du gouverneur d'Adhirbayjan, dans l'unique but d'accuser le Bab et de rechercher les moyens les plus efficaces d'étouffer son influence. Haji Mulla Mahmud, surnommé le Nizamu'l-'Ulama', qui était le tuteur de Nasiri'-d-Din-Mirza, le vali-'ahd, (18.4) Mulla Muhammad-i- Mamaqani, Mirza `Ali-Asghar le shaykhu'l-islam, et quelques-uns des shaykhis et théologiens les plus éminents, furent de ceux qui se réunirent dans ce but. (18.5) Nasiri'd-Din-Mirza en personne assista à cette réunion.

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PHOTO: Nasiri'd-din shah enfant, avec Mirza Abu'l-Qqasim, le Qaim-Maqam à sa droite, et Haji Mirza Aqasi à sa gauche; tout à fait gauche (x) se tient Manûchihr Khan, le Mu'tamidud-Dawlih

La présidence fut confiée au nizamu'l-'ulama' qui, dès que les préparatifs eurent commencé, au nom de l'assemblée chargea un officier de l'armée d'introduire le Bab auprès d'eux. Une foule de personnes avait entre-temps assiégé l'entrée de la salle d'audience et attendait avec impatience le moment où elle pourrait apercevoir le visage du Bab. Les gens affluaient en si grand nombre que l'on dut frayer un passage pour le Bab à travers la foule massée devant la porte.

A son arrivée, le Bab vit que tous les sièges étaient occupés dans la salle, sauf celui qui était destiné au vali-'ahd. Il salua l'assemblée et, sans la moindre hésitation, alla occuper cette place vacante. La majesté de son allure, l'expression de confiance qui se lisait sur son front et, surtout, l'esprit de puissance que rayonnait tout son être semblèrent avoir, pendant un moment, étouffé l'âme de ceux qu'il avait salués. Un silence profond et mystérieux les envahit soudain. Pas une seule âme, parmi cette éminente assemblée n'osa souffler mot. Finalement, le silence qui les avait saisis fut rompu par le nizamu'l-'ulamâ'. "Pour qui vous prenez-vous ?" demanda-t-il au Bab, "et quel est le message que vous avez apporté?" "Je suis", s'exclama trois fois le Bab, "je suis, je suis le Promis! Je suis celui dont vous avez invoqué le nom pendant un millier d'années, celui à la mention de qui vous vous êtes levés, celui dont vous avez désiré l'avènement et celui, enfin, dont vous avez demandé à Dieu de hâter l'heure de la révélation.

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En vérité je le dis, il incombe aux peuples de l'Orient comme à ceux de l'Occident d'obéir à ma parole et de prêter serment d'allégeance à ma personne." Nul n'osa répondre si ce n'est Mulla Muhammad-i-Mamaqani, un dirigeant de la communauté shaykhie, qui avait été lui-même disciple de Siyyid Kazim. C'était à son manque de foi et de sincérité que le siyyid avait, les larmes aux yeux, fait allusion, c'était sa nature perverse qu'il avait déplorée. Shaykh Hasan-i-Zunuzi, qui avait entendu Siyyid Kazim formuler ces critiques, m'a raconté ce qui suit: "Je fus fort surpris du ton de son allusion à Mulla Muhammad, et j'étais curieux de connaître le comportement ultérieur de celui-ci pour voir s'il méritait de telles expressions de pitié et de condamnation de la part de son maître. Ce n'est que le jour où je découvris son attitude envers le Bab que je réalisai l'étendue de son arrogance et de son aveuglement. Je me tenais en compagnie d'autres personnes à l'extérieur de la salle et pouvais suivre la conversation de ceux qui se trouvaient à l'intérieur. Mulla Muhammad était assis à gauche du vali-'ahd. Le Bab occupait un siège entre eux deux. Dès qu'il se déclara le Promis, un sentiment de terreur s'empara de l'assistance. Tous baissèrent la tête en silence et dans la confusion. La pâleur de leurs visages trahissait l'agitation de leurs coeurs. Mulla Muhammad, ce renégat borgne à la barbe blanche, le blâma avec insolence:

"Vous avez déjà causé des troubles et des subversions en 'Iraq; désirez-vous à présent soulever un tumulte semblable dans l'Adhirbayjan?"

PHOTO: Nasirid-Din Shah

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"Votre Honneur, répliqua le Bab, Je ne suis pas venu ici de mon propre chef. J'y ai été convoqué." "Gardez votre calme", rétorqua Mulla Muhammad furieux, "vous, disciple pervers et méprisable de Satan!" "Votre Honneur", répondit à nouveau le Bab, "je maintiens ce que j'ai déjà déclaré."

"Le nizamu'l-`ulama' pensa qu'il était plus sage de défier ouvertement la mission du Bab. "La revendication que vous avez avancée, dit-il au Bab, est stupéfiante; elle doit être étayée par la preuve la plus irréfutable." "La preuve la plus convaincante et la plus puissante de la vérité de la mission du Prophète de Dieu, répondit le Bab, est, de l'aveu de tous, sa propre parole. Muhammad en personne affirme cette vérité en disant: "N'est-ce pas assez pour eux que nous ayons fait descendre sur toi le Livre ?" (18.6) Le pouvoir de produire une telle preuve m'a été donné par Dieu. En l'espace de deux jours et de deux nuits, je me déclare capable de révéler des versets qui égaleront en nombre la totalité du Qur'an." "Décrivez oralement, si vous dites la vérité", demanda le nizamu'l-`ulami, "les actes de cette assemblée dans un langage qui ressemble à la phraséologie du Qur'an, afin que le vali-'ahd et les théologiens assemblés puissent témoigner de l'authenticité de votre revendication." Le Bab accéda aussitôt à la demande du nizamu'l'ulami'. A peine avait-il prononcé les paroles: "Au nom de Dieu, le Miséricordieux, le Compatissant, louange à celui qui a créé le ciel et la terre", que Mulla Muhammad-i-Mamaqani lui coupa la parole et attira son attention sur une infraction aux règles de grammaire. "Cette personne qui s'est désignée elle-même le Qa'im", s'écria-t-il avec un orgueilleux dédain, "a, dès le début de son allocution, trahi son ignorance des règles les plus élémentaires de la grammaire!"

PHOTO: Nasirid-Din Shah

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"Le Qur'an lui-même, fit valoir le Bab, n'est nullement en accord avec les règles et les conventions en usage parmi les hommes. La parole de Dieu ne pourra jamais être sujette aux limitations de ses créatures. Que dis-je, les règles et les critères que les hommes ont adoptés proviennent du texte de la parole de Dieu et sont fondés sur celui-ci. Ces hommes ont découvert, dans les textes mêmes de ce Livre sacré, pas moins de trois cents exemples d'erreurs grammaticales semblables à celle que vous venez de critiquer. Etant donné que c'était la parole de Dieu, ils n'ont eu d'autre alternative que de se soumettre à sa volonté." (18.7)

Le Bab répéta ensuite les mêmes paroles que celles qu'il avait prononcées, paroles auxquelles Mulla Muhammad opposa de nouveau la même objection. Peu après, une autre personne osa poser la question suivante au Bab: "A quel temps appartient le mot Ishtartanna ?" En réponse à cette question, le Bab cita ce verset du Qur'an: "Loin de la gloire de ton Seigneur, le Seigneur de toute grandeur, soit ce qu'on lui impute, et paix sur ses apôtres! Louange à Dieu, le Seigneur des mondes !" Aussitôt après, il se leva et quitta la réunion." (18.8)

Le nizamu'l-`ulama fut fort vexé par la manière dont les débats avaient été menés. "Que le manque de courtoisie des gens de Tabriz est scandaleux!" l'entendit-on s'exclamer par la suite. "Quelles relations peut-il y avoir entre ces vaines remarques et la considération de problèmes aussi importants, aussi lourds de conséquences ?" Plusieurs autres personnes furent enclines à dénoncer le traitement déshonorant réservé au Bab lors de cette réunion. Mulla Muhammad-i-Mamaqani, cependant, persista dans ses véhémentes dénonciations.

PHOTO: éminents mujtahids persans

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"Je vous avertis", protesta-t-il à haute voix, "que si vous laissez ce jeune homme poursuivre sans entraves le cours de ses activités, le jour viendra où la population de Tabriz tout entière aura hissé son étendard. Si, lorsqu'arrivera ce jour, il signifie son désir que tous les 'ulamas de Tabriz, le vali'ahd lui-même, soient expulsés de la ville, et qu'il assume seul les charges des autorités civiles et ecclésiastiques, aucun d'entre vous qui, actuellement, considérez avec apathie sa cause, ne pourra s'opposer efficacement à lui. La cité tout entière, que dis-je, toute la province d'Adhirbayjan, le défendront unanimement ce jour-là."

PHOTO: marqué d'un x, le coin où le Bab subit la bastonnade

PHOTO: le namâz-khanih de Shaykhu'l-Islam à Tabriz

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Les dénonciations persistantes de ce vil comploteur suscitèrent la crainte des autorités de Tabriz. Ceux qui tenaient en leurs mains les rênes du pouvoir se concertèrent pour trouver les mesures les plus efficaces susceptibles de s'opposer au progrès de sa foi. Quelques-uns demandèrent que, vu le manque de respect marqué dont avait fait preuve le Bab envers le vali-'ahd en occupant le siège de ce dernier, sans sa permission, et aussi du fait qu'il n'avait pas obtenu le consentement du président pour quitter la réunion, il soit convoque a nouveau devant une assemblée semblable et reçoive des mains des membres de celle-ci un châtiment humiliant. Nasiri'd-Din Mirza, cependant, refusa d'admettre leur proposition. Finalement, on décida d'emmener le Bab chez Mirza 'Ali Asghar, qui était en même temps le shaykhu'l-islam de Tabriz et siyyid, et de le faire punir comme il le méritait par le garde du corps du gouverneur. Le garde refusa d'accéder à cette demande, préférant ne pas intervenir dans une affaire qu'il considérait comme du seul ressort des 'ulamas de la ville. Le shaykhu'l-islam en personne décida d'infliger le châtiment. Il convoqua le Bab chez lui et, de ses propres mains, lui donna vingt coups de verge sur les pieds. (18.9)

Cette année-là, cet insolent tyran fut frappé de paralysie et, après avoir enduré les douleurs les plus atroces, mourut d'une mort misérable. Son caractère déloyal, avare et égoïste était connu de tous les habitants de Tabriz. Le peuple de cette ville, qui craignait sa cruauté et sa vilenie très marquées, le méprisait, gémissait sous son joug et priait d'en être délivré. Les circonstances misérables de sa mort rappelèrent à ses amis et à ses adversaires le châtiment auquel doivent s'attendre forcément ceux que, ni la peur de Dieu ni la voix de la conscience ne peuvent faire renoncer à leur perfide cruauté envers leurs semblables. Après sa mort, les fonctions de shaykhu'l-islam furent abolies à Tabriz. Son infamie fut telle que le nom même de l'institution à laquelle il avait été associé fut désormais abhorrée.

Et pourtant, son comportement, pour vil et perfide qu'il fût, n'était qu'un exemple de la conduite ignoble dont firent preuve les chefs ecclésiastiques envers le Bab. Qu'ils étaient loin du sentier de la justice et de l'équité! Que leur rejet des conseils du Prophète de Dieu et des exhortations des Imams de la foi fut dédaigneux! Ces derniers n'ont-ils pas explicitement déclaré que "si un jeune homme descendant de Bani-Hashim (18.10) se manifestait et appelait les hommes à accepter un nouveau Livre et de nouvelles lois, tous devraient se hâter sa d'aller à lui et d'embrasser sa cause?" Malgré les déclarations claires et nettes de ces mêmes Imams, disant que "Ses ennemis seront pour la plupart des 'ulamas", ce peuple ignoble et aveugle décida de suivre l'exemple de ses chefs et de considérer le comportement de ces derniers comme le modèle de la justice et de la droiture.

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Il suit leurs pas, obéit implicitement à leurs ordres et se prend pour le "peuple du salut", "l'élu de Dieu" et le "gardien de sa Vérité".

De Tabriz, le Bab fut ramené à Chihriq où il fut à nouveau confié à la garde de Yahya Khan. Ses persécuteurs avaient vainement imaginé qu'en le convoquant chez eux, ils l'inciteraient, par des menaces et des intimidations, à abandonner sa mission. Cette réunion permit au Bab d'exposer avec force, en présence des dignitaires les plus illustres assemblés dans la capitale d'Adhirbayjan, les traits distinctifs de sa revendication et de réfuter, dans un langage bref et convaincant, les arguments de ses adversaires. La nouvelle de cette importante déclaration, riche de conséquences à longue portée, se répandit à travers toute la Perse et ranima, plus profondément encore, les sentiments des disciples du Bab. Elle leur redonna du zèle, renforça leur position, et fut le signal d'événements formidables qui devaient bientôt secouer cette terre.

Dès que le Bab fut rentré à Chihriq, il écrivit, en un langage hardi et émouvant, une déclaration dans laquelle il dénonçait le caractère et l'action de Haji Mirza Aqasi. Dans les passages introductifs de cette épître, à laquelle il donna le nom de Khutbiy-i-Qahriyyih (18.11) l'auteur s'adresse au Grand vazir de Muhammad Shah en ces termes: "O toi qui as refusé de croire en Dieu et qui t'es détourné de ses signes!" Cette longue épître fut envoyée à Hujjat, qui se trouvait alors emprisonné à Tihran. Celui-ci fut chargé de la remettre en personne à Haji Mirza Aqasi.

J'ai eu le privilège d'entendre de la bouche de Baha'u'llah, alors que celui-ci se trouvait dans la ville-prison d"Akka, le récit suivant: "Mulla Muhammad-'Aliy-i-Zanjani, peu après avoir remis cette tablette à Haji Mirza Aqasi, vint me rendre visite. J'étais en compagnie de Mirza Masih-i-Nuri et de quelques autres croyants lorsqu'il arriva. Il relata les circonstances relatives à la remise de la tablette et récita devant nous le texte entier, qui pouvait remplir environ trois pages, et qu'il avait apprises par coeur." Le ton de Baha'u'llah au moment où il faisait allusion à Hujjat reflétait le grand plaisir que lui avaient procuré la pureté et la noblesse de la vie de ce dernier et sa profonde admiration pour son courage invincible, sa volonté inébranlable, son détachement, et sa constance qui jamais ne se démentit.

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NOTE DU CHAPITRE 18:

(18.1) Qur'an 29: 2.

(18.2) L'héritier du trône.

(18.3) Signifiant littéralement "grand".

(18.4) Né le 17 juillet 1831; son règne commença en septembre 1848; il mourut en 1896. "Ce prince quitta Tihran pour aller rejoindre son gouvernement le 23 janvier 1848 pour, son père étant mort, le 4 septembre, en revenir le 18 de la même année en qualité de Shah." (A.L.M. Nicolas, "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab", p. 243, note 195.)

(18.5) "A Traveller's Narrative" (p. 19) mentionne également le nom de Mirza Ahmad, l'ImamJum`ih.

(18.6) Qur'an 29: 51.

(18.7) "Que si l'on élève un reproche contre la grammaire ou la syntaxe (de ces versets) ce reproche est vain, car les règles (de grammaire) doivent être tirées des versets et non les versets construits d'après elles. Il n'y a d'ailleurs aucun doute que le Maître des versets ait nié ces règles, ait nié qu'il en eût connaissance, et cela lui-même." ("Le Bayan Persan", vol. 1, pp. 45-6.)

(18.8) "Et comme pour les récits islamiques, ceux que nous possédons ne portent pas le cachet de la vérité: ils semblent être de pure invention. Etant donné ce que nous connaissons du Bab, il est probable qu'il l'emporta dans la discussion et que les docteurs et les fonctionnaires qui assistaient à la réunion n'ont pas voulu enregistrer leur propre échec." (Dr T.K. Cheyne, "The Reconciliation of Races and Religions" , p. 62.) "Il est difficile de décider dans quelle mesure on peut ajouter foi au récit précédent (la version mahométane de l'interrogatoire du Bab à Tabriz).
Très probablement des questions semblables à celles qui y sont rapportées - et assurément certaines d'entre celles-ci sont suffisamment frivoles et même indécentes - ont été posées; mais, même si le Bab n'a pu y répondre, il est bien plus probable qu'il ait, comme il est dit dans le Tarikh-i-Jadid, gardé un silence digne au lieu de proférer les absurdités que lui attribuent les écrivains musulmans. Celles-ci, en fait, détruisent leur propre position; car, en voulant prouver que le Bab n'était pas doué d'une sagesse surhumaine, ils le représentent comme quelqu'un faisant preuve d'une ignorance à laquelle nous pouvons à peine croire.
Que tout l'interrogatoire ait été une farce, que la sentence ait été une décision prise à l'avance, qu'aucune tentative sérieuse tendant à saisir la nature, et la preuve de la revendication et de la doctrine du Bab n'ait eu lieu, et que, du début à la fin, on ait suivi une suite systématique de dédain, d'ironie et de moquerie sont pour moi des faits, prouvés aussi bien par les récits d'écrivains musulmans que par ceux des Babis concernant ces procédés d'inquisition. ("A Traveller's Narrative", Note M, p. 290.)

(18.9) Ce qui suit est le récit fait par le Dr. Cormick concernant ses impressions personnelles sur Mirza 'Ali-Muhammad le Bab, et extrait de lettres écrites par lui au Révérend Benjamen Labaree, DD. (le Dr. Cormick était un médecin anglais qui avait longtemps vécu à Tabriz, où on le respectait beaucoup.
Le document a été communiqué au professeur E.G. Browne, de l'Université de Cambridge, par Mr. W.A. Shedd qui a écrit, dans une lettre datée du 1er mars 1911, à ce sujet: "Cher Professeur Browne, en fouillant les papiers de mon père (feu Révérend J.H.Shedd, D.D., de la mission américaine à Urumiyyih, en Perse, de la même mission que celle du Dr. Benjamin Labaree), j'ai trouvé quelque chose qui peut, je le pense, avoir une certaine valeur au point de vue historique. Je n'ai ici aucun livre pour vérifier si cette pièce de témoignage a été employée ou non. Je pense qu'elle ne l'a probablement pas été, et je suis sûr que je ne puis rien faire de mieux que de vous l'envoyer, avec l'espoir que vous pourrez vous en servir comme bon vous semble. Il ne peut subsister aucun doute quant à l'authenticité des papiers."
"Vous me demandez certains détails de mon entrevue avec le fondateur de la secte connue sous le nom de Babie. Rien d'important n'a transpiré de cette entrevue étant donné que le Bab savait que j'avais été envoyé, en compagnie de deux autres docteurs persans pour voir s'il était sain d'esprit ou tout simplement fou, et trancher la question qui était de savoir s'il fallait l'exécuter. Sachant cela, il était peu disposé à répondre aux questions qu'on lui posait. A toutes les demandes, il nous regardait simplement d'un regard doux tout en psalmodiant d'une voix basse et mélodieuse certains hymnes, je suppose.
Deux autres Siyyids, qui étaient ses amis intimes, étaient également présents; ils devaient par la suite être exécutés avec lui. Il y avait aussi plusieurs officiels du gouvernement. Il daigna une seule fois me répondre et ce lorsque je lui dis que je n'étais pas musulman, que je voulais m'informer sur sa religion, et qu'il se pouvait que je me sentisse enclin à l'adopter. Il me regarda très attentivement à ce moment-là, et répondit qu'il était certain que tous les Européens embrasseraient se religion. Notre rapport au shah, en ce temps-là, fut de nature à lui épargner la vie.
Il fut exécuté quelque temps après par ordre de l'Amir-Nizam Mirza Taqi Khan. A la suite de notre rapport, il reçut simplement quelques coups de bâton, opération au cours de laquelle, intentionnellement ou non, un farrash le frappa au visage au moyen du bâton qui devait servir à le frapper au pied; ce coup lui causa une grande blessure et une enflure au visage. Lorsqu'on lui demanda si un médecin persan devait être appelé pour le traiter, il exprima le désir de me voir, et je le traitai donc pendant quelques jours mais, au cours des entrevues qui s'ensuivirent, je ne pus jamais avoir un entretien confidentiel avec lui, car des gens du gouvernement étaient toujours présents, l'homme étant un prisonnier.
Il me remercia beaucoup pour mes attentions envers lui. C'était un homme très doux et d'aspect délicat, plutôt petit et très beau pour un Persan; il avait une voix douce et mélodieuse qui me frappa beaucoup. Puisqu'il était Siyyid, il était vêtu de l'habit de cette secte, comme ses deux compagnons d'ailleurs. En fait, tout son aspect et son comportement lui faisaient gagner la sympathie de chacun. Je n'entendis rien de sa doctrine de sa propre bouche, quoique je susse qu'il y avait une certaine ressemblance entre sa religion et le Christianisme. Certains menuisiers arméniens, qui avaient été envoyés faire quelques réparations dans sa prison, le virent lire la Bible; il ne se donna point la peine de cacher ce livre; bien au contraire, il leur en parla.
Très certainement, le fanatisme musulman n'existe pas dans sa religion vis-à-vis des Chrétiens; il n'existe pas non plus une restriction des droits des femmes, comme c'est le cas de nos jours". Concernant ce document, le Professeur Browne écrit ce qui suit: "Le premier de ces deux documents est très valable car il donne l'impression personnelle produite par le Bab, durant la période de son emprisonnement et de ses souffrances, sur un esprit occidental impartial et cultivé. Très peu de Chrétiens occidentaux ont eu l'occasion de voir le Bab, et encore moins de converser avec lui, et je n'en connais aucun qui ait enregistré ses impressions." (E.G. Browne: "Materials for the Study of the Babi Religion", pp. 260-62, 264.)

(18.10) Hashim était le bisaïeul de Muhammad.

(18.11) Littéralement: Sermon de la colère".

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