Initiation
à l'étude des religions du Livre
Par Louis Hénuzet
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Chapitre III: L'Islam
I.
Histoire de l'islam
A. L'Arabie pré-islamique
Au VIIe siècle, la Gaule est dans les mains des Mérovingiens, Héraclius gouverne
l'empire romain byzantin et la dynastie des Sassanides règne sur l'Iran. L'Arabie
est peuplée de bédouins dont beaucoup se sont sédentarisés dans des centres
commerciaux importants comme La Mecque ou dans des cités plus agricoles comme
Yathrib, At-Ta'if, Khaybar etc. Ils ont un code d'honneur très vivace, pratiquant
la vendetta lorsqu'un homme de leur clan est tué blessé, insulté. La divise
est: "soutiens ton frère, qu'il soit dans ses torts ou dans son droit". Les
guerres entre clans et tribus sont donc courantes, même s'il était possible
de recourir à l'arbitrage pour adoucir un peu ces moeurs, et il faut de nombreux
descendants mâles pour combler les vides créés par les conflits. Les filles
n'ont qu'une importance secondaire. Elles sont parfois éliminées à la naissance
si elles ont le malheur de naître avant le garçon, surtout que le père portait
le prénom de son premier enfant, ce qui, pour certains arabes, était jugé inconvenant
quand c'était une fille.
En général, ces Arabes sont idolâtres, adorant des divinités secondaires, principalement
le dieu ou la déesse titulaire de leur ville, encore qu'il y ait un monothéisme
larvé sans doute sous l'influence judéo-chrétienne. Il y a, en effet, un nombre
important de juifs qui ont fui la Palestine à la suite des guerres juives contre
les Romains. Ils sont rassemblés en tribus souvent florissantes. Il y a aussi
de nombreux chrétiens, surtout des judéo-chrétiens qui sont restés à l'écart
des grandes controverses chrétiennes des IIIe, IVe et Ve siècles et perpétuent
les formes primitives du christianisme en gardant la langue des origines, l'araméen
devenu peu à peu le syriaque.
L'Arabie est entourée de grands empires qui cherchent à étendre leur influence
sur les déserts arabiques. L'empire byzantin (empire romain d'Orient) qui est
nicéo-chalcédonien (Ils acceptent les dogmes de Nicée et de Chalcédoine sur
la Trinité et la double nature du Christ) est le grand rival de l'empire perse
sassanide où se sont aussi établis des chrétiens nestoriens (Jésus est un homme
qui a été élevé au rang divin en devenant le Christ sans pour cela être l'incarnation
de Dieu. Marie est la mère de Jésus et ne peut donc être appelée Mère de Dieu).
Les Byzantins n'hésitent pas à soutenir d'autres chrétiens venus d'Abyssinie
pour contrer l'influence perse. Pourtant ces chrétiens sont aussi très différents
puisqu'ils sont monophysites (Ils ont accepté les dogmes de Nicée et Constantinople,
mais pas ceux de Chalcédoine sur la double nature du Christ).
Muhammad, comme tous ses contemporains, vit dans cet environnement et cela explique
sans doute en partie son message. Il évoque dans les versets qu'il révèle des
histoires rapportées par la Bible. Ce n'est pas qu'il ait lu et étudié celle-ci,
mais parce que cela fait partie de l'environnement culturel qu'il connaît par
ses rencontres avec juifs et chrétiens au cours de ses pérégrinations avec les
caravanes de son oncle ou de son épouse. Souvent d'ailleurs, le récit qu'il
en donne s'écarte sensiblement de celui que l'on peut lire dans la Bible. Le
croyant y voit la part de la révélation qui rétablit le sens premier obscurci
par la tradition.
B. Vie de Muhammad
Date de Naissance: on ignore la date exacte. Elle est réputée survenue l'année
de l'éléphant (lorsque le vice-roi abyssin du Yémen marcha jusqu'à La Mecque
avec une grande armée comprenant un éléphant) située par la plupart des savants
en 570 ou 571.
Muhammad appartient à la tribu des Quraychites (Quraysh - le Requin, poisson
de la mer Rouge et du Golfe) qui conquit La Mecque au Ve siècle. Cette tribu
est divisée en une dizaine de clans, dont le clan de Hashim [64],
l'arrière grand-père de Muhammad. Le grand-père de Muhammad est 'Abd-al-Muttalib,
chef du clan et personnage très puissant.
Le père de Muhammad, 'Abdu-Allah meurt au cours d'un voyage à Yathrib (Médine)
quelques semaines avant la naissance de son fils. Sa mère, Amina, doit demander
l'appui de son beau-père car elle ne possède qu'une esclave, cinq chameaux et
quelques moutons. Muhammad ne reste pas longtemps près de sa mère dans la maison
de son grand-père, car il est confié à une nourrice, Halima du clan des Sa'd,
qui l'emmène dans les montagnes des environs de Ta'if, où il gardera les moutons
avec son frère de lait.
Légendes accompagnant la naissance de Muhammad:
- les Juifs de Yathrib sont informés par l'apparition d'une étoile dans le ciel.
- Les Mages de Perse virent s'éteindre le feu sacré qui brûlait depuis mille
ans.
- Les anges entourèrent la Kaaba et jetèrent des pierres aux Djinns qui espionnaient.
- On n'a pas besoin de couper le cordon ombilical car la Providence y a pourvu.
- Des anges lavèrent le nouveau-né et le trouvèrent propre comme du cristal.
- Son grand-père eut la surprise de découvrir que le pied de Muhammad laissait
la même empreinte sur la pierre noire de la Kaaba que celle du pied d'Abraham.
- Lorsque des femmes du clan de Sa'd vinrent à La Mecque pour recevoir des enfants
en quête de nourrice, toutes en trouvèrent sauf Halima qui avait peu de lait.
Lorsqu'on lui présenta Muhammad, elle l'accepta faute de mieux, mais lorsqu'elle
lui donna le sein, le lait en goutta abondamment comme pour la plus fertile
des nourrices.
Muhammad rentre du désert à l'âge de six ans et accompagne sa mère et une esclave
Umm Ayman à Yathrib. Dès l'arrivée à Yathrib, sa mère meurt et Umm Ayman ramène
l'enfant à La Mecque dans la maison de son grand-père qui se prend d'affection
pour lui. Mais 'Abul-Muttalib a quatre-vingts ans et meurt deux ans plus tard.
Muhammad doit donc être confié à un oncle paternel, 'Abd-Manaf, plus connu sous
le nom d'Abu-Talib (père de Talib) [65].
C'est un brave commerçant qui n'est pas très riche. Il emmène souvent son neveu
dans ses caravanes qui sillonnent le désert. Dans la ville de Bosra, un grand
centre chrétien avec une belle cathédrale, vit un moine qui ne sort pratiquement
jamais de son ermitage. Or un jour que la caravane fait halte à Bosra, le moine,
Bahira, va parler aux caravaniers et les invite à partager son repas.
Selon l'historien arabe, Ibn Hisham, du VIIIe siècle, Bahira "interrogea l'Envoyé
d'Allah sur ce qu'il ressentait étant éveillé ou dans son sommeil. L'Envoyé
d'Allah répondit. Bahira trouva tout cela conforme au signalement qu'il avait
par devers lui. Puis il examina son dos et y vit le signe de la prophétie entre
ses épaules..."
Bahira aurait vu en rêve une caravane de chameaux s'approcher, l'un des conducteurs
portait une auréole et un nuage flottait au-dessus de lui. Bahira reconnut en
Muhammad le chamelier de son rêve. Il lui aurait déclaré: "Tu es l'Envoyé de
Dieu, le Prophète qu'annonce mon livre saint, la Bible". Il aurait aussi recommandé
à Abu-Talib d'en prendre le plus grand soin en lui disant: "Retourne dans ton
pays et prends garde aux juifs car s'ils voient en lui ce que, moi, j'ai reconnu,
ils voudront lui faire du mal."
Lorsque Muhammad atteint l'âge de vingt-cinq ans, il est au service d'une riche
veuve, âgée de quarante ans, Khadidja, qui trouve Muhammad séduisant, intelligent
et vertueux et veut l'épouser. Mais Muhammad ne comprend pas les avances que
lui fait Khadidja et il faut une intermédiaire, Nafisa bint Munya, pour lui
ouvrir les yeux. Selon d'autres sources, Muhammad aurait souhaité épouser une
veuve, Duba'a bint-'Amir, dont le troisième mari avait été le père du futur
ennemi de Muhammad, Abu-Jahl. Quoi qu'il en soit Muhammad accepta en 595 d'épouser
Khadidja, malgré l'opposition du clan de celle-ci. Il est devenu un homme riche
et influent. Mais le sort s'acharne contre le couple car tous les garçons qui
naissent meurent en bas âge. Seules les filles survivent: Zaynab, Ruqayya, Fatima,
Umm Kulthum. N'avoir pas d'héritiers mâles est, en effet, un déshonneur pour
les Arabes. Malgré cela et malgré la coutume de la polygamie presque illimitée
de cette époque, Muhammad resta fidèle à Khadidja tant qu'elle vécut.
Muhammad a maintenant quarante ans. Il a pris l'habitude de se retirer des nuits
entières, dans une caverne de la colline de Hira, sur la route de Ta'if. Une
nuit de l'année 611, alors qu'il s'est endormi dans sa burda (manteau), il est
réveillé par une étrange créature, enveloppée d'un nuage de lumière, qui lui
dit: "Tu es l'Envoyé de Dieu, le Prophète d'Allah". Qui a-t-il entendu ? Satan,
il n'est pas loin d'en être persuadé ou "Djibril" (l'ange Gabriel, Gabri'el,
l'homme de Dieu, en hébreu) venu lui annoncer son destin [66]
?
Profondément perturbé - "Pas une fois ne me fut adressée une révélation sans
que j'aie cru qu'on enlevait mon âme" -, Muhammad se précipite près de son épouse
à qui il se confie. Celle-ci le soutiendra jusqu'au bout. Elle ne peut toutefois
rassurer Muhammad qui se croit la proie des "Djinns". Elle décide de consulter
son neveu, Waraqa ibnu-Nawfal, un "hanif" [67],
qui connaît bien les écritures juives et chrétiennes. Celui-ci la rassure ainsi
que Muhammad, en lui disant que son expérience est celle des prophètes comme
Moïse, mais qu'il sera persécuté car personne n'a jamais apporté la Révélation
sans susciter l'opposition des hommes.
Peu à peu Muhammad acquiert la conviction qu'il a été choisi pour transmettre
aux hommes ce que Dieu a révélé. Il a pour mission de réciter ce que dicte le
ciel. La récitation orale se traduit en arabe (Muhammad utilise la langue des
poètes du Hidjaz) par Qur'an. Le recueil composé plus tard (sous le troisième
califat) portera ce nom. (Coran, en Français). Il contient les dires de Muhammad
mais arrangés en Surah (Sourates, chapitres). Il requiert des hommes d'être
soumis à Dieu.
Le verbe arabe "aslama" (soumettre) a donné le mot "islam" (la soumission à
Dieu) et le participe actif, "muslim" (musulman), soumis à Dieu. Le sens premier
de islam est donc cette soumission que partagent les croyants de toutes les
religions. Plus tard, le mot aura un sens plus restrictif et désignera la religion
fondée par Muhammad.
Le message est simple. L'homme doit être soumis à Allah, Dieu unique et tout
puissant, capable de ressusciter les morts et d'anéantir les incroyants. Lors
du jugement dernier, les bons ressuscités seront récompensés et les incrédules
seront punis. L'injonction qui lui est faite est: Lève-toi et avertis !
Il semble que, dans un premier temps, Muhammad ait voulu se concilier les Arabes
qui étaient vaguement monothéistes, sans doute sous l'influence judéo-chrétienne,
tout en adorant des divinités secondaires. Ce serait l'origine de cette étrange
révélation que fit Muhammad à cette époque et dont les versets ont été appelés
sataniques: "Avez-vous considéré Al-Lat et Al-'Uzza et Manat, la troisième autre
(idole). Voici les cygnes exaltés. Espérez leur intercession. De sorte qu'ils
n'oublient pas" [68].
Comme les riches marchands de ces villes ne répondirent pas à cette attente,
Muhammad déclara que ces versets lui avaient été inspirés par Satan sans qu'il
ne s'en aperçoive. Sans doute pour donner une explication à cette intrusion
satanique dans la révélation, Muhammad déclara que tout messager divin est tenté
par Satan (XXII, 51). Aussi reçut-il une autre révélation qui changea la dernière
partie des versets: "Y aurait-il pour vous les mâles et pour lui (Allah) les
femelles. Ce serait là un injuste partage ! Ce ne sont là que des noms que vous
avez nommés, vous et vos pères. Allah ne vous a envoyé d'en haut aucune autorité
à leur sujet ! Vous ne suivez, en cela, que vos conjonctures et que ce que désirent
vos âmes. Et cependant, il est venu vers eux de la part de leur Seigneur une
direction" (LIII, 19-23).
Muhammad tenta aussi de transmettre son message aux membres de son clan, mais
il se heurta à l'indifférence, au mépris, voire à l'hostilité. Toutefois, dans
sa proche famille, il reçut l'adhésion de sa femme, Khadidja, de ses deux fils
adoptifs, 'Ali et Zayd. Un commerçant aisé, Abu-Bakr sera aussi parmi les premiers
à se convertir. Son courage, sa sagesse seront précieux pour Muhammad dont il
deviendra l'ami intime. Se rallieront des jeunes tel 'Uthman ibn 'Affan, dont
on dit qu'il se convertit surtout par amour pour Ruqayya, la fille de Muhammad,
ou encore des gens sans fortune, des affranchis, un esclave noir, Bilal.
Auprès de ses oncles, Muhammad n'eut guère de succès. Abu Talib, le chef du
clan, le protège, mais n'a pas le courage d'abandonner la religion de ses ancêtres.
Son frère, Abu Lahab, est trop riche et tire trop de profits des pèlerinages
à La Mecque (pèlerinages aux multiples dieux des clans). Les "divagations" de
son neveu sont une menace pour sa fortune. Le troisième frère, Hamza, est un
bédouin avec son code d'honneur ; il se soucie fort peu de religion. Quant au
quatrième, 'Abbas, c'est un usurier qui fait des affaires à La Mecque et à Médine.
Les Quraychites vont tout faire pour s'opposer à la nouvelle révélation. Ils
tenteront de faire passer Muhammad pour "majnun" (fou). Mais tant que Muhammad
est sous la protection du clan des Hashim, personne ne peut attenter à sa vie.
Abu-Talib, même s'il ne croit pas, refuse de l'en exclure. On essaye alors de
l'acheter pour qu'il renonce à sa prédication.
On adopte ensuite la tactique de le tourner en ridicule par des questions sur
la résurrection des corps, le jugement dernier, le tourment du feu éternel.
On l'accuse d'avoir été soudoyé par des juifs et des chrétiens.
Un jour que son oncle, Hamza le bédouin, entend dire que son neveu a été insulté
par Abu-Jahl, le chef du clan des Makhzum, il se sent lié par la solidarité
tribale et prend violemment parti pour son neveu. Abu-Jahl admet qu'il a été
trop loin et Hamza se convertit, sans doute par solidarité.
Si Muhammad est plus ou moins protégé, ses premiers disciples sont victimes
de pressions morales et de violences physiques. On leur jette des pierres lorsqu'ils
marchent dans la rue. Ceux qui ne jouissent pas de la protection d'un clan sont
susceptibles de recevoir des coups, des blessures, voire la torture. Muhammad
leur conseille donc de s'exiler. Conduit par le frère de 'Ali, Ja'far et un
petit groupe, dont 'Uthman et sa femme Ruqayya, se dirigent vers l'Éthiopie,
où ils sont accueillis par le Négus, roi chrétien.
Entre-temps, Muhammad s'est réfugié dans la maison de Al-Arqam, un membre du
clan des Makhzum - paradoxalement le clan quraychite qui ne cesse de persécuter
les musulmans - qui a ouvert sa maison à ceux-ci. Ils doivent monter la garde
devant les tentatives d'agression. Un jour un Mecquois, 'Umar ibnu'l Khattab,
décide de tuer Muhammad et court l'épée dégainée vers la maison de Al-Arqam.
On lui apprend que sa propre soeur, Fatima, et son mari, Sa'id, se sont convertis.
Il rentre chez lui où il trouve l'humble forgeron, Khallab, en train de lire
des versets à sa soeur et à son beau-frère. Furieux, 'Umar frappe sa soeur et
la blesse à la tête. La vue du sang provoque chez lui un repentir. Il demande
à lire ce qu'il a entendu et trouve le texte sublime. Il court à la maison de
Al-Arqam pour se convertir.
En 619, Khadidja a soixante-cinq ans quand elle meurt. Muhammad a perdu non
seulement sa compagne, mais son conseiller, son trésorier. Il lui faut pourtant
continuer à vivre et élever ses filles. Il épouse donc Sawda qui s'était réfugiée
chez lui lorsque son mari, parti avec le groupe des croyants en Abyssinie, s'était
converti au christianisme.
Deux jours après la mort de Khadidja, Muhammad perd son oncle et protecteur
Abu-Talib. C'est une catastrophe car Abu-Lahab, l'ennemi juré de Muhammad.,
devient chef du clan et il affirme que Muhammad vient de déclarer que 'Abd-al-Muttalib
et Abu-Talib se trouvent dans les flammes de l'enfer avec les idolâtres. C'est
là, accuser Muhammad d'un crime qui l'exclut du clan et fait de lui un proscrit
que n'importe qui peut tuer. Muhammad se résout donc à quitter La Mecque et
tente de se réfugier à Ta'if, mais sans succès.
En 620, un groupe de pèlerins venus de Yathrib (Médine) est impressionné par
la personnalité de Muhammad. Ils pensent qu'il pourrait résoudre les difficultés
de leur cité déchirée par des rivalités entre tribus. L'année suivante, cinq
de ces hommes accompagnés par sept autres rencontrent Muhammad dans un défilé
aux environs de La Mecque, al-'Aqaba. Muhammad leur demande de le protéger comme
ils protégeraient leurs femmes et leurs filles. C'est le "premier serment d'al-'Aqaba",
appelé aussi "serment des femmes".
En 622, soixante-quinze pèlerins de Yathrib jurent à Muhammad, dans cette même
gorge, qu'ils combattront pour lui. C'est le deuxième "serment d'al-'Aqaba".
Muhammad quitte donc La Mecque cette année. Cette émigration (al-hijra, hégire)
marquera le début du nouveau calendrier et de l'ère islamique.
Le matin de son départ, Muhammad aurait échappé à un assassinat. 'Ali aurait
pris la place de Muhammad sur sa couche ; c'est donc lui que les Mecquois, venus
pour assassiner Muhammad, trouve sur la couche de ce dernier. Ils laissent la
vie sauve à 'Ali et se lancent à la poursuite de Muhammad. Celui-ci accompagné
de Abu-Bakr et d'un guide se cachent dans une grotte.
Selon la légende, une araignée se met à tisser sa toile devant l'entrée de la
grotte pendant qu'une colombe couve tranquillement ses oeufs. Les Mecquois passent
leur chemin, persuadés qu'il n'y a personne dans la grotte.
Les fugitifs mettent un mois pour parvenir à Yathrib. Dans la ville de Quba,
aux portes de Médine, Muhammad demande à Abu-Bakr de lui vendre la chamelle
sur laquelle il a voyagé car il tient à pénétrer dans Yathrib sur sa propre
monture. Cette chamelle entre dans l'histoire sous le nom de "Qaswa" (celle
qui a un quart d'oreille coupée). Nous sommes le 24 septembre 622, toutefois
l'hégire ne commence pas à cette date, mais le 16 juillet précédent qui est
le début de l'année lunaire (année de 354 jours). Yathrib sera désormais connu
sous le nom de "al-madina" (Médine, la ville).
Où s'installer ? Muhammad ne veut pas dépendre de l'hospitalité de l'une ou
l'autre famille car il désire conserver sa liberté. La tradition rapporte qu'il
aurait laissé sa chamelle trouver l'endroit en déclarant aux habitants: "Laissez
aller cette monture, car elle a reçu l'ordre divin". Après avoir erré pendant
longtemps dans les ruelles, la chamelle s'accroupit dans un terrain vague que
Muhammad achète. Il y fait construire un lieu de culte qu'il appelle "masjid"
(mosquée). Ce nom vient de masgueda, qui en nabatéen et en syriaque, signifie
"lieu où l'on se prosterne". Une cour rectangulaire, semée de sable et de gravier,
entourée d'un mur de briques. Côté est, on a bâti deux cabanes pour chacune
des deux femmes de Muhammad, car entre-temps, Muhammad a épousé 'A'isha, âgée
de neuf ans, fille de son ami Abu-Bakr. Muhammad n'a pas d'habitation personnelle,
il séjourne à tour de rôle chez ses femmes. Il reçoit dans la cour les délégations
des tribus voisines, traitant les affaires et prononçant des sermons. On y fait
aussi la prière en commun. En l'an 7, Muhammad fit construire une estrade (minbar)
avec deux marches et un siège (maq'ad), d'où il parle à ses fidèles.
L'enthousiasme du début s'est vite refroidi. D'un côté il y a, dans la population
de Médine, des musulmans sincères. On leur donne le nom de "Ansar" (auxiliaires),
pour les distinguer des Mecquois appelés "muhajirun" (les émigrés). Mais il
y a tous ceux qui font semblant d'adopter la nouvelle religion, les Munafiqun
(hypocrites). Les Ansar, plus nombreux que les "Muhajirun" concluent avec Muhammad
une alliance qui fait du Prophète le chef incontesté. C'est la constitution
de Médine, que Muhammad étendra en contractant des pactes avec les tribus juives
et arabes.
Ces tribus ayant conclu un pacte avec Muhammad forment une sorte de confédération
rassemblant des groupes:
- les émigrés mecquois
- les auxiliaires médinois
- les tribus juives.
Les membres des deux premiers groupes sont des "muslimun" (musulmans), tandis
que les membres du troisième groupe ont un statut de protégés jouissant des
mêmes droits à condition de ne pas léser les membres des deux premiers groupes.
Quant à ceux qui rejettent le nouveau pouvoir, comme les Mecquois, ils sont
les "Kafirun" (infidèles).
Chaque groupe conserve son chef. Muhammad a un statut particulier. Il est non
seulement le prophète et le chef des émigrés, mais aussi le chef des croyants
des autres groupes. Pour conserver cette autorité à la fois morale et politique,
Muhammad devra se doter d'une force armée, d'autant plus que les émigrés mecquois
se trouvent dans une situation précaire. Ils ont fui La Mecque avec peu de choses
et ne peuvent pas continuer à vivre de l'hospitalité des Médinois. Ils ne possèdent
aucune terre à cultiver; la faim et la maladie les guettent. Ils vont donc renouer
avec la bonne vieille tradition du désert, "la razzia". Muhammad poursuit sans
doute un but plus large: rehausser son prestige politique et spirituel et conquérir
La Mecque où se trouvent des gens riches et prestigieux.
En général la "razzia" se contente de capturer les chameaux d'une tribu hostile
sans effusion de sang. Parfois, cependant elle dégénère en conflit ouvert avec
rapt de femmes et d'enfants.
Les émigrés ne peuvent s'en prendre aux tribus voisines dont les caravanes passent
à proximité car ce serait mécontenter les Médinois. Ils doivent se tourner vers
les caravanes mecquoises qui passent à une centaine de kilomètres de Médine.
Il faut donc organiser de véritables expéditions.
En décembre 623, les musulmans s'emparent d'un important butin au cours d'un
premier raid, le raid de Nakhla. Mais un Mecquois a été tué et cela au cours
d'un mois sacré, le mois de rajab, où il est interdit de verser le sang. C'est
donc la réprobation générale, mais une révélation divine survient pour affirmer
que les péchés des Mecquois dépassent en gravité le meurtre commis pendant un
mois sacré.
Ce n'est qu'une première occasion. En mars 624, deuxième année de l'hégire,
une autre occasion se présente lors du passage d'une importante caravane de
mille chameaux escortés par plusieurs dizaines de commerçants quraychites, sous
la conduite d'Abu-Sufyan. Muhammad s'embusque près du puits de Badr, avec quelque
trois cents hommes, dont quatre-vingt-dix émigrés, les autres étant des Médinois.
Ce fut une bataille rangée avec soixante-quatorze morts et quarante prisonniers
du côté mecquois et seulement quatorze morts dans la troupe de Muhammad. Désormais,
on ne parle plus de "razzia", mais de "jihad" (guerre sainte) contre les ennemis
d'Allah.
"Jihad" signifie un effort tendu dans un but déterminé. Pour les croyants, c'est
l'effort sur soi-même en vue d'un perfectionnement moral et religieux. Il prend
désormais le sens d'action armée en vue de la défense et de l'expansion de l'islam.
Cette action doit toutefois être tempérée par un autre principe qui accorde
le droit d'exister aux peuples du Livre (juifs et chrétiens).
En 625, les Mecquois se décident à laver l'affront de Badr. Ils lèvent une armée
forte de trois mille hommes commandés par Abu-Sufyan et marchent vers Médine.
Muhammad attend l'ennemi au pied du mont Uhud, hors de la ville. Il croit disposer
d'un millier d'hommes, mais trois cents Hypocrites l'abandonnent lorsque la
bataille s'engage. Néanmoins Muhammad est sur le point de triompher lorsque
ses troupes, négligeant ses ordres, se ruent sur le butin. Les Mecquois se ressaisissent
et chargent les Médinois qui sont écrasés. Hamza, l'oncle de Muhammad, y perd
la vie. Les Mecquois, vainqueurs, n'entrent pas à Médine, sans doute pour signifier
que l'expédition n'est pas dirigée contre la ville, mais contre Muhammad. Celui-ci
voit sa position devenir critique ; juifs, idolâtres et "Hypocrites" relèvent
la tête. Il faut toute la cohésion des fidèles pour maintenir l'autorité de
Muhammad.
En mars 627, les Mecquois reviennent à l'attaque avec une armée de dix mille
hommes toujours commandés par Abu-Sufyan. Sur les conseils d'un esclave persan,
Salman al-Farisi, une tranchée est creusée en six jours et trois mille hommes
armés se retranchent derrière celle-ci. Les Mecquois ne réussiront pas à franchir
cet obstacle. Au bout de deux semaines, une violente tempête ravage le camp
des Mecquois qui abandonnent la partie. Une fois de plus la victoire est assurée
grâce, aux yeux des croyants, à une intervention divine.
Depuis la bataille de Badr, l'hostilité couve entre les juifs et les musulmans.
Des incidents mineurs donnent prétexte à des répressions sanglantes. Une bédouine,
mariée à un musulman, se rend au souk juif de Qaynuqa'. Des jeunes juifs se
moquent d'elle et la pousse à enlever son voile. Un commerçant réussit à fixer
ses jupes avec une épingle de telle sorte que lorsqu'elle se leva, elle découvrit
toute la partie inférieure de son anatomie. L'honneur des musulmans est en jeu.
Le commerçant fut battu par un musulman, lui-même battu par un juif. Muhammad
réagit en assiégeant la tribu coupable et la contraignit à abandonner tous ses
biens. Deux autres tribus juives, les Nadhir et les Qurayza, affichent ouvertement
leur hostilité.
Lors de la bataille du fossé, la tribu des Qurayza a ouvertement pris parti
pour les Mecquois. Muhammad décide d'en finir avec les juifs.
Jusqu'alors, il avait espéré que les juifs accepteraient facilement la nouvelle
religion car les deux religions avaient beaucoup de choses en commun. C'est
pourquoi, la qibla était toujours Jérusalem pour les musulmans. En 624, il change
la qibla qui ne sera plus Jérusalem, mais La Mecque. En 625, il expulse les
Nadhir qui, encouragés par les Hypocrites, décident de résister. Vaincus, ils
doivent abandonner leurs biens. En 627, après la bataille du fossé et la défection
de la tribu des Qurayza, un millier de juifs, membres de cette tribu, furent
exécutés à la requête des Médinois, musulmans de souche. Si Muhammad rend ce
jugement exécutoire, c'est que l'homme d'État l'emporte sur l'homme de Dieu.
Muhammad s'est ainsi débarrassé des tribus juives de Médine, mais la situation
reste précaire, car il est pris en tenailles entre les Infidèles de La Mecque
et les juifs de Khaybar. C'est alors, en 628, que Muhammad annonce son intention,
à la suite d'un rêve, de se rendre en pèlerinage à La Mecque, sa ville natale.
Il se présente avec un millier de compagnons, sans armes, revêtus du costume
de pèlerin. Les Mecquois ne savent que faire. D'un côté, ces gens sont leurs
pires ennemis, de l'autre ce sont des pèlerins à qui l'on ne peut interdire
l'entrée de la ville. Un accord est conclu, le pacte de Hudaybiyya, où Muhammad
a établi son campement, permettant à Muhammad de disposer de La Mecque, dès
l'année suivante, pendant trois jours.
En 628, Muhammad s'empare de Khaybar, riche palmeraie protégée par sept forteresses,
où la tribu des Nadhir avait trouvé refuge. Certains juifs sont emmenés en captivité
dont une belle jeune fille, Safiyya, que Muhammad prend pour épouse.
En 629, Muhammad fait donc le pèlerinage à La Mecque comme l'y autorise l'accord
de Hudaybiyya. À La Mecque, la situation a changé. Abu-Lahab, l'oncle irréductible,
est mort en 624. C'est un autre oncle, 'Abbas, qui est devenu le chef du clan.
Celui-ci est prêt à des concessions, comme d'ailleurs Muhammad qui, pour montrer
sa bonne volonté, contracte de nouveaux mariages, sans doute politiques: Maymina,
la soeur de 'Abbas et Umm Habiba, la fille du puissant Abu-Sufyan.
En 630 Muhammad prend prétexte du meurtre d'un musulman pour lever une armée
de dix mille hommes et marcher sur La Mecque. Abu-Sufyan s'est converti, il
persuade donc les Mecquois d'accepter les conditions du prophète. Celui-ci entre
donc en triomphateur le 11 janvier 630, se dirige vers la Kaaba, fait abattre
les idoles et déclare sacrée l'enceinte du sanctuaire.
Pour désigner les idoles, les Arabes emploient le mot "sanam" (pl. asnam) qui
désigne un objet d'un volume quelconque en pierre, en bois ou en métal. Beaucoup
étaient en pierre comme Al-Lat, d'autres étaient des arbres comme Al-'Uzza.
Il y avait aussi des statues comme Hubal. La Pierre Noire qui subsiste aujourd'hui
est une survivance de ce culte ancien.
Les Quraychites se convertissent ainsi que de nombreuses tribus bédouines. Des
chefs religieux chrétiens signent des traités où ils acceptent de payer un tribut
pour jouir de la protection des musulmans. Un véritable état prend naissance,
un état théocratique, avec Médine pour capitale et La Mecque pour sanctuaire
sacré.
De nombreux versets sont révélés pour organiser juridiquement et politiquement
le nouvel état. Muhammad se révèle un remarquable chef d'état, si bien que Médine
devient une Métropole puissante attirant les peuples des environs: Perses, Syriens,
Egyptiens, Yéménites, Irakiens.
Quant à Muhammad, il vit à Médine avec ses neuf épouses, une ou deux épousées
par amour et passion, les autres pour se conformer aux coutumes du désert où
il faut accorder aide et protection aux veuves sans défense, ou encore pour
des raisons politiques:
- Sawda, épousée avant l'hégire, quelque temps après la mort de Khadidja
- 'A'isha, la fille d'Abu-Bakr
- Hafsa, fille de 'Umar
- Umm Salama, veuve d'un de ses cousins
- Zaynab, femme de Zayd, son fils adoptif
- Safiyya, la jolie captive juive
- Juwayriya, fille du chef des Banu-l-Mustaliq
- Umm Habiba, fille d'Abu-Sufyan
- Maymuna, belle-soeur de son oncle 'Abbas sans compter quelques concubines
comme Maria, la chrétienne et Rayhana, la juive.
Muhammad établit pour lui-même et pour les musulmans, une règle de stricte justice
pour le traitement des épouses. Il rend caduques les coutumes selon lesquelles
les femmes n'ont aucun droit. Certes ce n'est pas l'égalité des droits entre
hommes et femmes, mais c'est une sérieuse avancée. Les filles auront leur part
d'héritage, même si c'est seulement la moitié des parts réservées aux garçons.
Il est vrai que les filles sont libres d'obligations tandis que les fils ont
toutes sortes d'obligations envers la famille. De plus, les filles pourront
devenir financièrement indépendantes et se marier hors du clan. De nombreuses
dispositions sont prises pour lutter contre la corruption morale et financière.
En 632, Muhammad conduit un dernier pèlerinage à La Mecque, le Pèlerinage de
l'adieu. Très rapidement, il retourne à Médine car il est fiévreux, en proie
à de violents maux de tête. Le 26 mai, il appelle Usama, l'un de ses chefs militaires,
à qui il confie une expédition vers les confins de l'empire byzantin.
Le 8 juin 632, il se lève et se sent mieux et le bruit court que le prophète
est guéri. Mais dans la journée, revenu sur son lit, il se met à délirer et
réclame de quoi écrire pour préserver ses fidèles de l'erreur. L'assistance
est perplexe et il en résulte un grand tumulte si bien que Muhammad leur fait
signe de s'éloigner. 'A'isha le voit se lever et croit l'entendre dire "le compagnon
le plus haut". Elle sait que l'ange Gabriel lui est apparu une dernière fois
et elle s'aperçoit qu'il est mort; une mort soudaine à laquelle personne ne
s'attendait.
C. La Succession
Muhammad ne laisse donc aucun écrit réglant la question de la direction de la
nouvelle religion et de la nouvelle communauté. Celle-ci doit-elle être assurée
par ses descendants directs ('Ali, son gendre et cousin), par un de ses compagnons
convertis de la première heure (Abu-Bakr), ou par un "ansar" (auxiliaire médinois)
? Finalement, c'est Abu-Bakr, un vieil homme sage connu pour sa bonté et sa
piété, beau-père de Muhammad - celui-ci a épousé sa fille, 'A'isha - qui recueille
l'adhésion de tous, encore que 'Ali est persuadé qu'il a été implicitement désigné
par son beau-père, mais il préfère accepter le choix d'Abu-Bakr pour préserver
l'unité de la communauté. Ce dernier prend le titre de "khalifa" (calife, le
successeur ou le vice-roi). Il règne pendant deux ans seulement (632 à 634).
Avec l'appui de son fidèle lieutenant, Khalid ibnu'l-Walid, il parvient à consolider
la communauté en réprimant plusieurs tentatives de rebellions. Il est aussi
le créateur du premier "diwan" (administration califale) de l'armée (répartition
des soldes) et de celui des villes (inventaire des villes pour la perception
de l'impôt).
'Umar ibnu'l-Khattab succède à Abu-Bakr qui l'aurait désigné. 'Umar est aussi
un premier disciple mecquois, également beau-père de Muhammad qui a épousé sa
fille, Hafsa. Il règne de 634 à 644 et prend le titre de "Amiru'l-mu'minin"
(commandeur des croyants). 'Umar est un conquérant infatigable. Il soumet la
Syrie (perdue par les Byzantins à la bataille de Yarmouk en 636), l'Irak (perdu
par les Perses à la bataille de Qadisiyya). Jérusalem est conquise en 638, la
Perse en 641, l'Égypte de 639 à 642, Tripoli dans le Maghreb en 643. C'est 'Umar
qui adopte l'ère musulmane à partir de la fuite à Médine. Il meurt assassiné
par un esclave persan et est enterré près de Muhammad. Il a désigné un collège
de six membres pour nommer son successeur.
Ce collège élit 'Uthman ibnu'l-Affan, qui a épousé Ruqayya, fille de Muhammad.
'Uthman règne de 644 à 655. Il fait partie de l'aristocratie mecquoise. Il favorise
sa famille sans vergogne. Il est soupçonné de disposer personnellement du trésor
public. Ses gouverneurs de province, dont son neveu Mu'awiya [69]
à Damas, commettent des abus. Le népotisme de 'Uthman soulève le mécontentement
de 'Ali et de 'A'isha, rejoints par d'autres mécontents. On lui doit la première
fixation du texte du Coran. Finalement, 'Uthman est assassiné par un groupe
de conjurés conduits par le fils d'Abu-Bakr. Mu'awiya n'hésite pas à accuser
'Ali d'être l'instigateur de ce meurtre.
Le quatrième calife (ceux que l'on appela "les bien-guidés") est 'Ali (656-661).
Mais il ne fait pas l'unanimité. 'A'isha s'oppose à lui et 'Ali doit lui livrer
bataille près de Bassora (bataille du chameau en 656). 'A'isha et ses partisans
sont vaincus. Elle est renvoyée à Médine où elle restera jusqu'à sa mort.
La puissante province de Syrie, gouvernée par Mu'awiya, s'oppose également.
Mu'awiya reçoit le soutien du gouverneur d'Égypte, 'Amr ibnu'l-'As. Quant à
'Ali, il cherche le soutien des Irakiens. La guerre est inévitable. Les deux
armées s'affrontent en 657 dans la plaine de Siffin, sur l'Euphrate et le combat
tourne à l'avantage de 'Ali quand 'Amr ibn al-'As conseille à ses troupes d'attacher
des feuilles du Coran à leurs lances. La ruse réussit, les partisans de 'Ali
cessent le combat et l'on convient de chercher une issue par l'arbitrage.
Aussitôt, une fraction de l'armée de 'Ali sort (kharaja: sortir) des rangs.
Ainsi naît la secte des Kharidjites, désormais ennemis de Mu'awiya (les sunnites)
et de 'Ali (les chiites). L'arbitrage a lieu en 658 et 'Ali est convaincu de
complicité dans le meurtre de 'Uthman. Bien que destitué du Califat, au profit
de Mu'awiya, 'Ali conserve des partisans, mais il doit lutter contre les Kharidjites
qui massacrent tous ceux qui refusent de se rallier à eux. Finalement 'Ali est
assassiné par un Kharidjite en 661 à sa sortie de la Mosquée de Kufa.
D. Les Sunnites
a. Les Omeyyades (661-750)
Le pouvoir reste donc aux mains de Mu'awiya, mais il ne s'exerce réellement
que sur la Syrie et l'Égypte. Car l'Irak et la Perse restent un foyer de rébellion
chiite et kharidjite. Les chiites ne reconnaissent pas le pouvoir des Omeyyades
et restent fidèles aux descendants directs du Prophète, les Imams, qui furent
souvent éliminés physiquement par les Califes.
Il se crée une dynastie de treize califes qui établissent leur capitale à Damas,
La Mecque et Médine restant des lieux de pèlerinage. La population de ces contrées
est encore en majorité juive et chrétienne. Mais il se produit de nombreuses
conversions, chez les juifs, voire chez les zoroastriens, mais surtout chez
les chrétiens, tout heureux de voir l'exploitation des populations par les Byzantins
prendre fin.
Sous Yazid, fils de Mu'awiya, il y eut la célèbre bataille de Karbila et le
martyre de l'Imam Hysayn. Mais Yazib doit aussi maîtriser la rébellion de 'Abdu'llah
ibn Zubayr, petit-fils de Abu-Bakr qui s'était proclamé calife à Médine, représentant
les milieux traditionalistes, l'anti-calife en quelque sorte. Une partie des
troupes de 'Abdu'llah est exterminée, mais celui-ci doit sa survie à la mort
inopinée de Yazid qui avait aussi entrepris la conquête des Berbères d'Afrique
du Nord.
Sous Marwan ibn al-Hakam (684-685), il y eut de nombreux conflits avec les Qaysites,
partisans de Ibn Zubayr qui perdit l'Égypte. La Syrie est donc réunifiée quand
arrive le règne de 'Abdu'l-Malik ibn Marwan (685-705). Il doit reprendre la
lutte contre Ibn Zubayr, toujours maître de La Mecque et contre le frère de
celui-ci qui contrôle l'Irak. Il finit par triompher des deux et par rétablir
l'unité de l'empire. Entre-temps, 'Abdu'l-Malik avait fait construire une mosquée
à Jérusalem, appelée indûment mosquée de 'Umar, afin de contrecarrer l'influence
de La Mecque comme lieu de pèlerinage.
Sous Walid Ier (705-715) la Jihad reprend de plus belle sous la forme de conquêtes
systématiques (futuhat). Celles-ci mènent les musulmans en Afrique du Nord,
en Espagne et jusqu'aux abords de La Loire. En 716, sous Sulayman ibn 'Abdu'l-Malik,
Constantinople est prise portant un coup décisif à l'empire byzantin. Ces conquêtes
mettent les Arabes en contact avec l'héritage grec qu'il trouve intact en Syrie.
La fusion des deux cultures ouvrira les portes aux grandes civilisations sous
les Abbassides au Moyen Orient et plus tard en Espagne.
À Sulayman succèdent quelques califes dont il faut surtout retenir Hishan (724-743)
sous le règne duquel l'expansion en France s'arrêtera grâce à la victoire de
Charles Martel. Mais déjà l'empire est au bord de l'explosion. Les Arabes du
Nord, les Qaysites, et les Arabes du Sud, les kalbites, se livrent une lutte
acharnée. Les Kharidjites reprennent Kufa, les Chiites se révoltent à leur tour,
si bien que le règne de Marwan II (744-750) met fin à la dynastie omeyyade.
b. Les Abbassides
Abu'l-'Abbas al-Saffah, descendant de 'Abbas, l'oncle de Muhammad, se déclare
calife en 749. Il prétend avoir reçu en 718 le califat de Abu-Hashim, petit-fils
de 'Ali, par sa femme, ancienne captive de la tribu des Banu Hanifa. L'adhésion
des chiites est de courte durée car le nouveau califat reste sunnite. En 756
Al-Saffah invite à Kufa, les princes omeyyades à un festin de réconciliation
où il les fait massacrer, à l'exception de 'Abdu'l-Rahman al-Dakhil qui fonde
le califat de Cordoue en 756.
La nouvelle dynastie, abbasside (750-1258), est fondée par le frère de Al-Saffah,
Abu-Ja'far al-Mansur (754-775) qui conquiert l'Arménie et la Cappadoce et installe
sa capitale à Bagdad.
L'âge d'or de la dynastie abbasside a lieu sous le règne de Harun ar-Rashid
(786-833) (le prince célébré dans "les Mille et une nuits") et de son successeur
al-Ma'mun, sous le règne duquel les sciences philosophiques et scientifiques
connaissent un essor prodigieux. Al-Ma'mun rêve de réconcilier sunnites et chiites.
Aussi annonce-t-il que son successeur sera l'Imam 'Ali ar-Riza (le huitième
Imam). Mais celui-ci meurt en 818 et Al-Ma'mun oublie ses promesses.
Sous le successeur de Al-Ma'mun, Al-Mutawakkil, la dynastie abbasside commence
à montrer les signes de son effondrement. Le nouveau calife impose des mesures
vexatoires aux juifs et aux chrétiens. Il impose également le rite hanbalite,
très conservateur en rejetant le mu'tazilisme (interprétation de la doctrine
par le recours à la raison) si bien que l'opposition sunnisme-chiisme devient
doctrinale aussi bien que politique. Al-Mutawakkil est assassiné en 861. Les
Turcs sont influents dans l'armée et l'administration, si bien qu'ils font et
défont les Califes.
C'est aussi l'éclatement de l'empire:
- les Aghlabides en Ifriqiya,
- les Routémides au Centre du Maghreb,
- les Idrissides à Fès,
- Les Hamdanides à Mossoul et Alep,
- les Fatimides au Caire,
- les Bouyides chiites en Irak et en Perse,
- les Turcomans.
Les Turcs ou Turcomans, infiltrés dans l'administration, prennent le pouvoir.
Leur ancêtre, Seldjouk, s'est converti à l'islam et son clan entreprend la lutte
contre les Bouyides chiites en Iran et les Fatimides en Égypte. Mais ils ne
peuvent maintenir leur unité. Des Seldjoukides s'installent en Anatolie et en
Syrie (1055-1174), tandis que d'autres Seldjoukides s'installent à Rum (1077-1307).
C'est au tour des Kurdes de prendre le pouvoir avec la dynastie des Ayyoubides
(1171-1260). Leur principal représentant, Saladin, refait l'unité de la Syrie,
de l'Égypte, voire de l'Arabie. Mais à sa mort, l'unité est à nouveau en péril.
Les princes ayyoubides recrutent de plus en plus d'esclaves (Mamluk, pl. mamalik)
qui prennent le pouvoir à partir de 1250 jusqu'en 1517.
Aux Mamelouks, succèdent les Ottomans qui assurent le Califat de 1288 à 1924
et fondent un empire s'étendant sur le Moyen et le Proche Orient depuis l'Irak
jusqu'à l'Égypte et jusqu'en Europe orientale (Hongrie, Bulgarie, Albanie, Yougoslavie
etc.).
Les Turcs avaient donc supplanté les Arabes dans le plus grand empire musulman.
Au XVIIIe siècle l'Arabie connaît une réaction, qui porte le nom de "wahhabite",
sous la conduite de Ibn Sa'ud. Son fils, 'Abdu'l-Aziz Sa'ud est le véritable
propagateur de la doctrine wahhabite, un sunnisme strict et sévère qui fait
figure d'intégrisme par rapport à la salafiyya, mouvement réformateur fondé
en Égypte par Jamalu'd-Din al-Afghani (1838-1897) et Muhammad 'Abduh (1849-1905).
c. Les Berbères
En Afrique du Nord, le pouvoir est aux mains des Berbères avec les Ahmoravides
(1056-1117) et les Almohades (1130-1269) auxquels succèdent quelques autres
dynasties importantes à Tunis, au Maroc etc.
E. Les Chiites
a. Les Imams
* 'Ali ibn Abu Talib, premier Imam :
Dès la mort du prophète de l'islam, un groupe de croyants s'est formé autour
de la descendance de 'Ali, cousin germain et gendre de Muhammad
Né aux environs de 600, 'Ali avait une dizaine d'années lors des premières révélations.
Il fut, selon les traditions chiites, l'un des premiers à accepter la mission
prophétique de Muhammad. En 622, juste avant l'hégire, Muhammad confia à 'Ali
les biens et les personnes dont il était le représentant commercial et financier.
Ce "dépôt confié" (amana) a une valeur symbolique ; il préfigure, aux yeux des
chiites, la dévolution de l'Imamat (direction de la communauté) tant spirituelle
que temporelle [70].
Le fait que 'Ali ait pris la place sur la couche de Muhammad pour lui permettre
de quitter La Mecque en toute sécurité, est aussi évoqué comme significatif
de son rôle primordial. 'Ali quitta La Mecque peu de temps après pour rejoindre,
à Médine, Muhammad dont il épousa la fille, Fatima. Ils eurent plusieurs enfants,
dont Hasan et Husayn, ainsi qu'une fille Zaynab.
Quelques semaines avant sa mort en 632, Muhammad, revenant d'un pèlerinage à
La Mecque, aurait proclamé dans l'oasis de Ghadir Khum en saisissant la main
de 'Ali: "De quiconque je suis le protecteur, 'Ali aussi est le protecteur.
Ô Dieu, sois l'ami intime de celui qui est son ami et l'ennemi de celui qui
est son ennemi."
Enfin, les chiites évoquent le verset XXXIII, 33 où il est question des "gens
du manteau" (Ahl al-kisa'), établissant une relation entre les "gens de la maison"
et les "gens du manteau". Cette référence aux "gens de la maison" est confirmée
dans Coran III, 61, verset révélé après l'échec de la tentative de conversion
pratiquée sur une délégation de chrétiens du Yémen en 631. Ce verset est une
Mubahala (ordalie d'exécration réciproque) formulée en présence de 'Ali, Fatima,
Hasan et Husayn, appelés comme témoins de la véracité de la nouvelle révélation.
Les textes chiites désignent quelque deux cents personnes dans l'entourage immédiat
de 'Ali, reconnus pour leur sagesse ou leur piété. Les spécialistes les appellent
"crypto-chiites" car les doctrines chiites ne seront élaborées que plus tard
au cours des IXe et Xe siècles. Parmi ces sages, on peut retenir le nom de Ubayy
ibn Ka'bu'l-Ansari, dont on reparlera lors de l'histoire de l'élaboration du
Coran et Salman al-Farisi, d'origine zoroastrienne et converti au christianisme.
Mais la figure de tout premier plan est Fatima, décédée en 632 quelques jours
après la mort de son père. 'Ali, comme Muhammad à l'égard de Khadidja, n'eut
qu'elle comme épouse aussi longtemps qu'elle vécut.
Fatima a un statut spirituel particulier aux yeux des chiites. Elle sera la
première à entrer dans le paradis après la Résurrection et y fera entrer tous
les siens et leurs partisans... Elle est désignée comme "la mère de son père",
ayant reçu une révélation selon laquelle elle sera à l'origine d'une lignée
de sauveurs et son descendant, le dernier Imam (le 7e pour les Ismaéliens, le
12e pour les duodécimains) s'appellera Muhammad comme le Prophète.
Lorsque 'Ali meurt en 661, les sunnites prétendent qu'il ne désigna aucun successeur
alors que les chiites affirment qu'il désigna expressément son fils aîné, Al-Hasan,
comme Imam et comme calife. On ignore où il fut enterré bien que les chiites
situent sa tombe à Najaf, lieu de pèlerinage depuis le VIIIe siècle.
* Al-Hasan ibn 'Ali (661), (al-Mujtaba, le choisi) deuxième Imam :
L'empire est divisé et les partisans de Hasan se préparent de nouveau à la guerre.
Mais au bout de six mois, Hasan abdique en faveur de Mu'awiya pour rétablir
l'unité de l'empire selon les chiites, contre une forte somme d'argent selon
les sunnites (les Omeyyades et les Abbassides évoquent ce fait pour établir
que les descendants de Muhammad n'avaient plus aucuns droits sur le Califat,
puisque ces droits avaient été vendus par Hasan). Selon les historiens chiites,
mais aussi plusieurs historiens sunnites, Hasan aurait fait inclure dans l'accord
que le califat reviendrait à la famille du prophète à la mort de Mu'awiya. Il
fut aussi convenu que l'on cesserait de maudire 'Ali en chaire et que l'on s'abstiendrait
de représailles contre ses partisans. Mu'awiya ne respecta aucune de ces clauses.
Hasan se retira à Médine, où il fut assassiné par l'une de ses femmes, Ja'da,
fille d'un chef yéménite que les chiites prétendent soudoyée par Mu'awiya. Il
est enterré au cimetière chiite du Baqi' à Médine.
* Al-Husayn ibn 'Ali (680), (Siyyid ash-Shuhada, Prince des Martyrs), troisième
Imam :
Husayn ne revendique le titre qu'en 680 au moment de l'investiture de Yazid,
fils de Mu'awiya, au mépris de la clause prévue dans l'accord consenti par Hasan.
Réfugié à La Mecque, il reçoit l'information que les gens de Kufa ont constitué
une forte coalition pour l'aider à chasser les Omeyyades. Il part à la tête
d'une centaine de personnes, dont tous ses proches, femmes et enfants, ignorant
que les Omeyyades ont déjà écrasé la rébellion de Kufa. Le 2 octobre 680, Husayn
et ses quelques partisans se trouvent coupés de Kufa dans la plaine de Karbila.
Ayant refusé de reconnaître la légitimité de Yazid, il est acculé au combat.
Le 10 octobre, l'assaut est donné. Tous, sauf quelques survivants, sont tués.
Le caractère sanglant de cet épisode est évoqué par les historiens tant chiites
que sunnites. Les 72 compagnons de Hasan sont considérés comme des martyrs.
Ils sont ensevelis sur place, lieu d'un des pèlerinages les plus importants
du chiisme. Husayn est la figure du martyr par excellence et son retour à la
fin des temps a supplanté, chez les chiites, le retour de Jésus pour les Sunnites.
* Abu Muhammad 'Ali, ( Zaynu'l-'Abidin) , quatrième Imam (680) :
Il est un des fils de Husayn. Il n'a pas participé à la bataille de Karbila
car il était malade. Il n'a d'ailleurs qu'une douzaine d'années. Sa mère aurait
été une princesse sassanide, fille de Yazdigird III, histoire qui permet aux
Iraniens de revendiquer leurs liens avec l'imamat, mais histoire aujourd'hui
très contestée. La plupart des chiites reconnaissent en lui le quatrième Imam,
successeur de Husayn. Il est fait prisonnier et déféré avec quelques femmes
vivantes devant Yazid. Il s'installera ensuite à Médine pour y rester toute
sa vie consacrée à la prière, au jeûne et à la récitation du Coran. Les sunnites
ont consigné toutes les traditions dont il aurait été le rapporteur. À son époque,
il ne fut reconnu comme Iman que par un cercle très restreint et n'a jamais
cherché à exercer le pouvoir temporel. Selon la tradition chiite, il aurait
été empoisonné sur ordre du calife omeyyade Hisham (712-713).
* Muhammad ibn al-Hanafiyya :
En 685, un groupe comprenant des chefs de grandes familles arabes de Kufa prétendirent
que le successeur de Husayn était un autre fils, Muhammad, né d'une esclave
de la tribu des Banu Hanifa. Celui-ci résidait à Médine, prisonnier en quelque
sorte de 'Abdu'llah ibn Zubayr, l'anti-calife de La Mecque. Ses partisans ne
reconnaissent donc que quatre Imams, car il est déjà le Muhammad annoncé à Fatima,
considéré comme le Mahdi (le bien-guidé).
Lorsqu'il disparaît, un groupe affirme qu'il n'est pas mort, mais occulté à
Radwa en attendant sa réapparition pour rétablir la justice dans le monde. Un
autre groupe soutient qu'il a transmis l'imamat à son fils, Abu Hashim 'Abdu'llah,
et forme la secte des Hashimiyya qui se divisera encore par la suite pour introduire
l'idée que l'esprit de l'Iman Abu Hashim s'était réincarné dans d'autres personnages
reconnus comme Imams. C'est au sein de ces divisions hétérodoxes (Kaysaniyya,
Mukhtariyya, Hashimiyya) que prennent naissance les idées d'occultation et de
retour (métempsycose, réincarnation ou réapparition), idées qui se retrouvent
plus tard dans le chiisme duodécimain.
* Muhammad al-Baqir (Celui qui ouvre le savoir), cinquième Imam (713) :
Il est le fils de 'Ali Zaynu'l-'Abidin. C'est lui que la plupart des chiites
reconnaissent comme cinquième Imam. Surnommé Abu-Ja'far, il est né à Médine
et y vécut jusqu'à sa mort en 733, empoisonné selon la tradition chiite, tout
aussi contestée par plusieurs historiens. Il est enterré avec son père au cimetière
Baqi de Médine. Il est considéré pour sa science, même par les Sunnites qui
reconnaissent comme authentiques plusieurs traditions rapportées par lui. Il
ne se mêla à aucune activité politique.
* Zayd ibn 'Ali :
Sans doute à cause de ce désintéressement de la politique chez Muhammad al-Baqir,
un groupe de chiites proclama que l'imamat avait été transféré au frère de Muhammad
al-Baqir. Celui-ci fut tué à Kufa, en 740, lors d'un soulèvement contre le calife
omeyyade, Hisham. Son fils, Yahya ibn Zayd, connut le même sort en 743 en se
révoltant contre le Calife Al-Walid. C'est l'origine du Zaydisme (Zahidiyya),
qui compta jusqu'à huit subdivisions. Leur doctrine, bien que chiite, est très
proche du sunnisme, en admettant que l'Imam devait être choisi par consultation
dans la famille de Fatima.
* Ja'far al-Sadiq (le fidèle), sixième Imam (733) :
Fils de Muhammad al-Baqir, né entre 699 et 705 à Médine. C'est un homme pieux
consacrant sa vie à l'étude des traditions et du droit. Il joue un grand rôle
dans l'élaboration du corpus du droit imamite. Il est célèbre par ses prémonitions,
par sa science tant ésotérique qu'exotérique. Il n'a pas voulu se mêler à l'activité
politique pourtant il vit à l'époque où le pouvoir bascule des Omeyyades vers
les Abbassides. Il vit sans être inquiété, bien que les chiites affirment qu'il
a été empoisonné en 765 sur ordre du calife abbasside al-Mansur. Il est enterré
aux côtés de son père et grand-père au cimetière Baqi de Médine.
* L'Ismaélisme :
Ja'far avait plusieurs fils. L'un d'eux Isma'il, apparemment choisi pour recevoir
l'imamat, mourut entre 750 et 755, donc avant la mort de son père. Un groupe
considéra que l'Imamat lui avait été conféré et qu'il vit donc, en tant que
Mahdi, en occultation. Ce groupe est appelé septimain (reconnaissant sept Imams)
ou Ismaélien (Isma'iliyya).
L'ismaélisme s'est divisé en deux groupes principaux:
- Les Qarmates qui reconnaissent comme Mahdi, Muhammad ibn Isma'il.
- Les Fatimides qui, au contraire, proclament Mahdi en 909, un certain 'Ubaydu'llah.
Après des révoltes sanglantes en Syrie, ils font la conquête de la Tripolitaine,
puis de l'Égypte et installent leur capitale au Caire en 973 sous le califat
fatimide d'al-Mu'izz, premier d'une succession de 14 califes-imams (973-1171)
se prétendant issus d'Isma'il. Les Fatimides se montrent tolérants envers les
populations non musulmanes. Ils développent l'urbanisme, l'agriculture, les
arts et les sciences et fondent l'Université Al-Azhar, au Caire. Pour un temps,
la tolérance est interrompue sous Al-Hakim, qui persécutent chrétiens, juifs,
sabéens, musiciens et astrologues. En 1010, al-Hakim fait incendier l'église
du Saint Sépulcre à Jérusalem. En 1017, il se proclame l'incarnation de la divinité,
croyance qui sera défendue par Muhammad al-Darzi, fondateur des Druzes. Ceux-ci
ne pourront toutefois pas s'imposer en Égypte et se réfugieront à partir de
1021 dans la Montagne du Liban.
De la banche ismaélienne, septimaine, émanent également:
- Les Tayyibites au Yémen et en Inde.
- Les Nizarites dont font partie les fidèles de l'Agha Khan à partir du XIXe
siècle. C'est une dissidence de cette branche qui s'établit dans la forteresse
d'Alamut, sous la conduite d'un Persan, Hasan-i-Sabbah, dont on prétend qu'il
stimulait le zèle de ses fidèles en leur distribuant du hachich avant de les
envoyer exécuter des ennemis. Ce serait de l'adjectif Hashishi que proviendrait
le mot "assassin". Pour d'autres, l'étymologie vient de "Assas" (gardien). Pour
d'autres encore, le mot signifie simplement "fou" ou "irresponsable".
* Musa Al-Kazim (le caché), septième Imam pour les duodécimains (765) :
À cause de tous les mouvements décrits ci-avant, la persécution reprit sous
les Abbassides et Musa fut emprisonné par les califes al-Mahdi et Harun ar-Rashid.
Il mourut en 799 à Bagdad et fut enterré à Kazimayn, à proximité de Bagdad.
* 'Ali Ar-Rida, huitième Imam (799) :
Il fut choisi en 816 par le calife abbasside, al-Ma'mun, pour lui succéder.
Mais devant l'opposition des provinces irakiennes, celui-ci dut renoncer à son
projet. De retour à Bagdad avec le calife, il aurait été empoisonné en 818.
Il est enterré à Mashhad.
* Muhammad al-Jawad (le magnanime) ou at-Taqi (le pieux), neuvième Imam (818).
:
Il n'a que sept ans, lorsqu'il succède à son père. Il fut également empoisonné
à l'âge de 24 ans en 835 et est enterré aux côtés de son grand-père à Kazimayn.
* 'Ali al-Hadi (le guide) ou al-Naqi (le pur), dixième Iman (835) :
Il connut la persécution du calife al-Mutawakkil. Transféré à Samarra, il y
mourut en 868 à l'âge de quarante ans, vraisemblablement empoisonné.
* Al Hasan al-'Askari ou al-Zali (l'intègre), onzième Imam (868) :
Il est né dans le camp militaire al-'Askari et meurt empoisonné en 874, encore
tout jeune après avoir vécu sous une étroite surveillance. Il est considéré
comme le dernier Imam visible par les duodécimains.
* Les Alaouites :
Les Alaouites (appelés aussi Nusayris du nom du fondateur Muhammad ibn Nusayr
al-Mamiri) affirment que le onzième Imam est une incarnation de l'Esprit Saint,
de même que Muhammad ibn Nusayr. Mais des recherches plus approfondies montrent
que le véritable fondateur du mouvement alaouite serait un certain Khasibi.
Les Alaouites sont les héritiers de ceux qui, à Kufa, ont été surnommés ghulat
(ceux qui ont exagéré le rang des Imams en les considérant comme incarnation
divine).
* Muhammad al-Mahdi, douzième Imam (974) :
Selon la doctrine duodécimaine, le onzième Imam, aurait eu un fils, né vers
869. Il aurait disparu en 874 presque au moment de la mort de son père en 874,
alors qu'il avait entre cinq et huit ans. La tradition rapporte qu'il s'enfonça
dans le sous-sol de sa maison auquel on accédait par un escalier, là où son
père avait établi son oratoire pour ses dévotions.
Pour les duodécimains, l'Imam n'est pas mort. Il vit en occultation (ghayba)
pour réapparaître à la fin des temps. Il est invoqué sous de nombreux noms:
- Hujja (garant de Dieu)
- Qa'im bi-amri'llah (Celui qui se lèvera sur l'ordre de Dieu).
- Qa'im al-Muhammad (Celui qui, de la famille de Muhammad, se lève, ressuscite).
- Al-Mahdi (le guidé, le sauveur).
- Al-Muntazar (celui qui est attendu).
- Sahibu'z-Zaman (le Seigneur du temps, de la fin des temps).
- Sahibu'l-Amr (le Seigneur de l'ordre divin)
- Qa'imu'l-Qiyama (Celui qui se lève au jour de la résurrection).
De 874 à 941, l'Imam caché reste en communication avec ses fidèles par l'intermédiaire
de personnages qui portent de nom de Bab (Porte), safir (ambassadeur) ou na'ib
(remplaçant) et par qui il communique ses instructions et ses enseignements.
C'est l'occultation mineure (ghayba sughra). La liste canonique en retient quatre:
- 'Uthman ibn-'Amri qui avait été le secrétaire des dixième et onzième Imams.
- Muhammad ibn 'Uthman
- Abul-Qasim Husayn ibn Ruh an-Nawbakhti
- Abu-l-Husayn 'Ali, ibn Muhammad al-Salmani.
Comme il n'y a plus d'intermédiaire désigné, l'occultation devient majeure (ghayba
kubra) qui doit durer jusqu'au retour de l'Imam lui-même.
b. Les dynasties favorables à l'Imamat
Le chiisme, contrairement à ce qu'on peut croire, n'est pas né en Iran. C'est
surtout en Irak et en Arabie que s'est répandu le chiisme avec ses formes antérieures
aux duodécimains.
1° Premières dysnaties:
- Zaydisme: un empire zaydite, fondé par un fils de Hasan, le deuxième Imam,
vit le jour en 864 au sud de la Mer Caspienne. Annexé en 900 à l'État sunnite
des Samanides, il fut reconstitué en 914 et se maintint jusqu'en 1126, époque
où il fut supplanté par les Ismaéliens d'Alamut, installés au Nord de l'Iran.
- Rassides: Cet état est fondé par un autre fils de Hasan, en 897 à Sa'da, au
Yémen. Il s'y maintint jusqu'en 1454, date à laquelle les Rassides sont supplantés
par les Tahirides, puis par des Zaydites au XVI siècle. Le dernier Imam zaydite
a été déposé à Sa'da en 1968, après que la république ait été proclamée en 1962.
2° Chiisme ismaéliens:
- Qarmates: Au début (IXe et Xe siècles), les Qarmates ne faisaient qu'un avec
les Fatimides. Ils s'en séparèrent lorsque leur fondateur, Hamdan Qarmat, reconnut
un certain 'Ubaydu'llah comme Mahdi. Ils se répandirent au Yémen, en Irak dans
la région de Kufa et au Bahreïn. Ils firent des incursions sanglantes à Basra,
Bagdad, Mosul et même La Mecque en 930 d'où ils emportèrent la Pierre noire,
restituée en 951. Ils continuèrent à menacer le Califat sunnite jusqu'en 1057.
- Les Fatimides: Ils tirent leur nom de Fatima, dont ils se disent les descendants
par Isma'il. Ils choisirent Salamiyya, en Syrie, pour capitale et s'étendirent
au cours du Xe siècle en Afrique du Nord où ils détruisirent les dynasties kharijites
locales. En 973, le Calife fatimide al-Mu'izz s'installe au Caire jusqu'en 1171
où le dernier calife fatimide fut chassé par l'Ayyoubide, Salahu'd-Din (Saladin).
- Nizarites: Le Nizarisme fut fondé à la suite des querelles dues à la succession
du Calife fatimide Nizar, dépossédé de ses droits par son frère cadet, al-Musta'li.
Un Persan, Hasan-i-Sabbah, prit parti pour Nizar et se rendit au Caire où il
ne put s'imposer. Après plusieurs pérégrinations, il parvint à s'emparer de
la forteresse d'Alamut d'où il menaça les pouvoirs en place à la tête de ses
Hashishi. Ses successeurs se maintinrent à Alamut jusqu'en 1251 d'où ils furent
chassés par les Mongols.
- Khojas: Une branche nizarite s'était fixée en Inde au XIe siècle. Elle fut
rattachée aux partisans de l'Agha Khan [71]
en 1866. Leur doctrine est fortement tintée d'hindouisme ; ils présentent 'Ali
comme la dixième incarnation de Vishnu, le Kalki.
Les duodécimains eurent aussi leurs défenseurs. De 980 à 1010, environ, les
chiites sont majoritaires dans l'empire car les califes abbassides n'ont conservé
leur influence que sur une petite partie de l'Irak et sur le Khurasan.
3° Chiisme duodécimain:
- Hamdanides: Originaires de la tribu arabe des Taghlib, ils fondèrent une dynastie
indépendante qui s'implanta à Mosul de 935 à 978 et à Alep de 944 à 1015.
- Bouyides: D'origine iranienne, ils se rallièrent à l'Imamisme en 958. C'est
à leur époque que le douzième Imam est censé être entré en occultation. Ils
favorisèrent les sciences et la philosophie et accueillirent de nombreux savants.
- Dynasties locales: De nombreuses dynasties locales favorables à l'Imamisme
s'implantèrent en Iran et en Irak
- Safavides: En 1501, le premier Shah safavide, Shah Isma'il (1487-1524) fit
du chiisme duodécimain la religion officielle de l'empire persan. Cette situation
se maintint en dépit de tentatives sporadiques de revenir au sunnisme ou de
créer une fusion entre ces deux branches de l'islam. Finalement le chiisme duodécimain
resta la religion officielle de l'Iran sous:
- Les Qajar (1796-1925).
- Les Pahlavi (1924-1979)
- La Révolution islamique (1979-...).
II. Le Coran
A. Histoire de sa rédaction
Que le Coran soit un texte dicté à Muhammad dans la forme où nous le connaissons
aujourd'hui est un mythe à ranger avec ceux qui font de l'Ancien ou du Nouveau
Testament "La Parole de Dieu". Dans le Coran se trouve souvent exprimée l'idée
qu'Allah possède la loi divine, qu'il a consignée intégralement sur une tablette
bien gardée et que cet archétype possède non seulement le Coran, mais toutes
les Écritures révélées par les prophètes antérieurs. Ces Écritures envoyées
aux prophètes ont d'ailleurs été falsifiées par les sectateurs des religions
antérieures à l'islam. Le Coran, quant à lui, est la reproduction fidèle de
cet archétype.
S'il faut prendre cette affirmation avec prudence, il y a néanmoins une nuance
importante. Ce qui nous a été transmis par l'Ancien et le Nouveau Testament
est le témoignage de plusieurs auteurs qui ont écrit quelques décennies après
la mort de Jésus ou plusieurs siècles après Moïse. Le Coran est, au contraire,
une collection de paroles exprimées par Muhammad lui-même, transcrites ou mémorisées
de son vivant. Il fallut toutefois un certain temps avant que ne soit fixé le
texte tel que nous le connaissons.
Il faut aussi faire un bref procès à l'idée que Muhammad était un illettré.
Certes dans la sourate VII, 156, Muhammad est appelé "an-Nabi al-ummi". "Ummi"
a le sens d'ignorant. On a donc traduit généralement prophète illettré ou prophète
ignorant. Il faut comprendre prophète des illettrés. Dans la sourate LXII, il
est déclaré que "Lui (Allah) a envoyé parmi les ummi un Apôtre issu d'eux".
At-Tabari, dans son commentaire des traditions remontant à Ibn 'Abbas écrit
que "les Ummiyun sont des gens qui ne déclarent véridique aucun Apôtre envoyé
par Allah, ni aucune écriture révélée par Lui, mais qui forgent une "écriture"
de leurs mains."
Le terme Ummi désigne donc les Arabes païens qui n'avaient accepté ni le judaïsme,
ni le christianisme et vivaient donc dans l'ignorance de la loi divine.
Il est certain qu'à l'époque de Muhammad, nombreux étaient ceux qui ne savaient
ni lire, ni écrire. Il semble bien que Muhammad n'était pas de ceux-là, comme
le confirment certaines traditions, notamment celle où Muhammad, à l'article
de la mort, réclame de quoi écrire [72].
L'accent mis sur "l'ignorance" de Muhammad a certainement un but apologétique,
pour prouver le miracle du Coran qui, dès lors, ne peut être que l'oeuvre de
Dieu ou de l'Esprit Saint.
La sourate LVII dit que Muhammad est issu des "Ummi", c'est-à-dire ceux qui
n'avaient pas connaissance des Écritures juives et chrétiennes. Il semble donc
certain que Muhammad n'avait pas lu, ni étudié ces écritures. Mais dire qu'il
n'en avait aucune connaissance est sans doute exagéré, car au cours de ses voyages
avec les caravanes de son oncle, puis de son épouse, il a rencontré des moines
chrétiens et des juifs qui ne lui donnent toutefois qu'une connaissance orale.
La révélation suppléera à cette lacune.
Une autre question se pose. Muhammad a-t-il de son vivant procédé ou fait procéder
à la rédaction de recensions des versets révélés ? Il est certain qu'il n'avait
pas noté les toute premières révélations, qu'il recevait avec frayeur et dans
une grande confusion. Il a dû, dans un premier temps du moins, les communiquer
oralement à ses proches. Dans la première période, celle de La Mecque avant
l'hégire, certains versets ont dû être mis par écrit comme en témoigne l'histoire
de la conversion de 'Umar, qui trouve un musulman lisant des versets à sa soeur
et à son beau-frère. Pendant la période de Médine, la tradition confirme que
des compagnons lui servaient de secrétaires et notaient donc ce qu'il révélait.
Par ailleurs, il est fait allusion à la nécessité de recourir à la mémoire de
ceux qui connaissaient des versets par coeur pour compléter les recensions ultérieures.
Il semble donc que tous les versets révélés n'aient pas été notés par écrit.
On doit aussi admettre que Muhammad, de son vivant, ne fit procéder à aucune
recension complète de la révélation. Si tel avait été le cas, il n'aurait pas
été nécessaire de le faire après son décès car personne n'aurait osé faire une
recension différente de celle du prophète. On peut se poser la question de savoir
pourquoi Muhammad ne l'a pas fait. Des réponses ont été avancées, comme par
exemple le fait que le Coran est d'abord une apocalypse annonçant la résurrection
prochaine ainsi que le "Jugement dernier".
Dans un tel cas, la consignation par écrit de la révélation est sans utilité.
Il faut voir là une argumentation similaire - peut-être inspirée par elle -
à celle tenue par les exégètes du christianisme pour qui la fin des temps toute
prochaine annoncée par Jésus (ou du moins, par certains des tout premiers disciples,
comme Paul) ne justifiait pas des Écrits de la main du Christ.
Une telle argumentation n'est guère convaincante, quand on pense à la période
de Médine, pendant laquelle Muhammad organisa un véritable Etat. Un tel Etat
n'aurait eu aussi aucune raison d'être si la fin des temps avait été imminente.
D'autres pensent qu'il eut été sacrilège pour Muhammad et ses fidèles de faire
une copie terrestre de l'archétype céleste et que, par conséquent, la révélation
devait être confiée à la mémoire des récitants. Ce ne sont là que des hypothèses
et il est préférable de constater que nous ne connaissons pas les raisons pour
lesquelles Muhammad n'a pas fait une recension définitive et complète de la
révélation.
À la mort de Muhammad, il y a donc deux sources disponibles:
- les versets recueillis par écrit sur toutes sortes de matériaux, os de chameau,
cuir, parche-
mins... Ceux-ci ne sont pas encore constitués en sourates, en tout cas pas d'une
façon aussi élaborée que dans la version actuelle du Coran.
- les versets conservés par la mémoire des compagnons. Muhammad avait, en effet,
instauré
une sorte de culte à Médine. Les fidèles se rassemblaient dans la Mosquée et
récitaient ensemble des versets sous la conduite de Muhammad.
B. Les premières recensions
Tout de suite après le décès du prophète, les croyants éprouvèrent la nécessité
de rassembler les versets révélés et de les ordonner d'une certaine manière,
d'autant plus que beaucoup de croyants qui connaissaient les versets par coeur
avaient trouvé la mort dans la bataille de 'Aqraba qui eut lieu au début de
l'an 633 contre les partisans d'un faux prophète, Musaïlima.
'Umar aurait attiré l'attention du calife Abu-Bakr sur le danger que représentait
la perte de la révélation. Il fut décidé de charger un Médinois d'une vingtaine
d'années, Zayd ibn Thabit de faire une telle recension. Ce choix se justifiait
par le fait que ce jeune homme avait été un scribe du vivant de Muhammad et
qu'il passait pour connaître la révélation par coeur. Zayd aurait donc à lui
seul, mais c'est la tradition qui l'affirme, rassemblé tous les textes notés
sur des pierres plates, des tessons, des omoplates de mouton ou de chameau.
Il les aurait recopiés sur des "feuilles" (suhuf), sans doute de parchemin.
À ces textes, il aurait ajouté ceux qu'il connaissait par coeur. La tradition
rapporte que ces feuilles auraient été conservées par Abu-Bakr, puis par 'Umar
pour parvenir enfin à Hafsa, la fille de 'Umar et veuve du prophète. Nous n'avons
aucune trace de ces feuilles car elles sont réputées avoir été détruites sur
l'ordre du calife abbasside Al-Malik. Selon une tradition, le tout aurait déjà
été réuni en volumes sous Abu-Bakr.
Il est toutefois douteux que tout cela ait pu être fait sous Abu-Bakr car il
semble que le mandat confié à Zayd n'aurait été donné que quinze mois avant
le décès du calife. Le travail, si la tradition est authentique, a donc dû se
continuer sous 'Umar. Il semble que les deux premiers califes avaient l'intention
d'imposer un texte unique à l'ensemble des fidèles afin de ne pas être en infériorité
par rapport à quelques Compagnons mieux pourvus.
Cela semble être confirmé, par le fait que d'autres recensions sont apparues,
dues à des initiatives individuelles. Leur nombre a pu être important et n'est
sans doute pas limité à la liste connue par des ouvrages postérieurs. Même 'Umar
est supposé avoir eu sa recension personnelle parallèle à la recension officielle.
Ce n'est peut-être qu'une légende afin qu'un personnage aussi important que
'Umar n'apparaisse pas moins bien fourni que d'autres.
Il semble certain qu'une recension a été faite par un cousin de Muhammad, 'Abdu'llah
ibn 'Abbas dont chacun reconnaît l'autorité dans la science du Coran ; elle
aurait contenu deux sourates (al-Hal, le Reniement et al-Hafd, la Course) qui
ne figurent pas dans le Coran, mais que nous trouvons dans une autre recension,
celle de 'Ubayy. 'Abdu'llah ibn 'Abbas est le premier exégète à être évoqué
de manière habituelle. Ce corpus a disparu, sans doute parce qu'il était d'inspiration
médinoise et a été éclipsé par la recension califienne. Le corpus nous est toutefois
connu par des variantes dans la Vulgate (texte qui sera défini sous le troisième
Calife).
Une autre recension est due à un autre compagnon de Muhammad, Uqba ibn 'Amir,
gouverneur d'Égypte, mort en 678-9. Un exemplaire existait encore en 925, mais
il est aujourd'hui disparu.
Celle d'Abu Musa al-Ash'ari (mort en 672), très attaché à 'Ali, fit autorité
à Bassora. Elle est aussi connue par des variantes de la Vulgate.
Même les sunnites admettent que 'Ali fit aussi sa propre recension. Les chiites
prétendent qu'elle contenait des versets attestant la désignation de 'Ali comme
successeur de Muhammad, versets qui auraient été supprimés dans la Vulgate.
En dépit de ces reproches, c'est quand même, la Vulgate qui s'imposera dans
les milieux chiites. En fait, plusieurs recensions, attribuées à 'Ali, ont circulé
dès les premières générations de croyants avec de profondes divergences entre
elles, ainsi qu'en atteste la tradition, car plus aucun manuscrit des recensions
alides ne subsiste. Certaines présentaient les sourates dans un ordre chronologique,
alors que d'autres n'avaient pas le même souci.
Un autre corpus semble avoir subsisté très longtemps, la recension qui eut pour
auteur un Médinois, 'Ubayy ibn Ka'b (mort en 643), compagnon et secrétaire de
Muhammad. Sa mémoire était réputée, on le compte parmi les rares fidèles à connaître
tout le texte coranique par coeur. Son corpus est adopté à Damas. Des exemplaires
subsistaient encore à Bassora au Xe siècle. Il n'est connu aujourd'hui que par
des données éparses ultérieures. L'ordre des sourates n'est pas le même que
dans la Vulgate, ni le titre des sourates. Il contenait 116 sourates au lieu
des 114 de la Vulgate. Les deux sourates supplémentaires étaient les mêmes que
celles contenues dans la recension de Ibn 'Abbas.
Enfin, le dernier corpus qui vaut d'être mentionné est celui d'un Mecquois,
'Abdu'llah ibn Mas'ud (mort en 650), également converti de la première heure.
Il semble toutefois que Ibn Mas'ud ne savait pas écrire et que son corpus ait
été dicté. Il se vantait néanmoins d'avoir reçu soixante-dix et quelques sourates
de la bouche même du prophète. Dans les années qui suivent la mort de Muhammad,
nous nous trouvons donc en présence de plusieurs corpus, notamment ceux d'Abu-Bakr,
de 'Ubayy, de 'Ali et d'Ibn Mas'ud, les seuls pour lesquels nous ayons des détails
dans la tradition. Ils divergeaient entre eux par l'ordre des sourates, leur
nombre et des détails de texte. Tous ces corpus avaient été rédigés grâce à
la récitation d'une part et aux textes déjà notés dans des recueils individuels
du vivant de Muhammad d'autre part. Il y en avait certainement d'autres, mais
nous ignorons leur auteur, leur nombre et la mesure dans laquelle ils divergeaient
de la Vulgate.
Selon la tradition, c'est au troisième calife, 'Uthman, que l'on doit la Vulgate.
Vers 650, l'émir Hudhayfa aurait été frappé par les divergences qui existaient
entre ses soldats lorsque ceux-ci récitaient le Coran Il en aurait fait part
au Calife, 'Uthman, qui aurait prié Hafsa, la fille de 'Umar de lui remettre
les "feuilles" rédigées par Zayd ibn Thabit. Le Calife aurait ensuite constitué
une commission composée de Zayd ibn Thabit, 'Abdu'llah ibnu'z-Zubayr, Sa'd ibnu'l-'As
et de 'Abdu'r-Rahman ibnu'l-Harith. (Il y a néanmoins des listes divergentes).
Zayd est médinois, les trois autres sont mecquois. En cas de désaccord entre
eux quant à la prononciation, c'est, selon décision du Calife, la prononciation
mecquoise qui doit prévaloir car c'est dans ce dialecte que les versets ont
été révélés.
Quand le "volume" (mushaf), contenant les "feuilles" de Hafsa, fut achevé, les
feuilles furent retournées à Hafsa et le Calife fit détruire tous les autres
matériaux. Il existe toutefois des traditions, mais qui sont contestées, selon
lesquelles le Calife aurait demandé à quiconque possède des textes écrits de
les remettre à la commission ou encore que l'on fit appel à la mémoire lorsqu'il
y avait désaccord sur un verset. L'intention du Calife de donner un canon du
Coran est sans doute louable, mais il semble cependant que l'arrière-pensée
du Calife, en choisissant la recension d'Abu-Bakr comme base et en désignant
une majorité de Mecquois dans la commission, était de donner à une faction mecquoise
le mérite d'avoir légué une Vulgate aux générations futures en écartant les
recensions de 'Ali, de 'Ubayy, de Mas'ud et des autres.
En partant de la recension d'Abu-Bakr, en ajoutant des fragments épars recueillis
par ailleurs, on aboutit à une édition augmentée, corrigée du corpus d'Abu-Bakr.
Il n'y a pas lieu de mettre en doute le sens de responsabilité des membres de
la commission, ni son bon vouloir. Mais il faut admettre les défaillances humaines
résultant du choix des matériaux, des témoignages recueillis. Dans quels cas
jouaient le hasard, l'initiative individuelle, l'ascendant de certaines personnalités
? Autant de questions insolubles aujourd'hui, qui n'enlèvent toutefois rien
à la valeur spirituelle du Coran, ni à l'inspiration divine qui est à son origine.
'Uthman fit établir quatre copies (sept selon d'autres sources) qui furent envoyées
dans les grands centres: La Mecque, Bassora, Kufa et Damas. Cette Vulgate passe
pour être acceptée rapidement, même par 'Ali [73].
Mais c'est là, une donnée traditionnelle car nous ne sommes nullement renseignés
sur l'attitude de 'Ali à cet égard.
Par contre différentes sources nous apprennent que Ibn Mas'ud refusa violemment
et la lutte entre ses partisans et les partisans de la Vulgate fut longtemps
indécise. Sans doute en fut-il de même pour les partisans de la recension de
'Ubayy, mais nous sommes mal renseignés à cet égard.
C. Les difficultés de lecture
Si la Vulgate fixait le texte de base, elle ne résolvait pas tous les problèmes.
Nous n'avons pas de manuscrits des "lectionnaires" originels, bien que des données
éparses dans des chroniques ou des compilations historiques fassent état d'une
pieuse vigilance à les conserver. Il est donc très étrange qu'ils ne soient
pas parvenus jusqu'à nous, alors que nous avons des manuscrits à peine plus
récents.
Les affirmations autour d'un manuscrit remontant à 'Uthman et conservé dans
une mosquée du Caire, et dont une copie tachée du sang du Calife assassiné existait
encore au Xe siècle, sont sans doute légendaires. Ce manuscrit aurait été un
faux.
Les quatre "lectionnaires" originels ne suffisaient pas à la diffusion du texte.
On en fit donc des copies dont les plus anciennes datent de la période du califat
de 'Abdu'l-Malik (685-705). Le fait de l'inexistence de manuscrits des "lectionnaires"
originels amena certains historiens à nier l'existence de cette Vulgate, celle-ci
aurait été inventée pour donner une autorité à la réforme qui se produisit sous
le calife susmentionné. Cette rumeur peu vraisemblable a sans doute été provoquée
par le fait que certains "lecteurs" considérés comme intègres et honorés, avaient
pris leur distance avec le texte de la Vulgate et continuaient à recourir aux
recensions de 'Ubayy, de 'Ali ou d'Ibn Ma'sud. Cette résistance à la Vulgate
était ressentie comme une atteinte au pouvoir centralisateur du Calife. Déjà
sous Marwan, le calife précédent, les feuilles toujours détenues par Hafsa avaient
été réclamées pour être détruites, mais Hafsa refusa de les livrer. On attendit
donc sa mort pour les détruire. Al-Hajjaj, le bras droit du Calife al-Malik
s'employa à faire rechercher et détruire tous les manuscrits des corpus considérés
comme hérétiques.
La tradition nous présente Al-Hajjaj comme un "lecteur" d'une autorité reconnue,
réputé pour avoir décelé onze passages peu satisfaisants pour le sens dans le
texte othmanien et pour les avoir corrigés. À l'époque, l'écriture des manuscrits
était difficilement déchiffrable. Pour pouvoir lire correctement, on devait
faire appel à des personnes qualifiées, les "lecteurs". À vrai dire, l'histoire
de la mise au point du texte est beaucoup plus complexe et il est certain que
plusieurs personnes sont intervenues dans l'amélioration du texte de la Vulgate,
et pas seulement pour corriger les erreurs matérielles dues à des copistes qui
avaient encore aggravé l'état défectueux de la version othmanienne. La correction
du texte témoigne de la volonté de faire passer la Vulgate d'une "scriptio defectiva"
à une "scriptio plena" Les langues sémitiques étaient anciennement transcrites
sans vocalisme et sans signes diacritiques pour les alphabets qui écrivaient
plusieurs consonnes avec le même "ductus" (carcasse consonantique). Dès le VIe
siècle, des rabbins de Tibériade introduisirent les voyelles longues a, i, u
dans le texte hébreu comme d'ailleurs des chrétiens nestoriens d'Edesse l'avaient
fait pour le syriaque.
Des données pas toujours claires, tirées de l'étude paléographique des manuscrits,
ainsi que des renseignements d'origine islamique nous permettent d'avancer quelques
hypothèses concernant l'histoire complexe de ce passage vers la "scriptio plena".
Les manuscrits les plus anciens sont disponibles à Istanbul, Paris, Londres
et au Caire. On a essayé de les grouper par familles et de les distribuer chronologiquement.
Aucun manuscrit n'est antérieur à l'époque du calife Al-Malik. Nous ne possédons
donc plus l'état du texte de l'époque de 'Uthman. Les manuscrits que nous possédons
sont de la fin du VIIe siècle et du début du VIIIe, presque cent ans après la
mort de Muhammad. Les plus anciens ont été groupés en famille hedjazienne (région
de La Mecque et Médine) et famille irakienne (Bassora, Kufa).
Les premiers en écriture hedjazienne (couchée vers la droite et d'allure assez
arrondie) sont démunis de signes diacritiques et de vocalisme. Il en est de
même, du moins au tout début de ceux qui sont en écriture coufique (d'allure
géométrique, anguleuse et penchée à gauche), une écriture qui finira par supplanter
l'écriture hedjazienne plus ancienne. C'est certainement sous le califat d'Al-Malik
que la réforme fut entreprise, mais pas d'une manière systématique. Certaines
formes dialectales disparaissent, d'autres sont maintenues ; on ne sait trop
pourquoi.
La première réforme consiste à introduire la vocalisation, notamment les voyelles
longues u et i, mais toujours de manière sporadique [74].
On nota d'abord les voyelles casuelles, puis ensuite des voyelles à l'intérieur
des mots. Vint ensuite l'insertion probable de la voyelle longue "a". Ibn Zayd
l'aurait fait introduire par un scribe dans plus de 2000 mots. Par la suite,
on introduisit les voyelles brèves par des points afin de préciser la prononciation,
car sans ces précisions, la prononciation variait selon les dialectes. La seconde
réforme fut l'introduction de signes diacritiques pour distinguer les consonnes
qui ont le même "ductus" Au début ceux-ci se présentent sous la forme de fines
barres obliques de gauche à droite sur ou sous la consonne. On attribue au grammairien
de Bassora, al Khalil (+ 786) la notation de la gémination (répétition de la
syllabe), de l'attaque et de la détente vocales (Hamza) [75].
Cette lente progression vers la "scriptio plena" rencontre de fortes oppositions
dans les milieux conservateurs, du moins en ce qui concerne les voyelles brèves.
L'usage de signes diacritiques semble avoir été admis plus facilement et être
acquis dès le IXe siècle. À partir de cette époque, les partisans de la "scriptio
plena" semblent l'emporter et l'on ajoute dans les manuscrits où le "ductus"
est écrit à l'encre noire, les nouveaux signes à l'encre rouge. Mais toutes
les nuances d'articulation des consonnes ne sont pas résolues et des divergences
dans la récitation subsistent jusqu'à nos jours. Une autre innovation à noter
est la division du texte en sourates et en versets (ayat, sing., ayat, plur.).
Dans les manuscrits anciens, les sourates sont séparées par des blancs ou par
un simple bandeau. Dans les manuscrits coufiques, le titre figure dans le bandeau,
mais la division en versets s'est révélée nécessaire pour aider la récitation.
Elle ne figure pas dans les manuscrits hedjaziens ; elle a été ajoutée dans
les anciens manuscrits coufiques avant d'être incorporée dans le texte lui-même.
On groupe les versets par 4, 7 ou 10 ou encore par 5 et 10 pour former des unités
faciles à retenir (hirzb).
Le classement des sourates en allant de la plus longue à la plus courte semble
remonter aux premières recensions. Mais il n'est pas rigoureux. Une sourate
légèrement plus courte est parfois classée avant une sourate un peu plus longue.
Quelques sourates semblent constituer des blocs insérés tels quels. Il faut
peut-être y voir la réminiscence de petits recueils déjà constitués du temps
de Muhammad et que l'on n'a pas voulu dissocier. Cette division en sourates
et en versets contient de sérieuses divergences entre le texte de la Vulgate
et celui des autres recensions.
Tous ces efforts des scribes pour fixer dans le détail la graphie coranique
- et l'on ne peut pas dire qu'ils y soient totalement parvenus - montrent combien
la récitation du Coran posait un problème. Aussi a-t-on eu recours à des "lecteurs"
dont la méthode relève de la "science des lectures" (qira'a: récitation, variante
ou mode de lecture).
Au début un "hafiz" (pl. huffaz) désignait celui qui savait le Coran par coeur,
plus tard il prend le sens de traditionaliste. C'est alors qu'apparaît le terme
"qari '" (pl. qurra), le récitant sensé capable de reproduire le texte à voix
haute et avec fidélité, parce qu'il le connaît de mémoire. Ils sont peu nombreux
et le terme sera ensuite utilisé pour désigner un homme honoré pour sa conduite
et son zèle à réciter le "Livre de Dieu".
L'histoire des "qurra" depuis le temps des premiers califes est faite d'intrigues
et de participation aux conflits entre musulmans. Ils sont un autre facteur
d'instabilité et un obstacle à l'unification de la Vulgate, car ils prétendent
faire remonter leur science, par une chaîne de garants, aux compagnons du Prophète,
'Ubayy, Ibn Ma'sud, 'Ali, 'Umar, Ibn 'Abbas.
Pour mettre fin à ce chaos, on procède, sous le califat d'Al-Malik, à un choix
de"lecteurs" réputés corrects et l'on définit les critères pour qu'une lecture
soit valable (assentiment du consensus doctorum et conformité à la vulgate).
On aboutit ainsi à une liste de "lecteurs" répartis dans les grands centres
(Médine, Damas, Bassora et Kufa). Parmi ceux-ci, notons la présence de trois
Imams, Muhammad al-Baqir, Zaïnu'l-'Abidin et Ja'far as-Sadiq. Il y a un accord
sur une liste de sept lecteurs dont deux seulement sont arabes, les autres étant
des affranchis, surtout d'origine iranienne.
À cette liste des sept, on ajoute des noms pour avoir une liste de dix, et enfin
une liste de quatorze. Dans la liste des sept et des dix, on ajoute au nom du
lecteur, les noms des "transmetteurs" (rawi), réputés pour leur exactitude à
diffuser la lecture du maître. La lutte entre les trois listes sera longue,
mais finalement la primauté de la liste des sept sera acceptée par la majorité
des musulmans. Au cours des siècles, la préférence pour l'une ou l'autre lecture
de la liste des sept variera de pays à pays et d'époque en époque.
Au XIe siècle, on assiste à une véritable révolution par l'abandon de l'écriture
coufique et son remplacement par une autre écriture, de forme arrondie et d'allure
cursive, déjà en vigueur dans les écrits ordinaires. Elle est munie d'un système
diacritique complet, pourvue de signes pour noter la gémination, l'attaque et
la détente vocales, ainsi que le vocalisme s'étendant jusqu'aux voyelles brèves.
Par la suite, les manuscrits sont remplacés par l'impression. Toutefois les
premiers livres imprimés en Occident (Hambourg, 1694, Padoue, 1698) n'ont guère
de retentissement en Islam. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour une première
édition musulmane, celle de Mulay Usman (St Pétersbourg 1787). La Perse suit
avec des éditions à Téhéran et à Tabriz au XIXe siècle, puis Constantinople
en 1877 et enfin Le Caire en 1923 par une édition patronnée par le Roi Fouad
Ier. Celle-ci est d'une présentation impeccable et précise. Elle sera pour le
Coran ce que les Bibles protestantes ont été pour le christianisme. La lecture
retenue pour cette édition est celle de Hafs, transmetteur de 'Asim de Kufa,
cinquième sur la liste des sept. En Afrique du Nord, on préférera une autre
lecture, celle de Nafi de Médine, mais originaire de Isfahan. Ces deux lectures
finiront par prévaloir sur les cinq autres.
D. Le Contenu
Le Coran est pour les musulmans la troisième révélation divine et la dernière.
Selon les sunnites, les deux premières (la Torah et les Evangiles) ont été falsifiées.
Dieu corrige donc ces falsifications par la troisième révélation [76].
Le fait qu'il y ait quatre évangiles ayant plusieurs sources est la preuve de
sa non-authenticité. Il en est de même pour la Torah.
Le Coran contient 114 sourates divisées en versets (ayat) de longueur très variable
(allant de quelques mots à une vingtaine de lignes). On a aussi réparti les
versets en 60 unités de lecture afin de faciliter la mémorisation et la récitation.
Le Coran débute par une très courte sourate appelée "sourate d'ouverture" ou
"liminaire", souvent répétée comme une prière: "Au nom d'Allah, le Bienfaiteur
miséricordieux, Louange à Allah, Seigneur des mondes, Bienfaiteur miséricordieux,
Souverain du Jour du jugement ! C'est Toi que nous adorons, Toi dont nous demandons
l'aide ! Conduis-nous dans la Voie droite, la Voie de ceux à qui tu as donné
Tes bienfaits, qui ne sont ni l'objet de Ton courroux, ni les égarés !"
Ensuite les sourates se succèdent sans respecter l'ordre de la révélation, allant
de la plus longue à la plus courte.
Si l'on se réfère au reclassement chronologique, on peut subdiviser le Coran
en deux parties, elles-mêmes subdivisées en plusieurs périodes:
1. Les sourates mecquoises peuvent être classées en trois périodes:
1.1. La première période correspond aux quatre premières années de l'activité
prophétique de Muhammad. Il y est surtout question du Jugement dernier, présenté
comme un jour redoutable.
1.2. La deuxième période correspond à la cinquième et sixième année de la prédication.
Les sourates s'intitulent: Noé, Les Prophètes, Marie ...
1.3. La troisième période va de la septième à la dixième année et donne lieu
à plusieurs récits concernant la vie des prophètes Abraham, Joseph, Jonas...
2. La deuxième partie concerne Médine. Elle s'adresse aux différentes forces
en présence: les juifs, les chrétiens, les musulmans. Elle jette les bases de
la loi religieuse "la shari'a ". Muhammad est devenu, en plus d'un prophète
et d'un chef religieux, un chef politique. On y trouve quatre grands thèmes:
- la foi proprement dite ('aqida)
- le culte ('ibada)
- l'éthique et la morale (akhlaq)
- les relations interpersonnelles (mu'amalat).
À la "shari'a" viennent s'ajouter les hadiths, témoignages des compagnons du
Prophète rapportant ses dires non contenus dans le Coran ainsi que des épisodes
de sa vie. On y ajoute encore des propos tenus par les compagnons eux-mêmes
(khabar, sing.,akhbar, plur.) L'ensemble de la "Shari'a" et des Hadiths constitue
la "Sunna" (Coutume, manière de vivre).
Le hadith et le khabar sont composés de deux parties:
* la chaîne des transmetteurs (isnad) garantissant l'authenticité de la parole
rapportée. Cela permet de classer les hadiths selon une quarantaine de critères,
à savoir ceux qui:
- ont une authenticité irrécusable (sahih),
- sont bons malgré un léger doute (hasan),
- sont faibles à cause des critiques formulées (za'if),
- sont rejetés parce que la transmission est fausse (mawdu).
* le propos lui-même.
a. Les recueils sunnites de hadiths
* Ahmad ibn Hanbal (+ 855) classe les hadiths selon les chaînes de transmetteurs.
* Les autres recueils classent les hadiths selon leur contenu:
- Les sahiyayn (ne contenant que des sahih et des hasan)
- Al-Bukhari (+870)
- Muslim al-Qushayn (+ 865)
- Les sunan (contenant surtout des hasan et quelque za'if)
- Ibn Majah (+ 886)
- Abu Dunud (+ 889)
- Al-Nasa'i (+ 915)
- Ahmad al-Timidhi.
b. Les recueils chiites
Ces recueils contiennent surtout des propos tenus par les Imams:
- Muhammad Kulayni (+ 941), celui qui suffit à la science de la tradition.
- Shaykh Saduq ibn Babuya (+ 991), celui qui n'a pas de juristes à sa disposition.
- Shaykh Abu Ja'far al-Tusi ( + 1067) - rectification des dogmes, le regard
perspicace sur les divergences dans les traditions.
E. Conclusion
Le Coran tel que nous le connaissons aujourd'hui est entièrement constitué de
paroles prononcées par Muhammad. Il est donc le premier livre saint à transmettre
les paroles mêmes du prophète. Il n'échappe toutefois pas totalement à l'intervention
ultérieure des croyants pour sa mise au point définitive.
En premier lieu, nous pouvons admettre que certains versets révélés n'y ont
pas trouvé place sans toutefois pouvoir expliquer pourquoi. Certains commentateurs
y verront une influence du Pouvoir en place, car il est certain que c'est la
recension présentée par le Pouvoir qui a prévalu sur les autres recensions.
Cela ne veut pas dire qu'il y ait eu falsification volontaire et ceux qui prétendent
que des versets ont été volontairement supprimés pour immédiatement écarter
'Ali de la succession, ne peuvent en apporter la preuve. On ne peut pas non
plus ignorer l'évolution qui a conduit le texte de la "scriptio defectuosa"
à la "scriptio plena", mais cela n'a pas modifié fondamentalement le sens du
texte.
Le classement des sourates n'est pas conforme à la chronologie de leur révélation.
Cela est certain. Aussi les savants musulmans et les autres tentent-ils de rétablir
la chronologie et ils y parviennent pour l'essentiel. Cet exercice n'est pas
une simple curiosité historique, il est rendu nécessaire pour expliquer certains
versets qui se contredisent entre eux. Cette contradiction a donné lieu à la
théorie de "l'Abrogeant et de l'Abrogé (An-nasih wa-l-mansul)", déclarant caduque
toute disposition contredite par une révélation ultérieure. Seule la dernière
en date doit être retenue pour déterminer l'attitude à adopter.
Le classement des sourates en sourates mecquoises et médinoises a donné lieu
à un large consensus ; il remonte au VIIIe siècle déjà, mais le consensus se
fera plus tardivement. Il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit d'identifier
des versets médinois introduits dans des sourates mecquoises, ou l'inverse et
la discussion est toujours ouverte. Les orientalistes occidentaux se basent
davantage sur l'étude exégétique du texte, ne se référant à la tradition qu'à
titre de confirmation. On est loin de l'unanimité et les travaux ne font d'ailleurs
que commencer. Pour cette étude, on recourt à différentes méthodes, mais aucune
n'a donné entière satisfaction.
Quelle était réellement la langue utilisée par Muhammad ? Pour certains, c'était
le dialecte mecquois. Y avait-il un véritable dialecte mecquois dans une ville
aussi cosmopolite que La Mecque ? Pour d'autres, c'était une "koinè" [77]
qui était déjà utilisée par des poètes et des orateurs et qui jeta les bases
de l'arabe classique. S'il y a eu des influences dialectales par la suite, elles
sont dues au choix des "lectures" postérieures.
On avance la doctrine de l'inimitabilité du Coran, preuve de l'origine divine
et du prodige perpétuel de l'oeuvre, en se référant au verset suivant: "Certes
si les Humains et les Démons s'assemblaient pour produire semblable Prédication,
ils n'en produiraient pas de semblable, fussent-ils les uns pour les autres
des auxiliaires" (XVII, 90/88). Ce verset fait-il allusion à la langue et au
style, ou au contenu ?
En tout cas, il n'y a pas un style uniforme. Les sourates courtes, révélées
pour la plupart pendant la première période mecquoise sont rythmées. Elles contiennent
des assonances coupant les versets selon les rimes. Mais ces coupures ne sont
pas placées au même endroit par tout le monde, ce qui a donné des numérotations
différentes pour les versets. Le style devient moins rythmé pour les sourates
de la période médinoise. De même, l'unité rimée s'étire et se distend pour la
dernière période mecquoise. Elle se développe en phrases multiples et variables.
La beauté de la langue n'en reste pas moins remarquable par sa sonorité, son
rythme, la qualité du verbe ainsi que l'équilibre et la symétrie des développements
[78].
Une question se pose à tous les chercheurs: De toutes les paroles attribuées
à Muhammad dans le Coran comme dans les hadiths, lesquelles sont authentiques
et lesquelles sont des ajouts postérieurs. Plusieurs hadith, par exemple, racontent
que Omar posait une question à Muhammad et en suggérait la réponse. Alors Dieu
révélait un verset à Muhammad qui confirmait l'opinion de Omar. Certains chercheurs
en concluent que ces versets pourraient être des ajouts postérieurs au décès
du Prophète [79].
De toute manière, quelqu'un a dû trancher pour décider ce qui devait faire partie
du Coran et ce qui devait rester un hadith du Prophète, voire un Hadith Qudsi
[80]. "De quelque
manière que cela se soit produit, il y a donc eu une sélection et une répartition
des données provenant de sources diverses dans les deux grands groupements de
textes que l'on désignera sous les noms distincts de "Coran" et de "Hadith".
On conçoit aisément que ces choix ne se soient pas effectués sans heurts ni
contradiction [81]".
Les scribes et le pouvoir sont les deux intervenants: les scribes, car il fallait
bien que certains écrivent ce que Muhammad n'avait pas écrit lui-même, le pouvoir
car celui-ci a fait un choix politique dans le travail des scribes, acceptant
certains, excluant d'autres.
Tout en tenant compte de ces remarques et de ces réserves, le texte doit être
reçu comme l'héritage authentique du Prophète, ce qui donne au Coran une préséance
sur les écrits religieux antérieurs.
III. La Doctrine
A. Les trois vérités fondamentales (piliers)
Doctrine commune aux diverses branches de l'islam
a. Dieu
1. Unicité de Dieu (Allah, al lah)
La ilaha illa'Ilah. "Il est Dieu et il n'est d'autre divinité que Lui" est la
profession de foi (Shahada), complétée par la seconde affirmation: wa Muhammad
rasul Allah (et Muhammad est son envoyé).
Dis: Il est Allah, unique
Allah, le seul
Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré
N'est égal à Lui, personne [82].
Cette profession de foi est à comparer avec le Shéma Israël, elle s'oppose au
polythéisme païen, ( À La Mecque, le premier souci de Muhammad fut d'éliminer
la fameuse triade féminine al-Uzza, al-Lat et Manat - voir toutefois les fameux
versets sataniques. Cette profession de foi s'oppose aussi à la Trinité chrétienne.
2. Dieu est inaccessible (al-ghayb)
3. Dieu est le créateur Tout-Puissant
Cf. sourate 96, qui, selon certains, aurait été la première révélée à Muhammad:
Prêche (lis) au nom de ton Seigneur qui créa... Le verbe khalaqa, créer, revient
130 fois dans le Coran, car Dieu est le créateur de toutes choses:
- l'homme (Adam et Eve)
- la vie intra-utérine
- les anges et les démons
- les animaux et la végétation
- l'univers, rempli des signes (ayat) visibles de la force créatrice de Dieu
- l'harmonie céleste des astres et des étoiles.
En tant que créateur, Dieu est Tout-Puissant ('Aziz, 92 fois) et l'homme est
son serviteur soumis (muslim). Il sauve qui il veut et il prodigue à l'homme
ce qu'il veut (116 fois).
4. Allah est un Dieu vivant (al-hayy)
Il est principe de vie, il a la capacité de ressusciter les morts au jour du
jugement dernier.
5. Dieu est juste
Il punit et récompense car l'homme est responsable de ses péchés. Il sauve le
croyant et condamne l'incroyant.
6. Dieu est miséricordieux
- le Bienfaiteur (ar-rahman, 54 fois)
- le Miséricordieux (ar-rahim, 95 fois)
- le Pardonneur (al-ghafur, 91 fois)
- le Généreux (al-karim) etc.
soit 99 noms qui sont donnés à Dieu par le Coran et la tradition.
b. Le prophétisme
1. Les prophètes
Il y a eu une multitude de prophètes (124000 selon la Tradition), et de nombreux
envoyés (313). Le Prophète (nabi) est celui qui reçoit des ordres divins. L'envoyé
(rasul) est un prophète législateur. En général, le rasul est aussi un nabi.
Dans le Coran, on trouve 18 prophètes communs à la tradition juive (sont exclus:
Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel, Osée et Amos), 3 prophètes évangéliques et
5 de la tradition arabe.
* Parmi les 18 prophètes juifs:
- Adam à qui Dieu apprend le nom de toutes choses, qui est honoré par les anges
sauf Iblis, le démon qui le fait chuter. Adam accepte le pacte primordial (al-mithaq)
et la soumission à Dieu. Il est le prototype de l'homme, Al-insan al-Kamil,
l'homme parfait, préfiguration de tous les prophètes.
- Abraham (Ibrahim) est le père des croyants. Il a accepté de sacrifier son
fils, Ismaël, mais Dieu l'en a dispensé. Ismaël a aidé son père à construire
la Kaaba.
- Joseph (Yusuf) (la sourate XII lui est entièrement consacrée) possède la sagesse,
la science et la capacité d'interpréter les songes.
- Moïse (Musa), le plus grand de la tradition juive. Il est aussi un envoyé
qui reçut sa mission du Buisson ardent, fit valoir ses signes devant Pharaon
et fit sortir les Hébreux d'Égypte.
- Élie (Ilyas) et Elisée (Alyasa) sont les preuves de la résurrection.
* Les Prophètes chrétiens:
Zacharie (Zakariyya), Jean-Baptiste (Yahya) et Jésus (Isa) qui est non seulement
un grand prophète, mais aussi un envoyé. Le Coran atteste la naissance miraculeuse
de Jésus comme celle de Jean-Baptiste. Dieu lui a révélé l'Évangile dont le
texte a disparu et qui a été remplacé par des évangiles multiples. Jésus porte
les noms de Messie et de Verbe (kalima). Il n'est pas mort sur la croix car
Dieu lui a substitué quelqu'un d'autre, mais il a été enlevé au Ciel d'où il
reviendra à la fin des Temps.
* Les Prophètes arabes:
Hud, Salih (envoyé aux Thamud) et Shu'ayb, tous les trois traités d'imposteurs
par leurs contemporains ; Idris (Hénoch, Hermes) et Luqman, tous deux pourvus
d'une sagesse proverbiale.
2. La Fin de la prophétie (khatam an-nabuwwa)
Muhammad n'est le père d'aucun de vos hommes, Il est le Messager de Dieu (Rasu'llah)
et le sceau des Prophètes (khatam an-nabiyyin) (Coran XXXIII, 40). Khatam est
interprété par la plupart des Sunnites, comme "dernier prophète" (p.e. Yusuf
'Ali: Quand un document est scellé, il est complet et on ne peut rien y ajouter.
L'enseignement d'Allah est et sera toujours continué, mais il n'y a plus eu
et il n'y aura plus de prophète après Muhammad. Les jours derniers auront besoin
de penseurs et de réformateurs, mais pas de prophètes. Cette question est sans
discussion).
Dans les hadiths, nous trouvons: ô 'Ali, Tu es pour moi, comme Aaron fut pour
Moïse sauf qu'il n'y aura plus de prophète (nabi) après moi (Conc. 6, 335).
Ces interprétations sont basées sur la conception que l'islam est parfait et
complet: La véritable religion de Dieu est l'islam (Coran, III, 17) [83].
Quiconque désire une autre religion que l'islam, il ne lui sera pas satisfait
(Coran III, 79) [84].
On doit se demander si, dans ces versets, la référence à l'islam concerne la
religion fondée par Muhammad ou s'il n'y a pas lieu de retenir la signification
première du terme, à savoir "soumission". Toute religion basée sur le concept
de soumission à Dieu est une véritable religion et il n'y a pas d'autres religions.
Cette idée peut découler du fait que le Coran qualifie Abraham, Moïse et Jésus
de "musulman (soumis à Dieu)".
Certains auteurs et commentateurs du Coran font une distinction entre les deux
titres donnés à Muhammad, à savoir "rasul" et "nabi". On peut faire les remarques
suivantes:
1) Pendant la période mecquoise, Muhammad est appelé rasul (14 fois).
La Shahada que l'on traduit par "Il n'est de dieu que Dieu et Muhammad est son
prophète", utilise en fait le terme "rasul" et non "nabi". Selon Bijlefeld,
la période mecquoise établissait la nécessité d'un nouvel envoyé divin, comme
ce fut le cas pour les religions du passé. Pendant la période médinoise, le
titre de "nabi" est aussi donné à Muhammad pour souligner son appartenance à
la filiation abrahamique (sémitique).
2) Le Coran donne la liste de nombreux prophètes (nabi). Tous sont dans
la lignée d'Abraham, dont quelques-uns seulement sont à la fois rasul et nabi
(entre autres Moïse, Jésus et Muhammad). Hud, Salih et Jethro qui ne sont pas
de cette lignée, sont seulement rasul.
3) Il semble donc que le "nabi" et le "rasul" assument deux fonctions
distinctes:
Le "nabi" appartient à la descendance d'Abraham, comme semble le dire les versets
suivants: "Nous avons donné la prophétie (nubuwwa) et le Livre à sa semence"
(dhuriyya, descendance) (XXIX, 26). "Nous avons donné aux enfants d'Israël,
le Livre, le Jugement et la prophétie" (XLV, 15).
À certains prophètes, le Coran associe un livre: des rouleaux à Abraham, la
Torah à Moïse, l'Évangile à Jésus et le Coran à Muhammad. Par ailleurs les Prophètes
sont au sein d'une alliance: "Souvenez-vous que des prophètes, nous prîmes leur
alliance" (mithaq) (XXXIII, 7) ; Lorsque Dieu établit une alliance avec les
prophètes (nabiyyin), il dit: "Voici le Livre et la Sagesse que je vous donne.
Après quoi viendra un messager (rasul) pour vous confirmer les Écritures que
vous possédez déjà" (III, 75).
Par contre l'idée d'une nouvelle communauté religieuse (umma) est associée au
"rasul": "Chaque communauté a son messager" (rasul) (X, 47 ; XVI, 38 ; XVII,
15 ; XXIII, 44 ; XXX, 47). C'est à cet envoyé (rasul) que la communauté doit
obéir, car c'est lui qui donne un "message manifeste". Le Coran n'associe jamais
l'idée d'obéissance au terme "nabi".
4) Messagers futurs
Ô Fils d'Adam ! Il vous viendra des messagers parmi les vôtres, répétant nos
signes (VII, 34). Des commentateurs musulmans ont traduit le verbe "venir" par
un conditionnel plutôt qu'un futur, parce qu'il voyait dans ce verset une contradiction
avec la doctrine de la fin de la prophétie. Dans d'autres versets où le même
verbe se présente sous la même forme, il s'agit incontestablement d'un futur.
Cette interprétation est confirmée par d'autres versets qui suggèrent que la
révélation coranique a un terme: À chaque nation, un terme ; quand son terme
arrive, il ne se sera ni reculé ni avancé (VII. 33). À chaque âge, un livre
(XIII, 16). Ni trop tôt, ni trop tard, un peuple n'atteint son temps assigné
(XXIII, 43).
Toutefois, la plupart des musulmans considèrent Muhammad comme le dernier prophète
et le dernier messager, ainsi que le souligne le hadith: La prophétie et l'institution
des Messagers divins sont venus à terme avec moi ; après moi, il n'y aura plus
ni apôtre, ni messager, ni prophète.
Cette interprétation n'a pas toujours été unanime. Très tôt, certains ont pensé
que le mot khatam, qui vient du verbe "khatama" (sceller), fait référence à
la qualité de la prophétie, le sceau étant considéré comme une signature. Abu-'Ubayda
(mort en 209 A.H.) disait que Muhammad est le sceau des prophètes, ce qui signifie
"le meilleur d'entre eux" (Naqa'id 349). Abu-Riyash dit que "khatim al-anbiya'"
signifie "sceau des prophètes", tandis que khatam al-anbiya' signifie "beauté
des prophètes", "meilleur des prophètes". Cette distinction est aussi soutenue
par le grammairien kufi, Ath-Tha'lad. De même cette tradition attribuée à 'A'isha:
Dis (que le prophète est) le sceau des prophètes et ne dis pas qu'il n'y aura
plus de prophète après lui.
Il semble donc qu'au début de l'ère islamique, le terme khatam n'était pas compris
comme "dernier", mais avait un sens honorifique: "meilleur des prophètes". Il
y a une tradition attribuée à 'Ali, par laquelle il aurait dit: "Muhammad est
le sceau des prophètes (khatamu'l-anbiya') et moi je suis le sceau des successeurs"
(khatamu'l-wasiyyin).
Une dernière approche est de replacer le verset dans le "Sitz im Leben". En
effet, le verset commence par dire que Muhammad n'est le père d'aucun homme
parmi vous. Le verset est en rapport avec l'adoption de Zayd ibn Harithah et
du mariage de Muhammad avec Zaynab l'épouse répudiée par Zayd. Il impliquerait
une rupture de la descendance abrahamique à laquelle est liée la prophétie [85].
c. La résurrection et le jugement
Ces deux événements qui doivent se produire à la fin de la dispensation coranique
sont décrits de manière très concrète dans des sourates courtes à la fin du
Coran, mais révélées dès le début à La Mecque, sourates que les musulmans récitent
plusieurs fois par jour dans les prières rituelles. Il y aura des signes avant-coureurs:
des tremblements de terre, le soleil se lèvera à l'Occident plutôt qu'à l'Orient
etc.
Un premier son de trompette annoncera l'anéantissement total (fana). Au deuxième
coup de trompette, les hommes ressusciteront et seront réunis devant le trône
de Dieu. Ceux dont le poids des mauvaises actions sera supérieur à celui des
bonnes actions ne pourront pas traverser le pont du Sirat, au-dessus de la géhenne
où ils tomberont pour y souffrir éternellement. Les autres traverseront le pont
sans difficulté et entreront au Paradis, lieu de délices avec des jouissances
très concrètes (boire, manger en la compagnie de merveilleuses houris. N.B.
le vin y sera abondant, mais il ne procurera plus l'ivresse qui conduit les
hommes aux folles actions).
Il est difficile de lire ces textes littéralement. Ils ont donc une autre signification
et ne sont qu'une description métaphorique.
B. Les cinq piliers de la vie spirituelle
a. La Shahada
"Je témoigne qu'il n'y a pas de divinité sauf Allah et je témoigne que Muhammad
est l'Envoyé de Dieu".
La formule répète deux fois le verbe ashhadu (je témoigne) qui signifie aussi
"je vois, j'observe". Il s'agit d'exprimer une vérité que le croyant a perçue
et pour laquelle il est prêt à mourir, d'où le mot shahid (martyr) de même racine.
Pour être musulman, il suffit de répéter cette profession de foi devant témoin.
Toutefois, il faut y adhérer de coeur, avec sincérité, pour que la Shahada justifie
le salut de l'homme.
b. La prière rituelle (salat)
Celle-ci doit être faite cinq fois par jour. Rien n'en dispense sauf la jihad
et la menstruation des femmes. Elle symbolise la soumission à Dieu.
Il faut distinguer cette prière rituelle obligatoire de la prière personnelle
(du'a) que l'on peut faire à tout moment et pour toutes sortes de motifs. Il
y a encore l'oraison intérieure (dhikr), faite surtout de récitation de noms
de Dieu ou de formules sacrées apprises d'un maître spirituel (shaykh).
La prière rituelle est précédée d'ablutions partielles ou totales selon le degré
d'impureté (cadavre, excrément, sperme...). À défaut d'eau, le croyant peut
toucher le sol, du sable ou une pierre propre. Le croyant se tourne ensuite
vers La Mecque (Qibla). La prière s'accompagne de prosternations (rak'a). Elle
a lieu après l'attestation Allahu akbar et la récitation de la première sourate
du Coran (fatiha).
- La prière de l'aube est répétée deux fois ;
- celle de midi, quatre fois ;
- celle du milieu de l'après-midi, quatre fois ;
- celle du coucher du soleil, trois fois ;
- celle du soir, une heure et demie après le coucher du soleil, quatre fois.
c. L'aumône légale (zakka)
Dans la racine zakka, il y a une connotation de pureté qui s'ajoute à la notion
de solidarité communautaire. Dans les sociétés musulmanes, le zakka se confond
souvent avec les impôts et taxes instaurés par le pouvoir. Le Coran n'en fixe
pas le pourcentage, celui-ci est fixé par les différentes écoles juridiques.
NB. Ces trois premiers devoirs sont obligatoires pour tous, les deux suivants
sont soumis à conditions.
d. Le jeûne
Le jeûne est obligatoire sauf pour les personnes âgées et dans les cas de maladie
en danger de mort. Il est suspendu momentanément en cas de maladie sans danger
de mort, pour les femmes enceintes, les nourrices, les voyageurs ou encore en
cas de travail pénible. Il doit être repris lorsque les conditions le permettent.
Le jeûne débute lorsqu'on distincte le fil blanc du fil noir et se termine au
coucher du soleil.
La nuit donne lieu à des réjouissances particulières. Il se clôture par une
petite fête de famille avec réjouissances.
e. Le pèlerinage
Tout musulman qui en a les moyens doit le faire une fois dans sa vie. Le grand
pèlerinage se fait entre le 8 et le 13 du mois Dhu'l-hijja avec un rituel très
complexe. Le petit pèlerinage peut se faire à tout moment sauf à la date du
grand pèlerinage.
C. Les autres obligations
a. Le jihad
Le "jihad" est une obligation communautaire dont le but n'est pas de faire la
guerre pour tuer mais pour convertir et soumettre les peuples du Livre [86].
Elle est codifiée à partir du VIIIe siècle sur la base:
- des règles pré-islamiques de la razzia pratiquée par les bédouins ;
- de l'exemple du prophète, tiré du Coran et des hadiths.
Cette pratique s'inscrit dans la tradition biblique. Le deutéronome décrit un
Dieu similaire à celui de Muhammad, exterminant les peuples infidèles et passant
les opposants au fil de l'épée (la milkhana des Hébreux codifie cette pratique
ancienne des sémites).
b. Les pratiques traditionnelles de la vie
1. L'imposition du nom
Le père ou une autre personnalité murmure à l'oreille du nouveau-né l'appel
à la prière, puis il lui donne son nom (tasmiya). Cette tasmiya est complétée
à l'âge adulte par:
- la kuniya (la lignée paternelle, abu) ;
- le nasab (la notion de filiation, ibn) ;
- un laqab (un surnom indiquant une caractéristique physique) ;
- la nisba (l'origine géographique) ;
- le mansab (le métier).
Comme cette tradition est d'origine culturelle et sociologique, elle varie selon
les ethnies et les peuples.
2. La circoncision (khitan, tahara)
La circoncision inclut une idée de pureté ; elle doit être pratiquée avant l'âge
de 12 ans. Par contre, l'excision (khifada) n'est stipulée nulle part dans le
Coran. Il s'agit d'une pratique d'origine africaine.
3. L'école coranique
Entre 5 et 12 ans pour apprendre le Coran par coeur et les principales lois
du comportement musulman. Elle est restée masculine jusqu'à l'époque moderne.
À dater du XIe siècle, sous les Seldjoucides, naissent les premières grandes
universités musulmanes.
4. Le mariage et la répudiation
Le cadre juridique est organisé à partir du Coran et des hadiths. Sur les 22
attestations du Coran, relatives au mariage, une seule précise que le croyant
peut épouser jusqu'à quatre femmes.
5. Les funérailles
L'enterrement est une obligation communautaire. Le corps est lavé, enveloppé
dans un linceul et déposé à même la terre, le visage tourné vers La Mecque.
c. Les pratiques secondaires
1. Abstinence de certaines viandes
L'interdiction de la consommation de viande de porc remonte aux Égyptiens, via
les sémites. Elle est introduite dans l'islam, parce que la viande de porc ne
se conserve pas dans les pays chauds et parce qu'elle a été associée à des rites
polythéistes. L'interdiction s'étend selon certains juristes:
- aux animaux possédant des canines ;
- aux oiseaux qui ont des griffes ;
- aux poissons qui n'ont pas d'écailles.
L'interdiction prescrite par le verset 273 de la sourate II comprend la viande
de porc, la chair d'une bête morte, le sang et la viande de tout animal égorgé
en invoquant un autre nom que Dieu. Toutefois, celui qui en mange par nécessité
ne commet pas un péché. Le verset 3 de la sourate V précise les conditions d'abattage
des animaux.
2. Abstinence des boissons fermentées
L'Arabie antique utilisait l'ivresse sacrée pour entrer en communication avec
les djinns ou les divinités païennes (Le vin "scellé" du Paradis ne provoquera
ni ivresse, ni débauche). Muhammad introduisit progressivement l'interdiction
de la consommation de boissons alcoolisées. "Ô vous qui croyez ! N'approchez
pas de la prière, alors que vous êtes ivres ; attendez de savoir ce que vous
dites" (Coran IV, 43). Par ailleurs, il révèle: "Satan veut susciter parmi vous
l'hostilité et la haine au moyen du vin et du jeu de hasard. Il veut aussi vous
détourner de Dieu et de la prière. Ne vous abstiendrez-vous pas ?" (V, 91).
Dans le verset précédent, Muhammad demande d'éviter le vin, le jeu de hasard,
les pierres dressées [87]
et les flèches divinatoires [88].
Ce n'est donc pas encore une interdiction formelle. Le verset 219 de la sourate
II est plus exigeant car l'absorption du vin et la pratique du jeu de hasard
sont des péchés plus grands que les avantages retirés de ces pratiques :
Ils t'interrogent au sujet du vin et du jeu de hasard ; dis: "Ils comportent
tous deux, pour les hommes, un grand péché et un avantage, mais le péché qui
s'y trouve est plus grand que leur utilité" (II, 219).
3. Les jeux de hasard (maysir)
Il arrivait que les bédouins nomades se lançaient des défis: "Moi, je suis capable
d'égorger autant de chamelles. Est-ce qu'un tel peut en faire autant ?" Piqué
dans son orgueil, ce dernier surenchérissait et cela conduisait parfois à la
ruine de certaines familles. Ces défis étaient souvent lancés sous l'influence
de la boisson. Cela explique, selon certains commentateurs, l'association de
l'interdiction du vin et du jeu de hasard. Ensuite le terme "maysir" s'est étendu
à toutes sortes de jeux de hasard, y compris la divination (azlam) au moyen
de pierres et de fléchettes.
4. L'usure (riba)
La pratique de l'usure annulera au Paradis les mérites acquis par l'aumône.
Il n'y a jamais eu de consensus entre les juristes pour déterminer la limite
permise ou interdite. Le simple "intérêt" est encore aujourd'hui considéré comme
riba.
5. Le voile
Il s'agit d'une coutume moyen-orientale, antérieure à l'islam, sacralisée par
le Coran recommandant aux croyantes de baisser leurs regards, d'être chastes
et de rabattre leurs voiles sur leurs gorges (XXIV, 31). Les vieilles femmes
peuvent ne plus se voiler.
d. Les peines juridiques
1. L'apostasie (ridda)
Le croyant qui renonce à l'islam, soit par la parole soit par les actes, devient
renégat (murtadd). Il tombe sous la loi et est passible d'une peine. Ce sont
toutefois les écoles juridiques qui ont été unanimes à condamner à la peine
de mort.
2. L'adultère (zina)
L'adultère ou la simple fornication sont sévèrement punis dans l'islam si la
preuve est objectivement établie. Les écoles juridiques divergent sur cette
objectivité à produire car il faut quatre témoins dont les déclarations concordent
avec les faits. Si quelqu'un accuse sans pouvoir produire les quatre témoins,
il est passible de quatre-vingts coups de fouets (XXIV, 4). La peine que prescrit
le Coran pour la femme adultère est la réclusion:
"Appelez quatre témoins que vous choisirez, contre celles de vos femmes qui
ont commis une action infâme. S'ils témoignent: enfermez les coupables, jusqu'à
leur mort, dans des maisons, à moins que Dieu ne leur offre un moyen de salut"
(IV, 15).
Il s'agissait donc d'interdire aux femmes coupables de quitter leur maison jusqu'à
leur mort naturelle. Certaines écoles juridiques ont réintroduit la peine de
mort, voire la lapidation, qui était prescrite par l'Ancien Testament (Lev.
XX, 10 ; Deut. XXII, 22). Par ailleurs, le Coran prévoit une peine de flagellation
tant pour les hommes que pour les femmes:
"Frappez le débauché et la débauchée de cent coup de fouet chacun. N'usez d'aucune
indulgence envers eux afin de respecter la religion de Dieu" (XXIV, 2).
Cette pratique est toujours en vigueur chez les Kharéjites.
3. Le vol
Le Coran prévoit des peines très lourdes pour le voleur. Il aura la main droite
coupée. S'il récidive, ce sera le pied gauche à la deuxième infraction, puis
la main gauche à la troisième et l'emprisonnement à vie pour la quatrième fois.
Si le voleur se repent avant d'être jugé, il pourra échapper aux peines prévues
par le Coran, mais il devra réparer le mal qu'il aura fait aux hommes.
IV. L'islam sunnite
La très grande majorité des musulmans (environ 80 %) est sunnite. C'est en 657,
après la guerre fratricide qui opposa le gouverneur de Syrie, Mu'awiya, au quatrième
calife "bien guidé", 'Ali, que l'islam se divisa en deux branches qui subsistent
jusqu'à nos jours: les chiites, partisans de 'Ali et de ses descendants, et
les sunnites, partisans des califes. Les sunnites se présentent comme les gens
de la tradition et de la communauté (ahl as-sunna wa'l-jama'a) et comme les
seuls à être restés fidèles au texte du Coran et à la tradition du Prophète
Muhammad. Ils considèrent les chiites, comme des hérétiques ; ceux-ci leur rendent
la pareille en se prétendant les véritables héritiers de la tradition, héritage
dont ils ont été frustrés parce que les versets les concernant ont été gommés
dans le Coran.
Cela n'a pas empêché le sunnisme de se diviser en plusieurs tendances dont nous
allons étudier les principales:
- le sunnisme légaliste ;
- le sunnisme scolastique ;
- le sunnisme philosophique et mystique influencé par l'héritage grec ;
- le soufisme.
Si l'on étudie les oeuvres des penseurs sunnites, il ne faut pas croire qu'ils
appartiennent exclusivement à l'une de ces tendances. Si l'on peut déterminer
que leur pensée se rattache principalement à l'une ou l'autre de celles-ci,
on n'y trouve pas moins des traces et des influences émanant des autres courants.
A. Le sunnisme légaliste
Appartiennent à cette tendance, ceux qui s'attachent principalement, sinon exclusivement,
à la loi (shari'a) qui touche quatre domaines de l'activité humaine:
a) la foi proprement dite ('aqida),
b) le culte ('ihadat),
c) l'éthique et la morale (akhlaq),
e) les relations sociales interpersonnelles (mu'amalat).
La loi est contenue dans le Coran, elle est lue selon la lettre. Néanmoins le
Coran ne suffit pas pour régler toutes les questions personnelles et communautaires.
Lorsque le Coran ne règle pas le problème posé, il faut se tourner vers la tradition
rapportant des paroles du Prophète qui n'ont pas été consignées dans le Coran
et que l'on appelle hadith, ou des paroles des compagnons, que l'on appelle
akhbar (informations). Ces hadiths et ces akhbar sont composés de deux parties:
la première donne la chaîne des transmetteurs de façon à assurer l'authenticité
et la deuxième, le propos lui-même. Si ces deux sources ne suffisent pas à donner
la réponse, il faut suivre la voie montrée par la communauté ou les savants.
Ceux-ci ne constituent pas un clergé, une caste ecclésiastique, tels qu'on les
trouve dans le christianisme ou dans l'islam chiite ; ils sont plutôt des juristes
qui assument quand même une certaine fonction cléricale, mais dont la préoccupation
majeure est la réflexion juridique (fiqh). Il va sans dire que ces juristes
ne sont pas toujours d'accord entre eux. Aussi distingue-t-on quatre écoles
qui voient le jour dès le IIe siècle de l'Hégire (VIIIe siècle A.D.).
1. École hanafite
Abu-Hanifa (799-774). Cette école d'origine irakienne estime qu'il faut recourir
à l'estimation personnelle (istihsan) et procéder par analogie afin d'adapter
la loi aux circonstances. On peut y voir un véritable libéralisme pour les actes
privés.
Cette école est aujourd'hui présente en Turquie, Chine, Syrie, Indes et dans
les milieux urbains d'Égypte, Afrique du Nord et Europe centrale.
2. École malikite
Malik ibn-Anas (712-795). Originaire du Hedjaz, cette école admet aussi la nécessité
du jugement personnel par analogie, mais par le consensus des savants. Elle
s'oppose donc au libéralisme hanafite dans les actes privés. Elle est surtout
représentée en Afrique du Nord, Afrique Noire et Haute-Égypte.
3. École hanbalite
Muhammad ibn Hanbal (780-855). Originaire de Bagdad, cette école rejette les
innovations et l'opinion personnelle. Elle requiert une application rigoureuse
des lois coraniques en matière de moeurs. Elle s'oppose également aux tendances
mystiques et philosophiques du chiisme et du soufisme. Elle est présente en
Irak, Palestine, Égypte et en Arabie, sous une forme encore plus radicale, le
wahhabisme.
4. École shafi'ite
Al-Shafi'i (mort en 820), disciple de Malik ibn-Anas. Cette école est fondée
par un quraychite. Elle met l'accent sur les hadiths dont la teneur textuelle
doit être acceptée, sinon il faut le consensus de la communauté, alors que,
pour l'école malékite, il faut le consensus des savants. Toutefois, il faut
privilégier l'analogie et limiter le recours au jugement personnel. On trouve
des partisans de cette école en Égypte, en Malaysie et comme minorité en Syrie,
Irak, Palestine et Indes.
Le rôle joué par les jurisconsultes est considérable. Ils sont les véritables
gardiens d'une certaine orthodoxie. C'est sur eux que le pouvoir s'appuie. Dans
la classe supérieure (khassa, cour, élite, notables) le premier rôle est tenu
par le calife (khalifa), chef suprême de tous les croyants (amir al-mu'minin).
Celui-ci est entouré de vizirs, de secrétaires travaillant dans les différents
services (diwan), de fonctionnaires publics et de juges-cadis. Cette classe
supérieure dirige la masse des croyants ('amma) et la populace (suqa). À partir
du douzième siècle, le vizir Nizam al-Mulk, fit ouvrir à Bagdad une grande université
pour rivaliser avec l'université al-Azhar, fondée au Caire par les Fatimides
et y enseigner principalement le droit et la jurisprudence.
À côté des fuqaha' (ceux qui appliquent le droit, fiqh), nous trouvons ceux
qui recherchent et enseignent une signification plus profonde au texte du Coran,
une science ('ilm, ce sont les 'ulama') ou une sagesse (hikma'), car au-delà
de la lettre et du droit, il y a le sens vrai (haqiqa). Les uns restent proches
du sens premier et se contentent d'une exégèse littérale, de commentaires explicatifs
(tafsir), d'autres font dire davantage au texte en recherchant une direction
spirituelle et une inspiration divine afin de donner au texte sa véritable interprétation
(ta'wil). Enfin, il y a l'herméneutique supérieure (tafhim) qui prétend comprendre
par Dieu lui-même (ilham, inspiration divine) et pas par la seule intelligence
humaine.
B. La scolastique
Il importait de définir la science du Tawhid (unité de Dieu) et du kalam (parole)
[89]. Bien que généralement
qualifiée de "théologie", cette science du kalam 'ilm al-kalam) est une dialectique
rationnelle pure, une scolastique qui s'oppose à une approche plus herméneutique,
éloignée de l'intellectualisme et qualifiée par Corbin de "théosophie mystique"
('irfan).
La toute première question, outre la légitimité du Calife, que se poseront les
musulmans est celle de la responsabilité de l'homme devant ses fautes.
Les Kharéjites répondent qu'une faute grave exclut immédiatement de la communauté
le fautif qui doit être considéré comme un renégat.
Sous les Omeyyades (650-750), les maîtres du kalam se partagent entre trois
tendances:
- Les Muraji'ites discutent de la gravité des fautes. Celles-ci ne condamnent
pas irrémédiable-
ment le croyant car Dieu est avant tout miséricordieux.
- Les Qadarites soulignent le libre-arbitre de l'homme et par conséquent son
entière responsa-
bilité dans ses actes.
- Les Jabarites affirment la toute-puissance de Dieu, créateur de toutes choses
dans l'univers, même des actes humains.
a. Mu'tazilisme
Aux IXe et Xe siècles, une nouvelle école va émerger, l'école Mu'tazilite, continuatrice
de la tendance qadarite, professant essentiellement le libre-arbitre de l'homme.
Parmi les thèses principales soutenues par les Mu'tazilites, retenons:
* Tawhid :
Dieu est inaccessible et transcendant (Tawhid). "Dieu est unique, nul n'est
semblable à lui ; il n'est ni corps, ni individu, ni substance, ni accident.
Il est au-delà du temps. Il ne peut habiter dans un lieu ou dans un être ; il
n'est l'objet d'aucun des attributs ou des qualifications créaturelles. Il n'est
ni conditionné, ni déterminé, ni engendrant, ni engendré. Il est au-delà de
la perception des sens. Les yeux ne le voient pas, le regard ne l'atteint pas,
les imaginations ne le comprennent pas. Il est une chose, mais non comme les
autres choses ; il est omniscient, tout-puissant, mais son omniscience et sa
toute-puissance ne sont comparables à rien de créé. Il a créé le monde sans
archétype préétabli et sans auxiliaire [90]".
Al-Ash'ari expose ici la conception mu'tazilite de Dieu, en soulignant qu'elle
suppose la non-existence de tout attribut dans l'essence divine.
Le Coran n'est pas un attribut divin, il est donc créé par Dieu. Dire que le
Coran est la Parole divine incréée qui se manifeste dans le temps sous la forme
d'un discours en arabe, équivaut à dire ce que les chrétiens disent de l'Incarnation,
à savoir que le Christ est la Parole divine incréée, incarnée dans sa chair.
La controverse n'apparaît pas au niveau de la Parole divine elle-même, mais
au niveau de la modalité de sa manifestation. La Parole divine s'est fait chair
dans le Christ pour les chrétiens, elle est simplement énonciative dans le Coran.
* Al-'adl (La justice divine) :
Dieu ne peut vouloir que le bien et donc ne veut ni ne commande le mal. C'est
l'homme qui est créateur de ses actes et est donc responsable du mal, sinon,
l'idée de récompense et de châtiment dans l'au-delà est vidée de son sens. Comment
dès lors expliquer les passages du Coran qui affirment la Mashi'a divine (Volonté
foncière de Dieu), à savoir le fait que tout ce qui nous arrive est écrit dans
un registre céleste ? Pour les Mu'tazilites, la Mashi'a exprime métaphysiquement
la connaissance divine elle-même, à savoir le dessein éternel et le génie créateur
de Dieu. Mais elle n'implique pas ses actes de volition (irada), ni ses actes
de commandement (amr). L'objet de la Mashi'a est l'être et non l'acte.
* Les promesses dans l'au-delà (Wa'd et wa'id) :
Le croyant qui meurt sans repentance en état de péché est livré à l'enfer éternel.
La conception mu'tazilite est davantage axée sur la justice et très peu sur
la miséricorde de Dieu. Néanmoins le pécheur resté fidèle à Dieu et le pécheur
infidèle ne sont pas traités de la même manière car Dieu a promis une récompense
aux fidèles et un châtiment aux infidèles.
* La situation intermédiaire (al-manzila bayn al-manzilatayn) :
Durant sa vie, le pécheur (fasiq) n'est pas réellement croyant (mu'min) ni vraiment
impie (kafir). Il faut d'abord distinguer les fautes légères (sagha'ir) des
fautes graves (kaba'ir). Les premières n'entraînent pas l'exclusion du pécheur
sauf s'il récidive. Les secondes distinguent encore celles qui ressortent à
l'infidélité (kufr, le kafir est un infidèle au sens absolu) et les autres qui,
tout en excluant le pécheur de la communauté, ne les considèrent pas comme infidèles.
* L'impératif moral (al-amr bi'l-ma'ruf) :
Il s'agit de mettre en pratique les principes de justice non seulement à titre
personnel, mais à l'échelle de la communauté dans les comportements sociaux.
Chaque musulman a le devoir de commander le bien par la langue et même par la
force du bâton, mais jamais par le sang.
b. Ash'arisme
Le juriste Ibn Hanbal fut le premier à s'opposer aux Mu'tazilites qui, sous
le califat de al-Moutawakkil, ont été évincés au profit de l'ash'arisme, du
nom de son fondateur al-Ash'ari, mort en 935.
Inspiré par le hanafisme, voire par le shafi'isme, Abu'l-Hasan al-Ash'ari affirme
que donner une valeur absolue à la raison, c'est affaiblir la religion plutôt
que la renforcer, d'autant plus que la raison est incompatible avec le ghayb
(l'invisible, le suprasensible, le mystère) qui est un principe essentiel de
la vie religieuse. Mais il ne faut pas pour autant affirmer que la raison n'est
rien. Pourquoi le Coran incite-t-il au raisonnement et à la spéculation ? Entre
ces deux extrêmes, il faut s'efforcer de donner à chaque domaine sa propre raison
d'être. La raison et la foi sont deux domaines distincts, deux modes de perception
si différentes qu'on ne peut les confondre, ni les substituer l'un à l'autre,
ni se passer de l'un ou de l'autre.
Pour Al-Ash'ari, les Attributs et les Noms de Dieu existent bien de manière
distincte de l'essence divine, mais doivent être compris comme n'ayant pas d'existence
propre en dehors de l'essence divine elle-même. Dire qu'il n'y a pas d'attributs
divins, dans l'essence de Dieu, c'est priver Dieu de toute activité opérante,
donc aboutir finalement à l'agnosticisme (ta'til). Cela ne veut pas dire que
l'on doive tomber dans l'excès contraire qui est l'anthropomorphisme (tashbih).
Certes le Coran décrit Dieu avec des mains, un visage, assis sur un trône. Ce
ne sont que des métaphores, disent les Mu'tazalites (les mains représentent
métaphoriquement la puissance de Dieu, le visage son essence et le fait qu'il
soit assis sur un trône, le règne divin). Ce sont des réalités, disent les littéralistes.
Oui, disent les Ash'arites car les musulmans doivent le croire mais sans "se
demander comment".
Al-Ash'ari réaffirme la thèse du Coran incréé, thèse toujours soutenue aujourd'hui
par l'orthodoxie musulmane.
Quant à la liberté de l'homme, Al-Ash'ari recherche une solution intermédiaire
entre la position mu'tazilite et celle des fatalistes. Pour les Mu'tazilites,
l'homme possède la qudra (puissance créatrice), donc la faculté de créer ses
propres oeuvres. Il en résulte une entière responsabilité de l'homme. Pour Al-Ash'ari,
la qudra est extérieure à l'homme, elle ne lui est pas immanente. Il a donc
recours à la kasb (acquisition). Toute la liberté de l'homme consiste dans cette
co-incidence entre Dieu "créateur" et l'homme "acquéreur".
Sur le plan de la cosmologie, les philosophes hellénisants défendront la thèse
de l'émanation. Selon les Mu'tazilites et la théorie de la succession des causes,
la création est soumise à un ensemble de causes qui s'élèvent graduellement
depuis les causes secondes régissant le monde de la matière jusqu'aux causes
premières et jusqu'à la Cause des causes (théorie de la causalité universelle).
Pour les Ash'arites, la théorie de l'émanation aboutit à identifier le principe
et la manifestation, soit sur le plan de l'essence, soit sur le plan de l'existence.
Quant à la causalité universelle, c'est pour eux, une sorte de déterminisme
(la cause étant liée ontologiquement à son effet) incompatible avec l'affirmation
de la liberté absolue de Dieu. Ils proposent la thèse de l'indivisibilité de
la matière (atomisme). La matière étant indivisible, on aboutit à l'affirmation
d'un principe transcendant qui donne à cette matière et à tous les êtres composés,
leur détermination et leurs spécificités. Pour spécifier et quantifier les êtres,
il faut l'intervention d'un principe transcendant, soit un Dieu créateur. De
ce fait, l'acte créateur est permanent. L'univers est en expansion constante,
mais c'est Dieu, principe transcendant, qui lui assure son unité, sa cohésion
et sa durée.
L'ash'arisme a survécu à toutes les critiques et de nombreux penseurs, du XIe
au XVe siècles, vinrent renforcer sa prépondérance en islam sunnite. C'est surtout
la tendance ash'arite qui fut enseignée dans les écoles coraniques (madrasa).
À partir du XVe siècle, elle se figea dans la répétition (taqlid).
c. Maturidisme
Cette tendance ash'arite se nuance dans le Maturidisme (al-Maturidi, mort en
944) pour qui Dieu ne crée en l'homme que la racine (asl) de l'acte, l'homme
lui donnant son existence effective par l'exercice de son libre-arbitre.
C. Les Philosophes
Réciter le Coran et en retenir la lettre, se livrer à de simples commentaires
(tafsir) et vivre selon les prescriptions codifiées par les juristes, sont le
lot de la grande masse des musulmans, une situation qu'entretient le pouvoir.
Très tôt cependant, se manifestèrent des courants avec d'autres ambitions, celle
notamment de pénétrer le sens profond de la révélation. Ces courants ont eu
leurs heures de gloire, parfois même le soutien du pouvoir, mais le plus souvent
ils suscitèrent la suspicion, voire l'interdiction et la persécution.
Il est évident que les descriptions coraniques, lues à la lettre, font souvent
figure de superstition dans certains milieux intellectuels et spirituels ; aussi
doit-on leur donner une autre dimension et les recevoir comme le symbole extérieur
de vérités intérieures. Il y a donc deux lectures du Coran: l'une est exotérique
(zahir), l'autre est ésotérique (batin). La lecture exotérique est pour la masse,
l'autre doit se découvrir grâce à l'initiation par des maîtres spirituels. Toutefois,
on distingue encore un ésotérisme premier, celui des philosophes et un ésotérisme
de l'ésotérisme, celui des mystiques.
Les philosophes sont les falasifa (faylasuf), transcription en arabe du terme
grec "philosophos". Les oeuvres des philosophes grecs avaient été traduites
du grec en syriaque, du syriaque en arabe et de l'arabe en latin, notamment
des textes d'Aristote, de Platon et de Galien. Ces traductions ont influencé
la pensée des philosophes musulmans. D'autre part, il est malaisé de classer
les penseurs en philosophes pour les uns et en mystiques pour les autres. Les
philosophes ont un côté mystique et les mystiques sont aussi des philosophes
dans une certaine mesure. La classification est arbitraire, les philosophes
sont ceux dont le caractère philosophique est prépondérant et les autres sont
ceux dont le caractère mystique est davantage accentué. De même, il n'existe
pas de séparation nette entre philosophes sunnites et philosophes chiites dans
la mesure où ils se sont influencés les uns et les autres. Ainsi en est-il des
quelques figures principales présentées ci-après.
* Al-Kindi :
Le premier de ce groupe de philosophes, dont les oeuvres ont survécu, est Al-Kindi
(Abu-Yusuf ibn Ishaq al-Kindi), né en 796 à Kufa et mort à Bagdad en 873. Cet
aristocrate fortuné fit travailler pour lui de nombreux traducteurs chrétiens
du grec vers l'arabe, tout en retouchant lui-même les traductions pour certains
termes arabes. On connaît quelque 260 ouvrages qui lui sont attribués, dont
la Théologie et la Métaphysique d'Aristote, ainsi que la Géographie de Ptolémée.
Plusieurs de ses oeuvres furent traduites en latin au Moyen-Age.
Il se distingue des dialecticiens du kalam en cherchant un accord entre la recherche
philosophique et la prophétologie. Il y a une science humaine ('ilm insani),
comprenant la logique et les différentes disciplines de la philosophie, mais
il y a aussi une science divine ('ilm ilahi) qui n'est révélée qu'aux prophètes.
La création du monde est un acte de Dieu et non une émanation. Cet acte de la
volonté divine établit la première Intelligence d'où découlent par émanation
les Intelligences hiérarchiques dans un schéma ressemblant à celui des néoplatoniciens.
* Al-Farabi :
Né en 872, Abu Nasr Muhammad al-Farabi s'installa à Bagdad alors qu'il était
encore très jeune. Il étudia la grammaire, la logique, la philosophie, la musique,
les mathématiques et les sciences. Il acquit une telle maîtrise qu'on le surnomma
"Magister secundus" (Aristote étant le Magister primus).
Après Bagdad, il séjourna à Alep où il jouit de la protection du pouvoir, puis
au Caire et finalement à Damas où il mourut en 950 à l'âge de 80 ans. Ce grand
penseur fut aussi un grand mystique cherchant à allier la philosophie et la
religion prophétique, de même qu'en philosophie, il rechercha l'accord entre
Platon et Aristote. On lui doit de très nombreux ouvrages dont les "Gemmes de
la sagesse" (Fusus al-hikam).
Le fait qu'al-Farabi refusa l'ittihad (fusion unitive) entre l'intellect humain
et l'intelligence "agente" ne suffit pas à nier le caractère mystique de sa
pensée, car pour lui l'ittisal (conjonction sans identification) est aussi une
expérience mystique.
Dans sa doctrine, on trouve la distinction entre l'essence et l'existence. Cette
dernière n'est qu'un prédicat, un accident de l'essence. Quant à l'être, il
y a lieu de distinguer l'être nécessaire de l'être possible qui ne peut exister
par lui-même. À partir de l'Etre premier (être nécessaire) nous assistons à
l'émanation de triades d'Intelligences (Les triades correspondent aux trois
actes de connaissance ou de contemplation: l'intellect est d'abord en puissance,
puis en acte pour devenir acte acquis). Ces triades vont de la première à la
dixième constituant la hiérarchie des Intelligences, chaque Intelligence engendrant
une nouvelle Intelligence dans le langage d'Al-Farabi, un nouveau Ciel dans
le langage d'Aristote (les astres-dieux). Cette dixième intelligence est l'Intelligence
"agente" ('aql fa''al) qui est l'être spirituel le plus proche du monde de l'homme.
* Avicenne (prononcé en espagnol Aven Sina qui a donné Avicenne) :
Abu-'Ali Husayn ibn 'Abdillah Ibn Sina est né près de Bukhara en 980. Il mourut
près de Hamadan en 1037. Il eut une éducation encyclopédique, englobant la grammaire,
la géométrie, la physique, la médecine, la jurisprudence et la théologie. Ayant
guéri à l'âge de 17 ans un prince samanide, il est appelé à la Cour où il s'occupe
à deux reprises de politique, consacrant ses nuits à la philosophie. C'est ainsi
qu'il composa une énorme encyclopédie (28.000 questions en 20 volumes) intitulée
Kitab al-Insaf (le Livre du jugement impartial) dont on n'a conservé que quelques
extraits: Le Livre de la théologie dite d'Aristote, le Livre de la Métaphysique
et des notes en marge du De Anima. On lui doit des ouvrages importants sur la
médecine et des récits mystiques.
Son père et son frère étaient ismaéliens, lui-même refusa de s'y laisser entraîner,
mais sa pensée n'en fut pas moins fortement influencée par la gnose ismaélienne.
Par ailleurs, il reçut un accueil chaleureux auprès de princes chiites d'Isfahan.
Ces influences, ismaélienne et duodécimaine, font qu'Avicenne est plus qu'un
philosophe classique, mais peut déjà être qualifié de "philosophe oriental".
Avicenne reprend la théorie des Intelligences hiérarchiques d'Al-Farabi, mais
la présente comme une angélologie. La création ne peut procéder d'un acte volontaire
dans la prééternité, mais bien d'une nécessité divine. La création résulte de
l'acte même de la pensée divine se pensant elle-même. Cette connaissance que
l'Etre divin a de lui-même n'est autre que la première intelligence, la première
émanation, le premier Nous. À partir de cette première intelligence, la pluralité
de l'être va procéder d'intelligence en intelligence jusqu'à la dixième (les
dix intelligences correspondent aux chérubins), qui n'a plus la force de produire
une autre Intelligence unique, une âme unique. À partir d'elle, l'émanation
explose dans la multitude des âmes humaines. Il y a donc une triade fondamentale
formée par l'Intelligence première, les dix intelligences chérubiniques (angéliques)
et les âmes humaines.
La pensée d'Avicenne (l'avicénisme) aura une influence sur toute la philosophie
et la mystique orientales, notamment chez les Persans dont nous parlerons dans
le chapitre consacré au chiisme.
* Abu Hamid Ghazali :
Il naquit en 1059 dans le Khurasan, devint le disciple d'un maître réputé de
l'école
ash'arite, l'Imam al-Haramayn. En 1091, il fut nommé professeur à l'Université
de Bagdad. Pendant cette époque, il écrivit deux ouvrages: Les intentions des
philosophes et l'autodestruction des philosophes (Tahafut al-falasifa , effondrement,
écroulement, destruction des philosophes). En 1095, il connut une crise intellectuelle,
source d'une crise intérieure très grave, qui le conduisit à abandonner ses
fonctions à l'université pour se consacrer entièrement à la recherche de la
certitude intérieure. Cette personnalité exceptionnelle, jusque-là porte-parole
de la doctrine ash'arite, s'engage dans cette nouvelle voie. Revêtant l'habit
des soufis, il quitte Bagdad, voyage à Damas, Jérusalem, Alexandrie, le Caire,
La Mecque et Médine pour revenir mourir dans son pays natal en 1111 à l'âge
de 52 ans.
La dialectique philosophique rend al-Ghazali insatisfait. Il se tourne vers
une certitude expérimentale dans la connaissance intérieure. "La connaissance
vraie est celle dans laquelle la chose connue se découvre complètement (devant
l'esprit), de sorte qu'aucun doute ne subsiste à son égard, et qu'aucune erreur
ne puisse la ternir. C'est le degré où le coeur ne saurait admettre ni même
supposer le doute. Tout savoir qui ne comporte pas ce degré de certitude est
un savoir incomplet, passible d'erreur (Risalat al-laduniya)."
Al-Ghazali critique de façon souvent véhémente les positions des philosophes,
dans quatre ouvrages (contre les Ismaéliens, les chrétiens, les libertins et
les philosophes en général).
L'exégèse ésotérique des Ismaéliens lui échappe de même que l'idée d'une science
qui se construit à coups de syllogisme. Ce qu'il veut, c'est une religion d'autorité,
une initiation à un sens caché qui ne peut se découvrir que par l'intermédiaire
d'un Guide inspiré, l'Imam.
Le livre contre les chrétiens est "une réfutation courtoise de la divinité de
Jésus", qui pour lui est la conséquence d'une méthode qui prend pour guide la
science et la raison pour interpréter les Évangiles.
Le livre contre les philosophes est une critique virulente des méthodes philosophiques
qui ne démontrent rien à ses yeux. Al-Ghazali réfute les théories sur la création,
sur la procession des intelligences. Pour lui, tous les processus naturels représentent
un ordre fixé par la volonté divine, que celle-ci peut rompre à tout moment,
excluant toute idée d'une norme intérieure de l'être, d'une nécessité interne.
Pour lui, les philosophes se trompent lorsqu'ils nient la résurrection corporelle,
la réalité littérale du paradis et de l'enfer. Bref les philosophes se livrent
à des spéculations qui ne peuvent conduire à la vérité. Celle-ci ne s'ouvre
qu'à la perception intérieure du donné révélé. Pour l'homme se pose donc le
dilemme: être philosophe ou être soufi.
* Abu'l-Walid Muhammad ibn Ahmad ibn Muhammad ibn Rushd (Aven Roshd en espagnol,
devenu Averroès) (1126-1198) :
Averroès est un auteur prolifique. On lui doit de nombreux ouvrages dont une
réfutation monumentale de la position de Al-Ghazali sur la philosophie (le Tahafut
al-Tahafut, l'autodestruction de l'autodestruction) et de nombreux commentaires
sur l'oeuvre d'Aristote car le but de sa vie est de restaurer la pensée de celui-ci.
Beaucoup de ses oeuvres ne nous seraient pas parvenues, tant les Almohades traquèrent
la philosophie et les philosophes, s'il n'y avait pas eu les traductions en
hébreu - parfois la reproduction du texte arabe en caractères hébreux - par
de savants rabbins et les traductions latines de Michel Scot (1228-1235).
Pour Averroès comme pour beaucoup d'autres, il y a une lecture exotérique et
une lecture ésotérique du Coran, mais pas une double vérité comme le prétendirent
ses traducteurs chrétiens. C'est la même vérité qui doit donner lieu à différents
plans de lecture et de compréhension. Quant à la lecture ésotérique, il est
dangereux de la dévoiler aux ignorants et aux faibles car cela provoquerait
les pires catastrophes psychologiques et sociales.
Averroès réfute la doctrine du schéma triadique et l'émanatisme d'Avicenne.
Pour lui, il n'y a pas d'intelligences angéliques intermédiaires, car il n'y
a pas de procession d'intelligences en intelligences à partir de l'Un. Le moteur
de chaque orbe est une énergie finie qui acquiert une puissance infinie par
le désir qui le meut vers une Intelligence immatérielle propre à chaque ciel
et cause finale de celui-ci, même si ce désir le porte aussi à rechercher l'Intelligence
suprême. Il n'y a donc ni création ni procession successive, mais une simultanéité
dans un commencement éternel. C'est par métaphore que l'on donne le nom d'âme
à cette énergie motrice qui est un acte d'intellection pure.
D. Le soufisme
a. Définition
Le courant spirituel et mystique le plus souvent évoqué, à défaut d'être toujours
compris, est le soufisme (at-tasawwuf). Le mot "soufisme" en Occident ne date
que du XIXe siècle, lorsqu'un pasteur allemand, Friedrich August Thalluck, forgea
le terme latin de Sufismus. L'étymologie la plus couramment admise est le mot
arabe suf (la laine), en raison des frocs de laine grossière que revêtaient
certains adeptes. D'autres ont cru trouver l'origine du mot dans le grec sophia
(la sagesse). Quoi qu'il en soit, le soufisme n'est pas facile à définir tant
il revêt de formes multiples ; tout au plus, peut-on essayer d'en dégager les
caractéristiques essentielles, plus ou moins communes à tous les systèmes depuis
ses origines au IXe siècle jusqu'à nos jours.
Le soufisme se démarque de l'interprétation dogmatique ('aqida) et légaliste
(shari'a). Il n'est pas non plus un système logique et philosophique, telle
la science du kalam (sorte de théologie dialectique). Il vise à découvrir le
sens de la vie spirituelle et de ses réalités au-delà des symboles extérieurs.
Pour y arriver, il faut passer par plusieurs degrés de conscience, grâce à une
initiation adéquate.
Dans un premier temps, on accède à la connaissance de la manière indirecte,
comme on connaît une chose par son reflet dans un miroir. Cette première approche
est spéculative, appelée science de certitude dans le soufisme ('ilm al-yaqin).
De même que nos sens ne perçoivent que des réalités qui leur correspondent (le
son par l'oreille etc...), une réalité spirituelle ne peut être perçue qu'à
partir du moment où l'on atteint un état de conscience correspondant au niveau
de cette réalité. C'est le deuxième degré, celui de la vision de certitude ('ayn
al-yaqin). Quant au troisième degré, il sera atteint par l'identification effective
du sujet connaissant et de la réalité connue. C'est la réalité de certitude
(haqq al-yaqin). Pour mieux faire comprendre, on utilise la métaphore suivante:
Le premier degré est celui de l'homme qui entend parler de l'océan, le second
est celui de l'homme qui voit l'océan et le troisième celui de l'homme qui plonge
dans l'océan.
Pour le soufi, cette réalisation spirituelle (tahqiq) est la finalité de toute
révélation et le but suprême de l'homme. La fin ultime de cette quête est la
connaissance de Dieu (ma'rifat Allah), obtenue par l'extinction et l'annihilation
(fana') de l'homme en Dieu.
Les termes 'ilm al-yaqin, 'ayn al-yaqin, haqq al-yaqin sont coraniques. Le véritable
soufi fait constamment référence au livre sacré. Le soufisme est donc une voie
spirituelle et initiatique, essentiellement islamique. Ce n'est toutefois pas
un retrait vers le sacré, mais une intégration du sacré dans tous les plans
de l'existence. D'où les dimensions scientifique et artistique du soufisme,
de même que son rôle social, économique et politique. Les soufis se distinguent
des dévots (nussak) et des ascètes (zuhhad).
Si l'on peut parler de mystique soufie, c'est dans le sens étymologique de l'adjectif
grec mystikos (relatif aux mystères initiatiques), pas dans le sens qu'a pris
le mot dans nos conceptions occidentales. On n'accède pas au degré de certitude
sans initiation. Le soufisme suppose donc un maître (shaykh) et des disciples
(murid).
On peut aussi définir le soufisme comme une herméneutique (ta'wil) qui s'applique
au livre sacré, mais aussi au cosmos dans sa totalité, car toute réalité perçue
dans la nature est un signe divin, une idée à découvrir. Nous leur montrerons
nos signes (ayat) aux horizons et en eux-mêmes afin qu'il leur soit manifeste
que c'est la vérité de leur Seigneur (XLI, 53).
Les choses d'en bas, tombant dans le champ de vision de l'homme ('alam ash-shahada),
sont le reflet des principes d'en haut ('alam al-ghayb). Cela conduit les poètes
à magnifier la beauté humaine pour exprimer le divin en utilisant une sorte
de code:
* p.e.
- le grain de beauté: le point de l'unité divine.
- le duvet de la joue: la manifestation de la réalité dans des formes spirituelles.
- le sourcil: les attributs de Dieu qui voilent son essence.
* ou encore à utiliser d'autres symboles:
- le vin : expérience extatique due à la révélation du Bien-aimé.
- la mer, l'océan : les révélations de l'essence divine.
b. La métaphysique
La récitation de la Shahada: Il n'est d'autre divinité (dieu) que la Divinité
(Dieu) exprime l'unité (Tawhid) au niveau théologique. C'est le sens exotérique.
La compréhension ésotérique dépasse ce niveau. Il n'est de beauté que la Beauté
; il n'est de vérité que la Vérité ; il n'est d'être que l'Etre. On exprime
par là l'unité ontologique (tawhid wujudi) qui ne peut plus recevoir de sens
numérique. Cette doctrine attribuée à Ibnu'l-'Arabi, connue sous le nom de "unicité
de l'être" (wahdat al-wujud), fut combattue par les autorités jusqu'à jeter
l'anathème sur ceux qui la professaient car on a souvent compris cette doctrine
comme panthéiste (unicité existentielle ou monisme existentiel). Toute l'oeuvre
d'Ibnu'l-'Arabi démontre le contraire car il est resté respectueux de la loi
religieuse qui n'aurait aucun sens dans le panthéisme.
Al-Ghazali précise que toute chose a deux faces: "la science et celle de son
Seigneur. Quant à la science, elle est néant. Quant à celle de son Seigneur,
elle est l'Etre". Autrement dit, tout ce qui est autre que Dieu est vide si
on le considère en lui-même, mais il est plein de réalité si on le regarde comme
lieu de théophanie (mazhar al-tajallihat). En bref, la multiplicité des êtres
n'altère en rien l'unité transcendante de l'Etre. L'Etre dont il est ici question
n'est pas l'essence divine qui est un degré sur-ontologique, appelé essence
(dhat), inconnaissable, inaccessible, ineffable. Cf. Urgrund de Maître Eeckart,
En soph de la Kabbale, Brahman du Védanta, Tao chinois.
Telle est la compréhension soufie du hadith qudsi: "J'étais un trésor inconnu.
J'aimai à être connu. J'ai donc créé des créatures. Je me suis fait connaître
d'elles et par moi, elles m'ont connu."
L'Etre est une suprême réalité qui apparaît comme Divinité (ilah), premier degré
de l'essence, non plus considérée en soi dans sa transcendance, mais en tant
que digne d'adoration, ce qui implique nécessairement l'existence d'un adorateur,
donc d'une création par un processus de "descente" (tanazzul), de l'unique Réalité
en une succession d'effusions (ifadat), d'émanations, sans qu'il y ait toutefois
de production extérieure, car rien ne sort de l'Infini. Cette descente théophanique
donne d'abord naissance à des degrés non manifestés, encore métaphysiques (l'invisible),
avant de s'achever, grâce à l'ordre divin kun (sois), par la manifestation (zuhur)
dans les degrés manifestés et hiérarchisés du cosmos.
Tout est résumé par les trois formes du verbe "être" dans la grammaire arabe,
représentant les trois modalités de l'être:
- Kana: il était et il est incréé
- Kun: sois créateur
- Yakunu:il est en devenir, créé [91]
c. L'homme parfait (insan kamil)
C'est d'abord le Verbe éternel, ni Dieu, ni autre que Lui, qui procède de l'Essence
sublime. C'est le médiateur suprême (al wasilat al kubra) par lequel la Divinité
se voile afin que la création ne soit pas anéantie par l'éclat de sa majesté.
C'est le secret d'amour entre Dieu et sa créature. Doctrine scandaleuse aux
yeux de l'orthodoxie car l'amour est une relation entre deux êtres ayant une
certaine homogénéité, entraînant l'inclination de l'un vers l'autre et une rejonction
de l'un avec l'autre. Il n'en est rien: l'Amour universel inhérent à l'Essence
ne peut se partager car l'Essence, en tant que telle, exclut tout autre qu'elle-même,
donc toute relation avec un être particulier. C'est le rang du trésor caché.
Mais le Trésor a aimé être connu. Il y a donc une volonté divine particulière,
relative à la Norme divine, une volonté qui entre en relation avec les choses
qui sont l'objet de son amour ou de sa détestation selon qu'elles sont conformes
ou non à la Norme divine. Le support de cette volonté est "l'Insan kamil", prototype
de tout homme, si bien que "l'insan kamil" désigne aussi celui qui est l'élu
de Dieu pour chaque époque, à qui le soufisme donne le nom de pôle (qutb). Ce
nom est aussi utilisé pour désigner les grands spirituels qui sont les Pôles
de ce temps. Mais il y a une hiérarchie parmi les Pôles, car ceux-ci culminent
dans le Pôle des pôles, qui accomplit pleinement l'épiphanie de l'Homme parfait,
en l'occurrence Muhammad, le sceau des prophètes.
d. La cosmologie
L'univers n'est pas la manifestation de l'Un dans de multiples lieux d'épiphanie,
mais le produit de l'interaction de deux principes: un principe actif, connaissant,
et un principe passif, connaissable. Il ne s'agit pas d'une doctrine dualiste,
car la dualité des principes n'est qu'une polarisation de l'Un. Le principe
passif est le réservoir de toutes les réalités, le principe actif est le principe
spirituel pur dont la fonction est d'existentialiser ces réalités. L'Esprit
de Dieu planait au-dessus des Eaux, dit la Bible. Les Eaux représentent la materia
prima, le réservoir des réalités. L'Esprit de Dieu est l'agent actif, appelé
Esprit-Saint (ruh al-quds) ou Intellect agent ('aql fa''al).
Pour comprendre cette interaction, imaginons un rayon lumineux pénétrant dans
une pièce sombre et révélant la poussière en suspension dans l'air. La poussière
était invisible, mais potentiellement visible. Le rayon lui-même n'existe pas
en tant que tel, seule la lumière existe, mais elle devient rayon en rencontrant
la poussière. En y regardant de plus prêt, il n'y a pas un rayon mais une multitude
de rayons correspondant chacun à une particule de poussière. L'interaction du
pur Esprit et de la materia prima donne naissance à une réalité composée avec
un aspect spirituel et un aspect substantiel. Cette synthèse est le premier
produit, qui participe encore à la lumière. On le nomme Esprit (ruh) ou Intellect
('aql) ; mais ces deux termes signifient à la fois le principe actif et la synthèse
produite par l'interaction sur le principe passif.
Si l'on considère globalement le rayon qui atteint toutes les particules de
poussière, on parlera d'esprit universel (ruh kulli). Si l'on considère chaque
rayon correspondant à chaque particule, on parlera d'esprit particulier. C'est
une autre évocation du macrocosme et du microcosme. De même que la graine contient
synthétiquement l'arbre tout entier, l'Esprit ainsi créé contient toutes les
possibilités d'un être ou du cosmos, lesquelles se déploient dans les états
multiples.
De l'Esprit primordial, considéré comme l'Adam cosmique, émane aussi l'Eve cosmique,
l'âme (nafs) qui donne naissance aux mondes des formes. Cette âme ne tarde pas
à être séduite par ses propres productions auxquelles elle s'attache passionnément,
entraînant l'esprit dans sa chute. L'âme perd alors la conscience de ce qu'elle
était réellement et s'identifie, illusoirement, à une forme corporelle dont
elle est, en fait, l'animateur.
Le retour à la condition première n'est donc pas conçu comme la délivrance d'un
corps car l'âme n'y est pas prisonnière, mais comme l'affranchissement de la
tyrannie de l'attachement passionnel. Une fois le tumulte des passions apaisé,
l'âme peut réintégrer le sein de l'esprit. "Ô toi, âme apaisée, retourne vers
ton Seigneur, satisfaite et agréée ! Entre parmi mes serviteurs ! Entre dans
mon paradis !" ( Coran LXXXIX, 27/30).
e. Les moyens
Le moyen essentiel de la réalisation spirituelle est désigné dans le soufisme
par le mot "dhikr" (rappel, souvenir, évocation...) "N'est ce pas au dkikr d'Allah
que les coeurs s'apaisent" (XIII, 28).
Le souvenir est celui de l'alliance primordiale (mithaq) dont la trace lumineuse
est plus ou moins enfouie dans la conscience ou le subconscient de l'homme.
Faire revivre ce souvenir est la voie (tariqa) qui nous fait revenir à notre
origine spirituelle première.
* Tout ce qui favorise ce ressouvenir est également dhikr:
- la lecture et la méditation du Coran sont dhikr par excellence, car le Coran
est l'expression même du Verbe divin ;
- la méditation de l'enseignement des maîtres spirituels (shaykh) ;
- la méditation sur la mort et sur les autres signes de Dieu dans la création:
- la méditation sur sa propre réalité intérieure, d'où le hadith célèbre: Qui
se connaît lui-même, connaît son Seigneur.
* Les pratiques qui stimulent la poursuite de la voie sont:
- la répétition de la Shahada jusqu'à 5000 ou 10.000 fois par jour ;
- les formules de glorification et de louanges ;
- la récitation des litanies.
C'est la pratique par la langue qui purifie le coeur de la rouille. Elle se
perpétue même pendant le sommeil. Outre cette pratique personnelle, les disciples
soufis (murid) se réunissent régulièrement dans un bâtiment, zawiya (arabe),
khanegah (persan), tekke (turc), pour une pratique collective sous la direction
d'un shaykh ou d'un représentant (muqaddam). La pratique est plus ou moins rythmée
selon les confréries ; elle s'accompagne aussi d'auditions musicales, de chants
spirituels, voire de danses comme chez les derviches tourneurs.
Ce qui entretient la "voie" est aussi la prière rituelle qui réfère à un événement
central de la vie du Prophète, son mi'raj (ascension). Emporté une nuit de La
Mecque à Jérusalem, le Prophète fut élevé à travers les cieux jusqu'au Trône
divin. Pour le soufi, cette ascension symbolise la réintégration par le Prophète
dans sa réalité essentielle, dans sa condition de Insan kamil. Un hadith dit
que "la prière est le mi'raj du croyant". Elle favorise pour lui sa propre réintégration
spirituelle.
Il en est de même du pèlerinage qui, pour tout musulman, symbolise le renouvellement
de l'alliance lorsqu'il touche la pierre noire dont il est dit qu'elle est "la
droite de Dieu sur la terre (yamin Allah fi-l-ardh)". Pour le soufi, le pèlerinage
est surtout l'initiation du disciple (murid), sous la conduite d'un maître (shaykh),
son guide spirituel (mursid). L'aspirant fait avec son maître un pacte par une
cérémonie (une simple poignée de main, la récitation de quelques versets coraniques
ou encore la remise d'un manteau rapiécé), renouvelant le pacte entre le Prophète
et les croyants. Le maître transmet au disciple l'influx spirituel qui vient
féconder son âme et éveiller ce qui dort en elle.
Le disciple fait, dès lors, partie d'une confrérie dont il reçoit la litanie
spécifique (wird) qu'il devra pratiquer régulièrement. Il est relié à une chaîne
(silsila) de maîtres spirituels sensés remonter jusqu'au Prophète, encore que
certaines chaînes ne soient pas associées à une confrérie.
Le disciple est aussi astreint à une discipline de vie, qui est la même dans
toutes les spiritualités - jeûnes, veilles, retraites etc. - Cette discipline
est dure, mais toujours équilibrée car dans l'islam, l'ascèse "ne consiste pas
à retirer sa main du monde, mais à vider son coeur". Elle aboutit au sentiment
essentiel de pauvreté spirituelle (faqr), c'est-à-dire à la conscience de son
propre néant face à l'Etre de Dieu et à sa volonté ; c'est aussi l'abandon total
à la Providence divine (tawakul). Le soufi devient pauvre (faqir, arabe ; darvich,
persan).
Les manifestations extérieures du soufisme au cours des âges ont contribué à
le discréditer aux yeux d'observateurs non avertis, à en faire du folklore (les
derviches tourneurs p.e.). Il est vrai que le soufisme véritable a aussi dégénéré
par l'utilisation de moyens artificiels pour atteindre à l'extase (la drogue,
l'alcool). La doctrine elle-même a dévié jusqu'à prétendre à l'accès à la condition
divine ou au rejet de la nécessité de suivre la révélation prophétique au profit
d'une révélation personnelle.
Cette description trop simplifiée ne peut évidemment pas rendre compte de toute
la richesse du soufisme. Il y a d'ailleurs autant de soufismes qu'il y a de
maîtres soufis.
f. Les principaux maîtres soufis
* Hasan al-Basri (642-728) :
Dès le premier siècle, Al-Basri place au sommet de la vie spirituelle l'amour
réciproque entre Dieu et le croyant. L'amour est ici exprimé par le mot 'ishq,
qui signifie plus exactement le désir (ce n'est pas un terme coranique). Cet
amour porte le croyant vers Dieu ou vers la barrière suprême qui sépare Dieu
de la créature.
* Rabi'a al-'Adawiyya (713-801) :
Sous les Abbassides, cette femme pousse l'amour de Dieu si loin qu'elle préconise
d'aimer Dieu pour ce qu'il est, excluant toute idée de récompense.
* Al-Muhasibi (IXe siècle) :
Pour lui, l'amour de Dieu est une initiative de Dieu qui amène le croyant à
lui obéir sans que celui-ci y soit pour quelque chose.
* Abu Yazid al-Bastami (800-874) :
Le croyant n'est que le néant qui s'abîme dans l'unité divine, malgré les obstacles
que sont le renoncement au monde, l'adoration, les miracles ou les états mystiques.
Ce vocabulaire ne pouvait que choquer l'orthodoxie musulmane. Ses détracteurs
l'accusèrent d'avoir prétendu égaler Muhammad et d'avoir, comme lui, accompli
une ascension céleste.
* Al-Hallaj (858-922) :
Le soufi le plus choquant de l'époque. Il est le chantre inconditionnel de l'amour
et de l'union à Dieu, tout en maintenant la transcendance et l'inaccessibilité
de celui-ci (même Muhammad lors de son ascension nocturne, s'est arrêté au seuil
du mystère divin). Hallaj fait part de son expérience personnelle où il prétend
avoir atteint les profondeurs de l'amour divin, en dépassant l'application formelle
de la loi. Aussi s'écrie-t-il "ana-l Haqq"que l'on traduit par "Je suis Dieu".
Il s'agissait pour lui d'affirmer sa capacité de s'identifier à l'amour de Dieu,
plutôt qu'une identification à sa propre personne. Les juristes y virent un
danger car les croyants pourraient s'imaginer ne faire qu'un avec Dieu et être
dispensés d'obéir à la loi. Il est vrai que Hallaj croyait pouvoir passer du
rite apparent (wasita) à sa réalité spirituelle (haqiqa), les rites devenant
ainsi caducs, car les hommes qui pratiquent le rite pour lui-même et non pour
sa finalité, en font un obstacle à l'union avec Dieu. Hallaj fut emprisonné
puis crucifié à Bagdad.
La crise provoquée par la mise à mort de Hallaj creuse le fossé entre les soufis
et les juristes (fuqaha'). Pour survivre, le soufisme s'exprime dès lors par
la poésie, l'utilisation de la musique et les séances extatiques. L'union avec
Dieu devient ivresse et folie. Jusqu'à cette époque, le soufisme était resté
une expérience mystique, marquée par des pratiques individuelles. Désormais,
les soufis vont essayer de définir leur vocabulaire et préciser leur doctrine
dans des traités pour essayer d'en démontrer la compatibilité avec la religion
officielle. Ansari (1006-1089) cherche même à démontrer que le sommet du soufisme
n'est pas l'amour (mahabba), mais l'unicité divine (Tawhid).
* Abu Hamid al-Ghazali (1059-1111) :
Le plus important de ces conciliateurs est Abu Hamid al-Ghazali dont nous avons
déjà parlé. Avec son frère cadet Ahmad Ghazali, ils sont les deux grandes figures
des XIIe et XIIIe siècles dans le Khurasan. La démarche soufie culmine bien
dans l'amour (mahabba) réciproque entre Dieu et l'homme. Cet amour conduit à
une proximité particulière mais pas à l'union totale ni à "l'inhabitation" (hulul)
de Dieu en l'homme. Par la suite, de grands penseurs soufis se tournent vers
la philosophie hellénistique, telles les thèses émanatistes des Ennéades de
Plotin, traduites en Arabe sous le titre de théologie d'Aristote.
* Ibn 'Arabi (1165-1240) :
Le grand maître de cette époque, appelé ash-Shaykh al akbar est Ibnu'l-'Arabi,
auteur de nombreux ouvrages, dont une encyclopédie en dix volumes "Les Révélations
de La Mecque", mais aussi l'auteur de poèmes d'amour dont celui dédié à Nizam,
une belle de La Mecque, où les descriptions érotiques sont interprétées de manière
profane par les uns, dans un sens ésotérique par les autres. Il semble que Ibnu'l-'Arabi
entretienne délibérément l'ambiguïté entre l'amour Éros et l'amour mystique.
Il annonce, en tout cas, les soufis poètes comme:
+ Ibnu'l-Farid (+ 1235), appelé le sultan des amoureux, auteur d'un poème fameux
faisant l'éloge du vin.
+ Jalalu'd-Din ar-Rumi (1207-1273).
Avec ce dernier, le soufisme prend une autre tournure par la fondation des confréries
(tariqa), dont les quatre grandes sont:
- Qadisiyya, fondée à Bagdad en 1166, répandue au Maroc et aux Indes.
- Shadhihiyya, fondée en Tunisie et répandue en Égypte et en Afrique du Nord.
- Rifa'iyya, fondée en Égypte.
- Mawlawiyya, fondée en Turquie par Al-Rumi lui-même. C'est la confrérie des
derviches tourneurs.
Le soufisme devient de plus en plus communautaire et initiatique, contrôlé par
des maîtres, détenteurs de techniques et de savoir secret.
V. Le Chiisme
Avant de découvrir la contribution du chiisme duodécimain (principalement persan)
et du chiisme septimain (principalement ismaélien), il convient de parler du
chiisme en général.
Les sunnites avaient ajouté au Coran et à la Tradition une autre notion, celle
du consensus (ijma') des docteurs de la loi, voire de la communauté. Pour les
chiites, l'ijma' n'est admise que lorsqu'elle transmet l'opinion d'un Imam,
car celui-ci jouit de l'infaillibilité. Par la suite, cependant, à cause de
l'occultation de l'Imam, on admet que la parole de l'Imam peut prêter au doute
ou à la confusion. On doit donc recourir au consensus de la communauté ou à
celui des savants, mais pour garantir l'authenticité de la compréhension de
la parole des Imams.
Une autre différence essentielle est celle de l'abrogation (naskh). Des versets
coraniques ont été abrogés par d'autres postérieurs. Pour les sunnites, plusieurs
hadîths abrogent des versets coraniques parce qu'ils sont aussi d'inspiration
divine, p.e. l'abrogation du mariage de plaisir (muta). Pour les chiites, au
contraire, la sunna ne peut abroger le Coran qui a toujours préséance sur la
sunna. La sunna peut cependant être abrogée par elle-même. Les chiites introduisent
une autre notion, celle du bada', qui désigne les changements que Dieu opère
pour aider la communauté des croyants.
A. Le chiisme duodécimain
a. Le droit
En ce qui concerne le droit, les duodécimains suivent l'école Ja'farite, remontant
au sixième Imam, Ja'far as-Sadiq, un système proche des écoles shafi'ite et
hanbalite chez les sunnites, avec toutefois des différences importantes sur
certains points, comme le mariage et l'héritage.
La codification du droit s'est faite surtout après la disparition du dernier
représentant (Bab) de l'Imam caché (941), par l'adoption de quelques principes:
1. L'infaillibilité des Imams, admise par tous les juristes.
2. Le rejet du raisonnement analogique, aménagé toutefois par certains juristes.
3. La critique du recours à la décision personnelle (prônée par l'école sunnite
hanafite).
4. L'éloge de la faculté d'intelligence ('aql) qui permet de bien comprendre
le Coran et la Sunna et, pour certains juristes, de distinguer entre le bien
et le mal.
5. La distinction dans l'exégèse entre le général ('amm) et le particulier (khass).
Les chiites sont divisés entre deux courants dogmatiques:
- les "Usuli" qui considèrent que l'on doit pratiquer un effort d'interprétation
pour la pratique des principes de la Tradition. Ils acceptent donc, comme base
du comportement, le Coran, la Tradition, le consensus (ijma') et la faculté
rationnelle ('aql).
- les "Akhbari" qui s'appuient uniquement sur les données de la tradition des
Imams, prétendant que le Coran et la Tradition ne peuvent se comprendre que
si leur signification est explicitée par les commentaires des Imams.
Ces deux positions fondamentales entraînent des différences sur de nombreux
points:
a) Pour les Akhbari, toutes les traditions conservées dans les recueils canoniques
sont véridiques, alors que les Usuli en rejettent une partie, car certaines
sont invraisemblables et ne résistent pas à une explication ou une justification
rationnelle.
b) Pour les Akhbari, toute décision doit être prise en conséquence d'une connaissance
des traditions des Imam, alors que pour les Usuli, les décisions peuvent être
prises sur base d'une conjecture valide (zann) et d'une décision personnelle
(ijtihad) lorsqu'on ne peut appliquer le Coran ou la Tradition.
c) Pour les Akhbari, il faut pratiquer la prudence lorsqu'on ne possède aucun
texte clair sur un sujet déterminé, alors que pour les Usuli, toute action est
permise si elle n'est pas régie par un texte clair.
d) Les Usuli divisent les hommes en deux catégories: les mujtahid (celui qui
légifère) et les muqallid (celui qui suit). Pour les Akhbari, tous les hommes
sont des muqallid des Imams et personne ne peut se dire mujtahid.
e) Les Akhbari acceptent de suivre les décisions d'un juriste décédé, alors
que pour les Usuli, toute décision doit venir d'un juriste vivant à qui l'on
doit obéir.
Au début les Akhbari étaient majoritaires, mais l'entrée en occultation de l'Imam
ne permettait plus d'ajouter quelque chose à la Tradition imamite. Aussi, petit
à petit, s'est fait sentir la nécessité de justifier des décisions autrement
que par la seule Tradition. Les Usuli ont néanmoins dû attendre longtemps avant
de s'imposer et n'ont vraiment triomphé que pendant la période Qajar et surtout
depuis la révolution islamique, même si les Akhbari perdaient déjà de leur influence
sous les Safavides. Si la doctrine akhbari s'était maintenue, beaucoup de décisions
n'auraient pas pu être prises par le pouvoir religieux parce que la tradition
imamite était muette à leur égard, et auraient dû venir de tribunaux civils.
Le triomphe de la tendance usuli a permis aux mujtahid d'intervenir dans tous
les domaines.
Une autre conséquence a été que les minorités akhbari se sont repliées sur elles-mêmes
en privilégiant la philosophie, l'herméneutisme et le mysticisme, les Usuli
se concentrant dans le domaine du droit et de la jurisprudence. Les UsulI se
sont emparés du pouvoir et un fossé s'est creusé entre eux et les grands maîtres
mystiques qu'ils ont souvent persécutés. Les partisans du droit formeront la
classe des fuqaha' (docteurs, fiqh, le droit canonique), par opposition aux
'urafa' ou hukama' (les théosophes).
b. La doctrine
Aux trois piliers doctrinaux du sunnisme, le chiisme en ajoute deux avec des
nuances en ce qui concerne les trois premiers.
1°. Unité de Dieu (Tawhid)
Les noms et attributs de Dieu n'ont pas d'existence hypostatique en dehors de
l'essence même de Dieu. Dieu n'a pas de forme physique et les versets qui y
font allusion dans le Coran doivent être considérés comme métaphoriques.
En ce qui concerne le Coran, les chiites croient, comme les Mu'tazilites, qu'il
est créé dans le temps, contrairement aux Ash'arites majoritaires en islam.
2°. Prophétie (nubuwwa)
Les chiites ont la même croyance que les sunnites. Parmi les nombreux nabi (124.000
ou 144.000 selon les traditions) quelques uns "ont reçu la constance" (ulu'
al-'Azm). Ils ont apporté un livre et une loi religieuse (Noé, Abraham, Moïse,
Jésus, Muhammad). Ce sont des rusul.
3°. La résurrection et le jugement dernier
Les chiites partagent la croyance des "gens du Livre". Au moment où apparaîtra
le Mahdi, les hommes retrouveront leur corps et leur âme au moment du jugement
dernier et mériteront le paradis ou l'enfer selon le poids de leurs actes.
Mais les chiites connaissent le nom du Mahdi. C'est le douzième Imam qui n'est
pas mort, mais vit en occultation par un miracle spécial de Dieu. On ne peut
donc pas parler de résurrection à son sujet, mais plutôt d'un surgissement (zuhur)
ou d'un redressement (qiyam). Lors de son apparition, il y aura une première
résurrection (raj'a, terme qui s'applique à des gens qui sont morts et qui ressuscitent)
au cours de laquelle les ressuscités seront jugés. Après quelques années du
règne du Mahdi, ce sera le retour du Christ, de l'Imam Husayn, des autres Imams,
des prophètes, des saints et aussi d'autres justes. Ce sera la deuxième résurrection.
Les signes qui accompagnent la levée du Mahdi, sont les suivants:
- Il sera un descendant de Fatima et s'appellera Muhammad.
- Il régnera 7, 9 ou 90 ans.
- On verra un étendard noir flotter dans le Khurasan.
- L'Antéchrist (dajjal) apparaîtra à l'Est.
- Le retour sera imminent lorsque la terre sera remplie d'injustice, que la
tyrannie régnera et que les musulmans n'en n'auront plus que le nom.
- Les dirigeants seront corrompus, ils sèmeront la violence, la division et
la dissension.
Selon des commentateurs, les Imams avaient vu comme signes de la fin des temps:
les découvertes scientifiques telles que la télévision et la radio, la laïcisation
de la société, l'apparition de femmes dans les Parlements et assemblées consultatives,
l'avènement de sociétés permissives.
À ces trois premiers piliers que les chiites ont en commun avec les sunnites
(sous réserve d'interprétations différentes), les chiites en ajoutent deux autres.
4°. La justice de Dieu ('adl)
L'homme est responsable de ses actes. Dieu les jugera selon sa justice qui est
pour lui une qualité inhérente. Contrairement aux Mu'tazilites, qui admettent
aussi la responsabilité des hommes, les actes n'ont pas une valeur déterminée,
il n'y a donc pas d'équivalence entre les actes des hommes, car Dieu est Tout-Puissant
et Omniscient.
5°. L'Imamat
Les successeurs de Muhammad ne sont pas nabi car Muhammad est bien le dernier
nabi (C'est pour cela que les Imams n'ont pas eu la permission d'épouser plus
de quatre femmes). Néanmoins, ils reçoivent l'esprit de Dieu et sont donc infaillibles.
Ils portent le titre de wali (awliya', saints ou amis de Dieu). Chaque prophète
envoyé a été accompagné d'un Imam (Adam de Seth, Noé de Sem, Moïse de Aaron,
Jésus de Jean-Baptiste et Muhammad de 'Ali) car la waliya est présente dans
l'alliance conclue avec les descendants d'Adam. Pour les sunnites, le Prophète
seul est l'exemple. Pour les chiites, cet exemple est en quelque sorte relayé
par 'Ali et les Imams. Ils sont la preuve (Hujja) de Dieu dans ce monde.
B. Les dissidences
a. Les Zaydites
La croyance dans l'infaillibilité des Imams n'est toutefois pas partagée par
les Zaydites qui rejettent aussi la croyance en l'occultation et l'attente du
Mahdi.
Pour rappel, les Zaydites n'ont pas accepté Muhammad al-Baqir comme cinquième
Imam. Ils lui ont préféré son demi-frère, Zayd ibn 'Ali, parce que celui-ci
était partisan de la lutte armée contre les Califes alors que al-Baqir se désintéressait
du pouvoir. Zayd mourut dans la bataille de Kufa contre le Calife omeyyade Hisham.
Son fils Yahya ibn Zayd continua la lutte contre le Calife Al-Walid II et subit
le même sort. Mais leurs partisans formèrent le Zaydisme dont la doctrine est
proche du Sunnisme, l'Imam devant être choisi dans la descendance de Fatima,
en consultation dans la communauté.
b. Les Ismaéliens
Une autre branche importante du chiisme apparaîtra à la mort de Ja'far as-Sadiq,
le sixième Imam pour les duodécimains. Ja'far as-Sadiq avait eu un fils, Isma'il,
décédé avant lui. Une partie des croyants refusa d'accepter le second fils de
Ja'far, Musa Al-Kazim, qui devint le septième Imam pour les duodécimains, mais
prétendit que le successeur légitime de Ja'far était Isma'il, même si celui-ci
était décédé et qu'il fallait par conséquent reconnaître ce dernier, Muhammad
ben-Isma'il, comme le septième Imam (775-813). Ces chiites ne reconnaissent
pas Hasan comme le deuxième Imam pour succéder à 'Ali et considèrent Husayn
comme le deuxième Imam - il est le troisième pour les duodécimains - 'Ali Zaynu'l-'Abidin
est donc pour eux le troisième Imam, Muhammad Al-Baqir le quatrième, Ja'far
as-Sadiq le cinquième, Isma'il le sixième et Muhammad ben-Isma'il le septième.
C'est pourquoi on les appelle Ismaéliens ou septimains. Ceux-ci se divisèrent
en deux factions: les "Qarmates" qui déclarèrent que Muhammad ben-Isma'il était
le Mahdi attendu et les "Fatimides" qui régnèrent en Égypte par une série de
quatorze califes-Imams.
Chez les Fatimides, il y eut plusieurs dissidences, dont les deux plus importantes
sont les Druzes et les Nizarites. "Les Druzes", à la mort du Calife fatimide
al-Hakim (1021), le reconnurent comme le Mahdi et formèrent leur propre communauté.
Quant aux "Nizarites", ils reconnurent l'Imam Nizar, fils aîné de Al-Muntasir,
comme calife alors que celui-ci avait été renversé par le Chef des armées qui
plaça sur le trône fatimide le fils cadet de Al-Muntasir, Al-Musta'li. Cette
dissidence doit être mentionnée, car c'est d'elle que naquit la communauté des
fidèles de l'Agha Khan au XIXe siècle que l'on identifie aujourd'hui avec les
Ismaéliens.
Les Nizarites ont créé un véritable état lorsque Hasan-i-Sabbah fit assassiner
le Grand Vizir du calife abbasside et se retrancha dans la forteresse d'Alamut.
Il s'en suivit toute une série d'assassinats de sultans, d'émirs, de vizirs,
de muftis, de cadis et même de plusieurs chefs francs. Cette violence n'était
certes pas nouvelle et s'inscrivait dans les usages du temps. La légende raconte
que les envoyés de Sabbah étaient drogués au hachisch, d'où le surnom de hashishiyyin
donné par les occidentaux et le mot "assassins". Sabbah et ses successeurs réussirent
à étendre leur pouvoir sur l'Azerbaïdjan, le Khurasan et la Syrie jusqu'à la
soumission en 1256 au petit-fils du Mongol Gengis Khan.
C. Les courants philosophiques et mystiques
Le chiisme orthodoxe, issu de l'interprétation usuli est associé au pouvoir,
celui des califes abbassides, puis des shahs en Perse pour les duodécimains
ou des califes fatimides pour les septimains. Mais la véritable richesse de
la pensée et de la spiritualité chiites se trouvent en marge du pouvoir. Souvent
persécutée, cette pensée s'est retranchée sur elle-même et a vécu dans le secret
du symbolisme. Les oeuvres de ces penseurs sont nombreuses, mais elles sont
écrites pour être comprises par les initiés. Pour se protéger, les penseurs
pratiquent la taqiyih déjà préconisée par les Imams. Nous retrouvons donc en
milieu chiite ce qui s'était produit chez les sunnites pour le soufisme. Il
y a d'ailleurs souvent convergence entre le soufisme et la spiritualité chiite,
sauf que celle-ci intègre dans son système toute la tradition imamite, en lui
accordant un caractère d'infaillibilité.
Nous retrouvons l'opposition entre "zahir" (lecture exotérique des textes) qui
est le fait du grand nombre, ainsi que du pouvoir en place et "batin" (lecture
ésotérique) riche de multiples sens. D'où le clivage entre "fuqaha'" (docteurs
de la loi) qui appliquent le "fiqh" (science juridique) et se contentent de
simples paraphrases (tafsir) et les "'urafa'" (détenteur de l'irfan, la gnose)
ou les "hukama'" (détenteur de la sagesse), c'est-à-dire les spirituels et les
théosophes mystiques qui scrutent le texte et en proposent des interprétations
variées (ta'wil), voyant dans le texte des symboles dont il faut donner la clé.
La révélation divine a été dispensée aux peuples du Livre (Ahl al-Kitab) par
l'intermédiaire des prophètes-envoyés (nabi mursal, à la fois nabi et rasul).
Ceux-ci n'ont toutefois pas dévoilé le sens profond de ces révélations et notamment
du Coran qui doit donc être interprété. Cette tâche est dévolue après la mort
de Muhammad, le dernier nabi, à sa descendance, aux gens de la maison (Ahl al
Bayt, en persan Ahl al Bayt-i-Rasul). Ils sont douze pour le chiisme duodécimain,
auxquels il faut ajouter Fatima, origine de leur lignée. Avec Muhammad, ils
forment le plérôme originel des quatorze immaculés ('Ismat signifie immaculé
et infaillible). Ce sont les Awliya (amis, saints) détenteurs de la walayat
(dusti en persan), l'amitié divine qui leur confère le pouvoir de connaître
et révéler le sens caché de la révélation coranique. La walayat n'est toutefois
pas entièrement réalisée, elle ne le sera qu'au moment où l'Imam caché se relèvera.
Selon la tradition remontant au Ve Imam (Muhammad al-Baqir), toute connaissance
procède de la triple attestation:
- la shahadat: témoignage de l'unicité divine,
- la nubuwwat: le pouvoir prophétique,
- la walayat: le pouvoir herméneutique.
Lorsque Dieu reçut l'allégeance (mithaq) des anges, tous les anges supérieurs
du Trône, les anges du Voile et les anges inférieurs (mala'ika) se prosternèrent
devant l'Adam céleste, l'Insan kamil (équivalant du logos chrétien), prototype
de l'Adam terrestre et proclamèrent:
- la rububiyyat de Dieu envers lui-même,
- la nubuwwat envers Muhammad,
- la walayat envers 'Ali.
Pour les soufis sunnites, les Pôles (qutb) de référence étaient les prophètes
du passé avec Muhammad comme le Pôle des pôles. Chez les chiites, les pôles
sont les Imams. Mais beaucoup de penseurs chiites, comme d'ailleurs beaucoup
de soufis, crurent avoir atteint les degrés supérieurs de la connaissance, sans
toutefois prétendre à l'infaillibilité des Imams ou des Prophètes, et furent
à leur tour des pôles dans les différentes écoles initiatiques.
Il faut souligner que les penseurs chiites, qu'ils soient duodécimains ou septimains,
ne rejettent pas le sens exotérique. Il y a lieu d'établir un équilibre entre
les deux approches, car le Prophète, auteur du sens exotérique (zahir) et l'Imam,
révélateur du sens ésotérique (batin) sont deux flambeaux issus d'une seule
et même Lumière. Le batin ne peut exister sans le zahir et le symbolisé (manthul)
ne peut se manifester que dans le symbole (mathal). Cet équilibre que professait
tout particulièrement le VIe Imam (Ja'far as-Sadiq) n'a pas toujours été maintenu.
Selon lui, la gnose (haqiqat, vérité intérieure) qui amène la vérité spirituelle,
n'autorise pas à laisser tomber l'accomplissement des rites. Sinon, c'est ouvrir
la voie au libertinage spirituel. Lorsque la doctrine religieuse est associée
au pouvoir, elle a tendance à privilégier l'aspect juridique, donc le sens exotérique,
indispensable au maintien du pouvoir. Cela engendre la réaction opposée qui
consiste à laisser libre cours à la compréhension ésotérique en l'affranchissant
de toute emprise du pouvoir. Le chiisme duodécimain eut à connaître cette crise
dès que le chiisme fut déclaré, au début du XVIe siècle, religion d'état par
le Shah Isma'il, fondateur de la dynastie safavide. La même situation paradoxale
avait été vécue par les septimains (les ismaéliens) à la suite de la création
de l'empire fatimide au Xe siècle.
Ces fondements de la pensée chiite se retrouvent dans chacun des grands maîtres
de la spiritualité chiite avec leur particularisme, souvent fait d'une synthèse
avec des influences extérieures à l'islam:
- l'hellénisme platonicien et la spiritualité zoroastrienne chez Suhrawardi,
le Shaykh al-Ishraq (le maître de la Lumière), au XIIe siècle,
- l'évocation de l'amour profane (voire érotique), symbole de l'amour divin
chez Ruzbehan, au XIIe siècle.
- l'essai de synthèse avec le soufisme originel chez Siyyid Haydar Amuli au
XIVe siècle.
- l'hermétisme chez Mulla Sadra Shirazi au XVIIe siècle.
D. Les Grands Penseurs chiites
* Kulayni :
Pendant toute la période qui s'étend de la mort de Muhammad (632) jusqu'à la
disparition du dernier Bab, lien vivant avec l'Imam caché, c'est-à-dire la fin
de l'occultation mineure (941), les traditions se rapportant aux dires des Imams
se sont accumulées. Vers la fin de cette époque Muhammad ibn Ya'qub Kulayni
s'occupa, pendant une vingtaine d'années à recueillir les milliers de hadith
remontant à l'un ou l'autre des Imams par des chaînes de transmission plus ou
moins sûres, dans un ouvrage appelé al-kafi (le livre qui suffit) sur base de
recueils partiels plus anciens dont beaucoup ont été détruits au temps de la
persécution.
* Maglisi :
Un grand théologien iranien de l'époque safavide, Muhammad Baqir Maglisi (+1698/99)
recueillit ces hadiths dans un corpus qui, dans l'ancienne édition, comporte
26 tomes en 14 grands volumes. C'est une véritable encyclopédie de la sunna
intégrale du chiisme duodécimain. Elle englobe non seulement la prophétologie
et l'imamologie, mais aussi la cosmologie, l'anthropologie et l'eschatologie,
ainsi que toutes les explications relatives au rituel et à la pratique de la
shari'a.
L'ensemble de ces traditions constitue le matériau sur lequel travaillèrent
les Maîtres spirituels des XIIe, XIVe et XVIIe siècles.
* Shihabu'd-Din Yahya Suhravardi (1155--1191) :
Suhravardi vint tout jeune étudier en Azerbaïdjan, avant de se rendre à Isfahan,
où il prit contact avec la tradition avicénienne. Il fréquenta aussi des communautés
soufies au cours d'une vie itinérante et finit par se fixer à Alep où il eut
comme ami le gouverneur Al-Malik al-Zahir, un fils du Sultan Salahu'd-Din (Saladin).
Il semble que Suhravardi ne s'en tint pas à la taqiyih lors de disputes véhémentes
avec les fuqaha' qui l'accusèrent d'infidélité (kafir), capable de corrompre
non seulement le fils du Sultan mais le pays tout entier. Il fut exécuté à Alep,
le 29 juillet 1191, à l'âge de 36 ans environ, sur ordre du Sultan.
L'influence d'Aristote avait été importante, surtout grâce à Ibn Sina (Avicenne)
en Andalousie et dans tout le Moyen-Orient. Suhravardi, sans doute déjà formé
à la théosophie chiite, tant par la prophétologie que par l'imamologie, réagit
en philosophe et contribua à métamorphoser l'avicennisme en une "philosophie
orientale", d'où le nom de Ishraq qui signifie "lumière du matin, de l'Orient".
Il nous confie dans l'une de ses oeuvres, la soudaine illumination qui lui révéla
les sources de la sagesse de l'ancienne Perse. Dès lors, son projet fut de montrer
que ces sources à la fois hellénistiques et zoroastriennes sont la préfiguration
de la spiritualité des Imams. Il suffit de découvrir celle-ci par le ta'wil
qui révèle le sens caché du prophétisme antérieur à l'islam et cela grâce à
la walayat. Cette walayat devient en quelque sorte une nouvelle prophétie, mais
une prophétie secrète (nubuwwat batiniya).
L'oeuvre de Suhravardi comporte de nombreux traités en arabe et en persan, qui
culminent dans le "Livre de la théosophie orientale (Kitab Hikmat al-Ishraq)".
On peut résumer toute la pensée de Suhravardi en quelques phrases. Il ne fait
pas de distinction entre l'Ishraq, orient comme moment du lever du jour et donc
illumination matinale et le mathriq, le pays situé à l'Orient. La philosophie
de l'Ishraq est à la fois la philosophie des gens vivant en Orient et celle
des "Lumières angéliques" se levant sur l'âme. Cette notion, Suhravardi la trouve
chez certains sages de la Perse antique, pas chez les Mages qui professent un
dualisme radical, mais chez Zoroastre, par exemple, qui n'est pas un Mage, mais
un de ces Sages du Mazdéisme primitif pour qui existe un principe unique de
la Lumière que les Ténèbres viennent obscurcir. Zoroastre est donc un prophète
de l'Unique. La Lumière de Gloire mazdéenne (Xvarnah) est pour Suharavardi "la
source orientale". Xvarnah a été traduit en arabe par Baha.
Les descriptions du Xvarnah de Zoroastre sont intéressantes. "Tantôt le Xvarnah
descend sous l'apparence d'une Flamme issue de la Lumière infinie et pénètre
dans la mère de Zoroastre dès la naissance de celui-ci. Tantôt la Fraverti (entité
céleste) de Zoroastre et son Xvarnah s'unissent pour constituer l'enfant Zoroastre,
ou bien sont déposés par les Amahraspands (Archanges) dans quelque substance
terrestre (le hóm, le lait) dont se nourriront ses parents. Plus tard, le même
Xvarnah est gardé dans les eaux du lac Kansaoya, d'où émerge la montagne des
aurores. À la fin de notre cycle ou aiôn, une jeune fille pénétrera dans les
eaux du Lac mystique et la Lumière de Gloire immanera à son corps. Elle concevra
celui qui doit dompter tous les maléfices des démons et des hommes. La Lumière
primordiale, transmise par la médiation des archanges, réapparaîtra en la personne
du futur Saoshyant à la fin de notre aiôn. Dans ce mythe apparaît aussi la figure
de Kay Khosraw, figure dominante et ultime de la dynastie des Kayanides - dynastie
mythique ayant précédé la venue de Zoroastre -, qui sera transporté en ravissement
jusqu'au château et y restera en occultation pour figurer parmi les compagnons
du Saoshyant lorsque celui-ci apparaîtra. Le livre de référence est, pour Suhravardi,
le Shah-Nameh (Livre des Rois, geste héroïque de l'ancien Iran) de Firdawsi
(Xe siècle).
Pour Suhrawardi, ces récits sont une préfiguration de l'occultation des Imams.
Il développa ce thème dans des récits mythiques (Romans d'initiation comme par
exemple "Le Récit de l'Oiseau", "Le Bruissement des ailes de Gabriel", "L'Archange
empourpré", "La langue des fourmis" ou "L'incantation de la Simurgh"). Dans
ces récits, Suhravardi évoque son propre cheminement intérieur à travers des
lieux qui n'appartiennent pas à l'histoire, mais qui jalonnent sa propre métahistoire.
Son âme se souvient de son origine et vit son avenir et son présent dans ce
monde imaginal qu'est le Malakut.
Suhravardi eut un nombre important de disciples, connus sous le nom de Ishraqiyun.
* Ruzbehan Baqli Shirazi (1128-1209) :
Il est un véritable chantre de l'amour. Repoussant l'ascétisme des soufis antérieurs
qui opposent l'amour divin à l'amour humain, il considère ceux-ci comme deux
formes d'un même amour. Le Jasmin des fidèles d'amour expose le sens prophétique
de la beauté - Muhammad étant le prophète de la beauté. Majnun au paroxysme
de son amour pour Layla, devient le "miroir de Dieu". C'est Dieu même qui, par
le regard de l'amant, contemple dans l'aimée son propre visage éternel. Dieu,
le Trésor caché, aspire à être connu et crée le monde et ses créatures afin
d'être connu. Dieu en se révélant et en créant l'Esprit, source des individualités
spirituelles préexistantes, n'est plus identique à lui-même, il a créé un autre
que lui pour le contempler. C'est le premier voile. Pour se reprendre à soi-même,
Dieu détourne l'Esprit de le contempler et renvoie sa créature à la contemplation
d'elle-même. C'est le second voile. Pour surmonter cette épreuve du voile qui
est le sens même de la création et de la descente des Esprits dans le monde,
il faut que le mystique découvre que la connaissance de soi est le regard dont
Dieu se contemple. Alors le voile devient miroir car en réalité Dieu, depuis
toute éternité, n'a jamais contemplé d'autre que lui-même. Ruzbehan est le précurseur
des grands poètes persans, comme Hafiz.
* Faridu'd-Din al-'Attar de Neyshapour (1120-1230 ou 1235) :
Il est un des plus grand poètes mystiques de l'Iran, auteur d'une quinzaine
d'épopées, comme:
- Ilahi-Nameh, le Livre divin
- Mantiq at-Tayr, le Langage des oiseaux
Dans ce merveilleux poème, les pèlerins mystiques, les oiseaux, sont partis
par milliers ; ils ont voyagé des années et des années, franchissant les sommets
et les abîmes. Presque tous disparaissent au cours d'épisodes dramatiques. Seul
un petit nombre, trente au total, parvient au but sublime, en présence du mystérieux
oiseau Simurgh, symbole de la divinité lointaine (Simurgh est la forme persane
de l'avesta, Saena meregha). Au terme de leur longue et douloureuse quête, voici
donc que Simurgh est le miroir révélant aux trente oiseaux survivants le mystère
de leur être. Lorsqu'ils tournent leur regard vers Simurgh, c'est Simurgh qu'ils
voient. Lorsqu'ils tournent leur regard vers eux-mêmes, c'est Si-murgh (littéralement,
trente oiseaux) qu'ils contemplent. Simurgh et Si-murgh sont donc une seule
et même réalité. C'est l'identité dans la différence ou la différence dans l'identité.
-Musibat-Nameh, le Livre de l'épreuve. Ce dernier livre est essentiellement
le récit du voyage de l'âme à travers quarante stations, correspondant aux quarante
jours de retraite, pour trouver le remède à la douleur qui ravage le coeur d'un
exilé. Le voyageur implore le secours des quatre archanges, se transporte jusqu'au
Ciel des Fixes, puis à la "Table préservée (âme du monde)", puis au Kalam (l'Intelligence),
au paradis, à l'enfer, au ciel, au Soleil, à la lune etc. sans jamais être satisfait.
Enfin il arrive à la station du coeur et à celle de l'âme où il est dit: "Tu
as en vain parcouru tout l'univers... ce que tu as cherché est en toi et tu
es toi-même l'obstacle qui t'en sépare". Jusque-là le voyageur a voyagé vers
Dieu, désormais, il voyagera en Dieu.
On lui doit aussi un immense recueil de pièces en persan, où nous retrouvons
l'utilisation d'images tirées du mazdéisme zoroastrien de l'ancienne Perse.
* Mir Damad (+1631-1632) :
Fondateur de l'école d'Isfahan et auteur de nombreux livres, connus surtout
par les commentaires de ses élèves. Dans le Kitabu'l-Ufuq al-Mubin (le Livre
de l'horizon suprême), Mir Damad disserte sur le dilemme de la cosmologie. Dans
un monde ab aeterno, comment concevoir un monde qui se met à naître dans le
temps sans qu'il y ait déjà du temps ? Entre l'éternellement advenu et l'événement
advenant, il cherche une issue dans l'idée d'un éternellement advenant, événement
éternellement nouveau, débouchant sur un "temps imaginaire" qui suscitera d'ardentes
polémiques.
Sa réputation est celle d'un philosophe particulièrement abscons. Lorsqu'à sa
mort, il se présenta devant les anges Nakir et Munkir qui lui posent la question
traditionnelle: "Quelle est ta foi ? Quel est ton Dieu ?" Il répond "l'Élément
des Éléments", ce qui laissa les deux anges stupéfaits. Ils s'empressèrent d'en
référer au Seigneur Dieu qui leur dit: "Oui, je sais. Toute sa vie, il a tenu
des propos de ce genre auxquels je n'ai moi-même rien compris. Mais c'est un
homme droit et inoffensif. Il est digne d'entrer dans le paradis".
* Sadru'd-Din Muhammad ibn Ibrahim (1571-1572 - 1640-1641), plus connu sous
le nom de Mulla Sadra Shirazi :
Il est le plus célèbre des élèves de Mir Damad. Il donna à la philosophie de
l'Ishraq de Suhravardi toute sa dimension. La sagesse "orientale (hikmat ishraqiya)"
selon Corbin, est une sagesse divine, une hikmat ilahiya, terme qui est l'équivalent
du grec théosophia.. Elle guide l'adepte depuis la connaissance abstraite du
philosophe, celle qui est la connaissance des choses par l'intermédiaire d'une
forme, d'un concept -une connaissance représentative -, pour le conduire à la
vision directe, à l'illumination d'une présence qui se lève à l'Orient de l'âme.
Mulla Sadra a recueilli le fruit de tous ses travaux, de ses recherches et de
ses méditations dans une oeuvre célèbre qu'il a intitulée "Les quatre voyages
spirituels (Kitab al-Afsar al-Arba'a al-'qliya)".
Le premier de ces voyages commence dans le monde créaturel et aboutit à Dieu
(mina'l-khalq ila'l-Haqq). On y discute des problèmes de la composition des
êtres, toute la physique, la matière et la forme, la substance et l'accident.
Au terme de ce voyage, le pèlerin s'est exhaussé jusqu'au plan suprasensible
des réalités divines.
Le second voyage est à partir de Dieu, en Dieu et par Dieu (fi'l-Haqq bi'l Haqq).
Le pèlerin ne quitte pas le plan métaphysique ; il est initié aux Ilahiyat:
les problèmes de l'Essence divine, des Noms divins et des Attributs divins.
Le troisième voyage opère un parcours mental qui est l'inverse du premier ;
il "redescend" de Dieu jusqu'au monde créaturel, mais "avec Dieu" ou "par Dieu"
(mina'l-Haqq ila'l-khalq bi'l-Haqq). Ce voyage suit l'ordre de la procession
des êtres à partir de la Lumière des Lumières ; il initie à la connaissance
des Intelligences hiérarchiques, à la multitude des univers suprasensibles dont
les plans se superposent à celui du monde physique de la perception sensible.
C'est toute la cosmogonie et l'angélologie.
Le quatrième voyage s'accomplit "avec Dieu" ou "par Dieu" dans le monde créaturel
(bi'l-haqq fi'l-khalq). Il initie essentiellement à la connaissance de l'âme,
c'est-à-dire à la connaissance de soi ; celui qui connaît son âme connaît son
Seigneur. C'est enfin le "grand Retour", la perspective des mondes illimités
qui s'offrent à l'homme au seuil de la mort.
On lui doit également un long commentaire de l'oeuvre de Kulayni afin de trouver
la "voie droite" qui se situe entre le littéralisme de la religion légataire
et le rationalisme négateur. La Révélation coranique est la lumière qui fait
voir, mais elle ne peut faire voir que si l'enseignement des Imams lève le voile
de l'apparence littérale qui la recouvre.
Mulla Sadra prend le contre-pied de ses prédécesseurs, Farabi, Avicenne, Suhrawardi
qui professaient la métaphysique des "essences". Pour eux, une essence -une
quiddité, mahiyat - est ce qu'elle est immuablement. Toute existence n'y ajoute
rien et n'en est pas constitutive. Mulla Sadra inverse la perspective. Aucune
essence n'est antérieure à son acte d'exister et n'est qu'en fonction de l'intensité
de cet acte qui peut se situer à tous les degrés de l'échelle de l'être, depuis
celui de l'existence mentale jusqu'aux degrés d'existence extra-mentale, sensible,
imaginale, intelligible.
E. Conclusion
Ces quelques lignes sur quelques-uns des penseurs persans, montrent combien
ceux-ci ont laissé libre cours à leur imagination et l'on se demande s'il s'agit
de visions réelles et de connaissances objectives ou s'il s'agit de spéculations
qui n'ont qu'un lointain rapport avec la réalité.
VI. La foi baha'ie et l'islam
La foi baha'ie reconnaît en Muhammad un messager divin authentique et considère
donc que la religion musulmane trouve son origine dans une véritable révélation
divine.
"Que la louage et la paix soient sur lui (Muhammad) dont la venue a rayonné
le visage de Batha (La Mecque) et dont le vêtement a répandu la fragrance de
ses douces saveurs sur l'humanité tout entière.... Grâce à eux (Muhammad, sa
famille et ses compagnons), la religion de Dieu fut fermement établie parmi
ses créatures et son nom fut magnifié parmi ses serviteurs [92]."
Dans le Livre de la certitude, Baha'u'llah appelle Muhammad: "Messager de Dieu,
Essence de véracité, Beauté immortelle, Lumière divine". Il décrit longuement
ses épreuves et ses souffrances aux mains de ses ennemis, comme ce fut le cas
de tous les prophètes avant lui.
Lorsqu'il vint en Occident et s'adressa plus particulièrement à un auditoire
chrétien, Abdu'l-Baha à son tour évoqua la grandeur de la personne et de l'oeuvre
de Muhammad.
Quant à Shoghi Effendi, il rappelle que notre civilisation dite occidentale
doit beaucoup à la redécouverte des philosophes anciens grâce aux arabo-musulmans.
C'est ce renouveau qui est la cause de la Renaissance en Europe.
La foi baha'ie et l'islam ont beaucoup d'enseignements en commun:
1. L'unicité d'un Dieu transcendant qui ne peut avoir ni pair ni partenaire
et est le créateur de tout ce qui est dans le monde contingent. Ce Dieu est
absolu, c'est-à-dire qu'il n'a pas de cause, ce qui est symbolisé par la phrase
"Il fait ce qu'il veut". En découlent les idées de Toute-Puissance et d'Omniscience
du Divin.
2. Si Dieu est inconnaissable dans son essence, il s'est fait connaître
par des messagers qui se sont succédé.
3. La vraie religion est le fondement éthique et moral de toute civilisation.
4. La double nature de l'Homme et la destinée de sa réalité spirituelle
dans le monde de l'au-delà
A. La transcendance de Dieu et l'unité
de ses envoyés
a. La transcendance de Dieu
Le Coran affirme "qu'il n'est d'autre divinité que Lui" (III, 18), "qu'il a
créé les cieux et la terre et qu'il a pouvoir sur toutes choses" (IIIV, 1),
"qu'il a connaissance de toutes choses" (V, 100).
Les écrits baha'is confirment ces affirmations, mais rendent leur symbolisme
plus explicite: "De toute éternité, Dieu fut un dans son essence, un dans ses
attributs, un dans ses oeuvres.... Son essence est incommensurablement exaltée
au-dessus des descriptions que peuvent faire de lui ses créatures" [93].
"Pour ce qui est de ta question concernant l'origine de la création, tiens pour
certain que la création de Dieu a existé de toute éternité et qu'elle ne cessera
jamais d'exister... Le nom de Dieu, le Créateur, postule l'existence d'une création
de même que son titre, le Seigneur des hommes, implique l'existence de serviteurs"
[94].
"En vérité, je te le dis, la création de Dieu embrasse des mondes indépendants
de ce monde, et des créatures différentes des créatures dudit monde. Dans chacun
de ces mondes et pour chacun d'eux, le Tout-Puissant a établi un ordre de choses
que nul ne peut sonder que lui, l'Omniscient, le Très-Sage" [95].
b. Dieu s'est fait connaître par ses messagers
"Nous avons donné le livre de la loi à Moïse, et nous l'avons fait suivre par
d'autres envoyés ; nous avons accordé à Jésus, fils de Marie, des signes manifestes
(de sa mission), et nous l'avons fortifié par l'esprit de sainteté" (Coran II,
81).
"Je suis l'apôtre de Dieu, disait Jésus, fils de Marie, à son peuple. Je viens
confirmer le Livre qui m'a précédé, et vous annoncer la venue du prophète qui
me suivra, et dont le nom est Ahmad" (Coran LXI, 6).
"Ô Salman, la porte de la connaissance de l'Eternel a toujours été fermée et
restera à jamais fermée à la face des hommes... Toutefois, en gage de sa miséricorde
et en signe de sa tendre bonté, il a manifesté aux hommes les étoiles du matin
de sa direction divine, les symboles de sa divine unité, et il a voulu que la
science de ces êtres sanctifiés soit identique à sa propre science" [96].
* Ces messagers ont toujours rencontré l'hostilité de leurs contemporains:
"Nous envoyâmes successivement des apôtres. Chaque fois qu'un envoyé se présenta
devant son peuple, celui-ci le traita d'imposteur" (Coran XXIII, 46).
"Nous avons accepté le pacte des enfants d'Israël et nous leur avons envoyé
des prophètes ; toutes les fois que les prophètes leur annonçaient les vérités
que rejetaient leurs penchants, ils accusaient les uns d'imposture et assassinaient
les autres" (Coran V, 74).
"Toutes les fois que s'ouvrirent les portes de la grâce, que les nuages de la
bonté divine plurent sur l'humanité et que la lumière de l'invisible brilla
à l'horizon de la puissance céleste, tous le renièrent et se détournèrent de
sa face" [97].
La foi baha'ie comme l'islam enseigne donc le principe de révélations successives.
Mais l'islam a introduit par son interprétation d'un verset coranique l'idée
d'une finalité, comme les chrétiens et les juifs l'avaient fait auparavant dans
l'interprétation de leurs propres écritures.
Pour les juifs, en effet, l'attente du Messie de la fin des temps est toujours
en cours et la porte par laquelle il entrera dans la ville est toujours murée
à Jérusalem. Quant aux chrétiens, l'attente de ce Messie a été découragée par
l'Église alors qu'elle est la quintessence du christianisme selon Teillard de
Chardin.
Pour les musulmans, un verset du Coran les empêche d'accepter qu'il puisse y
avoir une autre révélation après celle de Muhammad. Muhammad n'est le père d'aucun
de vous. Il est l'envoyé de Dieu et le sceau des prophètes (Coran XXXIII, 38).
Nous avons vu dans le chapitre sur la doctrine, les interprétations des musulmans
eux-mêmes concernant ce verset. Baha'u'llah fait référence à cette notion coranique
ainsi qu'aux hadiths qui s'y rapportent dans ses écrits, notamment dans le Livre
de la certitude.
* L'Unité des messagers de Dieu :
Pour Baha'u'llah, la mention "sceau des prophètes" ne doit pas être uniquement
interprétée comme "le dernier prophète" mais aussi dans le sens de l'unité fondamentale
qui existe entre tous les messagers de Dieu, notion qui se trouve présente dans
le Coran lui-même et dans les traditions (hadith). "En vertu de la loi de Dieu,
telle qu'elle a été antérieurement, Tu ne trouveras point de variation dans
la loi de Dieu" (Coran XLVIII, 23). "C'est la voie qu'ont suivie nos apôtres
envoyés avant toi. Tu ne saurais trouver de changement dans nos voies" (Coran
XVII, 79). "J'étais le sceau des prophètes en présence de Dieu, alors qu'Adam
n'était encore qu'une motte d'argile" (Ibn Kathir, Tafsir al-Qur'an). "Je suis
le dernier prophète et ma mosquée est la dernière mosquée" (Sahih, Kitab al-Hajj).
"Muhammad est le sceau des prophètes et je suis le sceau de (ses) successeurs"
(hadith de 'Ali, Majlisi, Bihar al Anwar).
"Quand bien même chacune (les Manifestations de Dieu) dirait: "Je suis le Sceau
des prophètes" cela est également incontestable, car elles n'ont toutes qu'une
identité, une âme, un esprit, un corps, une cause ; et elles sont toutes l'Apparition
de l'Origine et de la Fin, de l'Alpha et de l'Oméga, du Visible et de l'Invisible,
de l'Esprit de tous les Esprits et de l'Essence des Essences éternelles" [98].
"Telles sont les conditions dans lesquelles les Prophètes nous ont manifesté
leur autorité, en apparaissant parmi nous ; et leurs paroles, chaque fois, ont
été la conséquence de leur mission, du monde du commandement au monde de la
création. Lorsqu'ils prononcent les mots de Divinité (Uluhiyyat), d'Autorité
(Rububiyyat), de Prophétie (Nubuwwat), de Messager, d'Apôtre (Risalat), de Maître
(Wilayat), de Protecteur (Imamat), de Servitude ('Ubudiyyat), ils doivent être
crus et leurs paroles ne peuvent être mises en doute" [99].
"Car tous attirent les hommes à l'unité de Dieu, et leur donnent les Bonnes
Nouvelles de la Miséricorde infinie ; tous ils ont endossé la robe glorieuse
du prophétisme. C'est ce qu'a dit Muhammad: "Je suis tous les prophètes" et
aussi "Je suis Adam, Noé, Moïse, Jésus". Les mêmes paroles soulignant l'identité
essentielle de ces Messagers de l'Unité ont été prononcées par 'Ali, par toutes
les Sources des paroles éternelles, et par tous les Trésors de perles sans pareilles
qui sont l'Émanation des Commandements et les Aurores des Causes, et qui sont
au-dessus de toute classification ; "Notre cause est une", dit la Tradition.
Et de même que la Cause est une, les Manifestations qui en sont les interprètes
sont unes et identiques. Les Imams ont dit: "Notre commencement, notre milieu,
notre fin, tout est Muhammad"" [100].
c. La diversité des Messagers de Dieu
"Il y a deux façons différentes de considérer les Soleils qui surgissent des
divins Horizons: l'une... consiste à voir en eux l'Unité incomparable... L'autre
a trait au contraire à leur diversité. Dans ce second cas, nous considérons
les Prophètes comme limités par leur création, comme enfermés dans les frontières
de l'humanité ; chaque Manifestation possède une individualité propre, a une
mission spéciale, une apparition prédestinée, et des limites fixées" [101].
"Envisagées sous le rapport de leur diversité, de leur limitation, de leur incarnation
dans le monde, les Manifestations font preuve d'un dévouement, d'une abnégation,
d'une renonciation sans égales, ainsi que dit Muhammad: Je suis le serviteur
de Dieu, et je ne suis qu'un être humain comme vous" [102]
d. Muhammad: le Dernier messager
Baha'u'llah ne conteste pas que le verset "Muhammad est le sceau des prophètes"
puisse être interprété comme "le dernier messager" (Khatim au lieu de Khatam).
Mais il faut que cette interprétation ne soit pas en contradiction avec les
versets du Coran et les nombreuses traditions qui concernent le temps fixé pour
la Révélation coranique et la venue d'autres révélations. Avant d'aborder cette
question, voyons l'interprétation que donne Baha'u'llah à cette notion de "dernier
messager". Elle est liée à l'attente eschatologique de l'islam.
En effet, le Coran annonce que la révélation de Muhammad sera suivie de la résurrection
générale et du jugement dernier. "La trompette sonnera, et toutes les créatures
des cieux et de la terre expireront, excepté celles dont Dieu disposera autrement,
la trompette sonnera une seconde fois, et voilà que tous les êtres se dresseront
et attendront l'arrêt" (Coran XXXIX, 68). "Un jour, le premier son de la trompette
ébranlera tout. Un autre suivra" (Coran LXXIX, 6-7).
La sourate XXXIX nous décrit la vision de cette fin des temps. Après l'appel
de la première trompette, les hommes ressuscités seront jugés, les bons récompensés
et les méchants punis. Lors de l'appel de la deuxième trompette, les saints
et les prophètes réapparaîtront et la terre resplendira de la lumière de Dieu,
ce qui implique, selon le Coran et la Tradition, la vision de Dieu lui-même.
"Peut-être finirez-vous par croire fortement qu'un jour, vous verrez votre Seigneur"
(Coran XVIII, 2). "Vous verrez votre Seigneur au Jour de la résurrection comme
vous voyez (la pleine lune) et vous n'aurez aucune difficulté à le voir" (al-Bukhari,
Muslim, Ibn Hanbal).
Or le Coran et les traditions enseignent que Dieu est à jamais invisible et
incompréhensible. "La vue ne saurait l'atteindre ; lui, il atteint la vue, le
Subtil, l'Instruit" (Coran VI, 103). Pour éviter cette contradiction, il faut
nécessairement admettre que l'allusion à la vision de Dieu ne peut être qu'une
métaphore annonçant un nouveau "miroir" (une nouvelle Manifestation) capable
de refléter parfaitement cette Lumière de Dieu et donc de représenter le Divin
dans le monde de la création.
Dans le Livre de la certitude [103],
Baha'u'llah nous donne la signification des termes "résurrection" et "jugement"
ainsi d'ailleurs que l'allusion au "ciel", aux "nuages" et aux "anges". Ces
mots signifient la venue d'une nouvelle révélation qui est un renouvellement
de la révélation précédente, donc une résurrection, et un jugement pour l'humanité,
selon qu'elle se montre capable de recevoir la nouvelle révélation ou qu'elle
la rejette.
Le "ciel" est le symbole d'une nouvelle religion car toute religion vient du
ciel et "les nuages" sont les dogmes, les superstitions, les changements de
lois et de coutumes qui empêchent les hommes d'accepter la nouvelle révélation.
Mais la révélation coranique précède un jugement spécial dans l'histoire de
l'humanité, un jugement qualifié de dernier et une résurrection particulière:
la grande résurrection. Les docteurs de l'islam ont interprété cela comme la
fin et l'anéantissement de notre monde pour faire place à une vie au paradis
pour les justes ou en enfer pour les infidèles.
Cela ne diffère pas de l'interprétation juive dans son attente du Messie de
la fin des temps ou de l'interprétation chrétienne dans son attente de la seconde
venue du Fils de l'homme. De telles interprétations contredisent cependant d'autres
passages des textes sacrés, qu'ils soient juifs, chrétiens ou musulmans.
Le Nouveau Testament fait nettement allusion à un autre consolateur que Jésus
doit envoyer (Évangile de Jean) et aux trois malheurs qui doivent survenir avant
la fin des temps (Apocalypse de Jean). Pour les musulmans, le nouveau consolateur
(le Paraclet) n'est autre que Muhammad, sous son nom Ahmad. "Je suis l'apôtre
de Dieu, disait Jésus, fils de Marie, à son peuple. Je viens confirmer le Livre
qui m'a précédé, et vous annoncer la venue du prophète qui me suivra, et dont
le nom est Ahma"d (Coran LXI, 6).
Pour Baha'u'llah, le "jugement dernier", la "résurrection de la fin des temps"
ne signifient pas la dernière révélation mais l'annonce d'une révélation d'une
dimension non égalée par les révélations précédentes, qu'il appelle la grande
Annonce (an naba' al-A'zam).
"Contemple de ton oeil interne la chaîne des manifestations successives qui
relient la manifestation d'Adam à celle du Bab... La mesure de la révélation
à laquelle chacune d'entre elles s'est identifiée avait été préordonnée de manière
précise... Et quand ce processus de révélation progressive eut atteint son point
culminant avec le stade où devait être dévoilée aux yeux des hommes sa très
sacrée et très sublime Figure qu'aucune autre n'égale... il décida de se cacher
sous mille voiles... Et quand enfin le temps du secret fut révolu, Nous fîmes
apparaître, encore qu'enveloppée d'une myriade de voiles, une infinitésimale
lueur de la gloire resplendissante qui rayonnait de la face de l'Adolescent...
Il a en vérité manifesté une gloire dont la création n'avait jamais encore été
témoin, car il s'est levé pour proclamer en personne sa cause devant tous ceux
qui sont dans le ciel et sur la terre" [104].
Ce passage fondamental dans la doctrine baha'ie, est interprété par 'Abdu'l-Baha
et par Shoghi Effendi. Les révélations allant d'Adam au Bab concernent une première
partie (cycle adamique) du cycle universel, au terme duquel apparaît la Manifestation
universelle du cycle universel (une tranche d'humanité s'étendant sur des centaines
de milliers d'années) inaugurant la seconde partie du cycle (cycle d'accomplissement)
qui comprendra de nombreuses révélations pour libérer toutes les potentialités
contenues dans la révélation centrale. Muhammad est donc bien le dernier prophète
du cycle adamique.
Baha'u'llah se proclame cette Manifestation universelle, attendue par toutes
les révélations précédentes y compris la révélation coranique: "Nous percevons
l'arôme du jour où Celui qui est le Désir de toutes les nations a répandu sur
les royaumes de l'invisible et du visible la splendeur de la lumière de ses
noms les plus excellents... Celui qui était caché aux yeux des hommes est révélé
et il est investi du pouvoir et de la souveraineté... Voici le jour où plus
rien ne peut être vu que la splendeur de la lumière qui rayonne de la face de
ton Seigneur, le Clément, le Généreux. En vérité, sur notre ordre irrésistible
et souverain, toutes les âmes ont expiré, et Nous avons appelé à l'être une
création nouvelle en gage de notre grâce envers les hommes" [105].
Pour le judaïsme, la fin des temps verra l'apparition du Messie qui fera triompher
la loi de Dieu et ressusciter tous les disparus. Pour le christianisme, le Fils
de l'homme viendra une seconde fois pour juger le monde et faire triompher la
justice lors d'un dernier jugement. Pour l'islam, les justes ressuscités lors
du dernier jour contempleront la face de Dieu qui seule subsistera alors que
tout le reste sera anéanti. Baha'u'llah fait allusion à ces notions dans le
passage cité ci-avant. Celui qui doit apparaître à la fin des temps est le Désiré
de toutes les nations. Il est resté caché aux yeux des hommes jusqu'au moment
de son apparition. Celle-ci représente la face même de Dieu, c'est pourquoi
les justes ressuscités pourront contempler cette face. La résurrection des justes
n'est cependant pas une résurrection physique des morts, la résurrection est
une résurrection spirituelle, le passage de l'incroyance à la foi. L'anéantissement
total dont parle le Coran n'est pas l'anéantissement du monde, mais symbolise
la subordination de toutes les valeurs à celles de la nouvelle révélation, car
si les âmes sont anéanties, c'est pour faire place à une nouvelle création.
B. Les prophéties coraniques concernant les
futurs messagers
Chaque révélation a une durée préétablie: À chaque communauté (umma) est un
terme (ajal) et quand vient son terme, elle ne peut (le) reculer ni (l')avancer
d'une heure (Coran, VII, 34). Il y a une communauté pour chaque messager: Chaque
communauté aura son Apôtre (Coran X, 47). L
a révélation coranique et la communauté qui en résulte ne peuvent échapper à
cette règle. Quant à la durée de la révélation coranique, elle est fixée à mille
années, selon le calendrier musulman. Il (Dieu) gouverne tout depuis le ciel
jusqu'à la terre, tout ; puis tout retournera à lui au jour dont la durée sera
de mille années selon votre comput (Coran XXXII, 4). Pour l'islam chiite, la
révélation n'est pas terminée avec le Coran, elle se continue par les interprétations
des Imams dont le dernier disparut en 260 de l'Hégire. La fin de la validité
de la révélation de Muhammad est donc prévue pour l'an 1260 de l'Hégire, soit
exactement l'année de la déclaration du Bab.
À ce moment apparaîtra un personnage concret: Ecoute ! Le jour où le Crieur
(al-munadi, celui qui appelle le peuple à la Foi) criera, d'un endroit proche,
le jour où ils entendront le Cri réellement ! Ce sera le jour de la résurrection
(Coran L, 41-42). L'insistance que nous trouvons dans le Coran sur le rejet
de tout prophète lorsqu'il apparaît, est comme un avertissement de Muhammad
pour les générations futures: S'Il (Dieu) veut, Il vous supprimera et, après
vous, Il vous remplacera par ce qu'Il voudra, comme Il vous a fait naître de
la descendance d'un autre peuple (Coran VI, 133).
En vérité, le Jour de la Décision a été fixé, (ce) jour où il sera soufflé dans
la trompe, en sorte que vous viendrez en groupes, (ce jour où) le ciel sera
ouvert et sera portes (béantes)... En vérité, la Géhenne (alors) sera guettant
(Coran LVII, 17-21). La sourate LXIX traite du rejet des messagers envoyés aux
Thamoud, aux Ads et aux Égyptiens et déclare: Quand il sera soufflé dans les
trompettes... en ce jour-là se produira l'Échéante [106]
et le ciel se fendra et sera béant... En vérité, cela est un avertissement pour
ceux qui craignent Dieu (Coran LXIX, 13-15-48).
C. L'authenticité des Écritures juives et
chrétiennes
"Parmi ceux qui pratiquent le judaïsme, sont ceux qui détournent le Discours
de ses sens et disent: "nous avons entendu et avons désobéi" ou bien, "Entends
sans qu'il te soit donné d'entendre"" (Coran IV, 48).
Ce verset a été interprété comme une preuve de la falsification de la Bible
par les juifs. La Tradition a étendu cette notion aux Évangiles en raison du
raisonnement suivant: Comme il y a quatre Évangiles qui diffèrent entre eux,
ils ne peuvent être authentiques. Si le texte reçu était vraiment ce que Jésus
a dit, il n'y aurait qu'un seul texte. Aussi le Coran apporte-t-il la correction
nécessaire à ces falsifications. La foi baha'ie ne partage pas ce point de vue.
Dans le Livre de la certitude, Baha'u'llah indique que le verset repris ci-dessus
a été révélé à la suite d'une circonstance particulière, lors de la victoire
de Muhammad sur les juifs à Khaybar. La punition de l'adultère par la mort,
prévue dans la Bible, aurait été abolie après la destruction de Jérusalem par
Nabuchodonosor et les Juifs de Khaybar n'appliquaient plus la peine de mort.
Pour Baha'u'llah, ce verset fait référence à l'interprétation des religieux.
"Ô peuples ignorants ! Vous attendez comme ceux qui vous ont précédés ont attendu
! Vous avez beau dire que leurs livres sont altérés et apocryphes, et qu'ils
ne viennent pas de Dieu, les paroles mêmes des Evangiles témoignent de leur
origine divine... Voilà une altération (le verset IV, 48) dont il s'agit et
cela ne signifie pas, comme le croient les faibles esprits, que tout ce qui,
dans la Bible ou l'Évangile, annonce Muhammad est apocryphe, et que le contraire
doit se trouver dans le texte original. Cette prétention serait aussi fausse
que ridicule: un homme qui croit dans un Livre révélé, peut-il l'altérer,...
Les véritables altérateurs sont bien les prêtres du Qur'an qui, de nos jours,
interprètent le Livre selon leur goût et leur bon plaisir" [107].
En ce qui concerne le verset "Ô croyants ! Pouvez-vous ambitionner que (ces
gens) croient avec vous, alors qu'une fraction parmi eux, qui entendait le Discours
d'Allah, le faussait ensuite, sciemment, après l'avoir compris" (Coran II, 70),
Baha'u'llah indique qu'il ne s'agit pas d'altérer le texte, mais d'en fausser
l'interprétation. "Dans ces versets, il s'agit de changer la signification de
la parole, et non de la supprimer, ainsi que peuvent le comprendre ceux qui
ont un entendement droit" [108].
Baha'u'llah s'en prend également à ceux qui écrivent des traités pour rejeter
le Prophète lorsqu'il apparaît et cite le Coran: "Malheur à ceux qui écrivent
l'Écriture de leurs mains, puis (qui) disent: "Ceci vient d'Allah, afin de le
troquer à faible prix !" Malheur à eux pour ce qu'ont écrit leurs mains" (Coran
II, 73). "Cette imprécation concerne les docteurs juifs qui ont écrit de nombreux
ouvrages pour renier Muhammad" [109],
ce que font d'ailleurs les savants musulmans pour rejeter le Bab et Baha'u'llah.
"Et de nos jours, que n'a-t-il pas été écrit contre cette Cause, par les prêtres
ignorants de notre temps" [110].
D. L'islam est la seule vraie religion
"Aujourd'hui, j'ai parachevé votre religion... J'agrée pour vous l'islam (Coran
V, 5) ; Quiconque recherche une religion autre que l'islam, (cela) ne sera pas
accepté de lui et il sera, dans la (Vie) dernière, parmi les perdants" (Coran
III, 85).
Ces versets sont évidemment interprétés par les musulmans comme une affirmation
que seule la religion fondée par Muhammad est la vraie religion. C'est méconnaître
les passages du Coran qui affirment que l'islam est la religion d'Abraham, de
Moïse et de Jésus tout autant que celle de Muhammad: "Nous croyons en Dieu,
(à) ce qu'Il a fait descendre sur Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob, et les (Douze)
Tribus, (à) ce qui a été donné à Moïse, Jésus et aux Prophètes, de (la part)
de leur Seigneur. Nous ne distinguons entre aucun d'eux et nous Lui sommes soumis
(muslim)" (Coran III, 84). Islam signifie soumission à Dieu et Muslim signifie
celui qui est soumis à Dieu. La vraie religion est donc celle qui prêche la
soumission à Dieu et pas uniquement la religion révélée par Muhammad.
La foi baha'ie est aussi une religion de la soumission à Dieu. Elle requiert
la reconnaissance de celui qui est envoyé comme messager pour le temps de la
fin et l'obéissance à ses commandements [111].
Elle demande aussi à ses adeptes de reconnaître comme authentiques les messagers
envoyés au monde avant Baha'u'llah, y compris Muhammad. Elle affirme toutefois
que les vérités révélées autrefois doivent être réaffirmées dans une dimension
nouvelle ouvrant les voies à une nouvelle civilisation, une civilisation qui
proclame l'unité du genre humain.
E. La loi révélée (shari'a)
La foi baha'ie confirme qu'une révélation a un temps fixé de sorte que la loi
qu'elle apporte devient caduque lors de l'apparition d'une nouvelle révélation.
Cela n'implique pas que les textes sacrés deviennent caducs et qu'on ne puisse
plus les lire pour rechercher leur inspiration spirituelle. Mais tout ce qui,
dans le Livre, est loi et tout ce qui a été ajouté par la tradition ou les écoles
juridiques en termes de loi est abrogé. Ce n'est toutefois pas la foi baha'ie
qui abroge la loi islamique. C'est la révélation du Bab, qui a eu cette fonction.
Quant à la foi baha'ie, elle abroge les lois instaurées par la révélation du
Bab ou les confirme en partie. La révélation future qui est prédite par Baha'u'llah,
après un terme d'au moins mille ans, fera de même en ce qui concerne les lois
baha'ies.
D'autre part, nous avons vu que la tendance qui a triomphé dans l'islam chiite,
est celle qui donne le droit aux religieux de décréter ce qui doit être fait
dans les cas où ce n'est pas prévu par le texte du Coran ou par la tradition
des Imams. Dans le sunnisme, des écoles juridiques ont réglé cette question
de manière différente, mais prévoyant souvent l'intervention de docteurs de
la loi.
En ce qui concerne la foi baha'ie, tout ce qui n'est pas prévu dans le Livre,
est du ressort d'assemblées élues démocratiquement, appelées Maison de justice.
"Puisque chaque jour un problème nouveau apparaît et qu'il existe pour chaque
problème une solution convenable, de telles affaires devraient être soumises
à la Maison de justice afin que ses membres agissent selon les besoins et les
nécessités du moment" [112].
Il est donc impossible qu'une caste ecclésiastique se forme dans la communauté
baha'ie comme cela a été le cas pour toutes les religions jusqu'à présent. La
communauté baha'ie restera donc une communauté de laïcs.
BIBLIOGRAPHIE DU CHAPITRE III
Abula' La Maudoudi: Comprendre l'islam, Islamic Foundation, 1973.
Afaqi Sabir: Proofs from the Holy Qur'an (concerning the advent of Baha'u'llah
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