Initiation à l'étude des religions du Livre
Par Louis Hénuzet


Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire


Chapitre III: L'Islam

I. Histoire de l'islam

A. L'Arabie pré-islamique


Au VIIe siècle, la Gaule est dans les mains des Mérovingiens, Héraclius gouverne l'empire romain byzantin et la dynastie des Sassanides règne sur l'Iran. L'Arabie est peuplée de bédouins dont beaucoup se sont sédentarisés dans des centres commerciaux importants comme La Mecque ou dans des cités plus agricoles comme Yathrib, At-Ta'if, Khaybar etc. Ils ont un code d'honneur très vivace, pratiquant la vendetta lorsqu'un homme de leur clan est tué blessé, insulté. La divise est: "soutiens ton frère, qu'il soit dans ses torts ou dans son droit". Les guerres entre clans et tribus sont donc courantes, même s'il était possible de recourir à l'arbitrage pour adoucir un peu ces moeurs, et il faut de nombreux descendants mâles pour combler les vides créés par les conflits. Les filles n'ont qu'une importance secondaire. Elles sont parfois éliminées à la naissance si elles ont le malheur de naître avant le garçon, surtout que le père portait le prénom de son premier enfant, ce qui, pour certains arabes, était jugé inconvenant quand c'était une fille.

En général, ces Arabes sont idolâtres, adorant des divinités secondaires, principalement le dieu ou la déesse titulaire de leur ville, encore qu'il y ait un monothéisme larvé sans doute sous l'influence judéo-chrétienne. Il y a, en effet, un nombre important de juifs qui ont fui la Palestine à la suite des guerres juives contre les Romains. Ils sont rassemblés en tribus souvent florissantes. Il y a aussi de nombreux chrétiens, surtout des judéo-chrétiens qui sont restés à l'écart des grandes controverses chrétiennes des IIIe, IVe et Ve siècles et perpétuent les formes primitives du christianisme en gardant la langue des origines, l'araméen devenu peu à peu le syriaque.

L'Arabie est entourée de grands empires qui cherchent à étendre leur influence sur les déserts arabiques. L'empire byzantin (empire romain d'Orient) qui est nicéo-chalcédonien (Ils acceptent les dogmes de Nicée et de Chalcédoine sur la Trinité et la double nature du Christ) est le grand rival de l'empire perse sassanide où se sont aussi établis des chrétiens nestoriens (Jésus est un homme qui a été élevé au rang divin en devenant le Christ sans pour cela être l'incarnation de Dieu. Marie est la mère de Jésus et ne peut donc être appelée Mère de Dieu). Les Byzantins n'hésitent pas à soutenir d'autres chrétiens venus d'Abyssinie pour contrer l'influence perse. Pourtant ces chrétiens sont aussi très différents puisqu'ils sont monophysites (Ils ont accepté les dogmes de Nicée et Constantinople, mais pas ceux de Chalcédoine sur la double nature du Christ).

Muhammad, comme tous ses contemporains, vit dans cet environnement et cela explique sans doute en partie son message. Il évoque dans les versets qu'il révèle des histoires rapportées par la Bible. Ce n'est pas qu'il ait lu et étudié celle-ci, mais parce que cela fait partie de l'environnement culturel qu'il connaît par ses rencontres avec juifs et chrétiens au cours de ses pérégrinations avec les caravanes de son oncle ou de son épouse. Souvent d'ailleurs, le récit qu'il en donne s'écarte sensiblement de celui que l'on peut lire dans la Bible. Le croyant y voit la part de la révélation qui rétablit le sens premier obscurci par la tradition.


B. Vie de Muhammad

Date de Naissance: on ignore la date exacte. Elle est réputée survenue l'année de l'éléphant (lorsque le vice-roi abyssin du Yémen marcha jusqu'à La Mecque avec une grande armée comprenant un éléphant) située par la plupart des savants en 570 ou 571.

Muhammad appartient à la tribu des Quraychites (Quraysh - le Requin, poisson de la mer Rouge et du Golfe) qui conquit La Mecque au Ve siècle. Cette tribu est divisée en une dizaine de clans, dont le clan de Hashim [64], l'arrière grand-père de Muhammad. Le grand-père de Muhammad est 'Abd-al-Muttalib, chef du clan et personnage très puissant.

Le père de Muhammad, 'Abdu-Allah meurt au cours d'un voyage à Yathrib (Médine) quelques semaines avant la naissance de son fils. Sa mère, Amina, doit demander l'appui de son beau-père car elle ne possède qu'une esclave, cinq chameaux et quelques moutons. Muhammad ne reste pas longtemps près de sa mère dans la maison de son grand-père, car il est confié à une nourrice, Halima du clan des Sa'd, qui l'emmène dans les montagnes des environs de Ta'if, où il gardera les moutons avec son frère de lait.

Légendes accompagnant la naissance de Muhammad:

- les Juifs de Yathrib sont informés par l'apparition d'une étoile dans le ciel.

- Les Mages de Perse virent s'éteindre le feu sacré qui brûlait depuis mille ans.

- Les anges entourèrent la Kaaba et jetèrent des pierres aux Djinns qui espionnaient.

- On n'a pas besoin de couper le cordon ombilical car la Providence y a pourvu.

- Des anges lavèrent le nouveau-né et le trouvèrent propre comme du cristal.

- Son grand-père eut la surprise de découvrir que le pied de Muhammad laissait la même empreinte sur la pierre noire de la Kaaba que celle du pied d'Abraham.

- Lorsque des femmes du clan de Sa'd vinrent à La Mecque pour recevoir des enfants en quête de nourrice, toutes en trouvèrent sauf Halima qui avait peu de lait. Lorsqu'on lui présenta Muhammad, elle l'accepta faute de mieux, mais lorsqu'elle lui donna le sein, le lait en goutta abondamment comme pour la plus fertile des nourrices.

Muhammad rentre du désert à l'âge de six ans et accompagne sa mère et une esclave Umm Ayman à Yathrib. Dès l'arrivée à Yathrib, sa mère meurt et Umm Ayman ramène l'enfant à La Mecque dans la maison de son grand-père qui se prend d'affection pour lui. Mais 'Abul-Muttalib a quatre-vingts ans et meurt deux ans plus tard. Muhammad doit donc être confié à un oncle paternel, 'Abd-Manaf, plus connu sous le nom d'Abu-Talib (père de Talib) [65]. C'est un brave commerçant qui n'est pas très riche. Il emmène souvent son neveu dans ses caravanes qui sillonnent le désert. Dans la ville de Bosra, un grand centre chrétien avec une belle cathédrale, vit un moine qui ne sort pratiquement jamais de son ermitage. Or un jour que la caravane fait halte à Bosra, le moine, Bahira, va parler aux caravaniers et les invite à partager son repas.

Selon l'historien arabe, Ibn Hisham, du VIIIe siècle, Bahira "interrogea l'Envoyé d'Allah sur ce qu'il ressentait étant éveillé ou dans son sommeil. L'Envoyé d'Allah répondit. Bahira trouva tout cela conforme au signalement qu'il avait par devers lui. Puis il examina son dos et y vit le signe de la prophétie entre ses épaules..."
Bahira aurait vu en rêve une caravane de chameaux s'approcher, l'un des conducteurs portait une auréole et un nuage flottait au-dessus de lui. Bahira reconnut en Muhammad le chamelier de son rêve. Il lui aurait déclaré: "Tu es l'Envoyé de Dieu, le Prophète qu'annonce mon livre saint, la Bible". Il aurait aussi recommandé à Abu-Talib d'en prendre le plus grand soin en lui disant: "Retourne dans ton pays et prends garde aux juifs car s'ils voient en lui ce que, moi, j'ai reconnu, ils voudront lui faire du mal."

Lorsque Muhammad atteint l'âge de vingt-cinq ans, il est au service d'une riche veuve, âgée de quarante ans, Khadidja, qui trouve Muhammad séduisant, intelligent et vertueux et veut l'épouser. Mais Muhammad ne comprend pas les avances que lui fait Khadidja et il faut une intermédiaire, Nafisa bint Munya, pour lui ouvrir les yeux. Selon d'autres sources, Muhammad aurait souhaité épouser une veuve, Duba'a bint-'Amir, dont le troisième mari avait été le père du futur ennemi de Muhammad, Abu-Jahl. Quoi qu'il en soit Muhammad accepta en 595 d'épouser Khadidja, malgré l'opposition du clan de celle-ci. Il est devenu un homme riche et influent. Mais le sort s'acharne contre le couple car tous les garçons qui naissent meurent en bas âge. Seules les filles survivent: Zaynab, Ruqayya, Fatima, Umm Kulthum. N'avoir pas d'héritiers mâles est, en effet, un déshonneur pour les Arabes. Malgré cela et malgré la coutume de la polygamie presque illimitée de cette époque, Muhammad resta fidèle à Khadidja tant qu'elle vécut.

Muhammad a maintenant quarante ans. Il a pris l'habitude de se retirer des nuits entières, dans une caverne de la colline de Hira, sur la route de Ta'if. Une nuit de l'année 611, alors qu'il s'est endormi dans sa burda (manteau), il est réveillé par une étrange créature, enveloppée d'un nuage de lumière, qui lui dit: "Tu es l'Envoyé de Dieu, le Prophète d'Allah". Qui a-t-il entendu ? Satan, il n'est pas loin d'en être persuadé ou "Djibril" (l'ange Gabriel, Gabri'el, l'homme de Dieu, en hébreu) venu lui annoncer son destin [66] ?

Profondément perturbé - "Pas une fois ne me fut adressée une révélation sans que j'aie cru qu'on enlevait mon âme" -, Muhammad se précipite près de son épouse à qui il se confie. Celle-ci le soutiendra jusqu'au bout. Elle ne peut toutefois rassurer Muhammad qui se croit la proie des "Djinns". Elle décide de consulter son neveu, Waraqa ibnu-Nawfal, un "hanif" [67], qui connaît bien les écritures juives et chrétiennes. Celui-ci la rassure ainsi que Muhammad, en lui disant que son expérience est celle des prophètes comme Moïse, mais qu'il sera persécuté car personne n'a jamais apporté la Révélation sans susciter l'opposition des hommes.

Peu à peu Muhammad acquiert la conviction qu'il a été choisi pour transmettre aux hommes ce que Dieu a révélé. Il a pour mission de réciter ce que dicte le ciel. La récitation orale se traduit en arabe (Muhammad utilise la langue des poètes du Hidjaz) par Qur'an. Le recueil composé plus tard (sous le troisième califat) portera ce nom. (Coran, en Français). Il contient les dires de Muhammad mais arrangés en Surah (Sourates, chapitres). Il requiert des hommes d'être soumis à Dieu.

Le verbe arabe "aslama" (soumettre) a donné le mot "islam" (la soumission à Dieu) et le participe actif, "muslim" (musulman), soumis à Dieu. Le sens premier de islam est donc cette soumission que partagent les croyants de toutes les religions. Plus tard, le mot aura un sens plus restrictif et désignera la religion fondée par Muhammad.

Le message est simple. L'homme doit être soumis à Allah, Dieu unique et tout puissant, capable de ressusciter les morts et d'anéantir les incroyants. Lors du jugement dernier, les bons ressuscités seront récompensés et les incrédules seront punis. L'injonction qui lui est faite est: Lève-toi et avertis !

Il semble que, dans un premier temps, Muhammad ait voulu se concilier les Arabes qui étaient vaguement monothéistes, sans doute sous l'influence judéo-chrétienne, tout en adorant des divinités secondaires. Ce serait l'origine de cette étrange révélation que fit Muhammad à cette époque et dont les versets ont été appelés sataniques: "Avez-vous considéré Al-Lat et Al-'Uzza et Manat, la troisième autre (idole). Voici les cygnes exaltés. Espérez leur intercession. De sorte qu'ils n'oublient pas" [68].

Comme les riches marchands de ces villes ne répondirent pas à cette attente, Muhammad déclara que ces versets lui avaient été inspirés par Satan sans qu'il ne s'en aperçoive. Sans doute pour donner une explication à cette intrusion satanique dans la révélation, Muhammad déclara que tout messager divin est tenté par Satan (XXII, 51). Aussi reçut-il une autre révélation qui changea la dernière partie des versets: "Y aurait-il pour vous les mâles et pour lui (Allah) les femelles. Ce serait là un injuste partage ! Ce ne sont là que des noms que vous avez nommés, vous et vos pères. Allah ne vous a envoyé d'en haut aucune autorité à leur sujet ! Vous ne suivez, en cela, que vos conjonctures et que ce que désirent vos âmes. Et cependant, il est venu vers eux de la part de leur Seigneur une direction" (LIII, 19-23).

Muhammad tenta aussi de transmettre son message aux membres de son clan, mais il se heurta à l'indifférence, au mépris, voire à l'hostilité. Toutefois, dans sa proche famille, il reçut l'adhésion de sa femme, Khadidja, de ses deux fils adoptifs, 'Ali et Zayd. Un commerçant aisé, Abu-Bakr sera aussi parmi les premiers à se convertir. Son courage, sa sagesse seront précieux pour Muhammad dont il deviendra l'ami intime. Se rallieront des jeunes tel 'Uthman ibn 'Affan, dont on dit qu'il se convertit surtout par amour pour Ruqayya, la fille de Muhammad, ou encore des gens sans fortune, des affranchis, un esclave noir, Bilal.

Auprès de ses oncles, Muhammad n'eut guère de succès. Abu Talib, le chef du clan, le protège, mais n'a pas le courage d'abandonner la religion de ses ancêtres. Son frère, Abu Lahab, est trop riche et tire trop de profits des pèlerinages à La Mecque (pèlerinages aux multiples dieux des clans). Les "divagations" de son neveu sont une menace pour sa fortune. Le troisième frère, Hamza, est un bédouin avec son code d'honneur ; il se soucie fort peu de religion. Quant au quatrième, 'Abbas, c'est un usurier qui fait des affaires à La Mecque et à Médine.

Les Quraychites vont tout faire pour s'opposer à la nouvelle révélation. Ils tenteront de faire passer Muhammad pour "majnun" (fou). Mais tant que Muhammad est sous la protection du clan des Hashim, personne ne peut attenter à sa vie. Abu-Talib, même s'il ne croit pas, refuse de l'en exclure. On essaye alors de l'acheter pour qu'il renonce à sa prédication.

On adopte ensuite la tactique de le tourner en ridicule par des questions sur la résurrection des corps, le jugement dernier, le tourment du feu éternel. On l'accuse d'avoir été soudoyé par des juifs et des chrétiens.

Un jour que son oncle, Hamza le bédouin, entend dire que son neveu a été insulté par Abu-Jahl, le chef du clan des Makhzum, il se sent lié par la solidarité tribale et prend violemment parti pour son neveu. Abu-Jahl admet qu'il a été trop loin et Hamza se convertit, sans doute par solidarité.

Si Muhammad est plus ou moins protégé, ses premiers disciples sont victimes de pressions morales et de violences physiques. On leur jette des pierres lorsqu'ils marchent dans la rue. Ceux qui ne jouissent pas de la protection d'un clan sont susceptibles de recevoir des coups, des blessures, voire la torture. Muhammad leur conseille donc de s'exiler. Conduit par le frère de 'Ali, Ja'far et un petit groupe, dont 'Uthman et sa femme Ruqayya, se dirigent vers l'Éthiopie, où ils sont accueillis par le Négus, roi chrétien.

Entre-temps, Muhammad s'est réfugié dans la maison de Al-Arqam, un membre du clan des Makhzum - paradoxalement le clan quraychite qui ne cesse de persécuter les musulmans - qui a ouvert sa maison à ceux-ci. Ils doivent monter la garde devant les tentatives d'agression. Un jour un Mecquois, 'Umar ibnu'l Khattab, décide de tuer Muhammad et court l'épée dégainée vers la maison de Al-Arqam. On lui apprend que sa propre soeur, Fatima, et son mari, Sa'id, se sont convertis. Il rentre chez lui où il trouve l'humble forgeron, Khallab, en train de lire des versets à sa soeur et à son beau-frère. Furieux, 'Umar frappe sa soeur et la blesse à la tête. La vue du sang provoque chez lui un repentir. Il demande à lire ce qu'il a entendu et trouve le texte sublime. Il court à la maison de Al-Arqam pour se convertir.

En 619, Khadidja a soixante-cinq ans quand elle meurt. Muhammad a perdu non seulement sa compagne, mais son conseiller, son trésorier. Il lui faut pourtant continuer à vivre et élever ses filles. Il épouse donc Sawda qui s'était réfugiée chez lui lorsque son mari, parti avec le groupe des croyants en Abyssinie, s'était converti au christianisme.

Deux jours après la mort de Khadidja, Muhammad perd son oncle et protecteur Abu-Talib. C'est une catastrophe car Abu-Lahab, l'ennemi juré de Muhammad., devient chef du clan et il affirme que Muhammad vient de déclarer que 'Abd-al-Muttalib et Abu-Talib se trouvent dans les flammes de l'enfer avec les idolâtres. C'est là, accuser Muhammad d'un crime qui l'exclut du clan et fait de lui un proscrit que n'importe qui peut tuer. Muhammad se résout donc à quitter La Mecque et tente de se réfugier à Ta'if, mais sans succès.

En 620, un groupe de pèlerins venus de Yathrib (Médine) est impressionné par la personnalité de Muhammad. Ils pensent qu'il pourrait résoudre les difficultés de leur cité déchirée par des rivalités entre tribus. L'année suivante, cinq de ces hommes accompagnés par sept autres rencontrent Muhammad dans un défilé aux environs de La Mecque, al-'Aqaba. Muhammad leur demande de le protéger comme ils protégeraient leurs femmes et leurs filles. C'est le "premier serment d'al-'Aqaba", appelé aussi "serment des femmes".

En 622, soixante-quinze pèlerins de Yathrib jurent à Muhammad, dans cette même gorge, qu'ils combattront pour lui. C'est le deuxième "serment d'al-'Aqaba". Muhammad quitte donc La Mecque cette année. Cette émigration (al-hijra, hégire) marquera le début du nouveau calendrier et de l'ère islamique.

Le matin de son départ, Muhammad aurait échappé à un assassinat. 'Ali aurait pris la place de Muhammad sur sa couche ; c'est donc lui que les Mecquois, venus pour assassiner Muhammad, trouve sur la couche de ce dernier. Ils laissent la vie sauve à 'Ali et se lancent à la poursuite de Muhammad. Celui-ci accompagné de Abu-Bakr et d'un guide se cachent dans une grotte.

Selon la légende, une araignée se met à tisser sa toile devant l'entrée de la grotte pendant qu'une colombe couve tranquillement ses oeufs. Les Mecquois passent leur chemin, persuadés qu'il n'y a personne dans la grotte.

Les fugitifs mettent un mois pour parvenir à Yathrib. Dans la ville de Quba, aux portes de Médine, Muhammad demande à Abu-Bakr de lui vendre la chamelle sur laquelle il a voyagé car il tient à pénétrer dans Yathrib sur sa propre monture. Cette chamelle entre dans l'histoire sous le nom de "Qaswa" (celle qui a un quart d'oreille coupée). Nous sommes le 24 septembre 622, toutefois l'hégire ne commence pas à cette date, mais le 16 juillet précédent qui est le début de l'année lunaire (année de 354 jours). Yathrib sera désormais connu sous le nom de "al-madina" (Médine, la ville).

Où s'installer ? Muhammad ne veut pas dépendre de l'hospitalité de l'une ou l'autre famille car il désire conserver sa liberté. La tradition rapporte qu'il aurait laissé sa chamelle trouver l'endroit en déclarant aux habitants: "Laissez aller cette monture, car elle a reçu l'ordre divin". Après avoir erré pendant longtemps dans les ruelles, la chamelle s'accroupit dans un terrain vague que Muhammad achète. Il y fait construire un lieu de culte qu'il appelle "masjid" (mosquée). Ce nom vient de masgueda, qui en nabatéen et en syriaque, signifie "lieu où l'on se prosterne". Une cour rectangulaire, semée de sable et de gravier, entourée d'un mur de briques. Côté est, on a bâti deux cabanes pour chacune des deux femmes de Muhammad, car entre-temps, Muhammad a épousé 'A'isha, âgée de neuf ans, fille de son ami Abu-Bakr. Muhammad n'a pas d'habitation personnelle, il séjourne à tour de rôle chez ses femmes. Il reçoit dans la cour les délégations des tribus voisines, traitant les affaires et prononçant des sermons. On y fait aussi la prière en commun. En l'an 7, Muhammad fit construire une estrade (minbar) avec deux marches et un siège (maq'ad), d'où il parle à ses fidèles.

L'enthousiasme du début s'est vite refroidi. D'un côté il y a, dans la population de Médine, des musulmans sincères. On leur donne le nom de "Ansar" (auxiliaires), pour les distinguer des Mecquois appelés "muhajirun" (les émigrés). Mais il y a tous ceux qui font semblant d'adopter la nouvelle religion, les Munafiqun (hypocrites). Les Ansar, plus nombreux que les "Muhajirun" concluent avec Muhammad une alliance qui fait du Prophète le chef incontesté. C'est la constitution de Médine, que Muhammad étendra en contractant des pactes avec les tribus juives et arabes.

Ces tribus ayant conclu un pacte avec Muhammad forment une sorte de confédération rassemblant des groupes:
- les émigrés mecquois
- les auxiliaires médinois
- les tribus juives.

Les membres des deux premiers groupes sont des "muslimun" (musulmans), tandis que les membres du troisième groupe ont un statut de protégés jouissant des mêmes droits à condition de ne pas léser les membres des deux premiers groupes. Quant à ceux qui rejettent le nouveau pouvoir, comme les Mecquois, ils sont les "Kafirun" (infidèles).

Chaque groupe conserve son chef. Muhammad a un statut particulier. Il est non seulement le prophète et le chef des émigrés, mais aussi le chef des croyants des autres groupes. Pour conserver cette autorité à la fois morale et politique, Muhammad devra se doter d'une force armée, d'autant plus que les émigrés mecquois se trouvent dans une situation précaire. Ils ont fui La Mecque avec peu de choses et ne peuvent pas continuer à vivre de l'hospitalité des Médinois. Ils ne possèdent aucune terre à cultiver; la faim et la maladie les guettent. Ils vont donc renouer avec la bonne vieille tradition du désert, "la razzia". Muhammad poursuit sans doute un but plus large: rehausser son prestige politique et spirituel et conquérir La Mecque où se trouvent des gens riches et prestigieux.

En général la "razzia" se contente de capturer les chameaux d'une tribu hostile sans effusion de sang. Parfois, cependant elle dégénère en conflit ouvert avec rapt de femmes et d'enfants.

Les émigrés ne peuvent s'en prendre aux tribus voisines dont les caravanes passent à proximité car ce serait mécontenter les Médinois. Ils doivent se tourner vers les caravanes mecquoises qui passent à une centaine de kilomètres de Médine. Il faut donc organiser de véritables expéditions.

En décembre 623, les musulmans s'emparent d'un important butin au cours d'un premier raid, le raid de Nakhla. Mais un Mecquois a été tué et cela au cours d'un mois sacré, le mois de rajab, où il est interdit de verser le sang. C'est donc la réprobation générale, mais une révélation divine survient pour affirmer que les péchés des Mecquois dépassent en gravité le meurtre commis pendant un mois sacré.

Ce n'est qu'une première occasion. En mars 624, deuxième année de l'hégire, une autre occasion se présente lors du passage d'une importante caravane de mille chameaux escortés par plusieurs dizaines de commerçants quraychites, sous la conduite d'Abu-Sufyan. Muhammad s'embusque près du puits de Badr, avec quelque trois cents hommes, dont quatre-vingt-dix émigrés, les autres étant des Médinois. Ce fut une bataille rangée avec soixante-quatorze morts et quarante prisonniers du côté mecquois et seulement quatorze morts dans la troupe de Muhammad. Désormais, on ne parle plus de "razzia", mais de "jihad" (guerre sainte) contre les ennemis d'Allah.

"Jihad" signifie un effort tendu dans un but déterminé. Pour les croyants, c'est l'effort sur soi-même en vue d'un perfectionnement moral et religieux. Il prend désormais le sens d'action armée en vue de la défense et de l'expansion de l'islam. Cette action doit toutefois être tempérée par un autre principe qui accorde le droit d'exister aux peuples du Livre (juifs et chrétiens).

En 625, les Mecquois se décident à laver l'affront de Badr. Ils lèvent une armée forte de trois mille hommes commandés par Abu-Sufyan et marchent vers Médine. Muhammad attend l'ennemi au pied du mont Uhud, hors de la ville. Il croit disposer d'un millier d'hommes, mais trois cents Hypocrites l'abandonnent lorsque la bataille s'engage. Néanmoins Muhammad est sur le point de triompher lorsque ses troupes, négligeant ses ordres, se ruent sur le butin. Les Mecquois se ressaisissent et chargent les Médinois qui sont écrasés. Hamza, l'oncle de Muhammad, y perd la vie. Les Mecquois, vainqueurs, n'entrent pas à Médine, sans doute pour signifier que l'expédition n'est pas dirigée contre la ville, mais contre Muhammad. Celui-ci voit sa position devenir critique ; juifs, idolâtres et "Hypocrites" relèvent la tête. Il faut toute la cohésion des fidèles pour maintenir l'autorité de Muhammad.

En mars 627, les Mecquois reviennent à l'attaque avec une armée de dix mille hommes toujours commandés par Abu-Sufyan. Sur les conseils d'un esclave persan, Salman al-Farisi, une tranchée est creusée en six jours et trois mille hommes armés se retranchent derrière celle-ci. Les Mecquois ne réussiront pas à franchir cet obstacle. Au bout de deux semaines, une violente tempête ravage le camp des Mecquois qui abandonnent la partie. Une fois de plus la victoire est assurée grâce, aux yeux des croyants, à une intervention divine.

Depuis la bataille de Badr, l'hostilité couve entre les juifs et les musulmans. Des incidents mineurs donnent prétexte à des répressions sanglantes. Une bédouine, mariée à un musulman, se rend au souk juif de Qaynuqa'. Des jeunes juifs se moquent d'elle et la pousse à enlever son voile. Un commerçant réussit à fixer ses jupes avec une épingle de telle sorte que lorsqu'elle se leva, elle découvrit toute la partie inférieure de son anatomie. L'honneur des musulmans est en jeu. Le commerçant fut battu par un musulman, lui-même battu par un juif. Muhammad réagit en assiégeant la tribu coupable et la contraignit à abandonner tous ses biens. Deux autres tribus juives, les Nadhir et les Qurayza, affichent ouvertement leur hostilité.

Lors de la bataille du fossé, la tribu des Qurayza a ouvertement pris parti pour les Mecquois. Muhammad décide d'en finir avec les juifs.

Jusqu'alors, il avait espéré que les juifs accepteraient facilement la nouvelle religion car les deux religions avaient beaucoup de choses en commun. C'est pourquoi, la qibla était toujours Jérusalem pour les musulmans. En 624, il change la qibla qui ne sera plus Jérusalem, mais La Mecque. En 625, il expulse les Nadhir qui, encouragés par les Hypocrites, décident de résister. Vaincus, ils doivent abandonner leurs biens. En 627, après la bataille du fossé et la défection de la tribu des Qurayza, un millier de juifs, membres de cette tribu, furent exécutés à la requête des Médinois, musulmans de souche. Si Muhammad rend ce jugement exécutoire, c'est que l'homme d'État l'emporte sur l'homme de Dieu.

Muhammad s'est ainsi débarrassé des tribus juives de Médine, mais la situation reste précaire, car il est pris en tenailles entre les Infidèles de La Mecque et les juifs de Khaybar. C'est alors, en 628, que Muhammad annonce son intention, à la suite d'un rêve, de se rendre en pèlerinage à La Mecque, sa ville natale. Il se présente avec un millier de compagnons, sans armes, revêtus du costume de pèlerin. Les Mecquois ne savent que faire. D'un côté, ces gens sont leurs pires ennemis, de l'autre ce sont des pèlerins à qui l'on ne peut interdire l'entrée de la ville. Un accord est conclu, le pacte de Hudaybiyya, où Muhammad a établi son campement, permettant à Muhammad de disposer de La Mecque, dès l'année suivante, pendant trois jours.

En 628, Muhammad s'empare de Khaybar, riche palmeraie protégée par sept forteresses, où la tribu des Nadhir avait trouvé refuge. Certains juifs sont emmenés en captivité dont une belle jeune fille, Safiyya, que Muhammad prend pour épouse.

En 629, Muhammad fait donc le pèlerinage à La Mecque comme l'y autorise l'accord de Hudaybiyya. À La Mecque, la situation a changé. Abu-Lahab, l'oncle irréductible, est mort en 624. C'est un autre oncle, 'Abbas, qui est devenu le chef du clan. Celui-ci est prêt à des concessions, comme d'ailleurs Muhammad qui, pour montrer sa bonne volonté, contracte de nouveaux mariages, sans doute politiques: Maymina, la soeur de 'Abbas et Umm Habiba, la fille du puissant Abu-Sufyan.

En 630 Muhammad prend prétexte du meurtre d'un musulman pour lever une armée de dix mille hommes et marcher sur La Mecque. Abu-Sufyan s'est converti, il persuade donc les Mecquois d'accepter les conditions du prophète. Celui-ci entre donc en triomphateur le 11 janvier 630, se dirige vers la Kaaba, fait abattre les idoles et déclare sacrée l'enceinte du sanctuaire.

Pour désigner les idoles, les Arabes emploient le mot "sanam" (pl. asnam) qui désigne un objet d'un volume quelconque en pierre, en bois ou en métal. Beaucoup étaient en pierre comme Al-Lat, d'autres étaient des arbres comme Al-'Uzza. Il y avait aussi des statues comme Hubal. La Pierre Noire qui subsiste aujourd'hui est une survivance de ce culte ancien.

Les Quraychites se convertissent ainsi que de nombreuses tribus bédouines. Des chefs religieux chrétiens signent des traités où ils acceptent de payer un tribut pour jouir de la protection des musulmans. Un véritable état prend naissance, un état théocratique, avec Médine pour capitale et La Mecque pour sanctuaire sacré.

De nombreux versets sont révélés pour organiser juridiquement et politiquement le nouvel état. Muhammad se révèle un remarquable chef d'état, si bien que Médine devient une Métropole puissante attirant les peuples des environs: Perses, Syriens, Egyptiens, Yéménites, Irakiens.

Quant à Muhammad, il vit à Médine avec ses neuf épouses, une ou deux épousées par amour et passion, les autres pour se conformer aux coutumes du désert où il faut accorder aide et protection aux veuves sans défense, ou encore pour des raisons politiques:

- Sawda, épousée avant l'hégire, quelque temps après la mort de Khadidja
- 'A'isha, la fille d'Abu-Bakr
- Hafsa, fille de 'Umar
- Umm Salama, veuve d'un de ses cousins
- Zaynab, femme de Zayd, son fils adoptif
- Safiyya, la jolie captive juive
- Juwayriya, fille du chef des Banu-l-Mustaliq
- Umm Habiba, fille d'Abu-Sufyan
- Maymuna, belle-soeur de son oncle 'Abbas sans compter quelques concubines comme Maria, la chrétienne et Rayhana, la juive.

Muhammad établit pour lui-même et pour les musulmans, une règle de stricte justice pour le traitement des épouses. Il rend caduques les coutumes selon lesquelles les femmes n'ont aucun droit. Certes ce n'est pas l'égalité des droits entre hommes et femmes, mais c'est une sérieuse avancée. Les filles auront leur part d'héritage, même si c'est seulement la moitié des parts réservées aux garçons. Il est vrai que les filles sont libres d'obligations tandis que les fils ont toutes sortes d'obligations envers la famille. De plus, les filles pourront devenir financièrement indépendantes et se marier hors du clan. De nombreuses dispositions sont prises pour lutter contre la corruption morale et financière.

En 632, Muhammad conduit un dernier pèlerinage à La Mecque, le Pèlerinage de l'adieu. Très rapidement, il retourne à Médine car il est fiévreux, en proie à de violents maux de tête. Le 26 mai, il appelle Usama, l'un de ses chefs militaires, à qui il confie une expédition vers les confins de l'empire byzantin.

Le 8 juin 632, il se lève et se sent mieux et le bruit court que le prophète est guéri. Mais dans la journée, revenu sur son lit, il se met à délirer et réclame de quoi écrire pour préserver ses fidèles de l'erreur. L'assistance est perplexe et il en résulte un grand tumulte si bien que Muhammad leur fait signe de s'éloigner. 'A'isha le voit se lever et croit l'entendre dire "le compagnon le plus haut". Elle sait que l'ange Gabriel lui est apparu une dernière fois et elle s'aperçoit qu'il est mort; une mort soudaine à laquelle personne ne s'attendait.


C. La Succession

Muhammad ne laisse donc aucun écrit réglant la question de la direction de la nouvelle religion et de la nouvelle communauté. Celle-ci doit-elle être assurée par ses descendants directs ('Ali, son gendre et cousin), par un de ses compagnons convertis de la première heure (Abu-Bakr), ou par un "ansar" (auxiliaire médinois) ? Finalement, c'est Abu-Bakr, un vieil homme sage connu pour sa bonté et sa piété, beau-père de Muhammad - celui-ci a épousé sa fille, 'A'isha - qui recueille l'adhésion de tous, encore que 'Ali est persuadé qu'il a été implicitement désigné par son beau-père, mais il préfère accepter le choix d'Abu-Bakr pour préserver l'unité de la communauté. Ce dernier prend le titre de "khalifa" (calife, le successeur ou le vice-roi). Il règne pendant deux ans seulement (632 à 634). Avec l'appui de son fidèle lieutenant, Khalid ibnu'l-Walid, il parvient à consolider la communauté en réprimant plusieurs tentatives de rebellions. Il est aussi le créateur du premier "diwan" (administration califale) de l'armée (répartition des soldes) et de celui des villes (inventaire des villes pour la perception de l'impôt).

'Umar ibnu'l-Khattab succède à Abu-Bakr qui l'aurait désigné. 'Umar est aussi un premier disciple mecquois, également beau-père de Muhammad qui a épousé sa fille, Hafsa. Il règne de 634 à 644 et prend le titre de "Amiru'l-mu'minin" (commandeur des croyants). 'Umar est un conquérant infatigable. Il soumet la Syrie (perdue par les Byzantins à la bataille de Yarmouk en 636), l'Irak (perdu par les Perses à la bataille de Qadisiyya). Jérusalem est conquise en 638, la Perse en 641, l'Égypte de 639 à 642, Tripoli dans le Maghreb en 643. C'est 'Umar qui adopte l'ère musulmane à partir de la fuite à Médine. Il meurt assassiné par un esclave persan et est enterré près de Muhammad. Il a désigné un collège de six membres pour nommer son successeur.

Ce collège élit 'Uthman ibnu'l-Affan, qui a épousé Ruqayya, fille de Muhammad. 'Uthman règne de 644 à 655. Il fait partie de l'aristocratie mecquoise. Il favorise sa famille sans vergogne. Il est soupçonné de disposer personnellement du trésor public. Ses gouverneurs de province, dont son neveu Mu'awiya [69] à Damas, commettent des abus. Le népotisme de 'Uthman soulève le mécontentement de 'Ali et de 'A'isha, rejoints par d'autres mécontents. On lui doit la première fixation du texte du Coran. Finalement, 'Uthman est assassiné par un groupe de conjurés conduits par le fils d'Abu-Bakr. Mu'awiya n'hésite pas à accuser 'Ali d'être l'instigateur de ce meurtre.

Le quatrième calife (ceux que l'on appela "les bien-guidés") est 'Ali (656-661). Mais il ne fait pas l'unanimité. 'A'isha s'oppose à lui et 'Ali doit lui livrer bataille près de Bassora (bataille du chameau en 656). 'A'isha et ses partisans sont vaincus. Elle est renvoyée à Médine où elle restera jusqu'à sa mort.

La puissante province de Syrie, gouvernée par Mu'awiya, s'oppose également. Mu'awiya reçoit le soutien du gouverneur d'Égypte, 'Amr ibnu'l-'As. Quant à 'Ali, il cherche le soutien des Irakiens. La guerre est inévitable. Les deux armées s'affrontent en 657 dans la plaine de Siffin, sur l'Euphrate et le combat tourne à l'avantage de 'Ali quand 'Amr ibn al-'As conseille à ses troupes d'attacher des feuilles du Coran à leurs lances. La ruse réussit, les partisans de 'Ali cessent le combat et l'on convient de chercher une issue par l'arbitrage.

Aussitôt, une fraction de l'armée de 'Ali sort (kharaja: sortir) des rangs. Ainsi naît la secte des Kharidjites, désormais ennemis de Mu'awiya (les sunnites) et de 'Ali (les chiites). L'arbitrage a lieu en 658 et 'Ali est convaincu de complicité dans le meurtre de 'Uthman. Bien que destitué du Califat, au profit de Mu'awiya, 'Ali conserve des partisans, mais il doit lutter contre les Kharidjites qui massacrent tous ceux qui refusent de se rallier à eux. Finalement 'Ali est assassiné par un Kharidjite en 661 à sa sortie de la Mosquée de Kufa.


D. Les Sunnites

a. Les Omeyyades (661-750)


Le pouvoir reste donc aux mains de Mu'awiya, mais il ne s'exerce réellement que sur la Syrie et l'Égypte. Car l'Irak et la Perse restent un foyer de rébellion chiite et kharidjite. Les chiites ne reconnaissent pas le pouvoir des Omeyyades et restent fidèles aux descendants directs du Prophète, les Imams, qui furent souvent éliminés physiquement par les Califes.

Il se crée une dynastie de treize califes qui établissent leur capitale à Damas, La Mecque et Médine restant des lieux de pèlerinage. La population de ces contrées est encore en majorité juive et chrétienne. Mais il se produit de nombreuses conversions, chez les juifs, voire chez les zoroastriens, mais surtout chez les chrétiens, tout heureux de voir l'exploitation des populations par les Byzantins prendre fin.

Sous Yazid, fils de Mu'awiya, il y eut la célèbre bataille de Karbila et le martyre de l'Imam Hysayn. Mais Yazib doit aussi maîtriser la rébellion de 'Abdu'llah ibn Zubayr, petit-fils de Abu-Bakr qui s'était proclamé calife à Médine, représentant les milieux traditionalistes, l'anti-calife en quelque sorte. Une partie des troupes de 'Abdu'llah est exterminée, mais celui-ci doit sa survie à la mort inopinée de Yazid qui avait aussi entrepris la conquête des Berbères d'Afrique du Nord.

Sous Marwan ibn al-Hakam (684-685), il y eut de nombreux conflits avec les Qaysites, partisans de Ibn Zubayr qui perdit l'Égypte. La Syrie est donc réunifiée quand arrive le règne de 'Abdu'l-Malik ibn Marwan (685-705). Il doit reprendre la lutte contre Ibn Zubayr, toujours maître de La Mecque et contre le frère de celui-ci qui contrôle l'Irak. Il finit par triompher des deux et par rétablir l'unité de l'empire. Entre-temps, 'Abdu'l-Malik avait fait construire une mosquée à Jérusalem, appelée indûment mosquée de 'Umar, afin de contrecarrer l'influence de La Mecque comme lieu de pèlerinage.

Sous Walid Ier (705-715) la Jihad reprend de plus belle sous la forme de conquêtes systématiques (futuhat). Celles-ci mènent les musulmans en Afrique du Nord, en Espagne et jusqu'aux abords de La Loire. En 716, sous Sulayman ibn 'Abdu'l-Malik, Constantinople est prise portant un coup décisif à l'empire byzantin. Ces conquêtes mettent les Arabes en contact avec l'héritage grec qu'il trouve intact en Syrie. La fusion des deux cultures ouvrira les portes aux grandes civilisations sous les Abbassides au Moyen Orient et plus tard en Espagne.

À Sulayman succèdent quelques califes dont il faut surtout retenir Hishan (724-743) sous le règne duquel l'expansion en France s'arrêtera grâce à la victoire de Charles Martel. Mais déjà l'empire est au bord de l'explosion. Les Arabes du Nord, les Qaysites, et les Arabes du Sud, les kalbites, se livrent une lutte acharnée. Les Kharidjites reprennent Kufa, les Chiites se révoltent à leur tour, si bien que le règne de Marwan II (744-750) met fin à la dynastie omeyyade.


b. Les Abbassides

Abu'l-'Abbas al-Saffah, descendant de 'Abbas, l'oncle de Muhammad, se déclare calife en 749. Il prétend avoir reçu en 718 le califat de Abu-Hashim, petit-fils de 'Ali, par sa femme, ancienne captive de la tribu des Banu Hanifa. L'adhésion des chiites est de courte durée car le nouveau califat reste sunnite. En 756 Al-Saffah invite à Kufa, les princes omeyyades à un festin de réconciliation où il les fait massacrer, à l'exception de 'Abdu'l-Rahman al-Dakhil qui fonde le califat de Cordoue en 756.

La nouvelle dynastie, abbasside (750-1258), est fondée par le frère de Al-Saffah, Abu-Ja'far al-Mansur (754-775) qui conquiert l'Arménie et la Cappadoce et installe sa capitale à Bagdad.

L'âge d'or de la dynastie abbasside a lieu sous le règne de Harun ar-Rashid (786-833) (le prince célébré dans "les Mille et une nuits") et de son successeur al-Ma'mun, sous le règne duquel les sciences philosophiques et scientifiques connaissent un essor prodigieux. Al-Ma'mun rêve de réconcilier sunnites et chiites. Aussi annonce-t-il que son successeur sera l'Imam 'Ali ar-Riza (le huitième Imam). Mais celui-ci meurt en 818 et Al-Ma'mun oublie ses promesses.

Sous le successeur de Al-Ma'mun, Al-Mutawakkil, la dynastie abbasside commence à montrer les signes de son effondrement. Le nouveau calife impose des mesures vexatoires aux juifs et aux chrétiens. Il impose également le rite hanbalite, très conservateur en rejetant le mu'tazilisme (interprétation de la doctrine par le recours à la raison) si bien que l'opposition sunnisme-chiisme devient doctrinale aussi bien que politique. Al-Mutawakkil est assassiné en 861. Les Turcs sont influents dans l'armée et l'administration, si bien qu'ils font et défont les Califes.

C'est aussi l'éclatement de l'empire:

- les Aghlabides en Ifriqiya,
- les Routémides au Centre du Maghreb,
- les Idrissides à Fès,
- Les Hamdanides à Mossoul et Alep,
- les Fatimides au Caire,
- les Bouyides chiites en Irak et en Perse,
- les Turcomans.

Les Turcs ou Turcomans, infiltrés dans l'administration, prennent le pouvoir. Leur ancêtre, Seldjouk, s'est converti à l'islam et son clan entreprend la lutte contre les Bouyides chiites en Iran et les Fatimides en Égypte. Mais ils ne peuvent maintenir leur unité. Des Seldjoukides s'installent en Anatolie et en Syrie (1055-1174), tandis que d'autres Seldjoukides s'installent à Rum (1077-1307).

C'est au tour des Kurdes de prendre le pouvoir avec la dynastie des Ayyoubides (1171-1260). Leur principal représentant, Saladin, refait l'unité de la Syrie, de l'Égypte, voire de l'Arabie. Mais à sa mort, l'unité est à nouveau en péril. Les princes ayyoubides recrutent de plus en plus d'esclaves (Mamluk, pl. mamalik) qui prennent le pouvoir à partir de 1250 jusqu'en 1517.

Aux Mamelouks, succèdent les Ottomans qui assurent le Califat de 1288 à 1924 et fondent un empire s'étendant sur le Moyen et le Proche Orient depuis l'Irak jusqu'à l'Égypte et jusqu'en Europe orientale (Hongrie, Bulgarie, Albanie, Yougoslavie etc.).

Les Turcs avaient donc supplanté les Arabes dans le plus grand empire musulman. Au XVIIIe siècle l'Arabie connaît une réaction, qui porte le nom de "wahhabite", sous la conduite de Ibn Sa'ud. Son fils, 'Abdu'l-Aziz Sa'ud est le véritable propagateur de la doctrine wahhabite, un sunnisme strict et sévère qui fait figure d'intégrisme par rapport à la salafiyya, mouvement réformateur fondé en Égypte par Jamalu'd-Din al-Afghani (1838-1897) et Muhammad 'Abduh (1849-1905).


c. Les Berbères

En Afrique du Nord, le pouvoir est aux mains des Berbères avec les Ahmoravides (1056-1117) et les Almohades (1130-1269) auxquels succèdent quelques autres dynasties importantes à Tunis, au Maroc etc.


E. Les Chiites

a. Les Imams


* 'Ali ibn Abu Talib, premier Imam :

Dès la mort du prophète de l'islam, un groupe de croyants s'est formé autour de la descendance de 'Ali, cousin germain et gendre de Muhammad

Né aux environs de 600, 'Ali avait une dizaine d'années lors des premières révélations. Il fut, selon les traditions chiites, l'un des premiers à accepter la mission prophétique de Muhammad. En 622, juste avant l'hégire, Muhammad confia à 'Ali les biens et les personnes dont il était le représentant commercial et financier. Ce "dépôt confié" (amana) a une valeur symbolique ; il préfigure, aux yeux des chiites, la dévolution de l'Imamat (direction de la communauté) tant spirituelle que temporelle [70].

Le fait que 'Ali ait pris la place sur la couche de Muhammad pour lui permettre de quitter La Mecque en toute sécurité, est aussi évoqué comme significatif de son rôle primordial. 'Ali quitta La Mecque peu de temps après pour rejoindre, à Médine, Muhammad dont il épousa la fille, Fatima. Ils eurent plusieurs enfants, dont Hasan et Husayn, ainsi qu'une fille Zaynab.

Quelques semaines avant sa mort en 632, Muhammad, revenant d'un pèlerinage à La Mecque, aurait proclamé dans l'oasis de Ghadir Khum en saisissant la main de 'Ali: "De quiconque je suis le protecteur, 'Ali aussi est le protecteur. Ô Dieu, sois l'ami intime de celui qui est son ami et l'ennemi de celui qui est son ennemi."

Enfin, les chiites évoquent le verset XXXIII, 33 où il est question des "gens du manteau" (Ahl al-kisa'), établissant une relation entre les "gens de la maison" et les "gens du manteau". Cette référence aux "gens de la maison" est confirmée dans Coran III, 61, verset révélé après l'échec de la tentative de conversion pratiquée sur une délégation de chrétiens du Yémen en 631. Ce verset est une Mubahala (ordalie d'exécration réciproque) formulée en présence de 'Ali, Fatima, Hasan et Husayn, appelés comme témoins de la véracité de la nouvelle révélation.

Les textes chiites désignent quelque deux cents personnes dans l'entourage immédiat de 'Ali, reconnus pour leur sagesse ou leur piété. Les spécialistes les appellent "crypto-chiites" car les doctrines chiites ne seront élaborées que plus tard au cours des IXe et Xe siècles. Parmi ces sages, on peut retenir le nom de Ubayy ibn Ka'bu'l-Ansari, dont on reparlera lors de l'histoire de l'élaboration du Coran et Salman al-Farisi, d'origine zoroastrienne et converti au christianisme. Mais la figure de tout premier plan est Fatima, décédée en 632 quelques jours après la mort de son père. 'Ali, comme Muhammad à l'égard de Khadidja, n'eut qu'elle comme épouse aussi longtemps qu'elle vécut.

Fatima a un statut spirituel particulier aux yeux des chiites. Elle sera la première à entrer dans le paradis après la Résurrection et y fera entrer tous les siens et leurs partisans... Elle est désignée comme "la mère de son père", ayant reçu une révélation selon laquelle elle sera à l'origine d'une lignée de sauveurs et son descendant, le dernier Imam (le 7e pour les Ismaéliens, le 12e pour les duodécimains) s'appellera Muhammad comme le Prophète.

Lorsque 'Ali meurt en 661, les sunnites prétendent qu'il ne désigna aucun successeur alors que les chiites affirment qu'il désigna expressément son fils aîné, Al-Hasan, comme Imam et comme calife. On ignore où il fut enterré bien que les chiites situent sa tombe à Najaf, lieu de pèlerinage depuis le VIIIe siècle.

* Al-Hasan ibn 'Ali (661), (al-Mujtaba, le choisi) deuxième Imam :

L'empire est divisé et les partisans de Hasan se préparent de nouveau à la guerre. Mais au bout de six mois, Hasan abdique en faveur de Mu'awiya pour rétablir l'unité de l'empire selon les chiites, contre une forte somme d'argent selon les sunnites (les Omeyyades et les Abbassides évoquent ce fait pour établir que les descendants de Muhammad n'avaient plus aucuns droits sur le Califat, puisque ces droits avaient été vendus par Hasan). Selon les historiens chiites, mais aussi plusieurs historiens sunnites, Hasan aurait fait inclure dans l'accord que le califat reviendrait à la famille du prophète à la mort de Mu'awiya. Il fut aussi convenu que l'on cesserait de maudire 'Ali en chaire et que l'on s'abstiendrait de représailles contre ses partisans. Mu'awiya ne respecta aucune de ces clauses. Hasan se retira à Médine, où il fut assassiné par l'une de ses femmes, Ja'da, fille d'un chef yéménite que les chiites prétendent soudoyée par Mu'awiya. Il est enterré au cimetière chiite du Baqi' à Médine.

* Al-Husayn ibn 'Ali (680), (Siyyid ash-Shuhada, Prince des Martyrs), troisième Imam :

Husayn ne revendique le titre qu'en 680 au moment de l'investiture de Yazid, fils de Mu'awiya, au mépris de la clause prévue dans l'accord consenti par Hasan. Réfugié à La Mecque, il reçoit l'information que les gens de Kufa ont constitué une forte coalition pour l'aider à chasser les Omeyyades. Il part à la tête d'une centaine de personnes, dont tous ses proches, femmes et enfants, ignorant que les Omeyyades ont déjà écrasé la rébellion de Kufa. Le 2 octobre 680, Husayn et ses quelques partisans se trouvent coupés de Kufa dans la plaine de Karbila. Ayant refusé de reconnaître la légitimité de Yazid, il est acculé au combat. Le 10 octobre, l'assaut est donné. Tous, sauf quelques survivants, sont tués. Le caractère sanglant de cet épisode est évoqué par les historiens tant chiites que sunnites. Les 72 compagnons de Hasan sont considérés comme des martyrs. Ils sont ensevelis sur place, lieu d'un des pèlerinages les plus importants du chiisme. Husayn est la figure du martyr par excellence et son retour à la fin des temps a supplanté, chez les chiites, le retour de Jésus pour les Sunnites.

* Abu Muhammad 'Ali, ( Zaynu'l-'Abidin) , quatrième Imam (680) :

Il est un des fils de Husayn. Il n'a pas participé à la bataille de Karbila car il était malade. Il n'a d'ailleurs qu'une douzaine d'années. Sa mère aurait été une princesse sassanide, fille de Yazdigird III, histoire qui permet aux Iraniens de revendiquer leurs liens avec l'imamat, mais histoire aujourd'hui très contestée. La plupart des chiites reconnaissent en lui le quatrième Imam, successeur de Husayn. Il est fait prisonnier et déféré avec quelques femmes vivantes devant Yazid. Il s'installera ensuite à Médine pour y rester toute sa vie consacrée à la prière, au jeûne et à la récitation du Coran. Les sunnites ont consigné toutes les traditions dont il aurait été le rapporteur. À son époque, il ne fut reconnu comme Iman que par un cercle très restreint et n'a jamais cherché à exercer le pouvoir temporel. Selon la tradition chiite, il aurait été empoisonné sur ordre du calife omeyyade Hisham (712-713).

* Muhammad ibn al-Hanafiyya :

En 685, un groupe comprenant des chefs de grandes familles arabes de Kufa prétendirent que le successeur de Husayn était un autre fils, Muhammad, né d'une esclave de la tribu des Banu Hanifa. Celui-ci résidait à Médine, prisonnier en quelque sorte de 'Abdu'llah ibn Zubayr, l'anti-calife de La Mecque. Ses partisans ne reconnaissent donc que quatre Imams, car il est déjà le Muhammad annoncé à Fatima, considéré comme le Mahdi (le bien-guidé).

Lorsqu'il disparaît, un groupe affirme qu'il n'est pas mort, mais occulté à Radwa en attendant sa réapparition pour rétablir la justice dans le monde. Un autre groupe soutient qu'il a transmis l'imamat à son fils, Abu Hashim 'Abdu'llah, et forme la secte des Hashimiyya qui se divisera encore par la suite pour introduire l'idée que l'esprit de l'Iman Abu Hashim s'était réincarné dans d'autres personnages reconnus comme Imams. C'est au sein de ces divisions hétérodoxes (Kaysaniyya, Mukhtariyya, Hashimiyya) que prennent naissance les idées d'occultation et de retour (métempsycose, réincarnation ou réapparition), idées qui se retrouvent plus tard dans le chiisme duodécimain.

* Muhammad al-Baqir (Celui qui ouvre le savoir), cinquième Imam (713) :

Il est le fils de 'Ali Zaynu'l-'Abidin. C'est lui que la plupart des chiites reconnaissent comme cinquième Imam. Surnommé Abu-Ja'far, il est né à Médine et y vécut jusqu'à sa mort en 733, empoisonné selon la tradition chiite, tout aussi contestée par plusieurs historiens. Il est enterré avec son père au cimetière Baqi de Médine. Il est considéré pour sa science, même par les Sunnites qui reconnaissent comme authentiques plusieurs traditions rapportées par lui. Il ne se mêla à aucune activité politique.

* Zayd ibn 'Ali :

Sans doute à cause de ce désintéressement de la politique chez Muhammad al-Baqir, un groupe de chiites proclama que l'imamat avait été transféré au frère de Muhammad al-Baqir. Celui-ci fut tué à Kufa, en 740, lors d'un soulèvement contre le calife omeyyade, Hisham. Son fils, Yahya ibn Zayd, connut le même sort en 743 en se révoltant contre le Calife Al-Walid. C'est l'origine du Zaydisme (Zahidiyya), qui compta jusqu'à huit subdivisions. Leur doctrine, bien que chiite, est très proche du sunnisme, en admettant que l'Imam devait être choisi par consultation dans la famille de Fatima.

* Ja'far al-Sadiq (le fidèle), sixième Imam (733) :

Fils de Muhammad al-Baqir, né entre 699 et 705 à Médine. C'est un homme pieux consacrant sa vie à l'étude des traditions et du droit. Il joue un grand rôle dans l'élaboration du corpus du droit imamite. Il est célèbre par ses prémonitions, par sa science tant ésotérique qu'exotérique. Il n'a pas voulu se mêler à l'activité politique pourtant il vit à l'époque où le pouvoir bascule des Omeyyades vers les Abbassides. Il vit sans être inquiété, bien que les chiites affirment qu'il a été empoisonné en 765 sur ordre du calife abbasside al-Mansur. Il est enterré aux côtés de son père et grand-père au cimetière Baqi de Médine.

* L'Ismaélisme :

Ja'far avait plusieurs fils. L'un d'eux Isma'il, apparemment choisi pour recevoir l'imamat, mourut entre 750 et 755, donc avant la mort de son père. Un groupe considéra que l'Imamat lui avait été conféré et qu'il vit donc, en tant que Mahdi, en occultation. Ce groupe est appelé septimain (reconnaissant sept Imams) ou Ismaélien (Isma'iliyya).

L'ismaélisme s'est divisé en deux groupes principaux:

- Les Qarmates qui reconnaissent comme Mahdi, Muhammad ibn Isma'il.

- Les Fatimides qui, au contraire, proclament Mahdi en 909, un certain 'Ubaydu'llah. Après des révoltes sanglantes en Syrie, ils font la conquête de la Tripolitaine, puis de l'Égypte et installent leur capitale au Caire en 973 sous le califat fatimide d'al-Mu'izz, premier d'une succession de 14 califes-imams (973-1171) se prétendant issus d'Isma'il. Les Fatimides se montrent tolérants envers les populations non musulmanes. Ils développent l'urbanisme, l'agriculture, les arts et les sciences et fondent l'Université Al-Azhar, au Caire. Pour un temps, la tolérance est interrompue sous Al-Hakim, qui persécutent chrétiens, juifs, sabéens, musiciens et astrologues. En 1010, al-Hakim fait incendier l'église du Saint Sépulcre à Jérusalem. En 1017, il se proclame l'incarnation de la divinité, croyance qui sera défendue par Muhammad al-Darzi, fondateur des Druzes. Ceux-ci ne pourront toutefois pas s'imposer en Égypte et se réfugieront à partir de 1021 dans la Montagne du Liban.

De la banche ismaélienne, septimaine, émanent également:

- Les Tayyibites au Yémen et en Inde.

- Les Nizarites dont font partie les fidèles de l'Agha Khan à partir du XIXe siècle. C'est une dissidence de cette branche qui s'établit dans la forteresse d'Alamut, sous la conduite d'un Persan, Hasan-i-Sabbah, dont on prétend qu'il stimulait le zèle de ses fidèles en leur distribuant du hachich avant de les envoyer exécuter des ennemis. Ce serait de l'adjectif Hashishi que proviendrait le mot "assassin". Pour d'autres, l'étymologie vient de "Assas" (gardien). Pour d'autres encore, le mot signifie simplement "fou" ou "irresponsable".

* Musa Al-Kazim (le caché), septième Imam pour les duodécimains (765) :

À cause de tous les mouvements décrits ci-avant, la persécution reprit sous les Abbassides et Musa fut emprisonné par les califes al-Mahdi et Harun ar-Rashid. Il mourut en 799 à Bagdad et fut enterré à Kazimayn, à proximité de Bagdad.

* 'Ali Ar-Rida, huitième Imam (799) :

Il fut choisi en 816 par le calife abbasside, al-Ma'mun, pour lui succéder. Mais devant l'opposition des provinces irakiennes, celui-ci dut renoncer à son projet. De retour à Bagdad avec le calife, il aurait été empoisonné en 818. Il est enterré à Mashhad.

* Muhammad al-Jawad (le magnanime) ou at-Taqi (le pieux), neuvième Imam (818). :

Il n'a que sept ans, lorsqu'il succède à son père. Il fut également empoisonné à l'âge de 24 ans en 835 et est enterré aux côtés de son grand-père à Kazimayn.

* 'Ali al-Hadi (le guide) ou al-Naqi (le pur), dixième Iman (835) :

Il connut la persécution du calife al-Mutawakkil. Transféré à Samarra, il y mourut en 868 à l'âge de quarante ans, vraisemblablement empoisonné.

* Al Hasan al-'Askari ou al-Zali (l'intègre), onzième Imam (868) :

Il est né dans le camp militaire al-'Askari et meurt empoisonné en 874, encore tout jeune après avoir vécu sous une étroite surveillance. Il est considéré comme le dernier Imam visible par les duodécimains.

* Les Alaouites :

Les Alaouites (appelés aussi Nusayris du nom du fondateur Muhammad ibn Nusayr al-Mamiri) affirment que le onzième Imam est une incarnation de l'Esprit Saint, de même que Muhammad ibn Nusayr. Mais des recherches plus approfondies montrent que le véritable fondateur du mouvement alaouite serait un certain Khasibi. Les Alaouites sont les héritiers de ceux qui, à Kufa, ont été surnommés ghulat (ceux qui ont exagéré le rang des Imams en les considérant comme incarnation divine).

* Muhammad al-Mahdi, douzième Imam (974) :

Selon la doctrine duodécimaine, le onzième Imam, aurait eu un fils, né vers 869. Il aurait disparu en 874 presque au moment de la mort de son père en 874, alors qu'il avait entre cinq et huit ans. La tradition rapporte qu'il s'enfonça dans le sous-sol de sa maison auquel on accédait par un escalier, là où son père avait établi son oratoire pour ses dévotions.

Pour les duodécimains, l'Imam n'est pas mort. Il vit en occultation (ghayba) pour réapparaître à la fin des temps. Il est invoqué sous de nombreux noms:

- Hujja (garant de Dieu)
- Qa'im bi-amri'llah (Celui qui se lèvera sur l'ordre de Dieu).
- Qa'im al-Muhammad (Celui qui, de la famille de Muhammad, se lève, ressuscite).
- Al-Mahdi (le guidé, le sauveur).
- Al-Muntazar (celui qui est attendu).
- Sahibu'z-Zaman (le Seigneur du temps, de la fin des temps).
- Sahibu'l-Amr (le Seigneur de l'ordre divin)
- Qa'imu'l-Qiyama (Celui qui se lève au jour de la résurrection).

De 874 à 941, l'Imam caché reste en communication avec ses fidèles par l'intermédiaire de personnages qui portent de nom de Bab (Porte), safir (ambassadeur) ou na'ib (remplaçant) et par qui il communique ses instructions et ses enseignements. C'est l'occultation mineure (ghayba sughra). La liste canonique en retient quatre:

- 'Uthman ibn-'Amri qui avait été le secrétaire des dixième et onzième Imams.
- Muhammad ibn 'Uthman
- Abul-Qasim Husayn ibn Ruh an-Nawbakhti
- Abu-l-Husayn 'Ali, ibn Muhammad al-Salmani.

Comme il n'y a plus d'intermédiaire désigné, l'occultation devient majeure (ghayba kubra) qui doit durer jusqu'au retour de l'Imam lui-même.


b. Les dynasties favorables à l'Imamat

Le chiisme, contrairement à ce qu'on peut croire, n'est pas né en Iran. C'est surtout en Irak et en Arabie que s'est répandu le chiisme avec ses formes antérieures aux duodécimains.

1° Premières dysnaties:

- Zaydisme: un empire zaydite, fondé par un fils de Hasan, le deuxième Imam, vit le jour en 864 au sud de la Mer Caspienne. Annexé en 900 à l'État sunnite des Samanides, il fut reconstitué en 914 et se maintint jusqu'en 1126, époque où il fut supplanté par les Ismaéliens d'Alamut, installés au Nord de l'Iran.

- Rassides: Cet état est fondé par un autre fils de Hasan, en 897 à Sa'da, au Yémen. Il s'y maintint jusqu'en 1454, date à laquelle les Rassides sont supplantés par les Tahirides, puis par des Zaydites au XVI siècle. Le dernier Imam zaydite a été déposé à Sa'da en 1968, après que la république ait été proclamée en 1962.

2° Chiisme ismaéliens:

- Qarmates: Au début (IXe et Xe siècles), les Qarmates ne faisaient qu'un avec les Fatimides. Ils s'en séparèrent lorsque leur fondateur, Hamdan Qarmat, reconnut un certain 'Ubaydu'llah comme Mahdi. Ils se répandirent au Yémen, en Irak dans la région de Kufa et au Bahreïn. Ils firent des incursions sanglantes à Basra, Bagdad, Mosul et même La Mecque en 930 d'où ils emportèrent la Pierre noire, restituée en 951. Ils continuèrent à menacer le Califat sunnite jusqu'en 1057.

- Les Fatimides: Ils tirent leur nom de Fatima, dont ils se disent les descendants par Isma'il. Ils choisirent Salamiyya, en Syrie, pour capitale et s'étendirent au cours du Xe siècle en Afrique du Nord où ils détruisirent les dynasties kharijites locales. En 973, le Calife fatimide al-Mu'izz s'installe au Caire jusqu'en 1171 où le dernier calife fatimide fut chassé par l'Ayyoubide, Salahu'd-Din (Saladin).

- Nizarites: Le Nizarisme fut fondé à la suite des querelles dues à la succession du Calife fatimide Nizar, dépossédé de ses droits par son frère cadet, al-Musta'li. Un Persan, Hasan-i-Sabbah, prit parti pour Nizar et se rendit au Caire où il ne put s'imposer. Après plusieurs pérégrinations, il parvint à s'emparer de la forteresse d'Alamut d'où il menaça les pouvoirs en place à la tête de ses Hashishi. Ses successeurs se maintinrent à Alamut jusqu'en 1251 d'où ils furent chassés par les Mongols.

- Khojas: Une branche nizarite s'était fixée en Inde au XIe siècle. Elle fut rattachée aux partisans de l'Agha Khan [71] en 1866. Leur doctrine est fortement tintée d'hindouisme ; ils présentent 'Ali comme la dixième incarnation de Vishnu, le Kalki.

Les duodécimains eurent aussi leurs défenseurs. De 980 à 1010, environ, les chiites sont majoritaires dans l'empire car les califes abbassides n'ont conservé leur influence que sur une petite partie de l'Irak et sur le Khurasan.

3° Chiisme duodécimain:

- Hamdanides: Originaires de la tribu arabe des Taghlib, ils fondèrent une dynastie indépendante qui s'implanta à Mosul de 935 à 978 et à Alep de 944 à 1015.

- Bouyides: D'origine iranienne, ils se rallièrent à l'Imamisme en 958. C'est à leur époque que le douzième Imam est censé être entré en occultation. Ils favorisèrent les sciences et la philosophie et accueillirent de nombreux savants.

- Dynasties locales: De nombreuses dynasties locales favorables à l'Imamisme s'implantèrent en Iran et en Irak

- Safavides: En 1501, le premier Shah safavide, Shah Isma'il (1487-1524) fit du chiisme duodécimain la religion officielle de l'empire persan. Cette situation se maintint en dépit de tentatives sporadiques de revenir au sunnisme ou de créer une fusion entre ces deux branches de l'islam. Finalement le chiisme duodécimain resta la religion officielle de l'Iran sous:

- Les Qajar (1796-1925).

- Les Pahlavi (1924-1979)

- La Révolution islamique (1979-...).


II. Le Coran

A. Histoire de sa rédaction


Que le Coran soit un texte dicté à Muhammad dans la forme où nous le connaissons aujourd'hui est un mythe à ranger avec ceux qui font de l'Ancien ou du Nouveau Testament "La Parole de Dieu". Dans le Coran se trouve souvent exprimée l'idée qu'Allah possède la loi divine, qu'il a consignée intégralement sur une tablette bien gardée et que cet archétype possède non seulement le Coran, mais toutes les Écritures révélées par les prophètes antérieurs. Ces Écritures envoyées aux prophètes ont d'ailleurs été falsifiées par les sectateurs des religions antérieures à l'islam. Le Coran, quant à lui, est la reproduction fidèle de cet archétype.

S'il faut prendre cette affirmation avec prudence, il y a néanmoins une nuance importante. Ce qui nous a été transmis par l'Ancien et le Nouveau Testament est le témoignage de plusieurs auteurs qui ont écrit quelques décennies après la mort de Jésus ou plusieurs siècles après Moïse. Le Coran est, au contraire, une collection de paroles exprimées par Muhammad lui-même, transcrites ou mémorisées de son vivant. Il fallut toutefois un certain temps avant que ne soit fixé le texte tel que nous le connaissons.

Il faut aussi faire un bref procès à l'idée que Muhammad était un illettré. Certes dans la sourate VII, 156, Muhammad est appelé "an-Nabi al-ummi". "Ummi" a le sens d'ignorant. On a donc traduit généralement prophète illettré ou prophète ignorant. Il faut comprendre prophète des illettrés. Dans la sourate LXII, il est déclaré que "Lui (Allah) a envoyé parmi les ummi un Apôtre issu d'eux".

At-Tabari, dans son commentaire des traditions remontant à Ibn 'Abbas écrit que "les Ummiyun sont des gens qui ne déclarent véridique aucun Apôtre envoyé par Allah, ni aucune écriture révélée par Lui, mais qui forgent une "écriture" de leurs mains."

Le terme Ummi désigne donc les Arabes païens qui n'avaient accepté ni le judaïsme, ni le christianisme et vivaient donc dans l'ignorance de la loi divine.

Il est certain qu'à l'époque de Muhammad, nombreux étaient ceux qui ne savaient ni lire, ni écrire. Il semble bien que Muhammad n'était pas de ceux-là, comme le confirment certaines traditions, notamment celle où Muhammad, à l'article de la mort, réclame de quoi écrire [72]. L'accent mis sur "l'ignorance" de Muhammad a certainement un but apologétique, pour prouver le miracle du Coran qui, dès lors, ne peut être que l'oeuvre de Dieu ou de l'Esprit Saint.

La sourate LVII dit que Muhammad est issu des "Ummi", c'est-à-dire ceux qui n'avaient pas connaissance des Écritures juives et chrétiennes. Il semble donc certain que Muhammad n'avait pas lu, ni étudié ces écritures. Mais dire qu'il n'en avait aucune connaissance est sans doute exagéré, car au cours de ses voyages avec les caravanes de son oncle, puis de son épouse, il a rencontré des moines chrétiens et des juifs qui ne lui donnent toutefois qu'une connaissance orale. La révélation suppléera à cette lacune.

Une autre question se pose. Muhammad a-t-il de son vivant procédé ou fait procéder à la rédaction de recensions des versets révélés ? Il est certain qu'il n'avait pas noté les toute premières révélations, qu'il recevait avec frayeur et dans une grande confusion. Il a dû, dans un premier temps du moins, les communiquer oralement à ses proches. Dans la première période, celle de La Mecque avant l'hégire, certains versets ont dû être mis par écrit comme en témoigne l'histoire de la conversion de 'Umar, qui trouve un musulman lisant des versets à sa soeur et à son beau-frère. Pendant la période de Médine, la tradition confirme que des compagnons lui servaient de secrétaires et notaient donc ce qu'il révélait. Par ailleurs, il est fait allusion à la nécessité de recourir à la mémoire de ceux qui connaissaient des versets par coeur pour compléter les recensions ultérieures. Il semble donc que tous les versets révélés n'aient pas été notés par écrit.

On doit aussi admettre que Muhammad, de son vivant, ne fit procéder à aucune recension complète de la révélation. Si tel avait été le cas, il n'aurait pas été nécessaire de le faire après son décès car personne n'aurait osé faire une recension différente de celle du prophète. On peut se poser la question de savoir pourquoi Muhammad ne l'a pas fait. Des réponses ont été avancées, comme par exemple le fait que le Coran est d'abord une apocalypse annonçant la résurrection prochaine ainsi que le "Jugement dernier".
Dans un tel cas, la consignation par écrit de la révélation est sans utilité. Il faut voir là une argumentation similaire - peut-être inspirée par elle - à celle tenue par les exégètes du christianisme pour qui la fin des temps toute prochaine annoncée par Jésus (ou du moins, par certains des tout premiers disciples, comme Paul) ne justifiait pas des Écrits de la main du Christ.
Une telle argumentation n'est guère convaincante, quand on pense à la période de Médine, pendant laquelle Muhammad organisa un véritable Etat. Un tel Etat n'aurait eu aussi aucune raison d'être si la fin des temps avait été imminente. D'autres pensent qu'il eut été sacrilège pour Muhammad et ses fidèles de faire une copie terrestre de l'archétype céleste et que, par conséquent, la révélation devait être confiée à la mémoire des récitants. Ce ne sont là que des hypothèses et il est préférable de constater que nous ne connaissons pas les raisons pour lesquelles Muhammad n'a pas fait une recension définitive et complète de la révélation.

À la mort de Muhammad, il y a donc deux sources disponibles:

- les versets recueillis par écrit sur toutes sortes de matériaux, os de chameau, cuir, parche-
mins... Ceux-ci ne sont pas encore constitués en sourates, en tout cas pas d'une façon aussi élaborée que dans la version actuelle du Coran.

- les versets conservés par la mémoire des compagnons. Muhammad avait, en effet, instauré
une sorte de culte à Médine. Les fidèles se rassemblaient dans la Mosquée et récitaient ensemble des versets sous la conduite de Muhammad.


B. Les premières recensions

Tout de suite après le décès du prophète, les croyants éprouvèrent la nécessité de rassembler les versets révélés et de les ordonner d'une certaine manière, d'autant plus que beaucoup de croyants qui connaissaient les versets par coeur avaient trouvé la mort dans la bataille de 'Aqraba qui eut lieu au début de l'an 633 contre les partisans d'un faux prophète, Musaïlima.

'Umar aurait attiré l'attention du calife Abu-Bakr sur le danger que représentait la perte de la révélation. Il fut décidé de charger un Médinois d'une vingtaine d'années, Zayd ibn Thabit de faire une telle recension. Ce choix se justifiait par le fait que ce jeune homme avait été un scribe du vivant de Muhammad et qu'il passait pour connaître la révélation par coeur. Zayd aurait donc à lui seul, mais c'est la tradition qui l'affirme, rassemblé tous les textes notés sur des pierres plates, des tessons, des omoplates de mouton ou de chameau. Il les aurait recopiés sur des "feuilles" (suhuf), sans doute de parchemin.
À ces textes, il aurait ajouté ceux qu'il connaissait par coeur. La tradition rapporte que ces feuilles auraient été conservées par Abu-Bakr, puis par 'Umar pour parvenir enfin à Hafsa, la fille de 'Umar et veuve du prophète. Nous n'avons aucune trace de ces feuilles car elles sont réputées avoir été détruites sur l'ordre du calife abbasside Al-Malik. Selon une tradition, le tout aurait déjà été réuni en volumes sous Abu-Bakr.
Il est toutefois douteux que tout cela ait pu être fait sous Abu-Bakr car il semble que le mandat confié à Zayd n'aurait été donné que quinze mois avant le décès du calife. Le travail, si la tradition est authentique, a donc dû se continuer sous 'Umar. Il semble que les deux premiers califes avaient l'intention d'imposer un texte unique à l'ensemble des fidèles afin de ne pas être en infériorité par rapport à quelques Compagnons mieux pourvus.

Cela semble être confirmé, par le fait que d'autres recensions sont apparues, dues à des initiatives individuelles. Leur nombre a pu être important et n'est sans doute pas limité à la liste connue par des ouvrages postérieurs. Même 'Umar est supposé avoir eu sa recension personnelle parallèle à la recension officielle. Ce n'est peut-être qu'une légende afin qu'un personnage aussi important que 'Umar n'apparaisse pas moins bien fourni que d'autres.

Il semble certain qu'une recension a été faite par un cousin de Muhammad, 'Abdu'llah ibn 'Abbas dont chacun reconnaît l'autorité dans la science du Coran ; elle aurait contenu deux sourates (al-Hal, le Reniement et al-Hafd, la Course) qui ne figurent pas dans le Coran, mais que nous trouvons dans une autre recension, celle de 'Ubayy. 'Abdu'llah ibn 'Abbas est le premier exégète à être évoqué de manière habituelle. Ce corpus a disparu, sans doute parce qu'il était d'inspiration médinoise et a été éclipsé par la recension califienne. Le corpus nous est toutefois connu par des variantes dans la Vulgate (texte qui sera défini sous le troisième Calife).

Une autre recension est due à un autre compagnon de Muhammad, Uqba ibn 'Amir, gouverneur d'Égypte, mort en 678-9. Un exemplaire existait encore en 925, mais il est aujourd'hui disparu.

Celle d'Abu Musa al-Ash'ari (mort en 672), très attaché à 'Ali, fit autorité à Bassora. Elle est aussi connue par des variantes de la Vulgate.

Même les sunnites admettent que 'Ali fit aussi sa propre recension. Les chiites prétendent qu'elle contenait des versets attestant la désignation de 'Ali comme successeur de Muhammad, versets qui auraient été supprimés dans la Vulgate.

En dépit de ces reproches, c'est quand même, la Vulgate qui s'imposera dans les milieux chiites. En fait, plusieurs recensions, attribuées à 'Ali, ont circulé dès les premières générations de croyants avec de profondes divergences entre elles, ainsi qu'en atteste la tradition, car plus aucun manuscrit des recensions alides ne subsiste. Certaines présentaient les sourates dans un ordre chronologique, alors que d'autres n'avaient pas le même souci.

Un autre corpus semble avoir subsisté très longtemps, la recension qui eut pour auteur un Médinois, 'Ubayy ibn Ka'b (mort en 643), compagnon et secrétaire de Muhammad. Sa mémoire était réputée, on le compte parmi les rares fidèles à connaître tout le texte coranique par coeur. Son corpus est adopté à Damas. Des exemplaires subsistaient encore à Bassora au Xe siècle. Il n'est connu aujourd'hui que par des données éparses ultérieures. L'ordre des sourates n'est pas le même que dans la Vulgate, ni le titre des sourates. Il contenait 116 sourates au lieu des 114 de la Vulgate. Les deux sourates supplémentaires étaient les mêmes que celles contenues dans la recension de Ibn 'Abbas.

Enfin, le dernier corpus qui vaut d'être mentionné est celui d'un Mecquois, 'Abdu'llah ibn Mas'ud (mort en 650), également converti de la première heure. Il semble toutefois que Ibn Mas'ud ne savait pas écrire et que son corpus ait été dicté. Il se vantait néanmoins d'avoir reçu soixante-dix et quelques sourates de la bouche même du prophète. Dans les années qui suivent la mort de Muhammad, nous nous trouvons donc en présence de plusieurs corpus, notamment ceux d'Abu-Bakr, de 'Ubayy, de 'Ali et d'Ibn Mas'ud, les seuls pour lesquels nous ayons des détails dans la tradition. Ils divergeaient entre eux par l'ordre des sourates, leur nombre et des détails de texte. Tous ces corpus avaient été rédigés grâce à la récitation d'une part et aux textes déjà notés dans des recueils individuels du vivant de Muhammad d'autre part. Il y en avait certainement d'autres, mais nous ignorons leur auteur, leur nombre et la mesure dans laquelle ils divergeaient de la Vulgate.

Selon la tradition, c'est au troisième calife, 'Uthman, que l'on doit la Vulgate.

Vers 650, l'émir Hudhayfa aurait été frappé par les divergences qui existaient entre ses soldats lorsque ceux-ci récitaient le Coran Il en aurait fait part au Calife, 'Uthman, qui aurait prié Hafsa, la fille de 'Umar de lui remettre les "feuilles" rédigées par Zayd ibn Thabit. Le Calife aurait ensuite constitué une commission composée de Zayd ibn Thabit, 'Abdu'llah ibnu'z-Zubayr, Sa'd ibnu'l-'As et de 'Abdu'r-Rahman ibnu'l-Harith. (Il y a néanmoins des listes divergentes). Zayd est médinois, les trois autres sont mecquois. En cas de désaccord entre eux quant à la prononciation, c'est, selon décision du Calife, la prononciation mecquoise qui doit prévaloir car c'est dans ce dialecte que les versets ont été révélés.
Quand le "volume" (mushaf), contenant les "feuilles" de Hafsa, fut achevé, les feuilles furent retournées à Hafsa et le Calife fit détruire tous les autres matériaux. Il existe toutefois des traditions, mais qui sont contestées, selon lesquelles le Calife aurait demandé à quiconque possède des textes écrits de les remettre à la commission ou encore que l'on fit appel à la mémoire lorsqu'il y avait désaccord sur un verset. L'intention du Calife de donner un canon du Coran est sans doute louable, mais il semble cependant que l'arrière-pensée du Calife, en choisissant la recension d'Abu-Bakr comme base et en désignant une majorité de Mecquois dans la commission, était de donner à une faction mecquoise le mérite d'avoir légué une Vulgate aux générations futures en écartant les recensions de 'Ali, de 'Ubayy, de Mas'ud et des autres.

En partant de la recension d'Abu-Bakr, en ajoutant des fragments épars recueillis par ailleurs, on aboutit à une édition augmentée, corrigée du corpus d'Abu-Bakr. Il n'y a pas lieu de mettre en doute le sens de responsabilité des membres de la commission, ni son bon vouloir. Mais il faut admettre les défaillances humaines résultant du choix des matériaux, des témoignages recueillis. Dans quels cas jouaient le hasard, l'initiative individuelle, l'ascendant de certaines personnalités ? Autant de questions insolubles aujourd'hui, qui n'enlèvent toutefois rien à la valeur spirituelle du Coran, ni à l'inspiration divine qui est à son origine.

'Uthman fit établir quatre copies (sept selon d'autres sources) qui furent envoyées dans les grands centres: La Mecque, Bassora, Kufa et Damas. Cette Vulgate passe pour être acceptée rapidement, même par 'Ali [73]. Mais c'est là, une donnée traditionnelle car nous ne sommes nullement renseignés sur l'attitude de 'Ali à cet égard.

Par contre différentes sources nous apprennent que Ibn Mas'ud refusa violemment et la lutte entre ses partisans et les partisans de la Vulgate fut longtemps indécise. Sans doute en fut-il de même pour les partisans de la recension de 'Ubayy, mais nous sommes mal renseignés à cet égard.


C. Les difficultés de lecture

Si la Vulgate fixait le texte de base, elle ne résolvait pas tous les problèmes. Nous n'avons pas de manuscrits des "lectionnaires" originels, bien que des données éparses dans des chroniques ou des compilations historiques fassent état d'une pieuse vigilance à les conserver. Il est donc très étrange qu'ils ne soient pas parvenus jusqu'à nous, alors que nous avons des manuscrits à peine plus récents.

Les affirmations autour d'un manuscrit remontant à 'Uthman et conservé dans une mosquée du Caire, et dont une copie tachée du sang du Calife assassiné existait encore au Xe siècle, sont sans doute légendaires. Ce manuscrit aurait été un faux.

Les quatre "lectionnaires" originels ne suffisaient pas à la diffusion du texte. On en fit donc des copies dont les plus anciennes datent de la période du califat de 'Abdu'l-Malik (685-705). Le fait de l'inexistence de manuscrits des "lectionnaires" originels amena certains historiens à nier l'existence de cette Vulgate, celle-ci aurait été inventée pour donner une autorité à la réforme qui se produisit sous le calife susmentionné. Cette rumeur peu vraisemblable a sans doute été provoquée par le fait que certains "lecteurs" considérés comme intègres et honorés, avaient pris leur distance avec le texte de la Vulgate et continuaient à recourir aux recensions de 'Ubayy, de 'Ali ou d'Ibn Ma'sud. Cette résistance à la Vulgate était ressentie comme une atteinte au pouvoir centralisateur du Calife. Déjà sous Marwan, le calife précédent, les feuilles toujours détenues par Hafsa avaient été réclamées pour être détruites, mais Hafsa refusa de les livrer. On attendit donc sa mort pour les détruire. Al-Hajjaj, le bras droit du Calife al-Malik s'employa à faire rechercher et détruire tous les manuscrits des corpus considérés comme hérétiques.

La tradition nous présente Al-Hajjaj comme un "lecteur" d'une autorité reconnue, réputé pour avoir décelé onze passages peu satisfaisants pour le sens dans le texte othmanien et pour les avoir corrigés. À l'époque, l'écriture des manuscrits était difficilement déchiffrable. Pour pouvoir lire correctement, on devait faire appel à des personnes qualifiées, les "lecteurs". À vrai dire, l'histoire de la mise au point du texte est beaucoup plus complexe et il est certain que plusieurs personnes sont intervenues dans l'amélioration du texte de la Vulgate, et pas seulement pour corriger les erreurs matérielles dues à des copistes qui avaient encore aggravé l'état défectueux de la version othmanienne. La correction du texte témoigne de la volonté de faire passer la Vulgate d'une "scriptio defectiva" à une "scriptio plena" Les langues sémitiques étaient anciennement transcrites sans vocalisme et sans signes diacritiques pour les alphabets qui écrivaient plusieurs consonnes avec le même "ductus" (carcasse consonantique). Dès le VIe siècle, des rabbins de Tibériade introduisirent les voyelles longues a, i, u dans le texte hébreu comme d'ailleurs des chrétiens nestoriens d'Edesse l'avaient fait pour le syriaque.

Des données pas toujours claires, tirées de l'étude paléographique des manuscrits, ainsi que des renseignements d'origine islamique nous permettent d'avancer quelques hypothèses concernant l'histoire complexe de ce passage vers la "scriptio plena". Les manuscrits les plus anciens sont disponibles à Istanbul, Paris, Londres et au Caire. On a essayé de les grouper par familles et de les distribuer chronologiquement.

Aucun manuscrit n'est antérieur à l'époque du calife Al-Malik. Nous ne possédons donc plus l'état du texte de l'époque de 'Uthman. Les manuscrits que nous possédons sont de la fin du VIIe siècle et du début du VIIIe, presque cent ans après la mort de Muhammad. Les plus anciens ont été groupés en famille hedjazienne (région de La Mecque et Médine) et famille irakienne (Bassora, Kufa).

Les premiers en écriture hedjazienne (couchée vers la droite et d'allure assez arrondie) sont démunis de signes diacritiques et de vocalisme. Il en est de même, du moins au tout début de ceux qui sont en écriture coufique (d'allure géométrique, anguleuse et penchée à gauche), une écriture qui finira par supplanter l'écriture hedjazienne plus ancienne. C'est certainement sous le califat d'Al-Malik que la réforme fut entreprise, mais pas d'une manière systématique. Certaines formes dialectales disparaissent, d'autres sont maintenues ; on ne sait trop pourquoi.

La première réforme consiste à introduire la vocalisation, notamment les voyelles longues u et i, mais toujours de manière sporadique [74]. On nota d'abord les voyelles casuelles, puis ensuite des voyelles à l'intérieur des mots. Vint ensuite l'insertion probable de la voyelle longue "a". Ibn Zayd l'aurait fait introduire par un scribe dans plus de 2000 mots. Par la suite, on introduisit les voyelles brèves par des points afin de préciser la prononciation, car sans ces précisions, la prononciation variait selon les dialectes. La seconde réforme fut l'introduction de signes diacritiques pour distinguer les consonnes qui ont le même "ductus" Au début ceux-ci se présentent sous la forme de fines barres obliques de gauche à droite sur ou sous la consonne. On attribue au grammairien de Bassora, al Khalil (+ 786) la notation de la gémination (répétition de la syllabe), de l'attaque et de la détente vocales (Hamza) [75].

Cette lente progression vers la "scriptio plena" rencontre de fortes oppositions dans les milieux conservateurs, du moins en ce qui concerne les voyelles brèves. L'usage de signes diacritiques semble avoir été admis plus facilement et être acquis dès le IXe siècle. À partir de cette époque, les partisans de la "scriptio plena" semblent l'emporter et l'on ajoute dans les manuscrits où le "ductus" est écrit à l'encre noire, les nouveaux signes à l'encre rouge. Mais toutes les nuances d'articulation des consonnes ne sont pas résolues et des divergences dans la récitation subsistent jusqu'à nos jours. Une autre innovation à noter est la division du texte en sourates et en versets (ayat, sing., ayat, plur.). Dans les manuscrits anciens, les sourates sont séparées par des blancs ou par un simple bandeau. Dans les manuscrits coufiques, le titre figure dans le bandeau, mais la division en versets s'est révélée nécessaire pour aider la récitation. Elle ne figure pas dans les manuscrits hedjaziens ; elle a été ajoutée dans les anciens manuscrits coufiques avant d'être incorporée dans le texte lui-même. On groupe les versets par 4, 7 ou 10 ou encore par 5 et 10 pour former des unités faciles à retenir (hirzb).

Le classement des sourates en allant de la plus longue à la plus courte semble remonter aux premières recensions. Mais il n'est pas rigoureux. Une sourate légèrement plus courte est parfois classée avant une sourate un peu plus longue. Quelques sourates semblent constituer des blocs insérés tels quels. Il faut peut-être y voir la réminiscence de petits recueils déjà constitués du temps de Muhammad et que l'on n'a pas voulu dissocier. Cette division en sourates et en versets contient de sérieuses divergences entre le texte de la Vulgate et celui des autres recensions.

Tous ces efforts des scribes pour fixer dans le détail la graphie coranique - et l'on ne peut pas dire qu'ils y soient totalement parvenus - montrent combien la récitation du Coran posait un problème. Aussi a-t-on eu recours à des "lecteurs" dont la méthode relève de la "science des lectures" (qira'a: récitation, variante ou mode de lecture).
Au début un "hafiz" (pl. huffaz) désignait celui qui savait le Coran par coeur, plus tard il prend le sens de traditionaliste. C'est alors qu'apparaît le terme "qari '" (pl. qurra), le récitant sensé capable de reproduire le texte à voix haute et avec fidélité, parce qu'il le connaît de mémoire. Ils sont peu nombreux et le terme sera ensuite utilisé pour désigner un homme honoré pour sa conduite et son zèle à réciter le "Livre de Dieu".
L'histoire des "qurra" depuis le temps des premiers califes est faite d'intrigues et de participation aux conflits entre musulmans. Ils sont un autre facteur d'instabilité et un obstacle à l'unification de la Vulgate, car ils prétendent faire remonter leur science, par une chaîne de garants, aux compagnons du Prophète, 'Ubayy, Ibn Ma'sud, 'Ali, 'Umar, Ibn 'Abbas.
Pour mettre fin à ce chaos, on procède, sous le califat d'Al-Malik, à un choix de"lecteurs" réputés corrects et l'on définit les critères pour qu'une lecture soit valable (assentiment du consensus doctorum et conformité à la vulgate).
On aboutit ainsi à une liste de "lecteurs" répartis dans les grands centres (Médine, Damas, Bassora et Kufa). Parmi ceux-ci, notons la présence de trois Imams, Muhammad al-Baqir, Zaïnu'l-'Abidin et Ja'far as-Sadiq. Il y a un accord sur une liste de sept lecteurs dont deux seulement sont arabes, les autres étant des affranchis, surtout d'origine iranienne.
À cette liste des sept, on ajoute des noms pour avoir une liste de dix, et enfin une liste de quatorze. Dans la liste des sept et des dix, on ajoute au nom du lecteur, les noms des "transmetteurs" (rawi), réputés pour leur exactitude à diffuser la lecture du maître. La lutte entre les trois listes sera longue, mais finalement la primauté de la liste des sept sera acceptée par la majorité des musulmans. Au cours des siècles, la préférence pour l'une ou l'autre lecture de la liste des sept variera de pays à pays et d'époque en époque.

Au XIe siècle, on assiste à une véritable révolution par l'abandon de l'écriture coufique et son remplacement par une autre écriture, de forme arrondie et d'allure cursive, déjà en vigueur dans les écrits ordinaires. Elle est munie d'un système diacritique complet, pourvue de signes pour noter la gémination, l'attaque et la détente vocales, ainsi que le vocalisme s'étendant jusqu'aux voyelles brèves.

Par la suite, les manuscrits sont remplacés par l'impression. Toutefois les premiers livres imprimés en Occident (Hambourg, 1694, Padoue, 1698) n'ont guère de retentissement en Islam. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour une première édition musulmane, celle de Mulay Usman (St Pétersbourg 1787). La Perse suit avec des éditions à Téhéran et à Tabriz au XIXe siècle, puis Constantinople en 1877 et enfin Le Caire en 1923 par une édition patronnée par le Roi Fouad Ier. Celle-ci est d'une présentation impeccable et précise. Elle sera pour le Coran ce que les Bibles protestantes ont été pour le christianisme. La lecture retenue pour cette édition est celle de Hafs, transmetteur de 'Asim de Kufa, cinquième sur la liste des sept. En Afrique du Nord, on préférera une autre lecture, celle de Nafi de Médine, mais originaire de Isfahan. Ces deux lectures finiront par prévaloir sur les cinq autres.


D. Le Contenu

Le Coran est pour les musulmans la troisième révélation divine et la dernière. Selon les sunnites, les deux premières (la Torah et les Evangiles) ont été falsifiées. Dieu corrige donc ces falsifications par la troisième révélation [76].

Le fait qu'il y ait quatre évangiles ayant plusieurs sources est la preuve de sa non-authenticité. Il en est de même pour la Torah.

Le Coran contient 114 sourates divisées en versets (ayat) de longueur très variable (allant de quelques mots à une vingtaine de lignes). On a aussi réparti les versets en 60 unités de lecture afin de faciliter la mémorisation et la récitation.

Le Coran débute par une très courte sourate appelée "sourate d'ouverture" ou "liminaire", souvent répétée comme une prière: "Au nom d'Allah, le Bienfaiteur miséricordieux, Louange à Allah, Seigneur des mondes, Bienfaiteur miséricordieux, Souverain du Jour du jugement ! C'est Toi que nous adorons, Toi dont nous demandons l'aide ! Conduis-nous dans la Voie droite, la Voie de ceux à qui tu as donné Tes bienfaits, qui ne sont ni l'objet de Ton courroux, ni les égarés !"

Ensuite les sourates se succèdent sans respecter l'ordre de la révélation, allant de la plus longue à la plus courte.

Si l'on se réfère au reclassement chronologique, on peut subdiviser le Coran en deux parties, elles-mêmes subdivisées en plusieurs périodes:

1. Les sourates mecquoises peuvent être classées en trois périodes:

1.1. La première période correspond aux quatre premières années de l'activité prophétique de Muhammad. Il y est surtout question du Jugement dernier, présenté comme un jour redoutable.

1.2. La deuxième période correspond à la cinquième et sixième année de la prédication. Les sourates s'intitulent: Noé, Les Prophètes, Marie ...

1.3. La troisième période va de la septième à la dixième année et donne lieu à plusieurs récits concernant la vie des prophètes Abraham, Joseph, Jonas...

2. La deuxième partie concerne Médine. Elle s'adresse aux différentes forces en présence: les juifs, les chrétiens, les musulmans. Elle jette les bases de la loi religieuse "la shari'a ". Muhammad est devenu, en plus d'un prophète et d'un chef religieux, un chef politique. On y trouve quatre grands thèmes:

- la foi proprement dite ('aqida)
- le culte ('ibada)
- l'éthique et la morale (akhlaq)
- les relations interpersonnelles (mu'amalat).

À la "shari'a" viennent s'ajouter les hadiths, témoignages des compagnons du Prophète rapportant ses dires non contenus dans le Coran ainsi que des épisodes de sa vie. On y ajoute encore des propos tenus par les compagnons eux-mêmes (khabar, sing.,akhbar, plur.) L'ensemble de la "Shari'a" et des Hadiths constitue la "Sunna" (Coutume, manière de vivre).

Le hadith et le khabar sont composés de deux parties:

* la chaîne des transmetteurs (isnad) garantissant l'authenticité de la parole rapportée. Cela permet de classer les hadiths selon une quarantaine de critères, à savoir ceux qui:
- ont une authenticité irrécusable (sahih),
- sont bons malgré un léger doute (hasan),
- sont faibles à cause des critiques formulées (za'if),
- sont rejetés parce que la transmission est fausse (mawdu).

* le propos lui-même.


a. Les recueils sunnites de hadiths

* Ahmad ibn Hanbal (+ 855) classe les hadiths selon les chaînes de transmetteurs.

* Les autres recueils classent les hadiths selon leur contenu:

- Les sahiyayn (ne contenant que des sahih et des hasan)
- Al-Bukhari (+870)
- Muslim al-Qushayn (+ 865)

- Les sunan (contenant surtout des hasan et quelque za'if)
- Ibn Majah (+ 886)
- Abu Dunud (+ 889)
- Al-Nasa'i (+ 915)
- Ahmad al-Timidhi.


b. Les recueils chiites

Ces recueils contiennent surtout des propos tenus par les Imams:

- Muhammad Kulayni (+ 941), celui qui suffit à la science de la tradition.

- Shaykh Saduq ibn Babuya (+ 991), celui qui n'a pas de juristes à sa disposition.

- Shaykh Abu Ja'far al-Tusi ( + 1067) - rectification des dogmes, le regard perspicace sur les divergences dans les traditions.


E. Conclusion

Le Coran tel que nous le connaissons aujourd'hui est entièrement constitué de paroles prononcées par Muhammad. Il est donc le premier livre saint à transmettre les paroles mêmes du prophète. Il n'échappe toutefois pas totalement à l'intervention ultérieure des croyants pour sa mise au point définitive.

En premier lieu, nous pouvons admettre que certains versets révélés n'y ont pas trouvé place sans toutefois pouvoir expliquer pourquoi. Certains commentateurs y verront une influence du Pouvoir en place, car il est certain que c'est la recension présentée par le Pouvoir qui a prévalu sur les autres recensions. Cela ne veut pas dire qu'il y ait eu falsification volontaire et ceux qui prétendent que des versets ont été volontairement supprimés pour immédiatement écarter 'Ali de la succession, ne peuvent en apporter la preuve. On ne peut pas non plus ignorer l'évolution qui a conduit le texte de la "scriptio defectuosa" à la "scriptio plena", mais cela n'a pas modifié fondamentalement le sens du texte.

Le classement des sourates n'est pas conforme à la chronologie de leur révélation. Cela est certain. Aussi les savants musulmans et les autres tentent-ils de rétablir la chronologie et ils y parviennent pour l'essentiel. Cet exercice n'est pas une simple curiosité historique, il est rendu nécessaire pour expliquer certains versets qui se contredisent entre eux. Cette contradiction a donné lieu à la théorie de "l'Abrogeant et de l'Abrogé (An-nasih wa-l-mansul)", déclarant caduque toute disposition contredite par une révélation ultérieure. Seule la dernière en date doit être retenue pour déterminer l'attitude à adopter.
Le classement des sourates en sourates mecquoises et médinoises a donné lieu à un large consensus ; il remonte au VIIIe siècle déjà, mais le consensus se fera plus tardivement. Il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit d'identifier des versets médinois introduits dans des sourates mecquoises, ou l'inverse et la discussion est toujours ouverte. Les orientalistes occidentaux se basent davantage sur l'étude exégétique du texte, ne se référant à la tradition qu'à titre de confirmation. On est loin de l'unanimité et les travaux ne font d'ailleurs que commencer. Pour cette étude, on recourt à différentes méthodes, mais aucune n'a donné entière satisfaction.

Quelle était réellement la langue utilisée par Muhammad ? Pour certains, c'était le dialecte mecquois. Y avait-il un véritable dialecte mecquois dans une ville aussi cosmopolite que La Mecque ? Pour d'autres, c'était une "koinè" [77] qui était déjà utilisée par des poètes et des orateurs et qui jeta les bases de l'arabe classique. S'il y a eu des influences dialectales par la suite, elles sont dues au choix des "lectures" postérieures.

On avance la doctrine de l'inimitabilité du Coran, preuve de l'origine divine et du prodige perpétuel de l'oeuvre, en se référant au verset suivant: "Certes si les Humains et les Démons s'assemblaient pour produire semblable Prédication, ils n'en produiraient pas de semblable, fussent-ils les uns pour les autres des auxiliaires" (XVII, 90/88). Ce verset fait-il allusion à la langue et au style, ou au contenu ?

En tout cas, il n'y a pas un style uniforme. Les sourates courtes, révélées pour la plupart pendant la première période mecquoise sont rythmées. Elles contiennent des assonances coupant les versets selon les rimes. Mais ces coupures ne sont pas placées au même endroit par tout le monde, ce qui a donné des numérotations différentes pour les versets. Le style devient moins rythmé pour les sourates de la période médinoise. De même, l'unité rimée s'étire et se distend pour la dernière période mecquoise. Elle se développe en phrases multiples et variables. La beauté de la langue n'en reste pas moins remarquable par sa sonorité, son rythme, la qualité du verbe ainsi que l'équilibre et la symétrie des développements [78].

Une question se pose à tous les chercheurs: De toutes les paroles attribuées à Muhammad dans le Coran comme dans les hadiths, lesquelles sont authentiques et lesquelles sont des ajouts postérieurs. Plusieurs hadith, par exemple, racontent que Omar posait une question à Muhammad et en suggérait la réponse. Alors Dieu révélait un verset à Muhammad qui confirmait l'opinion de Omar. Certains chercheurs en concluent que ces versets pourraient être des ajouts postérieurs au décès du Prophète [79].
De toute manière, quelqu'un a dû trancher pour décider ce qui devait faire partie du Coran et ce qui devait rester un hadith du Prophète, voire un Hadith Qudsi [80]. "De quelque manière que cela se soit produit, il y a donc eu une sélection et une répartition des données provenant de sources diverses dans les deux grands groupements de textes que l'on désignera sous les noms distincts de "Coran" et de "Hadith".
On conçoit aisément que ces choix ne se soient pas effectués sans heurts ni contradiction [81]". Les scribes et le pouvoir sont les deux intervenants: les scribes, car il fallait bien que certains écrivent ce que Muhammad n'avait pas écrit lui-même, le pouvoir car celui-ci a fait un choix politique dans le travail des scribes, acceptant certains, excluant d'autres.

Tout en tenant compte de ces remarques et de ces réserves, le texte doit être reçu comme l'héritage authentique du Prophète, ce qui donne au Coran une préséance sur les écrits religieux antérieurs.


III. La Doctrine

A. Les trois vérités fondamentales (piliers)

Doctrine commune aux diverses branches de l'islam

a. Dieu

1. Unicité de Dieu (Allah, al lah)

La ilaha illa'Ilah. "Il est Dieu et il n'est d'autre divinité que Lui" est la profession de foi (Shahada), complétée par la seconde affirmation: wa Muhammad rasul Allah (et Muhammad est son envoyé).

Dis: Il est Allah, unique
Allah, le seul
Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré
N'est égal à Lui, personne [82].

Cette profession de foi est à comparer avec le Shéma Israël, elle s'oppose au polythéisme païen, ( À La Mecque, le premier souci de Muhammad fut d'éliminer la fameuse triade féminine al-Uzza, al-Lat et Manat - voir toutefois les fameux versets sataniques. Cette profession de foi s'oppose aussi à la Trinité chrétienne.

2. Dieu est inaccessible (al-ghayb)

3. Dieu est le créateur Tout-Puissant

Cf. sourate 96, qui, selon certains, aurait été la première révélée à Muhammad: Prêche (lis) au nom de ton Seigneur qui créa... Le verbe khalaqa, créer, revient 130 fois dans le Coran, car Dieu est le créateur de toutes choses:

- l'homme (Adam et Eve)
- la vie intra-utérine
- les anges et les démons
- les animaux et la végétation
- l'univers, rempli des signes (ayat) visibles de la force créatrice de Dieu
- l'harmonie céleste des astres et des étoiles.

En tant que créateur, Dieu est Tout-Puissant ('Aziz, 92 fois) et l'homme est son serviteur soumis (muslim). Il sauve qui il veut et il prodigue à l'homme ce qu'il veut (116 fois).

4. Allah est un Dieu vivant (al-hayy)

Il est principe de vie, il a la capacité de ressusciter les morts au jour du jugement dernier.

5. Dieu est juste

Il punit et récompense car l'homme est responsable de ses péchés. Il sauve le croyant et condamne l'incroyant.

6. Dieu est miséricordieux

- le Bienfaiteur (ar-rahman, 54 fois)
- le Miséricordieux (ar-rahim, 95 fois)
- le Pardonneur (al-ghafur, 91 fois)
- le Généreux (al-karim) etc.
soit 99 noms qui sont donnés à Dieu par le Coran et la tradition.


b. Le prophétisme

1. Les prophètes

Il y a eu une multitude de prophètes (124000 selon la Tradition), et de nombreux envoyés (313). Le Prophète (nabi) est celui qui reçoit des ordres divins. L'envoyé (rasul) est un prophète législateur. En général, le rasul est aussi un nabi.

Dans le Coran, on trouve 18 prophètes communs à la tradition juive (sont exclus: Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel, Osée et Amos), 3 prophètes évangéliques et 5 de la tradition arabe.

* Parmi les 18 prophètes juifs:

- Adam à qui Dieu apprend le nom de toutes choses, qui est honoré par les anges sauf Iblis, le démon qui le fait chuter. Adam accepte le pacte primordial (al-mithaq) et la soumission à Dieu. Il est le prototype de l'homme, Al-insan al-Kamil, l'homme parfait, préfiguration de tous les prophètes.

- Abraham (Ibrahim) est le père des croyants. Il a accepté de sacrifier son fils, Ismaël, mais Dieu l'en a dispensé. Ismaël a aidé son père à construire la Kaaba.

- Joseph (Yusuf) (la sourate XII lui est entièrement consacrée) possède la sagesse, la science et la capacité d'interpréter les songes.

- Moïse (Musa), le plus grand de la tradition juive. Il est aussi un envoyé qui reçut sa mission du Buisson ardent, fit valoir ses signes devant Pharaon et fit sortir les Hébreux d'Égypte.

- Élie (Ilyas) et Elisée (Alyasa) sont les preuves de la résurrection.

* Les Prophètes chrétiens:

Zacharie (Zakariyya), Jean-Baptiste (Yahya) et Jésus (Isa) qui est non seulement un grand prophète, mais aussi un envoyé. Le Coran atteste la naissance miraculeuse de Jésus comme celle de Jean-Baptiste. Dieu lui a révélé l'Évangile dont le texte a disparu et qui a été remplacé par des évangiles multiples. Jésus porte les noms de Messie et de Verbe (kalima). Il n'est pas mort sur la croix car Dieu lui a substitué quelqu'un d'autre, mais il a été enlevé au Ciel d'où il reviendra à la fin des Temps.

* Les Prophètes arabes:

Hud, Salih (envoyé aux Thamud) et Shu'ayb, tous les trois traités d'imposteurs par leurs contemporains ; Idris (Hénoch, Hermes) et Luqman, tous deux pourvus d'une sagesse proverbiale.

2. La Fin de la prophétie (khatam an-nabuwwa)


Muhammad n'est le père d'aucun de vos hommes, Il est le Messager de Dieu (Rasu'llah) et le sceau des Prophètes (khatam an-nabiyyin) (Coran XXXIII, 40). Khatam est interprété par la plupart des Sunnites, comme "dernier prophète" (p.e. Yusuf 'Ali: Quand un document est scellé, il est complet et on ne peut rien y ajouter. L'enseignement d'Allah est et sera toujours continué, mais il n'y a plus eu et il n'y aura plus de prophète après Muhammad. Les jours derniers auront besoin de penseurs et de réformateurs, mais pas de prophètes. Cette question est sans discussion).

Dans les hadiths, nous trouvons: ô 'Ali, Tu es pour moi, comme Aaron fut pour Moïse sauf qu'il n'y aura plus de prophète (nabi) après moi (Conc. 6, 335).

Ces interprétations sont basées sur la conception que l'islam est parfait et complet: La véritable religion de Dieu est l'islam (Coran, III, 17) [83]. Quiconque désire une autre religion que l'islam, il ne lui sera pas satisfait (Coran III, 79) [84].

On doit se demander si, dans ces versets, la référence à l'islam concerne la religion fondée par Muhammad ou s'il n'y a pas lieu de retenir la signification première du terme, à savoir "soumission". Toute religion basée sur le concept de soumission à Dieu est une véritable religion et il n'y a pas d'autres religions. Cette idée peut découler du fait que le Coran qualifie Abraham, Moïse et Jésus de "musulman (soumis à Dieu)".

Certains auteurs et commentateurs du Coran font une distinction entre les deux titres donnés à Muhammad, à savoir "rasul" et "nabi". On peut faire les remarques suivantes:

1) Pendant la période mecquoise, Muhammad est appelé rasul (14 fois). La Shahada que l'on traduit par "Il n'est de dieu que Dieu et Muhammad est son prophète", utilise en fait le terme "rasul" et non "nabi". Selon Bijlefeld, la période mecquoise établissait la nécessité d'un nouvel envoyé divin, comme ce fut le cas pour les religions du passé. Pendant la période médinoise, le titre de "nabi" est aussi donné à Muhammad pour souligner son appartenance à la filiation abrahamique (sémitique).

2) Le Coran donne la liste de nombreux prophètes (nabi). Tous sont dans la lignée d'Abraham, dont quelques-uns seulement sont à la fois rasul et nabi (entre autres Moïse, Jésus et Muhammad). Hud, Salih et Jethro qui ne sont pas de cette lignée, sont seulement rasul.

3) Il semble donc que le "nabi" et le "rasul" assument deux fonctions distinctes:

Le "nabi" appartient à la descendance d'Abraham, comme semble le dire les versets suivants: "Nous avons donné la prophétie (nubuwwa) et le Livre à sa semence" (dhuriyya, descendance) (XXIX, 26). "Nous avons donné aux enfants d'Israël, le Livre, le Jugement et la prophétie" (XLV, 15).
À certains prophètes, le Coran associe un livre: des rouleaux à Abraham, la Torah à Moïse, l'Évangile à Jésus et le Coran à Muhammad. Par ailleurs les Prophètes sont au sein d'une alliance: "Souvenez-vous que des prophètes, nous prîmes leur alliance" (mithaq) (XXXIII, 7) ; Lorsque Dieu établit une alliance avec les prophètes (nabiyyin), il dit: "Voici le Livre et la Sagesse que je vous donne. Après quoi viendra un messager (rasul) pour vous confirmer les Écritures que vous possédez déjà" (III, 75).
Par contre l'idée d'une nouvelle communauté religieuse (umma) est associée au "rasul": "Chaque communauté a son messager" (rasul) (X, 47 ; XVI, 38 ; XVII, 15 ; XXIII, 44 ; XXX, 47). C'est à cet envoyé (rasul) que la communauté doit obéir, car c'est lui qui donne un "message manifeste". Le Coran n'associe jamais l'idée d'obéissance au terme "nabi".

4) Messagers futurs

Ô Fils d'Adam ! Il vous viendra des messagers parmi les vôtres, répétant nos signes (VII, 34). Des commentateurs musulmans ont traduit le verbe "venir" par un conditionnel plutôt qu'un futur, parce qu'il voyait dans ce verset une contradiction avec la doctrine de la fin de la prophétie. Dans d'autres versets où le même verbe se présente sous la même forme, il s'agit incontestablement d'un futur. Cette interprétation est confirmée par d'autres versets qui suggèrent que la révélation coranique a un terme: À chaque nation, un terme ; quand son terme arrive, il ne se sera ni reculé ni avancé (VII. 33). À chaque âge, un livre (XIII, 16). Ni trop tôt, ni trop tard, un peuple n'atteint son temps assigné (XXIII, 43).

Toutefois, la plupart des musulmans considèrent Muhammad comme le dernier prophète et le dernier messager, ainsi que le souligne le hadith: La prophétie et l'institution des Messagers divins sont venus à terme avec moi ; après moi, il n'y aura plus ni apôtre, ni messager, ni prophète.

Cette interprétation n'a pas toujours été unanime. Très tôt, certains ont pensé que le mot khatam, qui vient du verbe "khatama" (sceller), fait référence à la qualité de la prophétie, le sceau étant considéré comme une signature. Abu-'Ubayda (mort en 209 A.H.) disait que Muhammad est le sceau des prophètes, ce qui signifie "le meilleur d'entre eux" (Naqa'id 349). Abu-Riyash dit que "khatim al-anbiya'" signifie "sceau des prophètes", tandis que khatam al-anbiya' signifie "beauté des prophètes", "meilleur des prophètes". Cette distinction est aussi soutenue par le grammairien kufi, Ath-Tha'lad. De même cette tradition attribuée à 'A'isha: Dis (que le prophète est) le sceau des prophètes et ne dis pas qu'il n'y aura plus de prophète après lui.

Il semble donc qu'au début de l'ère islamique, le terme khatam n'était pas compris comme "dernier", mais avait un sens honorifique: "meilleur des prophètes". Il y a une tradition attribuée à 'Ali, par laquelle il aurait dit: "Muhammad est le sceau des prophètes (khatamu'l-anbiya') et moi je suis le sceau des successeurs" (khatamu'l-wasiyyin).

Une dernière approche est de replacer le verset dans le "Sitz im Leben". En effet, le verset commence par dire que Muhammad n'est le père d'aucun homme parmi vous. Le verset est en rapport avec l'adoption de Zayd ibn Harithah et du mariage de Muhammad avec Zaynab l'épouse répudiée par Zayd. Il impliquerait une rupture de la descendance abrahamique à laquelle est liée la prophétie [85].


c. La résurrection et le jugement

Ces deux événements qui doivent se produire à la fin de la dispensation coranique sont décrits de manière très concrète dans des sourates courtes à la fin du Coran, mais révélées dès le début à La Mecque, sourates que les musulmans récitent plusieurs fois par jour dans les prières rituelles. Il y aura des signes avant-coureurs: des tremblements de terre, le soleil se lèvera à l'Occident plutôt qu'à l'Orient etc.

Un premier son de trompette annoncera l'anéantissement total (fana). Au deuxième coup de trompette, les hommes ressusciteront et seront réunis devant le trône de Dieu. Ceux dont le poids des mauvaises actions sera supérieur à celui des bonnes actions ne pourront pas traverser le pont du Sirat, au-dessus de la géhenne où ils tomberont pour y souffrir éternellement. Les autres traverseront le pont sans difficulté et entreront au Paradis, lieu de délices avec des jouissances très concrètes (boire, manger en la compagnie de merveilleuses houris. N.B. le vin y sera abondant, mais il ne procurera plus l'ivresse qui conduit les hommes aux folles actions).

Il est difficile de lire ces textes littéralement. Ils ont donc une autre signification et ne sont qu'une description métaphorique.


B. Les cinq piliers de la vie spirituelle

a. La Shahada


"Je témoigne qu'il n'y a pas de divinité sauf Allah et je témoigne que Muhammad est l'Envoyé de Dieu".
La formule répète deux fois le verbe ashhadu (je témoigne) qui signifie aussi "je vois, j'observe". Il s'agit d'exprimer une vérité que le croyant a perçue et pour laquelle il est prêt à mourir, d'où le mot shahid (martyr) de même racine. Pour être musulman, il suffit de répéter cette profession de foi devant témoin. Toutefois, il faut y adhérer de coeur, avec sincérité, pour que la Shahada justifie le salut de l'homme.


b. La prière rituelle (salat)

Celle-ci doit être faite cinq fois par jour. Rien n'en dispense sauf la jihad et la menstruation des femmes. Elle symbolise la soumission à Dieu.

Il faut distinguer cette prière rituelle obligatoire de la prière personnelle (du'a) que l'on peut faire à tout moment et pour toutes sortes de motifs. Il y a encore l'oraison intérieure (dhikr), faite surtout de récitation de noms de Dieu ou de formules sacrées apprises d'un maître spirituel (shaykh).

La prière rituelle est précédée d'ablutions partielles ou totales selon le degré d'impureté (cadavre, excrément, sperme...). À défaut d'eau, le croyant peut toucher le sol, du sable ou une pierre propre. Le croyant se tourne ensuite vers La Mecque (Qibla). La prière s'accompagne de prosternations (rak'a). Elle a lieu après l'attestation Allahu akbar et la récitation de la première sourate du Coran (fatiha).

- La prière de l'aube est répétée deux fois ;
- celle de midi, quatre fois ;
- celle du milieu de l'après-midi, quatre fois ;
- celle du coucher du soleil, trois fois ;
- celle du soir, une heure et demie après le coucher du soleil, quatre fois.


c. L'aumône légale (zakka)

Dans la racine zakka, il y a une connotation de pureté qui s'ajoute à la notion de solidarité communautaire. Dans les sociétés musulmanes, le zakka se confond souvent avec les impôts et taxes instaurés par le pouvoir. Le Coran n'en fixe pas le pourcentage, celui-ci est fixé par les différentes écoles juridiques.

NB. Ces trois premiers devoirs sont obligatoires pour tous, les deux suivants sont soumis à conditions.


d. Le jeûne

Le jeûne est obligatoire sauf pour les personnes âgées et dans les cas de maladie en danger de mort. Il est suspendu momentanément en cas de maladie sans danger de mort, pour les femmes enceintes, les nourrices, les voyageurs ou encore en cas de travail pénible. Il doit être repris lorsque les conditions le permettent. Le jeûne débute lorsqu'on distincte le fil blanc du fil noir et se termine au coucher du soleil.

La nuit donne lieu à des réjouissances particulières. Il se clôture par une petite fête de famille avec réjouissances.


e. Le pèlerinage

Tout musulman qui en a les moyens doit le faire une fois dans sa vie. Le grand pèlerinage se fait entre le 8 et le 13 du mois Dhu'l-hijja avec un rituel très complexe. Le petit pèlerinage peut se faire à tout moment sauf à la date du grand pèlerinage.


C. Les autres obligations

a. Le jihad


Le "jihad" est une obligation communautaire dont le but n'est pas de faire la guerre pour tuer mais pour convertir et soumettre les peuples du Livre [86]. Elle est codifiée à partir du VIIIe siècle sur la base:

- des règles pré-islamiques de la razzia pratiquée par les bédouins ;
- de l'exemple du prophète, tiré du Coran et des hadiths.

Cette pratique s'inscrit dans la tradition biblique. Le deutéronome décrit un Dieu similaire à celui de Muhammad, exterminant les peuples infidèles et passant les opposants au fil de l'épée (la milkhana des Hébreux codifie cette pratique ancienne des sémites).


b. Les pratiques traditionnelles de la vie

1. L'imposition du nom

Le père ou une autre personnalité murmure à l'oreille du nouveau-né l'appel à la prière, puis il lui donne son nom (tasmiya). Cette tasmiya est complétée à l'âge adulte par:

- la kuniya (la lignée paternelle, abu) ;
- le nasab (la notion de filiation, ibn) ;
- un laqab (un surnom indiquant une caractéristique physique) ;
- la nisba (l'origine géographique) ;
- le mansab (le métier).

Comme cette tradition est d'origine culturelle et sociologique, elle varie selon les ethnies et les peuples.

2. La circoncision (khitan, tahara)

La circoncision inclut une idée de pureté ; elle doit être pratiquée avant l'âge de 12 ans. Par contre, l'excision (khifada) n'est stipulée nulle part dans le Coran. Il s'agit d'une pratique d'origine africaine.

3. L'école coranique

Entre 5 et 12 ans pour apprendre le Coran par coeur et les principales lois du comportement musulman. Elle est restée masculine jusqu'à l'époque moderne. À dater du XIe siècle, sous les Seldjoucides, naissent les premières grandes universités musulmanes.

4. Le mariage et la répudiation

Le cadre juridique est organisé à partir du Coran et des hadiths. Sur les 22 attestations du Coran, relatives au mariage, une seule précise que le croyant peut épouser jusqu'à quatre femmes.

5. Les funérailles

L'enterrement est une obligation communautaire. Le corps est lavé, enveloppé dans un linceul et déposé à même la terre, le visage tourné vers La Mecque.


c. Les pratiques secondaires

1. Abstinence de certaines viandes

L'interdiction de la consommation de viande de porc remonte aux Égyptiens, via les sémites. Elle est introduite dans l'islam, parce que la viande de porc ne se conserve pas dans les pays chauds et parce qu'elle a été associée à des rites polythéistes. L'interdiction s'étend selon certains juristes:

- aux animaux possédant des canines ;
- aux oiseaux qui ont des griffes ;
- aux poissons qui n'ont pas d'écailles.

L'interdiction prescrite par le verset 273 de la sourate II comprend la viande de porc, la chair d'une bête morte, le sang et la viande de tout animal égorgé en invoquant un autre nom que Dieu. Toutefois, celui qui en mange par nécessité ne commet pas un péché. Le verset 3 de la sourate V précise les conditions d'abattage des animaux.

2. Abstinence des boissons fermentées

L'Arabie antique utilisait l'ivresse sacrée pour entrer en communication avec les djinns ou les divinités païennes (Le vin "scellé" du Paradis ne provoquera ni ivresse, ni débauche). Muhammad introduisit progressivement l'interdiction de la consommation de boissons alcoolisées. "Ô vous qui croyez ! N'approchez pas de la prière, alors que vous êtes ivres ; attendez de savoir ce que vous dites" (Coran IV, 43). Par ailleurs, il révèle: "Satan veut susciter parmi vous l'hostilité et la haine au moyen du vin et du jeu de hasard. Il veut aussi vous détourner de Dieu et de la prière. Ne vous abstiendrez-vous pas ?" (V, 91).
Dans le verset précédent, Muhammad demande d'éviter le vin, le jeu de hasard, les pierres dressées [87] et les flèches divinatoires [88]. Ce n'est donc pas encore une interdiction formelle. Le verset 219 de la sourate II est plus exigeant car l'absorption du vin et la pratique du jeu de hasard sont des péchés plus grands que les avantages retirés de ces pratiques :
Ils t'interrogent au sujet du vin et du jeu de hasard ; dis: "Ils comportent tous deux, pour les hommes, un grand péché et un avantage, mais le péché qui s'y trouve est plus grand que leur utilité" (II, 219).

3. Les jeux de hasard (maysir)

Il arrivait que les bédouins nomades se lançaient des défis: "Moi, je suis capable d'égorger autant de chamelles. Est-ce qu'un tel peut en faire autant ?" Piqué dans son orgueil, ce dernier surenchérissait et cela conduisait parfois à la ruine de certaines familles. Ces défis étaient souvent lancés sous l'influence de la boisson. Cela explique, selon certains commentateurs, l'association de l'interdiction du vin et du jeu de hasard. Ensuite le terme "maysir" s'est étendu à toutes sortes de jeux de hasard, y compris la divination (azlam) au moyen de pierres et de fléchettes.

4. L'usure (riba)

La pratique de l'usure annulera au Paradis les mérites acquis par l'aumône. Il n'y a jamais eu de consensus entre les juristes pour déterminer la limite permise ou interdite. Le simple "intérêt" est encore aujourd'hui considéré comme riba.

5. Le voile

Il s'agit d'une coutume moyen-orientale, antérieure à l'islam, sacralisée par le Coran recommandant aux croyantes de baisser leurs regards, d'être chastes et de rabattre leurs voiles sur leurs gorges (XXIV, 31). Les vieilles femmes peuvent ne plus se voiler.


d. Les peines juridiques

1. L'apostasie (ridda)

Le croyant qui renonce à l'islam, soit par la parole soit par les actes, devient renégat (murtadd). Il tombe sous la loi et est passible d'une peine. Ce sont toutefois les écoles juridiques qui ont été unanimes à condamner à la peine de mort.

2. L'adultère (zina)

L'adultère ou la simple fornication sont sévèrement punis dans l'islam si la preuve est objectivement établie. Les écoles juridiques divergent sur cette objectivité à produire car il faut quatre témoins dont les déclarations concordent avec les faits. Si quelqu'un accuse sans pouvoir produire les quatre témoins, il est passible de quatre-vingts coups de fouets (XXIV, 4). La peine que prescrit le Coran pour la femme adultère est la réclusion:
"Appelez quatre témoins que vous choisirez, contre celles de vos femmes qui ont commis une action infâme. S'ils témoignent: enfermez les coupables, jusqu'à leur mort, dans des maisons, à moins que Dieu ne leur offre un moyen de salut" (IV, 15).
Il s'agissait donc d'interdire aux femmes coupables de quitter leur maison jusqu'à leur mort naturelle. Certaines écoles juridiques ont réintroduit la peine de mort, voire la lapidation, qui était prescrite par l'Ancien Testament (Lev. XX, 10 ; Deut. XXII, 22). Par ailleurs, le Coran prévoit une peine de flagellation tant pour les hommes que pour les femmes:
"Frappez le débauché et la débauchée de cent coup de fouet chacun. N'usez d'aucune indulgence envers eux afin de respecter la religion de Dieu" (XXIV, 2).
Cette pratique est toujours en vigueur chez les Kharéjites.

3. Le vol

Le Coran prévoit des peines très lourdes pour le voleur. Il aura la main droite coupée. S'il récidive, ce sera le pied gauche à la deuxième infraction, puis la main gauche à la troisième et l'emprisonnement à vie pour la quatrième fois. Si le voleur se repent avant d'être jugé, il pourra échapper aux peines prévues par le Coran, mais il devra réparer le mal qu'il aura fait aux hommes.


IV. L'islam sunnite

La très grande majorité des musulmans (environ 80 %) est sunnite. C'est en 657, après la guerre fratricide qui opposa le gouverneur de Syrie, Mu'awiya, au quatrième calife "bien guidé", 'Ali, que l'islam se divisa en deux branches qui subsistent jusqu'à nos jours: les chiites, partisans de 'Ali et de ses descendants, et les sunnites, partisans des califes. Les sunnites se présentent comme les gens de la tradition et de la communauté (ahl as-sunna wa'l-jama'a) et comme les seuls à être restés fidèles au texte du Coran et à la tradition du Prophète Muhammad. Ils considèrent les chiites, comme des hérétiques ; ceux-ci leur rendent la pareille en se prétendant les véritables héritiers de la tradition, héritage dont ils ont été frustrés parce que les versets les concernant ont été gommés dans le Coran.

Cela n'a pas empêché le sunnisme de se diviser en plusieurs tendances dont nous allons étudier les principales:
- le sunnisme légaliste ;
- le sunnisme scolastique ;
- le sunnisme philosophique et mystique influencé par l'héritage grec ;
- le soufisme.

Si l'on étudie les oeuvres des penseurs sunnites, il ne faut pas croire qu'ils appartiennent exclusivement à l'une de ces tendances. Si l'on peut déterminer que leur pensée se rattache principalement à l'une ou l'autre de celles-ci, on n'y trouve pas moins des traces et des influences émanant des autres courants.


A. Le sunnisme légaliste

Appartiennent à cette tendance, ceux qui s'attachent principalement, sinon exclusivement, à la loi (shari'a) qui touche quatre domaines de l'activité humaine:

a) la foi proprement dite ('aqida),
b) le culte ('ihadat),
c) l'éthique et la morale (akhlaq),
e) les relations sociales interpersonnelles (mu'amalat).

La loi est contenue dans le Coran, elle est lue selon la lettre. Néanmoins le Coran ne suffit pas pour régler toutes les questions personnelles et communautaires. Lorsque le Coran ne règle pas le problème posé, il faut se tourner vers la tradition rapportant des paroles du Prophète qui n'ont pas été consignées dans le Coran et que l'on appelle hadith, ou des paroles des compagnons, que l'on appelle akhbar (informations). Ces hadiths et ces akhbar sont composés de deux parties: la première donne la chaîne des transmetteurs de façon à assurer l'authenticité et la deuxième, le propos lui-même. Si ces deux sources ne suffisent pas à donner la réponse, il faut suivre la voie montrée par la communauté ou les savants. Ceux-ci ne constituent pas un clergé, une caste ecclésiastique, tels qu'on les trouve dans le christianisme ou dans l'islam chiite ; ils sont plutôt des juristes qui assument quand même une certaine fonction cléricale, mais dont la préoccupation majeure est la réflexion juridique (fiqh). Il va sans dire que ces juristes ne sont pas toujours d'accord entre eux. Aussi distingue-t-on quatre écoles qui voient le jour dès le IIe siècle de l'Hégire (VIIIe siècle A.D.).

1. École hanafite

Abu-Hanifa (799-774). Cette école d'origine irakienne estime qu'il faut recourir à l'estimation personnelle (istihsan) et procéder par analogie afin d'adapter la loi aux circonstances. On peut y voir un véritable libéralisme pour les actes privés.

Cette école est aujourd'hui présente en Turquie, Chine, Syrie, Indes et dans les milieux urbains d'Égypte, Afrique du Nord et Europe centrale.

2. École malikite

Malik ibn-Anas (712-795). Originaire du Hedjaz, cette école admet aussi la nécessité du jugement personnel par analogie, mais par le consensus des savants. Elle s'oppose donc au libéralisme hanafite dans les actes privés. Elle est surtout représentée en Afrique du Nord, Afrique Noire et Haute-Égypte.

3. École hanbalite

Muhammad ibn Hanbal (780-855). Originaire de Bagdad, cette école rejette les innovations et l'opinion personnelle. Elle requiert une application rigoureuse des lois coraniques en matière de moeurs. Elle s'oppose également aux tendances mystiques et philosophiques du chiisme et du soufisme. Elle est présente en Irak, Palestine, Égypte et en Arabie, sous une forme encore plus radicale, le wahhabisme.

4. École shafi'ite

Al-Shafi'i (mort en 820), disciple de Malik ibn-Anas. Cette école est fondée par un quraychite. Elle met l'accent sur les hadiths dont la teneur textuelle doit être acceptée, sinon il faut le consensus de la communauté, alors que, pour l'école malékite, il faut le consensus des savants. Toutefois, il faut privilégier l'analogie et limiter le recours au jugement personnel. On trouve des partisans de cette école en Égypte, en Malaysie et comme minorité en Syrie, Irak, Palestine et Indes.

Le rôle joué par les jurisconsultes est considérable. Ils sont les véritables gardiens d'une certaine orthodoxie. C'est sur eux que le pouvoir s'appuie. Dans la classe supérieure (khassa, cour, élite, notables) le premier rôle est tenu par le calife (khalifa), chef suprême de tous les croyants (amir al-mu'minin). Celui-ci est entouré de vizirs, de secrétaires travaillant dans les différents services (diwan), de fonctionnaires publics et de juges-cadis. Cette classe supérieure dirige la masse des croyants ('amma) et la populace (suqa). À partir du douzième siècle, le vizir Nizam al-Mulk, fit ouvrir à Bagdad une grande université pour rivaliser avec l'université al-Azhar, fondée au Caire par les Fatimides et y enseigner principalement le droit et la jurisprudence.

À côté des fuqaha' (ceux qui appliquent le droit, fiqh), nous trouvons ceux qui recherchent et enseignent une signification plus profonde au texte du Coran, une science ('ilm, ce sont les 'ulama') ou une sagesse (hikma'), car au-delà de la lettre et du droit, il y a le sens vrai (haqiqa). Les uns restent proches du sens premier et se contentent d'une exégèse littérale, de commentaires explicatifs (tafsir), d'autres font dire davantage au texte en recherchant une direction spirituelle et une inspiration divine afin de donner au texte sa véritable interprétation (ta'wil). Enfin, il y a l'herméneutique supérieure (tafhim) qui prétend comprendre par Dieu lui-même (ilham, inspiration divine) et pas par la seule intelligence humaine.


B. La scolastique

Il importait de définir la science du Tawhid (unité de Dieu) et du kalam (parole) [89]. Bien que généralement qualifiée de "théologie", cette science du kalam 'ilm al-kalam) est une dialectique rationnelle pure, une scolastique qui s'oppose à une approche plus herméneutique, éloignée de l'intellectualisme et qualifiée par Corbin de "théosophie mystique" ('irfan).

La toute première question, outre la légitimité du Calife, que se poseront les musulmans est celle de la responsabilité de l'homme devant ses fautes.

Les Kharéjites répondent qu'une faute grave exclut immédiatement de la communauté le fautif qui doit être considéré comme un renégat.

Sous les Omeyyades (650-750), les maîtres du kalam se partagent entre trois tendances:

- Les Muraji'ites discutent de la gravité des fautes. Celles-ci ne condamnent pas irrémédiable-
ment le croyant car Dieu est avant tout miséricordieux.

- Les Qadarites soulignent le libre-arbitre de l'homme et par conséquent son entière responsa-
bilité dans ses actes.

- Les Jabarites affirment la toute-puissance de Dieu, créateur de toutes choses dans l'univers, même des actes humains.


a. Mu'tazilisme

Aux IXe et Xe siècles, une nouvelle école va émerger, l'école Mu'tazilite, continuatrice de la tendance qadarite, professant essentiellement le libre-arbitre de l'homme. Parmi les thèses principales soutenues par les Mu'tazilites, retenons:

* Tawhid :

Dieu est inaccessible et transcendant (Tawhid). "Dieu est unique, nul n'est semblable à lui ; il n'est ni corps, ni individu, ni substance, ni accident. Il est au-delà du temps. Il ne peut habiter dans un lieu ou dans un être ; il n'est l'objet d'aucun des attributs ou des qualifications créaturelles. Il n'est ni conditionné, ni déterminé, ni engendrant, ni engendré. Il est au-delà de la perception des sens. Les yeux ne le voient pas, le regard ne l'atteint pas, les imaginations ne le comprennent pas. Il est une chose, mais non comme les autres choses ; il est omniscient, tout-puissant, mais son omniscience et sa toute-puissance ne sont comparables à rien de créé. Il a créé le monde sans archétype préétabli et sans auxiliaire [90]". Al-Ash'ari expose ici la conception mu'tazilite de Dieu, en soulignant qu'elle suppose la non-existence de tout attribut dans l'essence divine.

Le Coran n'est pas un attribut divin, il est donc créé par Dieu. Dire que le Coran est la Parole divine incréée qui se manifeste dans le temps sous la forme d'un discours en arabe, équivaut à dire ce que les chrétiens disent de l'Incarnation, à savoir que le Christ est la Parole divine incréée, incarnée dans sa chair. La controverse n'apparaît pas au niveau de la Parole divine elle-même, mais au niveau de la modalité de sa manifestation. La Parole divine s'est fait chair dans le Christ pour les chrétiens, elle est simplement énonciative dans le Coran.

* Al-'adl (La justice divine) :

Dieu ne peut vouloir que le bien et donc ne veut ni ne commande le mal. C'est l'homme qui est créateur de ses actes et est donc responsable du mal, sinon, l'idée de récompense et de châtiment dans l'au-delà est vidée de son sens. Comment dès lors expliquer les passages du Coran qui affirment la Mashi'a divine (Volonté foncière de Dieu), à savoir le fait que tout ce qui nous arrive est écrit dans un registre céleste ? Pour les Mu'tazilites, la Mashi'a exprime métaphysiquement la connaissance divine elle-même, à savoir le dessein éternel et le génie créateur de Dieu. Mais elle n'implique pas ses actes de volition (irada), ni ses actes de commandement (amr). L'objet de la Mashi'a est l'être et non l'acte.

* Les promesses dans l'au-delà (Wa'd et wa'id) :

Le croyant qui meurt sans repentance en état de péché est livré à l'enfer éternel. La conception mu'tazilite est davantage axée sur la justice et très peu sur la miséricorde de Dieu. Néanmoins le pécheur resté fidèle à Dieu et le pécheur infidèle ne sont pas traités de la même manière car Dieu a promis une récompense aux fidèles et un châtiment aux infidèles.

* La situation intermédiaire (al-manzila bayn al-manzilatayn) :

Durant sa vie, le pécheur (fasiq) n'est pas réellement croyant (mu'min) ni vraiment impie (kafir). Il faut d'abord distinguer les fautes légères (sagha'ir) des fautes graves (kaba'ir). Les premières n'entraînent pas l'exclusion du pécheur sauf s'il récidive. Les secondes distinguent encore celles qui ressortent à l'infidélité (kufr, le kafir est un infidèle au sens absolu) et les autres qui, tout en excluant le pécheur de la communauté, ne les considèrent pas comme infidèles.

* L'impératif moral (al-amr bi'l-ma'ruf) :

Il s'agit de mettre en pratique les principes de justice non seulement à titre personnel, mais à l'échelle de la communauté dans les comportements sociaux. Chaque musulman a le devoir de commander le bien par la langue et même par la force du bâton, mais jamais par le sang.


b. Ash'arisme

Le juriste Ibn Hanbal fut le premier à s'opposer aux Mu'tazilites qui, sous le califat de al-Moutawakkil, ont été évincés au profit de l'ash'arisme, du nom de son fondateur al-Ash'ari, mort en 935.

Inspiré par le hanafisme, voire par le shafi'isme, Abu'l-Hasan al-Ash'ari affirme que donner une valeur absolue à la raison, c'est affaiblir la religion plutôt que la renforcer, d'autant plus que la raison est incompatible avec le ghayb (l'invisible, le suprasensible, le mystère) qui est un principe essentiel de la vie religieuse. Mais il ne faut pas pour autant affirmer que la raison n'est rien. Pourquoi le Coran incite-t-il au raisonnement et à la spéculation ? Entre ces deux extrêmes, il faut s'efforcer de donner à chaque domaine sa propre raison d'être. La raison et la foi sont deux domaines distincts, deux modes de perception si différentes qu'on ne peut les confondre, ni les substituer l'un à l'autre, ni se passer de l'un ou de l'autre.

Pour Al-Ash'ari, les Attributs et les Noms de Dieu existent bien de manière distincte de l'essence divine, mais doivent être compris comme n'ayant pas d'existence propre en dehors de l'essence divine elle-même. Dire qu'il n'y a pas d'attributs divins, dans l'essence de Dieu, c'est priver Dieu de toute activité opérante, donc aboutir finalement à l'agnosticisme (ta'til). Cela ne veut pas dire que l'on doive tomber dans l'excès contraire qui est l'anthropomorphisme (tashbih). Certes le Coran décrit Dieu avec des mains, un visage, assis sur un trône. Ce ne sont que des métaphores, disent les Mu'tazalites (les mains représentent métaphoriquement la puissance de Dieu, le visage son essence et le fait qu'il soit assis sur un trône, le règne divin). Ce sont des réalités, disent les littéralistes. Oui, disent les Ash'arites car les musulmans doivent le croire mais sans "se demander comment".

Al-Ash'ari réaffirme la thèse du Coran incréé, thèse toujours soutenue aujourd'hui par l'orthodoxie musulmane.

Quant à la liberté de l'homme, Al-Ash'ari recherche une solution intermédiaire entre la position mu'tazilite et celle des fatalistes. Pour les Mu'tazilites, l'homme possède la qudra (puissance créatrice), donc la faculté de créer ses propres oeuvres. Il en résulte une entière responsabilité de l'homme. Pour Al-Ash'ari, la qudra est extérieure à l'homme, elle ne lui est pas immanente. Il a donc recours à la kasb (acquisition). Toute la liberté de l'homme consiste dans cette co-incidence entre Dieu "créateur" et l'homme "acquéreur".

Sur le plan de la cosmologie, les philosophes hellénisants défendront la thèse de l'émanation. Selon les Mu'tazilites et la théorie de la succession des causes, la création est soumise à un ensemble de causes qui s'élèvent graduellement depuis les causes secondes régissant le monde de la matière jusqu'aux causes premières et jusqu'à la Cause des causes (théorie de la causalité universelle). Pour les Ash'arites, la théorie de l'émanation aboutit à identifier le principe et la manifestation, soit sur le plan de l'essence, soit sur le plan de l'existence. Quant à la causalité universelle, c'est pour eux, une sorte de déterminisme (la cause étant liée ontologiquement à son effet) incompatible avec l'affirmation de la liberté absolue de Dieu. Ils proposent la thèse de l'indivisibilité de la matière (atomisme). La matière étant indivisible, on aboutit à l'affirmation d'un principe transcendant qui donne à cette matière et à tous les êtres composés, leur détermination et leurs spécificités. Pour spécifier et quantifier les êtres, il faut l'intervention d'un principe transcendant, soit un Dieu créateur. De ce fait, l'acte créateur est permanent. L'univers est en expansion constante, mais c'est Dieu, principe transcendant, qui lui assure son unité, sa cohésion et sa durée.

L'ash'arisme a survécu à toutes les critiques et de nombreux penseurs, du XIe au XVe siècles, vinrent renforcer sa prépondérance en islam sunnite. C'est surtout la tendance ash'arite qui fut enseignée dans les écoles coraniques (madrasa). À partir du XVe siècle, elle se figea dans la répétition (taqlid).


c. Maturidisme

Cette tendance ash'arite se nuance dans le Maturidisme (al-Maturidi, mort en 944) pour qui Dieu ne crée en l'homme que la racine (asl) de l'acte, l'homme lui donnant son existence effective par l'exercice de son libre-arbitre.


C. Les Philosophes

Réciter le Coran et en retenir la lettre, se livrer à de simples commentaires (tafsir) et vivre selon les prescriptions codifiées par les juristes, sont le lot de la grande masse des musulmans, une situation qu'entretient le pouvoir. Très tôt cependant, se manifestèrent des courants avec d'autres ambitions, celle notamment de pénétrer le sens profond de la révélation. Ces courants ont eu leurs heures de gloire, parfois même le soutien du pouvoir, mais le plus souvent ils suscitèrent la suspicion, voire l'interdiction et la persécution.

Il est évident que les descriptions coraniques, lues à la lettre, font souvent figure de superstition dans certains milieux intellectuels et spirituels ; aussi doit-on leur donner une autre dimension et les recevoir comme le symbole extérieur de vérités intérieures. Il y a donc deux lectures du Coran: l'une est exotérique (zahir), l'autre est ésotérique (batin). La lecture exotérique est pour la masse, l'autre doit se découvrir grâce à l'initiation par des maîtres spirituels. Toutefois, on distingue encore un ésotérisme premier, celui des philosophes et un ésotérisme de l'ésotérisme, celui des mystiques.

Les philosophes sont les falasifa (faylasuf), transcription en arabe du terme grec "philosophos". Les oeuvres des philosophes grecs avaient été traduites du grec en syriaque, du syriaque en arabe et de l'arabe en latin, notamment des textes d'Aristote, de Platon et de Galien. Ces traductions ont influencé la pensée des philosophes musulmans. D'autre part, il est malaisé de classer les penseurs en philosophes pour les uns et en mystiques pour les autres. Les philosophes ont un côté mystique et les mystiques sont aussi des philosophes dans une certaine mesure. La classification est arbitraire, les philosophes sont ceux dont le caractère philosophique est prépondérant et les autres sont ceux dont le caractère mystique est davantage accentué. De même, il n'existe pas de séparation nette entre philosophes sunnites et philosophes chiites dans la mesure où ils se sont influencés les uns et les autres. Ainsi en est-il des quelques figures principales présentées ci-après.

* Al-Kindi :

Le premier de ce groupe de philosophes, dont les oeuvres ont survécu, est Al-Kindi (Abu-Yusuf ibn Ishaq al-Kindi), né en 796 à Kufa et mort à Bagdad en 873. Cet aristocrate fortuné fit travailler pour lui de nombreux traducteurs chrétiens du grec vers l'arabe, tout en retouchant lui-même les traductions pour certains termes arabes. On connaît quelque 260 ouvrages qui lui sont attribués, dont la Théologie et la Métaphysique d'Aristote, ainsi que la Géographie de Ptolémée. Plusieurs de ses oeuvres furent traduites en latin au Moyen-Age.

Il se distingue des dialecticiens du kalam en cherchant un accord entre la recherche philosophique et la prophétologie. Il y a une science humaine ('ilm insani), comprenant la logique et les différentes disciplines de la philosophie, mais il y a aussi une science divine ('ilm ilahi) qui n'est révélée qu'aux prophètes.

La création du monde est un acte de Dieu et non une émanation. Cet acte de la volonté divine établit la première Intelligence d'où découlent par émanation les Intelligences hiérarchiques dans un schéma ressemblant à celui des néoplatoniciens.

* Al-Farabi :

Né en 872, Abu Nasr Muhammad al-Farabi s'installa à Bagdad alors qu'il était encore très jeune. Il étudia la grammaire, la logique, la philosophie, la musique, les mathématiques et les sciences. Il acquit une telle maîtrise qu'on le surnomma "Magister secundus" (Aristote étant le Magister primus).

Après Bagdad, il séjourna à Alep où il jouit de la protection du pouvoir, puis au Caire et finalement à Damas où il mourut en 950 à l'âge de 80 ans. Ce grand penseur fut aussi un grand mystique cherchant à allier la philosophie et la religion prophétique, de même qu'en philosophie, il rechercha l'accord entre Platon et Aristote. On lui doit de très nombreux ouvrages dont les "Gemmes de la sagesse" (Fusus al-hikam).

Le fait qu'al-Farabi refusa l'ittihad (fusion unitive) entre l'intellect humain et l'intelligence "agente" ne suffit pas à nier le caractère mystique de sa pensée, car pour lui l'ittisal (conjonction sans identification) est aussi une expérience mystique.

Dans sa doctrine, on trouve la distinction entre l'essence et l'existence. Cette dernière n'est qu'un prédicat, un accident de l'essence. Quant à l'être, il y a lieu de distinguer l'être nécessaire de l'être possible qui ne peut exister par lui-même. À partir de l'Etre premier (être nécessaire) nous assistons à l'émanation de triades d'Intelligences (Les triades correspondent aux trois actes de connaissance ou de contemplation: l'intellect est d'abord en puissance, puis en acte pour devenir acte acquis). Ces triades vont de la première à la dixième constituant la hiérarchie des Intelligences, chaque Intelligence engendrant une nouvelle Intelligence dans le langage d'Al-Farabi, un nouveau Ciel dans le langage d'Aristote (les astres-dieux). Cette dixième intelligence est l'Intelligence "agente" ('aql fa''al) qui est l'être spirituel le plus proche du monde de l'homme.

* Avicenne (prononcé en espagnol Aven Sina qui a donné Avicenne) :

Abu-'Ali Husayn ibn 'Abdillah Ibn Sina est né près de Bukhara en 980. Il mourut près de Hamadan en 1037. Il eut une éducation encyclopédique, englobant la grammaire, la géométrie, la physique, la médecine, la jurisprudence et la théologie. Ayant guéri à l'âge de 17 ans un prince samanide, il est appelé à la Cour où il s'occupe à deux reprises de politique, consacrant ses nuits à la philosophie. C'est ainsi qu'il composa une énorme encyclopédie (28.000 questions en 20 volumes) intitulée Kitab al-Insaf (le Livre du jugement impartial) dont on n'a conservé que quelques extraits: Le Livre de la théologie dite d'Aristote, le Livre de la Métaphysique et des notes en marge du De Anima. On lui doit des ouvrages importants sur la médecine et des récits mystiques.

Son père et son frère étaient ismaéliens, lui-même refusa de s'y laisser entraîner, mais sa pensée n'en fut pas moins fortement influencée par la gnose ismaélienne. Par ailleurs, il reçut un accueil chaleureux auprès de princes chiites d'Isfahan. Ces influences, ismaélienne et duodécimaine, font qu'Avicenne est plus qu'un philosophe classique, mais peut déjà être qualifié de "philosophe oriental".

Avicenne reprend la théorie des Intelligences hiérarchiques d'Al-Farabi, mais la présente comme une angélologie. La création ne peut procéder d'un acte volontaire dans la prééternité, mais bien d'une nécessité divine. La création résulte de l'acte même de la pensée divine se pensant elle-même. Cette connaissance que l'Etre divin a de lui-même n'est autre que la première intelligence, la première émanation, le premier Nous. À partir de cette première intelligence, la pluralité de l'être va procéder d'intelligence en intelligence jusqu'à la dixième (les dix intelligences correspondent aux chérubins), qui n'a plus la force de produire une autre Intelligence unique, une âme unique. À partir d'elle, l'émanation explose dans la multitude des âmes humaines. Il y a donc une triade fondamentale formée par l'Intelligence première, les dix intelligences chérubiniques (angéliques) et les âmes humaines.

La pensée d'Avicenne (l'avicénisme) aura une influence sur toute la philosophie et la mystique orientales, notamment chez les Persans dont nous parlerons dans le chapitre consacré au chiisme.

* Abu Hamid Ghazali :

Il naquit en 1059 dans le Khurasan, devint le disciple d'un maître réputé de l'école
ash'arite, l'Imam al-Haramayn. En 1091, il fut nommé professeur à l'Université de Bagdad. Pendant cette époque, il écrivit deux ouvrages: Les intentions des philosophes et l'autodestruction des philosophes (Tahafut al-falasifa , effondrement, écroulement, destruction des philosophes). En 1095, il connut une crise intellectuelle, source d'une crise intérieure très grave, qui le conduisit à abandonner ses fonctions à l'université pour se consacrer entièrement à la recherche de la certitude intérieure. Cette personnalité exceptionnelle, jusque-là porte-parole de la doctrine ash'arite, s'engage dans cette nouvelle voie. Revêtant l'habit des soufis, il quitte Bagdad, voyage à Damas, Jérusalem, Alexandrie, le Caire, La Mecque et Médine pour revenir mourir dans son pays natal en 1111 à l'âge de 52 ans.

La dialectique philosophique rend al-Ghazali insatisfait. Il se tourne vers une certitude expérimentale dans la connaissance intérieure. "La connaissance vraie est celle dans laquelle la chose connue se découvre complètement (devant l'esprit), de sorte qu'aucun doute ne subsiste à son égard, et qu'aucune erreur ne puisse la ternir. C'est le degré où le coeur ne saurait admettre ni même supposer le doute. Tout savoir qui ne comporte pas ce degré de certitude est un savoir incomplet, passible d'erreur (Risalat al-laduniya)."

Al-Ghazali critique de façon souvent véhémente les positions des philosophes, dans quatre ouvrages (contre les Ismaéliens, les chrétiens, les libertins et les philosophes en général).

L'exégèse ésotérique des Ismaéliens lui échappe de même que l'idée d'une science qui se construit à coups de syllogisme. Ce qu'il veut, c'est une religion d'autorité, une initiation à un sens caché qui ne peut se découvrir que par l'intermédiaire d'un Guide inspiré, l'Imam.

Le livre contre les chrétiens est "une réfutation courtoise de la divinité de Jésus", qui pour lui est la conséquence d'une méthode qui prend pour guide la science et la raison pour interpréter les Évangiles.

Le livre contre les philosophes est une critique virulente des méthodes philosophiques qui ne démontrent rien à ses yeux. Al-Ghazali réfute les théories sur la création, sur la procession des intelligences. Pour lui, tous les processus naturels représentent un ordre fixé par la volonté divine, que celle-ci peut rompre à tout moment, excluant toute idée d'une norme intérieure de l'être, d'une nécessité interne. Pour lui, les philosophes se trompent lorsqu'ils nient la résurrection corporelle, la réalité littérale du paradis et de l'enfer. Bref les philosophes se livrent à des spéculations qui ne peuvent conduire à la vérité. Celle-ci ne s'ouvre qu'à la perception intérieure du donné révélé. Pour l'homme se pose donc le dilemme: être philosophe ou être soufi.

* Abu'l-Walid Muhammad ibn Ahmad ibn Muhammad ibn Rushd (Aven Roshd en espagnol, devenu Averroès) (1126-1198) :

Averroès est un auteur prolifique. On lui doit de nombreux ouvrages dont une réfutation monumentale de la position de Al-Ghazali sur la philosophie (le Tahafut al-Tahafut, l'autodestruction de l'autodestruction) et de nombreux commentaires sur l'oeuvre d'Aristote car le but de sa vie est de restaurer la pensée de celui-ci. Beaucoup de ses oeuvres ne nous seraient pas parvenues, tant les Almohades traquèrent la philosophie et les philosophes, s'il n'y avait pas eu les traductions en hébreu - parfois la reproduction du texte arabe en caractères hébreux - par de savants rabbins et les traductions latines de Michel Scot (1228-1235).

Pour Averroès comme pour beaucoup d'autres, il y a une lecture exotérique et une lecture ésotérique du Coran, mais pas une double vérité comme le prétendirent ses traducteurs chrétiens. C'est la même vérité qui doit donner lieu à différents plans de lecture et de compréhension. Quant à la lecture ésotérique, il est dangereux de la dévoiler aux ignorants et aux faibles car cela provoquerait les pires catastrophes psychologiques et sociales.

Averroès réfute la doctrine du schéma triadique et l'émanatisme d'Avicenne. Pour lui, il n'y a pas d'intelligences angéliques intermédiaires, car il n'y a pas de procession d'intelligences en intelligences à partir de l'Un. Le moteur de chaque orbe est une énergie finie qui acquiert une puissance infinie par le désir qui le meut vers une Intelligence immatérielle propre à chaque ciel et cause finale de celui-ci, même si ce désir le porte aussi à rechercher l'Intelligence suprême. Il n'y a donc ni création ni procession successive, mais une simultanéité dans un commencement éternel. C'est par métaphore que l'on donne le nom d'âme à cette énergie motrice qui est un acte d'intellection pure.


D. Le soufisme

a. Définition


Le courant spirituel et mystique le plus souvent évoqué, à défaut d'être toujours compris, est le soufisme (at-tasawwuf). Le mot "soufisme" en Occident ne date que du XIXe siècle, lorsqu'un pasteur allemand, Friedrich August Thalluck, forgea le terme latin de Sufismus. L'étymologie la plus couramment admise est le mot arabe suf (la laine), en raison des frocs de laine grossière que revêtaient certains adeptes. D'autres ont cru trouver l'origine du mot dans le grec sophia (la sagesse). Quoi qu'il en soit, le soufisme n'est pas facile à définir tant il revêt de formes multiples ; tout au plus, peut-on essayer d'en dégager les caractéristiques essentielles, plus ou moins communes à tous les systèmes depuis ses origines au IXe siècle jusqu'à nos jours.

Le soufisme se démarque de l'interprétation dogmatique ('aqida) et légaliste (shari'a). Il n'est pas non plus un système logique et philosophique, telle la science du kalam (sorte de théologie dialectique). Il vise à découvrir le sens de la vie spirituelle et de ses réalités au-delà des symboles extérieurs. Pour y arriver, il faut passer par plusieurs degrés de conscience, grâce à une initiation adéquate.

Dans un premier temps, on accède à la connaissance de la manière indirecte, comme on connaît une chose par son reflet dans un miroir. Cette première approche est spéculative, appelée science de certitude dans le soufisme ('ilm al-yaqin). De même que nos sens ne perçoivent que des réalités qui leur correspondent (le son par l'oreille etc...), une réalité spirituelle ne peut être perçue qu'à partir du moment où l'on atteint un état de conscience correspondant au niveau de cette réalité. C'est le deuxième degré, celui de la vision de certitude ('ayn al-yaqin). Quant au troisième degré, il sera atteint par l'identification effective du sujet connaissant et de la réalité connue. C'est la réalité de certitude (haqq al-yaqin). Pour mieux faire comprendre, on utilise la métaphore suivante: Le premier degré est celui de l'homme qui entend parler de l'océan, le second est celui de l'homme qui voit l'océan et le troisième celui de l'homme qui plonge dans l'océan.

Pour le soufi, cette réalisation spirituelle (tahqiq) est la finalité de toute révélation et le but suprême de l'homme. La fin ultime de cette quête est la connaissance de Dieu (ma'rifat Allah), obtenue par l'extinction et l'annihilation (fana') de l'homme en Dieu.

Les termes 'ilm al-yaqin, 'ayn al-yaqin, haqq al-yaqin sont coraniques. Le véritable soufi fait constamment référence au livre sacré. Le soufisme est donc une voie spirituelle et initiatique, essentiellement islamique. Ce n'est toutefois pas un retrait vers le sacré, mais une intégration du sacré dans tous les plans de l'existence. D'où les dimensions scientifique et artistique du soufisme, de même que son rôle social, économique et politique. Les soufis se distinguent des dévots (nussak) et des ascètes (zuhhad).

Si l'on peut parler de mystique soufie, c'est dans le sens étymologique de l'adjectif grec mystikos (relatif aux mystères initiatiques), pas dans le sens qu'a pris le mot dans nos conceptions occidentales. On n'accède pas au degré de certitude sans initiation. Le soufisme suppose donc un maître (shaykh) et des disciples (murid).

On peut aussi définir le soufisme comme une herméneutique (ta'wil) qui s'applique au livre sacré, mais aussi au cosmos dans sa totalité, car toute réalité perçue dans la nature est un signe divin, une idée à découvrir. Nous leur montrerons nos signes (ayat) aux horizons et en eux-mêmes afin qu'il leur soit manifeste que c'est la vérité de leur Seigneur (XLI, 53).

Les choses d'en bas, tombant dans le champ de vision de l'homme ('alam ash-shahada), sont le reflet des principes d'en haut ('alam al-ghayb). Cela conduit les poètes à magnifier la beauté humaine pour exprimer le divin en utilisant une sorte de code:

* p.e.
- le grain de beauté: le point de l'unité divine.
- le duvet de la joue: la manifestation de la réalité dans des formes spirituelles.
- le sourcil: les attributs de Dieu qui voilent son essence.

* ou encore à utiliser d'autres symboles:
- le vin : expérience extatique due à la révélation du Bien-aimé.
- la mer, l'océan : les révélations de l'essence divine.


b. La métaphysique

La récitation de la Shahada: Il n'est d'autre divinité (dieu) que la Divinité (Dieu) exprime l'unité (Tawhid) au niveau théologique. C'est le sens exotérique. La compréhension ésotérique dépasse ce niveau. Il n'est de beauté que la Beauté ; il n'est de vérité que la Vérité ; il n'est d'être que l'Etre. On exprime par là l'unité ontologique (tawhid wujudi) qui ne peut plus recevoir de sens numérique. Cette doctrine attribuée à Ibnu'l-'Arabi, connue sous le nom de "unicité de l'être" (wahdat al-wujud), fut combattue par les autorités jusqu'à jeter l'anathème sur ceux qui la professaient car on a souvent compris cette doctrine comme panthéiste (unicité existentielle ou monisme existentiel). Toute l'oeuvre d'Ibnu'l-'Arabi démontre le contraire car il est resté respectueux de la loi religieuse qui n'aurait aucun sens dans le panthéisme.

Al-Ghazali précise que toute chose a deux faces: "la science et celle de son Seigneur. Quant à la science, elle est néant. Quant à celle de son Seigneur, elle est l'Etre". Autrement dit, tout ce qui est autre que Dieu est vide si on le considère en lui-même, mais il est plein de réalité si on le regarde comme lieu de théophanie (mazhar al-tajallihat). En bref, la multiplicité des êtres n'altère en rien l'unité transcendante de l'Etre. L'Etre dont il est ici question n'est pas l'essence divine qui est un degré sur-ontologique, appelé essence (dhat), inconnaissable, inaccessible, ineffable. Cf. Urgrund de Maître Eeckart, En soph de la Kabbale, Brahman du Védanta, Tao chinois.

Telle est la compréhension soufie du hadith qudsi: "J'étais un trésor inconnu. J'aimai à être connu. J'ai donc créé des créatures. Je me suis fait connaître d'elles et par moi, elles m'ont connu."

L'Etre est une suprême réalité qui apparaît comme Divinité (ilah), premier degré de l'essence, non plus considérée en soi dans sa transcendance, mais en tant que digne d'adoration, ce qui implique nécessairement l'existence d'un adorateur, donc d'une création par un processus de "descente" (tanazzul), de l'unique Réalité en une succession d'effusions (ifadat), d'émanations, sans qu'il y ait toutefois de production extérieure, car rien ne sort de l'Infini. Cette descente théophanique donne d'abord naissance à des degrés non manifestés, encore métaphysiques (l'invisible), avant de s'achever, grâce à l'ordre divin kun (sois), par la manifestation (zuhur) dans les degrés manifestés et hiérarchisés du cosmos.

Tout est résumé par les trois formes du verbe "être" dans la grammaire arabe, représentant les trois modalités de l'être:

- Kana: il était et il est incréé
- Kun: sois créateur
- Yakunu:il est en devenir, créé [91]


c. L'homme parfait (insan kamil)

C'est d'abord le Verbe éternel, ni Dieu, ni autre que Lui, qui procède de l'Essence sublime. C'est le médiateur suprême (al wasilat al kubra) par lequel la Divinité se voile afin que la création ne soit pas anéantie par l'éclat de sa majesté. C'est le secret d'amour entre Dieu et sa créature. Doctrine scandaleuse aux yeux de l'orthodoxie car l'amour est une relation entre deux êtres ayant une certaine homogénéité, entraînant l'inclination de l'un vers l'autre et une rejonction de l'un avec l'autre. Il n'en est rien: l'Amour universel inhérent à l'Essence ne peut se partager car l'Essence, en tant que telle, exclut tout autre qu'elle-même, donc toute relation avec un être particulier. C'est le rang du trésor caché.

Mais le Trésor a aimé être connu. Il y a donc une volonté divine particulière, relative à la Norme divine, une volonté qui entre en relation avec les choses qui sont l'objet de son amour ou de sa détestation selon qu'elles sont conformes ou non à la Norme divine. Le support de cette volonté est "l'Insan kamil", prototype de tout homme, si bien que "l'insan kamil" désigne aussi celui qui est l'élu de Dieu pour chaque époque, à qui le soufisme donne le nom de pôle (qutb). Ce nom est aussi utilisé pour désigner les grands spirituels qui sont les Pôles de ce temps. Mais il y a une hiérarchie parmi les Pôles, car ceux-ci culminent dans le Pôle des pôles, qui accomplit pleinement l'épiphanie de l'Homme parfait, en l'occurrence Muhammad, le sceau des prophètes.


d. La cosmologie

L'univers n'est pas la manifestation de l'Un dans de multiples lieux d'épiphanie, mais le produit de l'interaction de deux principes: un principe actif, connaissant, et un principe passif, connaissable. Il ne s'agit pas d'une doctrine dualiste, car la dualité des principes n'est qu'une polarisation de l'Un. Le principe passif est le réservoir de toutes les réalités, le principe actif est le principe spirituel pur dont la fonction est d'existentialiser ces réalités. L'Esprit de Dieu planait au-dessus des Eaux, dit la Bible. Les Eaux représentent la materia prima, le réservoir des réalités. L'Esprit de Dieu est l'agent actif, appelé Esprit-Saint (ruh al-quds) ou Intellect agent ('aql fa''al).

Pour comprendre cette interaction, imaginons un rayon lumineux pénétrant dans une pièce sombre et révélant la poussière en suspension dans l'air. La poussière était invisible, mais potentiellement visible. Le rayon lui-même n'existe pas en tant que tel, seule la lumière existe, mais elle devient rayon en rencontrant la poussière. En y regardant de plus prêt, il n'y a pas un rayon mais une multitude de rayons correspondant chacun à une particule de poussière. L'interaction du pur Esprit et de la materia prima donne naissance à une réalité composée avec un aspect spirituel et un aspect substantiel. Cette synthèse est le premier produit, qui participe encore à la lumière. On le nomme Esprit (ruh) ou Intellect ('aql) ; mais ces deux termes signifient à la fois le principe actif et la synthèse produite par l'interaction sur le principe passif.

Si l'on considère globalement le rayon qui atteint toutes les particules de poussière, on parlera d'esprit universel (ruh kulli). Si l'on considère chaque rayon correspondant à chaque particule, on parlera d'esprit particulier. C'est une autre évocation du macrocosme et du microcosme. De même que la graine contient synthétiquement l'arbre tout entier, l'Esprit ainsi créé contient toutes les possibilités d'un être ou du cosmos, lesquelles se déploient dans les états multiples.

De l'Esprit primordial, considéré comme l'Adam cosmique, émane aussi l'Eve cosmique, l'âme (nafs) qui donne naissance aux mondes des formes. Cette âme ne tarde pas à être séduite par ses propres productions auxquelles elle s'attache passionnément, entraînant l'esprit dans sa chute. L'âme perd alors la conscience de ce qu'elle était réellement et s'identifie, illusoirement, à une forme corporelle dont elle est, en fait, l'animateur.

Le retour à la condition première n'est donc pas conçu comme la délivrance d'un corps car l'âme n'y est pas prisonnière, mais comme l'affranchissement de la tyrannie de l'attachement passionnel. Une fois le tumulte des passions apaisé, l'âme peut réintégrer le sein de l'esprit. "Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée ! Entre parmi mes serviteurs ! Entre dans mon paradis !" ( Coran LXXXIX, 27/30).


e. Les moyens

Le moyen essentiel de la réalisation spirituelle est désigné dans le soufisme par le mot "dhikr" (rappel, souvenir, évocation...) "N'est ce pas au dkikr d'Allah que les coeurs s'apaisent" (XIII, 28).

Le souvenir est celui de l'alliance primordiale (mithaq) dont la trace lumineuse est plus ou moins enfouie dans la conscience ou le subconscient de l'homme. Faire revivre ce souvenir est la voie (tariqa) qui nous fait revenir à notre origine spirituelle première.

* Tout ce qui favorise ce ressouvenir est également dhikr:

- la lecture et la méditation du Coran sont dhikr par excellence, car le Coran est l'expression même du Verbe divin ;
- la méditation de l'enseignement des maîtres spirituels (shaykh) ;
- la méditation sur la mort et sur les autres signes de Dieu dans la création:
- la méditation sur sa propre réalité intérieure, d'où le hadith célèbre: Qui se connaît lui-même, connaît son Seigneur.

* Les pratiques qui stimulent la poursuite de la voie sont:

- la répétition de la Shahada jusqu'à 5000 ou 10.000 fois par jour ;
- les formules de glorification et de louanges ;
- la récitation des litanies.

C'est la pratique par la langue qui purifie le coeur de la rouille. Elle se perpétue même pendant le sommeil. Outre cette pratique personnelle, les disciples soufis (murid) se réunissent régulièrement dans un bâtiment, zawiya (arabe), khanegah (persan), tekke (turc), pour une pratique collective sous la direction d'un shaykh ou d'un représentant (muqaddam). La pratique est plus ou moins rythmée selon les confréries ; elle s'accompagne aussi d'auditions musicales, de chants spirituels, voire de danses comme chez les derviches tourneurs.

Ce qui entretient la "voie" est aussi la prière rituelle qui réfère à un événement central de la vie du Prophète, son mi'raj (ascension). Emporté une nuit de La Mecque à Jérusalem, le Prophète fut élevé à travers les cieux jusqu'au Trône divin. Pour le soufi, cette ascension symbolise la réintégration par le Prophète dans sa réalité essentielle, dans sa condition de Insan kamil. Un hadith dit que "la prière est le mi'raj du croyant". Elle favorise pour lui sa propre réintégration spirituelle.

Il en est de même du pèlerinage qui, pour tout musulman, symbolise le renouvellement de l'alliance lorsqu'il touche la pierre noire dont il est dit qu'elle est "la droite de Dieu sur la terre (yamin Allah fi-l-ardh)". Pour le soufi, le pèlerinage est surtout l'initiation du disciple (murid), sous la conduite d'un maître (shaykh), son guide spirituel (mursid). L'aspirant fait avec son maître un pacte par une cérémonie (une simple poignée de main, la récitation de quelques versets coraniques ou encore la remise d'un manteau rapiécé), renouvelant le pacte entre le Prophète et les croyants. Le maître transmet au disciple l'influx spirituel qui vient féconder son âme et éveiller ce qui dort en elle.
Le disciple fait, dès lors, partie d'une confrérie dont il reçoit la litanie spécifique (wird) qu'il devra pratiquer régulièrement. Il est relié à une chaîne (silsila) de maîtres spirituels sensés remonter jusqu'au Prophète, encore que certaines chaînes ne soient pas associées à une confrérie.
Le disciple est aussi astreint à une discipline de vie, qui est la même dans toutes les spiritualités - jeûnes, veilles, retraites etc. - Cette discipline est dure, mais toujours équilibrée car dans l'islam, l'ascèse "ne consiste pas à retirer sa main du monde, mais à vider son coeur". Elle aboutit au sentiment essentiel de pauvreté spirituelle (faqr), c'est-à-dire à la conscience de son propre néant face à l'Etre de Dieu et à sa volonté ; c'est aussi l'abandon total à la Providence divine (tawakul). Le soufi devient pauvre (faqir, arabe ; darvich, persan).

Les manifestations extérieures du soufisme au cours des âges ont contribué à le discréditer aux yeux d'observateurs non avertis, à en faire du folklore (les derviches tourneurs p.e.). Il est vrai que le soufisme véritable a aussi dégénéré par l'utilisation de moyens artificiels pour atteindre à l'extase (la drogue, l'alcool). La doctrine elle-même a dévié jusqu'à prétendre à l'accès à la condition divine ou au rejet de la nécessité de suivre la révélation prophétique au profit d'une révélation personnelle.

Cette description trop simplifiée ne peut évidemment pas rendre compte de toute la richesse du soufisme. Il y a d'ailleurs autant de soufismes qu'il y a de maîtres soufis.


f. Les principaux maîtres soufis

* Hasan al-Basri (642-728) :

Dès le premier siècle, Al-Basri place au sommet de la vie spirituelle l'amour réciproque entre Dieu et le croyant. L'amour est ici exprimé par le mot 'ishq, qui signifie plus exactement le désir (ce n'est pas un terme coranique). Cet amour porte le croyant vers Dieu ou vers la barrière suprême qui sépare Dieu de la créature.

* Rabi'a al-'Adawiyya (713-801) :

Sous les Abbassides, cette femme pousse l'amour de Dieu si loin qu'elle préconise d'aimer Dieu pour ce qu'il est, excluant toute idée de récompense.

* Al-Muhasibi (IXe siècle) :

Pour lui, l'amour de Dieu est une initiative de Dieu qui amène le croyant à lui obéir sans que celui-ci y soit pour quelque chose.

* Abu Yazid al-Bastami (800-874) :

Le croyant n'est que le néant qui s'abîme dans l'unité divine, malgré les obstacles que sont le renoncement au monde, l'adoration, les miracles ou les états mystiques. Ce vocabulaire ne pouvait que choquer l'orthodoxie musulmane. Ses détracteurs l'accusèrent d'avoir prétendu égaler Muhammad et d'avoir, comme lui, accompli une ascension céleste.

* Al-Hallaj (858-922) :

Le soufi le plus choquant de l'époque. Il est le chantre inconditionnel de l'amour et de l'union à Dieu, tout en maintenant la transcendance et l'inaccessibilité de celui-ci (même Muhammad lors de son ascension nocturne, s'est arrêté au seuil du mystère divin). Hallaj fait part de son expérience personnelle où il prétend avoir atteint les profondeurs de l'amour divin, en dépassant l'application formelle de la loi. Aussi s'écrie-t-il "ana-l Haqq"que l'on traduit par "Je suis Dieu". Il s'agissait pour lui d'affirmer sa capacité de s'identifier à l'amour de Dieu, plutôt qu'une identification à sa propre personne. Les juristes y virent un danger car les croyants pourraient s'imaginer ne faire qu'un avec Dieu et être dispensés d'obéir à la loi. Il est vrai que Hallaj croyait pouvoir passer du rite apparent (wasita) à sa réalité spirituelle (haqiqa), les rites devenant ainsi caducs, car les hommes qui pratiquent le rite pour lui-même et non pour sa finalité, en font un obstacle à l'union avec Dieu. Hallaj fut emprisonné puis crucifié à Bagdad.

La crise provoquée par la mise à mort de Hallaj creuse le fossé entre les soufis et les juristes (fuqaha'). Pour survivre, le soufisme s'exprime dès lors par la poésie, l'utilisation de la musique et les séances extatiques. L'union avec Dieu devient ivresse et folie. Jusqu'à cette époque, le soufisme était resté une expérience mystique, marquée par des pratiques individuelles. Désormais, les soufis vont essayer de définir leur vocabulaire et préciser leur doctrine dans des traités pour essayer d'en démontrer la compatibilité avec la religion officielle. Ansari (1006-1089) cherche même à démontrer que le sommet du soufisme n'est pas l'amour (mahabba), mais l'unicité divine (Tawhid).

* Abu Hamid al-Ghazali (1059-1111) :

Le plus important de ces conciliateurs est Abu Hamid al-Ghazali dont nous avons déjà parlé. Avec son frère cadet Ahmad Ghazali, ils sont les deux grandes figures des XIIe et XIIIe siècles dans le Khurasan. La démarche soufie culmine bien dans l'amour (mahabba) réciproque entre Dieu et l'homme. Cet amour conduit à une proximité particulière mais pas à l'union totale ni à "l'inhabitation" (hulul) de Dieu en l'homme. Par la suite, de grands penseurs soufis se tournent vers la philosophie hellénistique, telles les thèses émanatistes des Ennéades de Plotin, traduites en Arabe sous le titre de théologie d'Aristote.

* Ibn 'Arabi (1165-1240) :

Le grand maître de cette époque, appelé ash-Shaykh al akbar est Ibnu'l-'Arabi, auteur de nombreux ouvrages, dont une encyclopédie en dix volumes "Les Révélations de La Mecque", mais aussi l'auteur de poèmes d'amour dont celui dédié à Nizam, une belle de La Mecque, où les descriptions érotiques sont interprétées de manière profane par les uns, dans un sens ésotérique par les autres. Il semble que Ibnu'l-'Arabi entretienne délibérément l'ambiguïté entre l'amour Éros et l'amour mystique.

Il annonce, en tout cas, les soufis poètes comme:

+ Ibnu'l-Farid (+ 1235), appelé le sultan des amoureux, auteur d'un poème fameux faisant l'éloge du vin.

+ Jalalu'd-Din ar-Rumi (1207-1273).
Avec ce dernier, le soufisme prend une autre tournure par la fondation des confréries (tariqa), dont les quatre grandes sont:
- Qadisiyya, fondée à Bagdad en 1166, répandue au Maroc et aux Indes.
- Shadhihiyya, fondée en Tunisie et répandue en Égypte et en Afrique du Nord.
- Rifa'iyya, fondée en Égypte.
- Mawlawiyya, fondée en Turquie par Al-Rumi lui-même. C'est la confrérie des derviches tourneurs.

Le soufisme devient de plus en plus communautaire et initiatique, contrôlé par des maîtres, détenteurs de techniques et de savoir secret.


V. Le Chiisme

Avant de découvrir la contribution du chiisme duodécimain (principalement persan) et du chiisme septimain (principalement ismaélien), il convient de parler du chiisme en général.

Les sunnites avaient ajouté au Coran et à la Tradition une autre notion, celle du consensus (ijma') des docteurs de la loi, voire de la communauté. Pour les chiites, l'ijma' n'est admise que lorsqu'elle transmet l'opinion d'un Imam, car celui-ci jouit de l'infaillibilité. Par la suite, cependant, à cause de l'occultation de l'Imam, on admet que la parole de l'Imam peut prêter au doute ou à la confusion. On doit donc recourir au consensus de la communauté ou à celui des savants, mais pour garantir l'authenticité de la compréhension de la parole des Imams.

Une autre différence essentielle est celle de l'abrogation (naskh). Des versets coraniques ont été abrogés par d'autres postérieurs. Pour les sunnites, plusieurs hadîths abrogent des versets coraniques parce qu'ils sont aussi d'inspiration divine, p.e. l'abrogation du mariage de plaisir (muta). Pour les chiites, au contraire, la sunna ne peut abroger le Coran qui a toujours préséance sur la sunna. La sunna peut cependant être abrogée par elle-même. Les chiites introduisent une autre notion, celle du bada', qui désigne les changements que Dieu opère pour aider la communauté des croyants.


A. Le chiisme duodécimain

a. Le droit


En ce qui concerne le droit, les duodécimains suivent l'école Ja'farite, remontant au sixième Imam, Ja'far as-Sadiq, un système proche des écoles shafi'ite et hanbalite chez les sunnites, avec toutefois des différences importantes sur certains points, comme le mariage et l'héritage.

La codification du droit s'est faite surtout après la disparition du dernier représentant (Bab) de l'Imam caché (941), par l'adoption de quelques principes:

1. L'infaillibilité des Imams, admise par tous les juristes.

2. Le rejet du raisonnement analogique, aménagé toutefois par certains juristes.

3. La critique du recours à la décision personnelle (prônée par l'école sunnite hanafite).

4. L'éloge de la faculté d'intelligence ('aql) qui permet de bien comprendre le Coran et la Sunna et, pour certains juristes, de distinguer entre le bien et le mal.

5. La distinction dans l'exégèse entre le général ('amm) et le particulier (khass).

Les chiites sont divisés entre deux courants dogmatiques:

- les "Usuli" qui considèrent que l'on doit pratiquer un effort d'interprétation pour la pratique des principes de la Tradition. Ils acceptent donc, comme base du comportement, le Coran, la Tradition, le consensus (ijma') et la faculté rationnelle ('aql).

- les "Akhbari" qui s'appuient uniquement sur les données de la tradition des Imams, prétendant que le Coran et la Tradition ne peuvent se comprendre que si leur signification est explicitée par les commentaires des Imams.

Ces deux positions fondamentales entraînent des différences sur de nombreux points:

a) Pour les Akhbari, toutes les traditions conservées dans les recueils canoniques sont véridiques, alors que les Usuli en rejettent une partie, car certaines sont invraisemblables et ne résistent pas à une explication ou une justification rationnelle.

b) Pour les Akhbari, toute décision doit être prise en conséquence d'une connaissance des traditions des Imam, alors que pour les Usuli, les décisions peuvent être prises sur base d'une conjecture valide (zann) et d'une décision personnelle (ijtihad) lorsqu'on ne peut appliquer le Coran ou la Tradition.

c) Pour les Akhbari, il faut pratiquer la prudence lorsqu'on ne possède aucun texte clair sur un sujet déterminé, alors que pour les Usuli, toute action est permise si elle n'est pas régie par un texte clair.

d) Les Usuli divisent les hommes en deux catégories: les mujtahid (celui qui légifère) et les muqallid (celui qui suit). Pour les Akhbari, tous les hommes sont des muqallid des Imams et personne ne peut se dire mujtahid.

e) Les Akhbari acceptent de suivre les décisions d'un juriste décédé, alors que pour les Usuli, toute décision doit venir d'un juriste vivant à qui l'on doit obéir.

Au début les Akhbari étaient majoritaires, mais l'entrée en occultation de l'Imam ne permettait plus d'ajouter quelque chose à la Tradition imamite. Aussi, petit à petit, s'est fait sentir la nécessité de justifier des décisions autrement que par la seule Tradition. Les Usuli ont néanmoins dû attendre longtemps avant de s'imposer et n'ont vraiment triomphé que pendant la période Qajar et surtout depuis la révolution islamique, même si les Akhbari perdaient déjà de leur influence sous les Safavides. Si la doctrine akhbari s'était maintenue, beaucoup de décisions n'auraient pas pu être prises par le pouvoir religieux parce que la tradition imamite était muette à leur égard, et auraient dû venir de tribunaux civils. Le triomphe de la tendance usuli a permis aux mujtahid d'intervenir dans tous les domaines.

Une autre conséquence a été que les minorités akhbari se sont repliées sur elles-mêmes en privilégiant la philosophie, l'herméneutisme et le mysticisme, les Usuli se concentrant dans le domaine du droit et de la jurisprudence. Les UsulI se sont emparés du pouvoir et un fossé s'est creusé entre eux et les grands maîtres mystiques qu'ils ont souvent persécutés. Les partisans du droit formeront la classe des fuqaha' (docteurs, fiqh, le droit canonique), par opposition aux 'urafa' ou hukama' (les théosophes).


b. La doctrine

Aux trois piliers doctrinaux du sunnisme, le chiisme en ajoute deux avec des nuances en ce qui concerne les trois premiers.

1°. Unité de Dieu (Tawhid)

Les noms et attributs de Dieu n'ont pas d'existence hypostatique en dehors de l'essence même de Dieu. Dieu n'a pas de forme physique et les versets qui y font allusion dans le Coran doivent être considérés comme métaphoriques.

En ce qui concerne le Coran, les chiites croient, comme les Mu'tazilites, qu'il est créé dans le temps, contrairement aux Ash'arites majoritaires en islam.

2°. Prophétie (nubuwwa)

Les chiites ont la même croyance que les sunnites. Parmi les nombreux nabi (124.000 ou 144.000 selon les traditions) quelques uns "ont reçu la constance" (ulu' al-'Azm). Ils ont apporté un livre et une loi religieuse (Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muhammad). Ce sont des rusul.

3°. La résurrection et le jugement dernier

Les chiites partagent la croyance des "gens du Livre". Au moment où apparaîtra le Mahdi, les hommes retrouveront leur corps et leur âme au moment du jugement dernier et mériteront le paradis ou l'enfer selon le poids de leurs actes.

Mais les chiites connaissent le nom du Mahdi. C'est le douzième Imam qui n'est pas mort, mais vit en occultation par un miracle spécial de Dieu. On ne peut donc pas parler de résurrection à son sujet, mais plutôt d'un surgissement (zuhur) ou d'un redressement (qiyam). Lors de son apparition, il y aura une première résurrection (raj'a, terme qui s'applique à des gens qui sont morts et qui ressuscitent) au cours de laquelle les ressuscités seront jugés. Après quelques années du règne du Mahdi, ce sera le retour du Christ, de l'Imam Husayn, des autres Imams, des prophètes, des saints et aussi d'autres justes. Ce sera la deuxième résurrection.

Les signes qui accompagnent la levée du Mahdi, sont les suivants:

- Il sera un descendant de Fatima et s'appellera Muhammad.

- Il régnera 7, 9 ou 90 ans.

- On verra un étendard noir flotter dans le Khurasan.

- L'Antéchrist (dajjal) apparaîtra à l'Est.

- Le retour sera imminent lorsque la terre sera remplie d'injustice, que la tyrannie régnera et que les musulmans n'en n'auront plus que le nom.

- Les dirigeants seront corrompus, ils sèmeront la violence, la division et la dissension.

Selon des commentateurs, les Imams avaient vu comme signes de la fin des temps: les découvertes scientifiques telles que la télévision et la radio, la laïcisation de la société, l'apparition de femmes dans les Parlements et assemblées consultatives, l'avènement de sociétés permissives.

À ces trois premiers piliers que les chiites ont en commun avec les sunnites (sous réserve d'interprétations différentes), les chiites en ajoutent deux autres.

4°. La justice de Dieu ('adl)

L'homme est responsable de ses actes. Dieu les jugera selon sa justice qui est pour lui une qualité inhérente. Contrairement aux Mu'tazilites, qui admettent aussi la responsabilité des hommes, les actes n'ont pas une valeur déterminée, il n'y a donc pas d'équivalence entre les actes des hommes, car Dieu est Tout-Puissant et Omniscient.

5°. L'Imamat

Les successeurs de Muhammad ne sont pas nabi car Muhammad est bien le dernier nabi (C'est pour cela que les Imams n'ont pas eu la permission d'épouser plus de quatre femmes). Néanmoins, ils reçoivent l'esprit de Dieu et sont donc infaillibles. Ils portent le titre de wali (awliya', saints ou amis de Dieu). Chaque prophète envoyé a été accompagné d'un Imam (Adam de Seth, Noé de Sem, Moïse de Aaron, Jésus de Jean-Baptiste et Muhammad de 'Ali) car la waliya est présente dans l'alliance conclue avec les descendants d'Adam. Pour les sunnites, le Prophète seul est l'exemple. Pour les chiites, cet exemple est en quelque sorte relayé par 'Ali et les Imams. Ils sont la preuve (Hujja) de Dieu dans ce monde.


B. Les dissidences

a. Les Zaydites


La croyance dans l'infaillibilité des Imams n'est toutefois pas partagée par les Zaydites qui rejettent aussi la croyance en l'occultation et l'attente du Mahdi.

Pour rappel, les Zaydites n'ont pas accepté Muhammad al-Baqir comme cinquième Imam. Ils lui ont préféré son demi-frère, Zayd ibn 'Ali, parce que celui-ci était partisan de la lutte armée contre les Califes alors que al-Baqir se désintéressait du pouvoir. Zayd mourut dans la bataille de Kufa contre le Calife omeyyade Hisham. Son fils Yahya ibn Zayd continua la lutte contre le Calife Al-Walid II et subit le même sort. Mais leurs partisans formèrent le Zaydisme dont la doctrine est proche du Sunnisme, l'Imam devant être choisi dans la descendance de Fatima, en consultation dans la communauté.


b. Les Ismaéliens

Une autre branche importante du chiisme apparaîtra à la mort de Ja'far as-Sadiq, le sixième Imam pour les duodécimains. Ja'far as-Sadiq avait eu un fils, Isma'il, décédé avant lui. Une partie des croyants refusa d'accepter le second fils de Ja'far, Musa Al-Kazim, qui devint le septième Imam pour les duodécimains, mais prétendit que le successeur légitime de Ja'far était Isma'il, même si celui-ci était décédé et qu'il fallait par conséquent reconnaître ce dernier, Muhammad ben-Isma'il, comme le septième Imam (775-813). Ces chiites ne reconnaissent pas Hasan comme le deuxième Imam pour succéder à 'Ali et considèrent Husayn comme le deuxième Imam - il est le troisième pour les duodécimains - 'Ali Zaynu'l-'Abidin est donc pour eux le troisième Imam, Muhammad Al-Baqir le quatrième, Ja'far as-Sadiq le cinquième, Isma'il le sixième et Muhammad ben-Isma'il le septième. C'est pourquoi on les appelle Ismaéliens ou septimains. Ceux-ci se divisèrent en deux factions: les "Qarmates" qui déclarèrent que Muhammad ben-Isma'il était le Mahdi attendu et les "Fatimides" qui régnèrent en Égypte par une série de quatorze califes-Imams.

Chez les Fatimides, il y eut plusieurs dissidences, dont les deux plus importantes sont les Druzes et les Nizarites. "Les Druzes", à la mort du Calife fatimide al-Hakim (1021), le reconnurent comme le Mahdi et formèrent leur propre communauté. Quant aux "Nizarites", ils reconnurent l'Imam Nizar, fils aîné de Al-Muntasir, comme calife alors que celui-ci avait été renversé par le Chef des armées qui plaça sur le trône fatimide le fils cadet de Al-Muntasir, Al-Musta'li. Cette dissidence doit être mentionnée, car c'est d'elle que naquit la communauté des fidèles de l'Agha Khan au XIXe siècle que l'on identifie aujourd'hui avec les Ismaéliens.

Les Nizarites ont créé un véritable état lorsque Hasan-i-Sabbah fit assassiner le Grand Vizir du calife abbasside et se retrancha dans la forteresse d'Alamut. Il s'en suivit toute une série d'assassinats de sultans, d'émirs, de vizirs, de muftis, de cadis et même de plusieurs chefs francs. Cette violence n'était certes pas nouvelle et s'inscrivait dans les usages du temps. La légende raconte que les envoyés de Sabbah étaient drogués au hachisch, d'où le surnom de hashishiyyin donné par les occidentaux et le mot "assassins". Sabbah et ses successeurs réussirent à étendre leur pouvoir sur l'Azerbaïdjan, le Khurasan et la Syrie jusqu'à la soumission en 1256 au petit-fils du Mongol Gengis Khan.


C. Les courants philosophiques et mystiques

Le chiisme orthodoxe, issu de l'interprétation usuli est associé au pouvoir, celui des califes abbassides, puis des shahs en Perse pour les duodécimains ou des califes fatimides pour les septimains. Mais la véritable richesse de la pensée et de la spiritualité chiites se trouvent en marge du pouvoir. Souvent persécutée, cette pensée s'est retranchée sur elle-même et a vécu dans le secret du symbolisme. Les oeuvres de ces penseurs sont nombreuses, mais elles sont écrites pour être comprises par les initiés. Pour se protéger, les penseurs pratiquent la taqiyih déjà préconisée par les Imams. Nous retrouvons donc en milieu chiite ce qui s'était produit chez les sunnites pour le soufisme. Il y a d'ailleurs souvent convergence entre le soufisme et la spiritualité chiite, sauf que celle-ci intègre dans son système toute la tradition imamite, en lui accordant un caractère d'infaillibilité.

Nous retrouvons l'opposition entre "zahir" (lecture exotérique des textes) qui est le fait du grand nombre, ainsi que du pouvoir en place et "batin" (lecture ésotérique) riche de multiples sens. D'où le clivage entre "fuqaha'" (docteurs de la loi) qui appliquent le "fiqh" (science juridique) et se contentent de simples paraphrases (tafsir) et les "'urafa'" (détenteur de l'irfan, la gnose) ou les "hukama'" (détenteur de la sagesse), c'est-à-dire les spirituels et les théosophes mystiques qui scrutent le texte et en proposent des interprétations variées (ta'wil), voyant dans le texte des symboles dont il faut donner la clé.

La révélation divine a été dispensée aux peuples du Livre (Ahl al-Kitab) par l'intermédiaire des prophètes-envoyés (nabi mursal, à la fois nabi et rasul). Ceux-ci n'ont toutefois pas dévoilé le sens profond de ces révélations et notamment du Coran qui doit donc être interprété. Cette tâche est dévolue après la mort de Muhammad, le dernier nabi, à sa descendance, aux gens de la maison (Ahl al Bayt, en persan Ahl al Bayt-i-Rasul). Ils sont douze pour le chiisme duodécimain, auxquels il faut ajouter Fatima, origine de leur lignée. Avec Muhammad, ils forment le plérôme originel des quatorze immaculés ('Ismat signifie immaculé et infaillible). Ce sont les Awliya (amis, saints) détenteurs de la walayat (dusti en persan), l'amitié divine qui leur confère le pouvoir de connaître et révéler le sens caché de la révélation coranique. La walayat n'est toutefois pas entièrement réalisée, elle ne le sera qu'au moment où l'Imam caché se relèvera.

Selon la tradition remontant au Ve Imam (Muhammad al-Baqir), toute connaissance procède de la triple attestation:

- la shahadat: témoignage de l'unicité divine,
- la nubuwwat: le pouvoir prophétique,
- la walayat: le pouvoir herméneutique.

Lorsque Dieu reçut l'allégeance (mithaq) des anges, tous les anges supérieurs du Trône, les anges du Voile et les anges inférieurs (mala'ika) se prosternèrent devant l'Adam céleste, l'Insan kamil (équivalant du logos chrétien), prototype de l'Adam terrestre et proclamèrent:

- la rububiyyat de Dieu envers lui-même,
- la nubuwwat envers Muhammad,
- la walayat envers 'Ali.

Pour les soufis sunnites, les Pôles (qutb) de référence étaient les prophètes du passé avec Muhammad comme le Pôle des pôles. Chez les chiites, les pôles sont les Imams. Mais beaucoup de penseurs chiites, comme d'ailleurs beaucoup de soufis, crurent avoir atteint les degrés supérieurs de la connaissance, sans toutefois prétendre à l'infaillibilité des Imams ou des Prophètes, et furent à leur tour des pôles dans les différentes écoles initiatiques.

Il faut souligner que les penseurs chiites, qu'ils soient duodécimains ou septimains, ne rejettent pas le sens exotérique. Il y a lieu d'établir un équilibre entre les deux approches, car le Prophète, auteur du sens exotérique (zahir) et l'Imam, révélateur du sens ésotérique (batin) sont deux flambeaux issus d'une seule et même Lumière. Le batin ne peut exister sans le zahir et le symbolisé (manthul) ne peut se manifester que dans le symbole (mathal). Cet équilibre que professait tout particulièrement le VIe Imam (Ja'far as-Sadiq) n'a pas toujours été maintenu. Selon lui, la gnose (haqiqat, vérité intérieure) qui amène la vérité spirituelle, n'autorise pas à laisser tomber l'accomplissement des rites. Sinon, c'est ouvrir la voie au libertinage spirituel. Lorsque la doctrine religieuse est associée au pouvoir, elle a tendance à privilégier l'aspect juridique, donc le sens exotérique, indispensable au maintien du pouvoir. Cela engendre la réaction opposée qui consiste à laisser libre cours à la compréhension ésotérique en l'affranchissant de toute emprise du pouvoir. Le chiisme duodécimain eut à connaître cette crise dès que le chiisme fut déclaré, au début du XVIe siècle, religion d'état par le Shah Isma'il, fondateur de la dynastie safavide. La même situation paradoxale avait été vécue par les septimains (les ismaéliens) à la suite de la création de l'empire fatimide au Xe siècle.

Ces fondements de la pensée chiite se retrouvent dans chacun des grands maîtres de la spiritualité chiite avec leur particularisme, souvent fait d'une synthèse avec des influences extérieures à l'islam:

- l'hellénisme platonicien et la spiritualité zoroastrienne chez Suhrawardi, le Shaykh al-Ishraq (le maître de la Lumière), au XIIe siècle,

- l'évocation de l'amour profane (voire érotique), symbole de l'amour divin chez Ruzbehan, au XIIe siècle.

- l'essai de synthèse avec le soufisme originel chez Siyyid Haydar Amuli au XIVe siècle.

- l'hermétisme chez Mulla Sadra Shirazi au XVIIe siècle.


D. Les Grands Penseurs chiites

* Kulayni :

Pendant toute la période qui s'étend de la mort de Muhammad (632) jusqu'à la disparition du dernier Bab, lien vivant avec l'Imam caché, c'est-à-dire la fin de l'occultation mineure (941), les traditions se rapportant aux dires des Imams se sont accumulées. Vers la fin de cette époque Muhammad ibn Ya'qub Kulayni s'occupa, pendant une vingtaine d'années à recueillir les milliers de hadith remontant à l'un ou l'autre des Imams par des chaînes de transmission plus ou moins sûres, dans un ouvrage appelé al-kafi (le livre qui suffit) sur base de recueils partiels plus anciens dont beaucoup ont été détruits au temps de la persécution.

* Maglisi :

Un grand théologien iranien de l'époque safavide, Muhammad Baqir Maglisi (+1698/99) recueillit ces hadiths dans un corpus qui, dans l'ancienne édition, comporte 26 tomes en 14 grands volumes. C'est une véritable encyclopédie de la sunna intégrale du chiisme duodécimain. Elle englobe non seulement la prophétologie et l'imamologie, mais aussi la cosmologie, l'anthropologie et l'eschatologie, ainsi que toutes les explications relatives au rituel et à la pratique de la shari'a.

L'ensemble de ces traditions constitue le matériau sur lequel travaillèrent les Maîtres spirituels des XIIe, XIVe et XVIIe siècles.

* Shihabu'd-Din Yahya Suhravardi (1155--1191) :

Suhravardi vint tout jeune étudier en Azerbaïdjan, avant de se rendre à Isfahan, où il prit contact avec la tradition avicénienne. Il fréquenta aussi des communautés soufies au cours d'une vie itinérante et finit par se fixer à Alep où il eut comme ami le gouverneur Al-Malik al-Zahir, un fils du Sultan Salahu'd-Din (Saladin). Il semble que Suhravardi ne s'en tint pas à la taqiyih lors de disputes véhémentes avec les fuqaha' qui l'accusèrent d'infidélité (kafir), capable de corrompre non seulement le fils du Sultan mais le pays tout entier. Il fut exécuté à Alep, le 29 juillet 1191, à l'âge de 36 ans environ, sur ordre du Sultan.

L'influence d'Aristote avait été importante, surtout grâce à Ibn Sina (Avicenne) en Andalousie et dans tout le Moyen-Orient. Suhravardi, sans doute déjà formé à la théosophie chiite, tant par la prophétologie que par l'imamologie, réagit en philosophe et contribua à métamorphoser l'avicennisme en une "philosophie orientale", d'où le nom de Ishraq qui signifie "lumière du matin, de l'Orient". Il nous confie dans l'une de ses oeuvres, la soudaine illumination qui lui révéla les sources de la sagesse de l'ancienne Perse. Dès lors, son projet fut de montrer que ces sources à la fois hellénistiques et zoroastriennes sont la préfiguration de la spiritualité des Imams. Il suffit de découvrir celle-ci par le ta'wil qui révèle le sens caché du prophétisme antérieur à l'islam et cela grâce à la walayat. Cette walayat devient en quelque sorte une nouvelle prophétie, mais une prophétie secrète (nubuwwat batiniya).

L'oeuvre de Suhravardi comporte de nombreux traités en arabe et en persan, qui culminent dans le "Livre de la théosophie orientale (Kitab Hikmat al-Ishraq)".

On peut résumer toute la pensée de Suhravardi en quelques phrases. Il ne fait pas de distinction entre l'Ishraq, orient comme moment du lever du jour et donc illumination matinale et le mathriq, le pays situé à l'Orient. La philosophie de l'Ishraq est à la fois la philosophie des gens vivant en Orient et celle des "Lumières angéliques" se levant sur l'âme. Cette notion, Suhravardi la trouve chez certains sages de la Perse antique, pas chez les Mages qui professent un dualisme radical, mais chez Zoroastre, par exemple, qui n'est pas un Mage, mais un de ces Sages du Mazdéisme primitif pour qui existe un principe unique de la Lumière que les Ténèbres viennent obscurcir. Zoroastre est donc un prophète de l'Unique. La Lumière de Gloire mazdéenne (Xvarnah) est pour Suharavardi "la source orientale". Xvarnah a été traduit en arabe par Baha.

Les descriptions du Xvarnah de Zoroastre sont intéressantes. "Tantôt le Xvarnah descend sous l'apparence d'une Flamme issue de la Lumière infinie et pénètre dans la mère de Zoroastre dès la naissance de celui-ci. Tantôt la Fraverti (entité céleste) de Zoroastre et son Xvarnah s'unissent pour constituer l'enfant Zoroastre, ou bien sont déposés par les Amahraspands (Archanges) dans quelque substance terrestre (le hóm, le lait) dont se nourriront ses parents. Plus tard, le même Xvarnah est gardé dans les eaux du lac Kansaoya, d'où émerge la montagne des aurores. À la fin de notre cycle ou aiôn, une jeune fille pénétrera dans les eaux du Lac mystique et la Lumière de Gloire immanera à son corps. Elle concevra celui qui doit dompter tous les maléfices des démons et des hommes. La Lumière primordiale, transmise par la médiation des archanges, réapparaîtra en la personne du futur Saoshyant à la fin de notre aiôn. Dans ce mythe apparaît aussi la figure de Kay Khosraw, figure dominante et ultime de la dynastie des Kayanides - dynastie mythique ayant précédé la venue de Zoroastre -, qui sera transporté en ravissement jusqu'au château et y restera en occultation pour figurer parmi les compagnons du Saoshyant lorsque celui-ci apparaîtra. Le livre de référence est, pour Suhravardi, le Shah-Nameh (Livre des Rois, geste héroïque de l'ancien Iran) de Firdawsi (Xe siècle).

Pour Suhrawardi, ces récits sont une préfiguration de l'occultation des Imams. Il développa ce thème dans des récits mythiques (Romans d'initiation comme par exemple "Le Récit de l'Oiseau", "Le Bruissement des ailes de Gabriel", "L'Archange empourpré", "La langue des fourmis" ou "L'incantation de la Simurgh"). Dans ces récits, Suhravardi évoque son propre cheminement intérieur à travers des lieux qui n'appartiennent pas à l'histoire, mais qui jalonnent sa propre métahistoire. Son âme se souvient de son origine et vit son avenir et son présent dans ce monde imaginal qu'est le Malakut.

Suhravardi eut un nombre important de disciples, connus sous le nom de Ishraqiyun.

* Ruzbehan Baqli Shirazi (1128-1209) :

Il est un véritable chantre de l'amour. Repoussant l'ascétisme des soufis antérieurs qui opposent l'amour divin à l'amour humain, il considère ceux-ci comme deux formes d'un même amour. Le Jasmin des fidèles d'amour expose le sens prophétique de la beauté - Muhammad étant le prophète de la beauté. Majnun au paroxysme de son amour pour Layla, devient le "miroir de Dieu". C'est Dieu même qui, par le regard de l'amant, contemple dans l'aimée son propre visage éternel. Dieu, le Trésor caché, aspire à être connu et crée le monde et ses créatures afin d'être connu. Dieu en se révélant et en créant l'Esprit, source des individualités spirituelles préexistantes, n'est plus identique à lui-même, il a créé un autre que lui pour le contempler. C'est le premier voile. Pour se reprendre à soi-même, Dieu détourne l'Esprit de le contempler et renvoie sa créature à la contemplation d'elle-même. C'est le second voile. Pour surmonter cette épreuve du voile qui est le sens même de la création et de la descente des Esprits dans le monde, il faut que le mystique découvre que la connaissance de soi est le regard dont Dieu se contemple. Alors le voile devient miroir car en réalité Dieu, depuis toute éternité, n'a jamais contemplé d'autre que lui-même. Ruzbehan est le précurseur des grands poètes persans, comme Hafiz.

* Faridu'd-Din al-'Attar de Neyshapour (1120-1230 ou 1235) :

Il est un des plus grand poètes mystiques de l'Iran, auteur d'une quinzaine d'épopées, comme:
- Ilahi-Nameh, le Livre divin
- Mantiq at-Tayr, le Langage des oiseaux

Dans ce merveilleux poème, les pèlerins mystiques, les oiseaux, sont partis par milliers ; ils ont voyagé des années et des années, franchissant les sommets et les abîmes. Presque tous disparaissent au cours d'épisodes dramatiques. Seul un petit nombre, trente au total, parvient au but sublime, en présence du mystérieux oiseau Simurgh, symbole de la divinité lointaine (Simurgh est la forme persane de l'avesta, Saena meregha). Au terme de leur longue et douloureuse quête, voici donc que Simurgh est le miroir révélant aux trente oiseaux survivants le mystère de leur être. Lorsqu'ils tournent leur regard vers Simurgh, c'est Simurgh qu'ils voient. Lorsqu'ils tournent leur regard vers eux-mêmes, c'est Si-murgh (littéralement, trente oiseaux) qu'ils contemplent. Simurgh et Si-murgh sont donc une seule et même réalité. C'est l'identité dans la différence ou la différence dans l'identité.

-Musibat-Nameh, le Livre de l'épreuve. Ce dernier livre est essentiellement le récit du voyage de l'âme à travers quarante stations, correspondant aux quarante jours de retraite, pour trouver le remède à la douleur qui ravage le coeur d'un exilé. Le voyageur implore le secours des quatre archanges, se transporte jusqu'au Ciel des Fixes, puis à la "Table préservée (âme du monde)", puis au Kalam (l'Intelligence), au paradis, à l'enfer, au ciel, au Soleil, à la lune etc. sans jamais être satisfait. Enfin il arrive à la station du coeur et à celle de l'âme où il est dit: "Tu as en vain parcouru tout l'univers... ce que tu as cherché est en toi et tu es toi-même l'obstacle qui t'en sépare". Jusque-là le voyageur a voyagé vers Dieu, désormais, il voyagera en Dieu.

On lui doit aussi un immense recueil de pièces en persan, où nous retrouvons l'utilisation d'images tirées du mazdéisme zoroastrien de l'ancienne Perse.

* Mir Damad (+1631-1632) :

Fondateur de l'école d'Isfahan et auteur de nombreux livres, connus surtout par les commentaires de ses élèves. Dans le Kitabu'l-Ufuq al-Mubin (le Livre de l'horizon suprême), Mir Damad disserte sur le dilemme de la cosmologie. Dans un monde ab aeterno, comment concevoir un monde qui se met à naître dans le temps sans qu'il y ait déjà du temps ? Entre l'éternellement advenu et l'événement advenant, il cherche une issue dans l'idée d'un éternellement advenant, événement éternellement nouveau, débouchant sur un "temps imaginaire" qui suscitera d'ardentes polémiques.

Sa réputation est celle d'un philosophe particulièrement abscons. Lorsqu'à sa mort, il se présenta devant les anges Nakir et Munkir qui lui posent la question traditionnelle: "Quelle est ta foi ? Quel est ton Dieu ?" Il répond "l'Élément des Éléments", ce qui laissa les deux anges stupéfaits. Ils s'empressèrent d'en référer au Seigneur Dieu qui leur dit: "Oui, je sais. Toute sa vie, il a tenu des propos de ce genre auxquels je n'ai moi-même rien compris. Mais c'est un homme droit et inoffensif. Il est digne d'entrer dans le paradis".

* Sadru'd-Din Muhammad ibn Ibrahim (1571-1572 - 1640-1641), plus connu sous le nom de Mulla Sadra Shirazi :

Il est le plus célèbre des élèves de Mir Damad. Il donna à la philosophie de l'Ishraq de Suhravardi toute sa dimension. La sagesse "orientale (hikmat ishraqiya)" selon Corbin, est une sagesse divine, une hikmat ilahiya, terme qui est l'équivalent du grec théosophia.. Elle guide l'adepte depuis la connaissance abstraite du philosophe, celle qui est la connaissance des choses par l'intermédiaire d'une forme, d'un concept -une connaissance représentative -, pour le conduire à la vision directe, à l'illumination d'une présence qui se lève à l'Orient de l'âme.

Mulla Sadra a recueilli le fruit de tous ses travaux, de ses recherches et de ses méditations dans une oeuvre célèbre qu'il a intitulée "Les quatre voyages spirituels (Kitab al-Afsar al-Arba'a al-'qliya)".

Le premier de ces voyages commence dans le monde créaturel et aboutit à Dieu (mina'l-khalq ila'l-Haqq). On y discute des problèmes de la composition des êtres, toute la physique, la matière et la forme, la substance et l'accident. Au terme de ce voyage, le pèlerin s'est exhaussé jusqu'au plan suprasensible des réalités divines.

Le second voyage est à partir de Dieu, en Dieu et par Dieu (fi'l-Haqq bi'l Haqq). Le pèlerin ne quitte pas le plan métaphysique ; il est initié aux Ilahiyat: les problèmes de l'Essence divine, des Noms divins et des Attributs divins.

Le troisième voyage opère un parcours mental qui est l'inverse du premier ; il "redescend" de Dieu jusqu'au monde créaturel, mais "avec Dieu" ou "par Dieu" (mina'l-Haqq ila'l-khalq bi'l-Haqq). Ce voyage suit l'ordre de la procession des êtres à partir de la Lumière des Lumières ; il initie à la connaissance des Intelligences hiérarchiques, à la multitude des univers suprasensibles dont les plans se superposent à celui du monde physique de la perception sensible. C'est toute la cosmogonie et l'angélologie.

Le quatrième voyage s'accomplit "avec Dieu" ou "par Dieu" dans le monde créaturel (bi'l-haqq fi'l-khalq). Il initie essentiellement à la connaissance de l'âme, c'est-à-dire à la connaissance de soi ; celui qui connaît son âme connaît son Seigneur. C'est enfin le "grand Retour", la perspective des mondes illimités qui s'offrent à l'homme au seuil de la mort.

On lui doit également un long commentaire de l'oeuvre de Kulayni afin de trouver la "voie droite" qui se situe entre le littéralisme de la religion légataire et le rationalisme négateur. La Révélation coranique est la lumière qui fait voir, mais elle ne peut faire voir que si l'enseignement des Imams lève le voile de l'apparence littérale qui la recouvre.

Mulla Sadra prend le contre-pied de ses prédécesseurs, Farabi, Avicenne, Suhrawardi qui professaient la métaphysique des "essences". Pour eux, une essence -une quiddité, mahiyat - est ce qu'elle est immuablement. Toute existence n'y ajoute rien et n'en est pas constitutive. Mulla Sadra inverse la perspective. Aucune essence n'est antérieure à son acte d'exister et n'est qu'en fonction de l'intensité de cet acte qui peut se situer à tous les degrés de l'échelle de l'être, depuis celui de l'existence mentale jusqu'aux degrés d'existence extra-mentale, sensible, imaginale, intelligible.


E. Conclusion

Ces quelques lignes sur quelques-uns des penseurs persans, montrent combien ceux-ci ont laissé libre cours à leur imagination et l'on se demande s'il s'agit de visions réelles et de connaissances objectives ou s'il s'agit de spéculations qui n'ont qu'un lointain rapport avec la réalité.


VI. La foi baha'ie et l'islam

La foi baha'ie reconnaît en Muhammad un messager divin authentique et considère donc que la religion musulmane trouve son origine dans une véritable révélation divine.

"Que la louage et la paix soient sur lui (Muhammad) dont la venue a rayonné le visage de Batha (La Mecque) et dont le vêtement a répandu la fragrance de ses douces saveurs sur l'humanité tout entière.... Grâce à eux (Muhammad, sa famille et ses compagnons), la religion de Dieu fut fermement établie parmi ses créatures et son nom fut magnifié parmi ses serviteurs [92]."

Dans le Livre de la certitude, Baha'u'llah appelle Muhammad: "Messager de Dieu, Essence de véracité, Beauté immortelle, Lumière divine". Il décrit longuement ses épreuves et ses souffrances aux mains de ses ennemis, comme ce fut le cas de tous les prophètes avant lui.

Lorsqu'il vint en Occident et s'adressa plus particulièrement à un auditoire chrétien, Abdu'l-Baha à son tour évoqua la grandeur de la personne et de l'oeuvre de Muhammad.

Quant à Shoghi Effendi, il rappelle que notre civilisation dite occidentale doit beaucoup à la redécouverte des philosophes anciens grâce aux arabo-musulmans. C'est ce renouveau qui est la cause de la Renaissance en Europe.

La foi baha'ie et l'islam ont beaucoup d'enseignements en commun:

1. L'unicité d'un Dieu transcendant qui ne peut avoir ni pair ni partenaire et est le créateur de tout ce qui est dans le monde contingent. Ce Dieu est absolu, c'est-à-dire qu'il n'a pas de cause, ce qui est symbolisé par la phrase "Il fait ce qu'il veut". En découlent les idées de Toute-Puissance et d'Omniscience du Divin.

2. Si Dieu est inconnaissable dans son essence, il s'est fait connaître par des messagers qui se sont succédé.

3. La vraie religion est le fondement éthique et moral de toute civilisation.

4. La double nature de l'Homme et la destinée de sa réalité spirituelle dans le monde de l'au-delà


A. La transcendance de Dieu et l'unité de ses envoyés

a. La transcendance de Dieu


Le Coran affirme "qu'il n'est d'autre divinité que Lui" (III, 18), "qu'il a créé les cieux et la terre et qu'il a pouvoir sur toutes choses" (IIIV, 1), "qu'il a connaissance de toutes choses" (V, 100).

Les écrits baha'is confirment ces affirmations, mais rendent leur symbolisme plus explicite: "De toute éternité, Dieu fut un dans son essence, un dans ses attributs, un dans ses oeuvres.... Son essence est incommensurablement exaltée au-dessus des descriptions que peuvent faire de lui ses créatures" [93].
"Pour ce qui est de ta question concernant l'origine de la création, tiens pour certain que la création de Dieu a existé de toute éternité et qu'elle ne cessera jamais d'exister... Le nom de Dieu, le Créateur, postule l'existence d'une création de même que son titre, le Seigneur des hommes, implique l'existence de serviteurs" [94].
"En vérité, je te le dis, la création de Dieu embrasse des mondes indépendants de ce monde, et des créatures différentes des créatures dudit monde. Dans chacun de ces mondes et pour chacun d'eux, le Tout-Puissant a établi un ordre de choses que nul ne peut sonder que lui, l'Omniscient, le Très-Sage" [95].


b. Dieu s'est fait connaître par ses messagers

"Nous avons donné le livre de la loi à Moïse, et nous l'avons fait suivre par d'autres envoyés ; nous avons accordé à Jésus, fils de Marie, des signes manifestes (de sa mission), et nous l'avons fortifié par l'esprit de sainteté" (Coran II, 81).

"Je suis l'apôtre de Dieu, disait Jésus, fils de Marie, à son peuple. Je viens confirmer le Livre qui m'a précédé, et vous annoncer la venue du prophète qui me suivra, et dont le nom est Ahmad" (Coran LXI, 6).

"Ô Salman, la porte de la connaissance de l'Eternel a toujours été fermée et restera à jamais fermée à la face des hommes... Toutefois, en gage de sa miséricorde et en signe de sa tendre bonté, il a manifesté aux hommes les étoiles du matin de sa direction divine, les symboles de sa divine unité, et il a voulu que la science de ces êtres sanctifiés soit identique à sa propre science" [96].

* Ces messagers ont toujours rencontré l'hostilité de leurs contemporains:

"Nous envoyâmes successivement des apôtres. Chaque fois qu'un envoyé se présenta devant son peuple, celui-ci le traita d'imposteur" (Coran XXIII, 46).

"Nous avons accepté le pacte des enfants d'Israël et nous leur avons envoyé des prophètes ; toutes les fois que les prophètes leur annonçaient les vérités que rejetaient leurs penchants, ils accusaient les uns d'imposture et assassinaient les autres" (Coran V, 74).

"Toutes les fois que s'ouvrirent les portes de la grâce, que les nuages de la bonté divine plurent sur l'humanité et que la lumière de l'invisible brilla à l'horizon de la puissance céleste, tous le renièrent et se détournèrent de sa face" [97].

La foi baha'ie comme l'islam enseigne donc le principe de révélations successives. Mais l'islam a introduit par son interprétation d'un verset coranique l'idée d'une finalité, comme les chrétiens et les juifs l'avaient fait auparavant dans l'interprétation de leurs propres écritures.

Pour les juifs, en effet, l'attente du Messie de la fin des temps est toujours en cours et la porte par laquelle il entrera dans la ville est toujours murée à Jérusalem. Quant aux chrétiens, l'attente de ce Messie a été découragée par l'Église alors qu'elle est la quintessence du christianisme selon Teillard de Chardin.

Pour les musulmans, un verset du Coran les empêche d'accepter qu'il puisse y avoir une autre révélation après celle de Muhammad. Muhammad n'est le père d'aucun de vous. Il est l'envoyé de Dieu et le sceau des prophètes (Coran XXXIII, 38). Nous avons vu dans le chapitre sur la doctrine, les interprétations des musulmans eux-mêmes concernant ce verset. Baha'u'llah fait référence à cette notion coranique ainsi qu'aux hadiths qui s'y rapportent dans ses écrits, notamment dans le Livre de la certitude.

* L'Unité des messagers de Dieu :

Pour Baha'u'llah, la mention "sceau des prophètes" ne doit pas être uniquement interprétée comme "le dernier prophète" mais aussi dans le sens de l'unité fondamentale qui existe entre tous les messagers de Dieu, notion qui se trouve présente dans le Coran lui-même et dans les traditions (hadith). "En vertu de la loi de Dieu, telle qu'elle a été antérieurement, Tu ne trouveras point de variation dans la loi de Dieu" (Coran XLVIII, 23). "C'est la voie qu'ont suivie nos apôtres envoyés avant toi. Tu ne saurais trouver de changement dans nos voies" (Coran XVII, 79). "J'étais le sceau des prophètes en présence de Dieu, alors qu'Adam n'était encore qu'une motte d'argile" (Ibn Kathir, Tafsir al-Qur'an). "Je suis le dernier prophète et ma mosquée est la dernière mosquée" (Sahih, Kitab al-Hajj). "Muhammad est le sceau des prophètes et je suis le sceau de (ses) successeurs" (hadith de 'Ali, Majlisi, Bihar al Anwar).

"Quand bien même chacune (les Manifestations de Dieu) dirait: "Je suis le Sceau des prophètes" cela est également incontestable, car elles n'ont toutes qu'une identité, une âme, un esprit, un corps, une cause ; et elles sont toutes l'Apparition de l'Origine et de la Fin, de l'Alpha et de l'Oméga, du Visible et de l'Invisible, de l'Esprit de tous les Esprits et de l'Essence des Essences éternelles" [98].

"Telles sont les conditions dans lesquelles les Prophètes nous ont manifesté leur autorité, en apparaissant parmi nous ; et leurs paroles, chaque fois, ont été la conséquence de leur mission, du monde du commandement au monde de la création. Lorsqu'ils prononcent les mots de Divinité (Uluhiyyat), d'Autorité (Rububiyyat), de Prophétie (Nubuwwat), de Messager, d'Apôtre (Risalat), de Maître (Wilayat), de Protecteur (Imamat), de Servitude ('Ubudiyyat), ils doivent être crus et leurs paroles ne peuvent être mises en doute" [99].

"Car tous attirent les hommes à l'unité de Dieu, et leur donnent les Bonnes Nouvelles de la Miséricorde infinie ; tous ils ont endossé la robe glorieuse du prophétisme. C'est ce qu'a dit Muhammad: "Je suis tous les prophètes" et aussi "Je suis Adam, Noé, Moïse, Jésus". Les mêmes paroles soulignant l'identité essentielle de ces Messagers de l'Unité ont été prononcées par 'Ali, par toutes les Sources des paroles éternelles, et par tous les Trésors de perles sans pareilles qui sont l'Émanation des Commandements et les Aurores des Causes, et qui sont au-dessus de toute classification ; "Notre cause est une", dit la Tradition. Et de même que la Cause est une, les Manifestations qui en sont les interprètes sont unes et identiques. Les Imams ont dit: "Notre commencement, notre milieu, notre fin, tout est Muhammad"" [100].


c. La diversité des Messagers de Dieu

"Il y a deux façons différentes de considérer les Soleils qui surgissent des divins Horizons: l'une... consiste à voir en eux l'Unité incomparable... L'autre a trait au contraire à leur diversité. Dans ce second cas, nous considérons les Prophètes comme limités par leur création, comme enfermés dans les frontières de l'humanité ; chaque Manifestation possède une individualité propre, a une mission spéciale, une apparition prédestinée, et des limites fixées" [101].

"Envisagées sous le rapport de leur diversité, de leur limitation, de leur incarnation dans le monde, les Manifestations font preuve d'un dévouement, d'une abnégation, d'une renonciation sans égales, ainsi que dit Muhammad: Je suis le serviteur de Dieu, et je ne suis qu'un être humain comme vous" [102]


d. Muhammad: le Dernier messager

Baha'u'llah ne conteste pas que le verset "Muhammad est le sceau des prophètes" puisse être interprété comme "le dernier messager" (Khatim au lieu de Khatam). Mais il faut que cette interprétation ne soit pas en contradiction avec les versets du Coran et les nombreuses traditions qui concernent le temps fixé pour la Révélation coranique et la venue d'autres révélations. Avant d'aborder cette question, voyons l'interprétation que donne Baha'u'llah à cette notion de "dernier messager". Elle est liée à l'attente eschatologique de l'islam.
En effet, le Coran annonce que la révélation de Muhammad sera suivie de la résurrection générale et du jugement dernier. "La trompette sonnera, et toutes les créatures des cieux et de la terre expireront, excepté celles dont Dieu disposera autrement, la trompette sonnera une seconde fois, et voilà que tous les êtres se dresseront et attendront l'arrêt" (Coran XXXIX, 68). "Un jour, le premier son de la trompette ébranlera tout. Un autre suivra" (Coran LXXIX, 6-7).

La sourate XXXIX nous décrit la vision de cette fin des temps. Après l'appel de la première trompette, les hommes ressuscités seront jugés, les bons récompensés et les méchants punis. Lors de l'appel de la deuxième trompette, les saints et les prophètes réapparaîtront et la terre resplendira de la lumière de Dieu, ce qui implique, selon le Coran et la Tradition, la vision de Dieu lui-même. "Peut-être finirez-vous par croire fortement qu'un jour, vous verrez votre Seigneur" (Coran XVIII, 2). "Vous verrez votre Seigneur au Jour de la résurrection comme vous voyez (la pleine lune) et vous n'aurez aucune difficulté à le voir" (al-Bukhari, Muslim, Ibn Hanbal).

Or le Coran et les traditions enseignent que Dieu est à jamais invisible et incompréhensible. "La vue ne saurait l'atteindre ; lui, il atteint la vue, le Subtil, l'Instruit" (Coran VI, 103). Pour éviter cette contradiction, il faut nécessairement admettre que l'allusion à la vision de Dieu ne peut être qu'une métaphore annonçant un nouveau "miroir" (une nouvelle Manifestation) capable de refléter parfaitement cette Lumière de Dieu et donc de représenter le Divin dans le monde de la création.

Dans le Livre de la certitude [103], Baha'u'llah nous donne la signification des termes "résurrection" et "jugement" ainsi d'ailleurs que l'allusion au "ciel", aux "nuages" et aux "anges". Ces mots signifient la venue d'une nouvelle révélation qui est un renouvellement de la révélation précédente, donc une résurrection, et un jugement pour l'humanité, selon qu'elle se montre capable de recevoir la nouvelle révélation ou qu'elle la rejette.
Le "ciel" est le symbole d'une nouvelle religion car toute religion vient du ciel et "les nuages" sont les dogmes, les superstitions, les changements de lois et de coutumes qui empêchent les hommes d'accepter la nouvelle révélation. Mais la révélation coranique précède un jugement spécial dans l'histoire de l'humanité, un jugement qualifié de dernier et une résurrection particulière: la grande résurrection. Les docteurs de l'islam ont interprété cela comme la fin et l'anéantissement de notre monde pour faire place à une vie au paradis pour les justes ou en enfer pour les infidèles.
Cela ne diffère pas de l'interprétation juive dans son attente du Messie de la fin des temps ou de l'interprétation chrétienne dans son attente de la seconde venue du Fils de l'homme. De telles interprétations contredisent cependant d'autres passages des textes sacrés, qu'ils soient juifs, chrétiens ou musulmans.
Le Nouveau Testament fait nettement allusion à un autre consolateur que Jésus doit envoyer (Évangile de Jean) et aux trois malheurs qui doivent survenir avant la fin des temps (Apocalypse de Jean). Pour les musulmans, le nouveau consolateur (le Paraclet) n'est autre que Muhammad, sous son nom Ahmad. "Je suis l'apôtre de Dieu, disait Jésus, fils de Marie, à son peuple. Je viens confirmer le Livre qui m'a précédé, et vous annoncer la venue du prophète qui me suivra, et dont le nom est Ahma"d (Coran LXI, 6).

Pour Baha'u'llah, le "jugement dernier", la "résurrection de la fin des temps" ne signifient pas la dernière révélation mais l'annonce d'une révélation d'une dimension non égalée par les révélations précédentes, qu'il appelle la grande Annonce (an naba' al-A'zam).

"Contemple de ton oeil interne la chaîne des manifestations successives qui relient la manifestation d'Adam à celle du Bab... La mesure de la révélation à laquelle chacune d'entre elles s'est identifiée avait été préordonnée de manière précise... Et quand ce processus de révélation progressive eut atteint son point culminant avec le stade où devait être dévoilée aux yeux des hommes sa très sacrée et très sublime Figure qu'aucune autre n'égale... il décida de se cacher sous mille voiles... Et quand enfin le temps du secret fut révolu, Nous fîmes apparaître, encore qu'enveloppée d'une myriade de voiles, une infinitésimale lueur de la gloire resplendissante qui rayonnait de la face de l'Adolescent... Il a en vérité manifesté une gloire dont la création n'avait jamais encore été témoin, car il s'est levé pour proclamer en personne sa cause devant tous ceux qui sont dans le ciel et sur la terre" [104].

Ce passage fondamental dans la doctrine baha'ie, est interprété par 'Abdu'l-Baha et par Shoghi Effendi. Les révélations allant d'Adam au Bab concernent une première partie (cycle adamique) du cycle universel, au terme duquel apparaît la Manifestation universelle du cycle universel (une tranche d'humanité s'étendant sur des centaines de milliers d'années) inaugurant la seconde partie du cycle (cycle d'accomplissement) qui comprendra de nombreuses révélations pour libérer toutes les potentialités contenues dans la révélation centrale. Muhammad est donc bien le dernier prophète du cycle adamique.

Baha'u'llah se proclame cette Manifestation universelle, attendue par toutes les révélations précédentes y compris la révélation coranique: "Nous percevons l'arôme du jour où Celui qui est le Désir de toutes les nations a répandu sur les royaumes de l'invisible et du visible la splendeur de la lumière de ses noms les plus excellents... Celui qui était caché aux yeux des hommes est révélé et il est investi du pouvoir et de la souveraineté... Voici le jour où plus rien ne peut être vu que la splendeur de la lumière qui rayonne de la face de ton Seigneur, le Clément, le Généreux. En vérité, sur notre ordre irrésistible et souverain, toutes les âmes ont expiré, et Nous avons appelé à l'être une création nouvelle en gage de notre grâce envers les hommes" [105].

Pour le judaïsme, la fin des temps verra l'apparition du Messie qui fera triompher la loi de Dieu et ressusciter tous les disparus. Pour le christianisme, le Fils de l'homme viendra une seconde fois pour juger le monde et faire triompher la justice lors d'un dernier jugement. Pour l'islam, les justes ressuscités lors du dernier jour contempleront la face de Dieu qui seule subsistera alors que tout le reste sera anéanti. Baha'u'llah fait allusion à ces notions dans le passage cité ci-avant. Celui qui doit apparaître à la fin des temps est le Désiré de toutes les nations. Il est resté caché aux yeux des hommes jusqu'au moment de son apparition. Celle-ci représente la face même de Dieu, c'est pourquoi les justes ressuscités pourront contempler cette face. La résurrection des justes n'est cependant pas une résurrection physique des morts, la résurrection est une résurrection spirituelle, le passage de l'incroyance à la foi. L'anéantissement total dont parle le Coran n'est pas l'anéantissement du monde, mais symbolise la subordination de toutes les valeurs à celles de la nouvelle révélation, car si les âmes sont anéanties, c'est pour faire place à une nouvelle création.


B. Les prophéties coraniques concernant les futurs messagers

Chaque révélation a une durée préétablie: À chaque communauté (umma) est un terme (ajal) et quand vient son terme, elle ne peut (le) reculer ni (l')avancer d'une heure (Coran, VII, 34). Il y a une communauté pour chaque messager: Chaque communauté aura son Apôtre (Coran X, 47). L
a révélation coranique et la communauté qui en résulte ne peuvent échapper à cette règle. Quant à la durée de la révélation coranique, elle est fixée à mille années, selon le calendrier musulman. Il (Dieu) gouverne tout depuis le ciel jusqu'à la terre, tout ; puis tout retournera à lui au jour dont la durée sera de mille années selon votre comput (Coran XXXII, 4). Pour l'islam chiite, la révélation n'est pas terminée avec le Coran, elle se continue par les interprétations des Imams dont le dernier disparut en 260 de l'Hégire. La fin de la validité de la révélation de Muhammad est donc prévue pour l'an 1260 de l'Hégire, soit exactement l'année de la déclaration du Bab.
À ce moment apparaîtra un personnage concret: Ecoute ! Le jour où le Crieur (al-munadi, celui qui appelle le peuple à la Foi) criera, d'un endroit proche, le jour où ils entendront le Cri réellement ! Ce sera le jour de la résurrection (Coran L, 41-42). L'insistance que nous trouvons dans le Coran sur le rejet de tout prophète lorsqu'il apparaît, est comme un avertissement de Muhammad pour les générations futures: S'Il (Dieu) veut, Il vous supprimera et, après vous, Il vous remplacera par ce qu'Il voudra, comme Il vous a fait naître de la descendance d'un autre peuple (Coran VI, 133).
En vérité, le Jour de la Décision a été fixé, (ce) jour où il sera soufflé dans la trompe, en sorte que vous viendrez en groupes, (ce jour où) le ciel sera ouvert et sera portes (béantes)... En vérité, la Géhenne (alors) sera guettant (Coran LVII, 17-21). La sourate LXIX traite du rejet des messagers envoyés aux Thamoud, aux Ads et aux Égyptiens et déclare: Quand il sera soufflé dans les trompettes... en ce jour-là se produira l'Échéante [106] et le ciel se fendra et sera béant... En vérité, cela est un avertissement pour ceux qui craignent Dieu (Coran LXIX, 13-15-48).


C. L'authenticité des Écritures juives et chrétiennes

"Parmi ceux qui pratiquent le judaïsme, sont ceux qui détournent le Discours de ses sens et disent: "nous avons entendu et avons désobéi" ou bien, "Entends sans qu'il te soit donné d'entendre"" (Coran IV, 48).
Ce verset a été interprété comme une preuve de la falsification de la Bible par les juifs. La Tradition a étendu cette notion aux Évangiles en raison du raisonnement suivant: Comme il y a quatre Évangiles qui diffèrent entre eux, ils ne peuvent être authentiques. Si le texte reçu était vraiment ce que Jésus a dit, il n'y aurait qu'un seul texte. Aussi le Coran apporte-t-il la correction nécessaire à ces falsifications. La foi baha'ie ne partage pas ce point de vue. Dans le Livre de la certitude, Baha'u'llah indique que le verset repris ci-dessus a été révélé à la suite d'une circonstance particulière, lors de la victoire de Muhammad sur les juifs à Khaybar. La punition de l'adultère par la mort, prévue dans la Bible, aurait été abolie après la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor et les Juifs de Khaybar n'appliquaient plus la peine de mort. Pour Baha'u'llah, ce verset fait référence à l'interprétation des religieux.
"Ô peuples ignorants ! Vous attendez comme ceux qui vous ont précédés ont attendu ! Vous avez beau dire que leurs livres sont altérés et apocryphes, et qu'ils ne viennent pas de Dieu, les paroles mêmes des Evangiles témoignent de leur origine divine... Voilà une altération (le verset IV, 48) dont il s'agit et cela ne signifie pas, comme le croient les faibles esprits, que tout ce qui, dans la Bible ou l'Évangile, annonce Muhammad est apocryphe, et que le contraire doit se trouver dans le texte original. Cette prétention serait aussi fausse que ridicule: un homme qui croit dans un Livre révélé, peut-il l'altérer,... Les véritables altérateurs sont bien les prêtres du Qur'an qui, de nos jours, interprètent le Livre selon leur goût et leur bon plaisir" [107].

En ce qui concerne le verset "Ô croyants ! Pouvez-vous ambitionner que (ces gens) croient avec vous, alors qu'une fraction parmi eux, qui entendait le Discours d'Allah, le faussait ensuite, sciemment, après l'avoir compris" (Coran II, 70), Baha'u'llah indique qu'il ne s'agit pas d'altérer le texte, mais d'en fausser l'interprétation. "Dans ces versets, il s'agit de changer la signification de la parole, et non de la supprimer, ainsi que peuvent le comprendre ceux qui ont un entendement droit" [108].

Baha'u'llah s'en prend également à ceux qui écrivent des traités pour rejeter le Prophète lorsqu'il apparaît et cite le Coran: "Malheur à ceux qui écrivent l'Écriture de leurs mains, puis (qui) disent: "Ceci vient d'Allah, afin de le troquer à faible prix !" Malheur à eux pour ce qu'ont écrit leurs mains" (Coran II, 73). "Cette imprécation concerne les docteurs juifs qui ont écrit de nombreux ouvrages pour renier Muhammad" [109], ce que font d'ailleurs les savants musulmans pour rejeter le Bab et Baha'u'llah. "Et de nos jours, que n'a-t-il pas été écrit contre cette Cause, par les prêtres ignorants de notre temps" [110].


D. L'islam est la seule vraie religion

"Aujourd'hui, j'ai parachevé votre religion... J'agrée pour vous l'islam (Coran V, 5) ; Quiconque recherche une religion autre que l'islam, (cela) ne sera pas accepté de lui et il sera, dans la (Vie) dernière, parmi les perdants" (Coran III, 85).

Ces versets sont évidemment interprétés par les musulmans comme une affirmation que seule la religion fondée par Muhammad est la vraie religion. C'est méconnaître les passages du Coran qui affirment que l'islam est la religion d'Abraham, de Moïse et de Jésus tout autant que celle de Muhammad: "Nous croyons en Dieu, (à) ce qu'Il a fait descendre sur Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob, et les (Douze) Tribus, (à) ce qui a été donné à Moïse, Jésus et aux Prophètes, de (la part) de leur Seigneur. Nous ne distinguons entre aucun d'eux et nous Lui sommes soumis (muslim)" (Coran III, 84). Islam signifie soumission à Dieu et Muslim signifie celui qui est soumis à Dieu. La vraie religion est donc celle qui prêche la soumission à Dieu et pas uniquement la religion révélée par Muhammad.

La foi baha'ie est aussi une religion de la soumission à Dieu. Elle requiert la reconnaissance de celui qui est envoyé comme messager pour le temps de la fin et l'obéissance à ses commandements [111]. Elle demande aussi à ses adeptes de reconnaître comme authentiques les messagers envoyés au monde avant Baha'u'llah, y compris Muhammad. Elle affirme toutefois que les vérités révélées autrefois doivent être réaffirmées dans une dimension nouvelle ouvrant les voies à une nouvelle civilisation, une civilisation qui proclame l'unité du genre humain.


E. La loi révélée (shari'a)

La foi baha'ie confirme qu'une révélation a un temps fixé de sorte que la loi qu'elle apporte devient caduque lors de l'apparition d'une nouvelle révélation. Cela n'implique pas que les textes sacrés deviennent caducs et qu'on ne puisse plus les lire pour rechercher leur inspiration spirituelle. Mais tout ce qui, dans le Livre, est loi et tout ce qui a été ajouté par la tradition ou les écoles juridiques en termes de loi est abrogé. Ce n'est toutefois pas la foi baha'ie qui abroge la loi islamique. C'est la révélation du Bab, qui a eu cette fonction. Quant à la foi baha'ie, elle abroge les lois instaurées par la révélation du Bab ou les confirme en partie. La révélation future qui est prédite par Baha'u'llah, après un terme d'au moins mille ans, fera de même en ce qui concerne les lois baha'ies.

D'autre part, nous avons vu que la tendance qui a triomphé dans l'islam chiite, est celle qui donne le droit aux religieux de décréter ce qui doit être fait dans les cas où ce n'est pas prévu par le texte du Coran ou par la tradition des Imams. Dans le sunnisme, des écoles juridiques ont réglé cette question de manière différente, mais prévoyant souvent l'intervention de docteurs de la loi.
En ce qui concerne la foi baha'ie, tout ce qui n'est pas prévu dans le Livre, est du ressort d'assemblées élues démocratiquement, appelées Maison de justice. "Puisque chaque jour un problème nouveau apparaît et qu'il existe pour chaque problème une solution convenable, de telles affaires devraient être soumises à la Maison de justice afin que ses membres agissent selon les besoins et les nécessités du moment" [112]. Il est donc impossible qu'une caste ecclésiastique se forme dans la communauté baha'ie comme cela a été le cas pour toutes les religions jusqu'à présent. La communauté baha'ie restera donc une communauté de laïcs.


BIBLIOGRAPHIE DU CHAPITRE III

Abula' La Maudoudi: Comprendre l'islam, Islamic Foundation, 1973.

Afaqi Sabir: Proofs from the Holy Qur'an (concerning the advent of Baha'u'llah ), Mir'at Publications, 1993.

Aziz Philippe: Les sectes secrètes de l'Islam, Laffont 1983.

Balyuzi H. M.: Muhammad and the Course of Islam, George Ronald 1976.

Blachère Régis:
- Introduction au Coran, Maisonneuve & Larose, 1991.
- Le Coran, traduction, Maisonneuve et Larose, Paris, 1980.

Boivin Michel ; Les Ismaéliens (Fils d'Abraham), Brépols, 1998.

Bonnard Christian: Le Soufisme, Maisonneuve & Larose, 1991.

Bucaille Maurice: La Bible, le Coran et la Science, Seghers 1976.

Clés pour l'islam, collection Grip-informations, 1993.

Corbin Henry:
- En islam iranien, Tomes I à IV, Gallimard 1971.
- Histoire de la philosophe islamique, Gallimard, 1986.

Delcambre Anne-Marie: Mahomet, la parole d'Allah, Gallimard 1987.

De Prémare, Alfred-Louis: Les Fondations de l'islam, Ed. du Seuil, Pa ris, 2002.

Dupont M.: Les Druzes (Fils d'Abraham), Brepols 1994.

During Jean: Islam, le combat mystique, Laffont 1975.

Fazel Seena et Fananapazir Khazeh: A Baha'i approach to the claim of finality in Islam. Asso-ciation for Baha'i Studies, Volume 5, Number 3.

Gibb, H.A.R.: Mohammedanism, Oxford University Press, 1953.

Gobillot Geneviève: Les Chiites (les Fils d'Abraham) Brépols 1998.

Hanza, Cheick Si Aboubakeur: Le Coran, Traduction et commentaires, Tomes I et II, Fayard-Denoël, 1972.

Hirtenstein Stephen: The unlimited Mercifier (spiritual life and thoughts of Ibn 'Arabi), Aqua Publishing and White Cloud Press, 1999.

Hunke Sigrid: Allah ist granz anders, Horizonte, 1990.

Kamaye Moussa: Essai sur l'islam, Editions du Niger, 1997.

Kazemi Zekrullah: Le Grand Appel; Editions Nur, 1995.

Kazimirski: Le Coran, traduction, Flammarion, 1970.

Khomeny, Ayatollah: Principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux, Éditions Libres-Hallier, 1979.

Masson D.: Le Coran, traduction, Gallimard, Bibl. La Pléade, 1967.

Momen Moojan:
- An introduction to Shi'i Islam, George Ronald, 1985.
- Islam and the Baha'i Faith, George Ronald, 2000.

Sardar Ziauddin Muhammad: Aspects of his biography, Islamic Foundation, 1978.

Schaefer Udo: Glaubenswelt Islam, Georg Olms Verlag, 1996.

Sells Michael: Approaching the Qur'an, White Cloud Press, 1999.

Watt W. M.:
- Mahomet, Payot 1962.
- A short History of Islam, One World, 1996.

Weber E: l'Islam sunnite traditionnel (les Fils d'Abraham) Brépols 1993)

Williams John Alden: L'Islamisme, Les Grandes Religions du Monde, Edito-service, 1970.

Zaehner R.C: Hindu and Muslim Mysticism, One World, 1996.


Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire