DIEU PASSE PRES DE NOUS
Shoghi Effendi
Chapitre précédent
Retour au sommaireChapitre
suivant
1ère Période: Ministère du Bab (1844-1853) [...] Page 59 La foi qui avait remué toute une nation jusqu'au fond d'elle-même,
pour laquelle des milliers d'âmes héroïques et de haute
valeur avaient été immolées, et dont celui qui en fut
l'auteur avait, sur son autel, sacrifié sa vie, cette foi se trouvait
maintenant soumise à la tension et à la pression d'une autre
crise encore, extrêmement violente, et dont les conséquences
devaient être d'une grande portée. Ce fut l'une de ces crises
périodiques qui se produisirent au cours de tout un siècle et
qui réussirent à éclipser momentanément la splendeur
de la foi, disloquant presque la structure de ses institutions organiques.
Toujours soudaines, souvent inattendues et apparemment fatales à la
fois à son esprit et à sa vie, ces inévitables manifestations
de l'évolution mystérieuse d'une religion mondiale excessivement
vivante, audacieuse en ses revendications, révolutionnaire par ses
principes, en lutte avec des forces supérieures écrasantes,
ont été, soit suscitées à l'extérieur par
la malveillance de ses adversaires avoués, soit provoquées à
l'intérieur par l'imprudence de ses amis, l'apostasie de ses partisans
ou la défection de certains des plus haut placés parmi les parents
et connaissances de ses fondateurs. Si déconcertants qu'ils fussent
pour la grande masse de ses fidèles adeptes, et si bruyamment tambourinés
qu'ils aient été par ses adversaires comme des symptômes
de son déclin et de sa disparition prochaine, ces revers et ces reculs
reconnus, dont la foi a souffert de temps à autre si tragiquement,
n'ont pas réussi, lorsqu'on les considère avec le recul du temps,
à entraver sa marche ni à entamer son unité. Certes,
lourd est le tribut qu'ils ont exigé, indicibles les agonies qu'ils
ont engendrées, et la consternation qu'ils provoquèrent fut
générale et eut un effet paralysant pour quelque temps. Malgré
tout, examinés sous leur angle propre, chacun d'eux peut être
assurément qualifié de bienfait déguisé, ayant
fourni un moyen providentiel pour libérer un nouvel afflux de force
céleste, une préservation miraculeuse contre des calamités
imminentes et encore plus terribles, une voie permettant l'accomplissement
des prophéties du passé, un agent pour purifier et revivifier
la communauté, une impulsion pour élargir le cercle et accroître
l'influence de cette communauté, et enfin une preuve irrésistible
de l'indestructibilité de sa force de cohésion, Parfois, au
plus fort de la crise elle-même, mais plus souvent après, la
signification de ces épreuves s'est révélée d'elle-même
aux yeux des hommes, et la nécessité de pareilles expériences
a été démontrée partout et sans l'ombre d'un doute,
'aux amis comme aux ennemis. Rarement, pour ne pas dire jamais, le mystère
dissimulé sous ces bouleversements funestes, envoyés par Dieu,
demeura caché; rarement aussi, leur objectif et leur sens profond restèrent
voilés à l'intelligence des hommes. [...] Page 60 C'est d'une sévère épreuve de ce genre que la foi du
Bab, encore dans les premières étapes de l'enfance, allait
commencer l'expérience. Diffamée et pourchassée dès
l'instant où elle naquit, privée dès les premiers jours
du soutien de la majorité de ses principaux défenseurs, foudroyée
par la disparition tragique et soudaine de son fondateur, vacillant sous les
coups cruels et successifs reçus à Mazindaran,
Tihran, Nayriz et Zanjàn, une foi cruellement persécutée
allait être soumise, par l'acte honteux d'un Babi fanatique
et irresponsable, à une humiliation qu'elle n'avait encore jamais subie.
Aux épreuves déjà encourues s'ajoutait maintenant le
fardeau oppressant d'une autre calamité d'une gravité sans précédent,
déshonorante par son caractère et dévastatrice en ses
conséquences immédiates. Obsédé par la douloureuse tragédie du martyre de son
maître bien aimé, poussé par une frénésie
désespérée à tirer vengeance de cet acte odieux,
et s'imaginant que l'auteur et instigateur de ce crime n'était autre
que le shah lui-même, un certain Sàdiq-i-Tabrizi, employé
dans une confiserie de Tihran, accompagné de son complice, un
jeune homme également inconnu nommé Fathu'llah-i-Qumi,
se rendit un jour du mois d'août (15 août 18 5 2), à Niyavaràn*,
où l'armée impériale avait établi ses campements
et où le souverain se trouvait en résidence. Arrivé là,
il attendit au bord de la route, apparemment comme un innocent badaud, puis
déchargea son pistolet sur le shah, peu après que celui-ci,
monté sur son cheval, eut débouché des jardins du palais
pour faire sa promenade matinale. L'arme employée par l'assaillant
montre à coup sûr le caractère insensé du geste
de ce jeune homme à demi-fou, et prouve nettement qu'aucun homme doué
d'un jugement sain n'aurait pu perpétrer un acte aussi stupide. Tout le village de Niyavaràn, où s'étaient rassemblées
la cour et les troupes impériales, fut plongé, par suite de
cet attentat, dans un tumulte inimaginable. Frappés d'horreur, les
ministres de l'Etat, ayant à leur tête Mirza Àqà
Khàn-i-Nùri, l'i'timàdù'd-dawlih*, successeur
de l'amirnizàm, se précipitèrent aux côtés
de leur souverain blessé. La sonnerie des trompettes, le roulement
des tambours et le son strident des fifres appelèrent de tous côtés
l'armée de Sa Majesté Impériale. La suite du shah,
les uns à cheval, les autres à pied, envahit l'enceinte du palais.
Une scène d'un désordre indescriptible s'ensuivit, chacun donnant
des ordres que personne n'entendait ni ne comprenait et auxquels personne
n'obéissait. Ardishir Mirza, gouverneur de Tihran, avant
déjà, entre-temps, ordonné à ses troupes de patrouiller
dans les rues désertes de la capitale, fit fermer les portes de la
citadelle ainsi que celles de la ville, fit charger ses batteries et, en toute
hâte, dépêcha un messager pour s'informer de la véracité
des rumeurs extravagantes qui circulaient dans la foule, et pour demander
des instructions spéciales. [...] Page 61 A peine cet acte fut-il commis que son ombre s'étendit sur le corps
tout entier de la communauté Babi. Une tempête
générale d'horreur, d'aversion et de ressentiment, amplifiée
par l'hostilité implacable de la mère du jeune souverain, balaya
la nation, excluant toute possibilité de se livrer même à
la plus élémentaire enquête sur les origines et les promoteurs
de l'attentat. Un signe, un murmure étaient suffisants pour compromettre
un innocent et déchaîner sur lui les calamités les plus
abominables. Une armée d'ennemis - ecclésiastiques, fonctionnaires
de l'Etat et gens du peuple, unis dans une haine implacable, et guettant une
occasion de discréditer et d'annihiler un adversaire redouté
- avait enfin trouvé le prétexte tant désiré.
Elle pouvait désormais réaliser ses desseins malveillants. Bien
que, dès sa naissance, la foi ait désavoué toute intention
d'usurper les droits et les privilèges de l'Etat, bien que ses représentants
et ses disciples se soient appliqués à éviter tout acte
qui pourrait les faire soupçonner du moindre désir d'entamer
une guerre sainte, ou faire croire à une attitude agressive de leur
part, ses ennemis, malgré tout, ignorant délibérément
les nombreuses preuves de l'évidente mesure manifestée par les
fidèles d'une religion persécutée, se révélèrent
capables d'atrocités aussi barbares que celles qui resteront à
jamais associées aux épisodes sanglants de Mazindaran,
Nayriz et Zanjàn. Dans quels abîmes d'infamie et de cruauté
ce même ennemi était-il prêt à descendre, maintenant
qu'un acte aussi perfide et aussi téméraire avait été
commis? Quelles accusations ne s'empresserait- il pas de lancer, et quel traitement
n'infligerait-il pas à ceux qu'il pourrait associer, sans aucune justification
pourtant, à un crime aussi odieux contre celui dont la personne représentait
le premier magistrat du royaume et le mandataire de l'Imàm caché? Le règne de terreur qui s'ensuivit fut révoltant au-delà
de toute expression. L'esprit de vengeance animant ceux qui avaient déchaîné
ses horreurs paraissait insatiable. Ses répercussions eurent des échos
jusque dans la presse européenne, échos qui flétrirent
d'infamie ses protagonistes assoiffés de sang. Le grand vizir, désireux
de réduire les occasions de vengeances sanglantes, partagea l'exécution
des sentences de mort entre les princes et les nobles, ses principaux ministres,
les généraux et les officiers de la cour, les représentants
du clergé et des commerçants, les artilleurs et les fantassins.
Au shah lui-même fut attribuée une victime à exécuter,
quoique, pour sauver la dignité de la couronne, il déléguât
à l'intendant de sa maison le soin de tiret le coup fatal à
sa place. De son côté, Ardishir Mirza fit installer une
rangée de piquets d'hommes aux portes de la capitale, en ordonnant
à ses gardes d'examiner attentivement les visages de ceux qui tenteraient
de la quitter. Convoquant le kalantar* ' le dàrùghih* et les
kad-khudàs*, il leur ordonna de rechercher et d'arrêter toute
personne suspectée d'être Babi Un jeune homme nommé
'Abbas, ancien serviteur d'un fidèle bien connu de la foi, fut
forcé, sous menace d'une torture inhumaine, de parcourir les rues de
Tihran et de montrer du doigt tous ceux qu'il reconnaissait comme étant
Babi. Il fut même contraint de dénoncer toute personne
qu'il supposait disposée et capable de payer une grosse somme d'argent
pour préserver sa liberté. [...] Page 62 Le premier à souffrir en ce jour funeste fut l'infortuné Sàdiq
qui fut immédiatement tué sur le lieu de son attentat criminel.
Son corps fut attaché à la queue d'une mule et traîné
tout le long du chemin jusqu'à Tihran; là, il fut sectionné
en deux, chaque moitié étant suspendue et exposée aux
regards du public, tandis que les autorités de la ville invitaient
le peuple à monter sur les remparts pour contempler le cadavre mutilé
" On versa du plomb fondu dans la gorge de son complice, après l'avoir
torturé avec des pinces rougies et lui avoir brisé les membres.
Un de ses camarades, Hàji Qàsim, fut dépouillé
de ses vêtements; des chandelles allumées furent enfoncées
dans des trous pratiqués dans sa chair, et il fut exhibé aux
yeux de la foule qui criait et le maudissait. D'autres eurent les yeux arrachés,
furent sciés en deux, étranglés, projetés par
la bouche d'un canon, coupés en morceaux, tailladés à
la hache ou avec des massues, ferrés comme les chevaux, transpercés
à la baïonnette ou lapidés. Les marchands de supplices
rivalisaient entre eux dans la course aux brutalités, tandis que les
mains de la population, à laquelle on livrait le corps des victimes
sans défense, se refermaient sur leurs proies et les mutilaient au
point d'effacer toute trace de leur forme originelle. Les bourreaux, bien
qu'accoutumés à leur macabre besogne, demeuraient stupéfaits
devant la monstrueuse cruauté de la foule. On pouvait voir des femmes
et des enfants conduits à travers les rues par leurs bourreaux, la
chair en lambeaux, des chandelles allumées plantées dans leurs
plaies, et qui chantaient d'une voix vibrante devant les spectateurs silencieux:
" En vérité, nous venons de Dieu et vers Lui nous retournons!
" Comme quelques-uns des enfants expirèrent en route, leurs tortionnaires
lancèrent leurs corps sous les pieds de leurs pères et de leurs
soeurs qui, les piétinant fièrement, ne daignaient même
pas jeter sur eux un second coup d'oeil. Selon le témoignage d'un écrivain
français distingué, plutôt que d'abjurer sa foi, un père
préféra s'étendre à terre et voir trancher, contre
sa poitrine, la gorge de ses deux jeunes fils déjà couverts
de sang, cependant que l'aîné, un garçon de quatorze ans,
réclamant avec force son droit de priorité, demandait à
être le premier à donner sa vie. [...] Page 63 Un officier autrichien, le capitaine von Goumoens, alors au service du shah,
fut si horrifié, affirme-t-on de source sûre, par les cruautés
dont il était le témoin forcé, qu'il donna sa démission.
"Ecoutez bien ceci mon ami ", écrit ce même capitaine deux semaines
après l'attentat en question, et dont la lettre fut publiée
dans le "Soldat en freund', "vous qui vantez la sensibilité et la morale
européennes. Pensez à ces infortunés qui, les yeux arrachés,
sont obligés de manger toutes chaudes, sur la scène de l'action,
leurs propres oreilles coupées, ou à ceux dont les dents sont
arrachées avec une violence inhumaine par la main du bourreau, ou à
ceux dont les crânes dénudés sont simplement défoncés
à coups de marteau; ou encore, imaginez le bazar illuminé par
de malheureuses victimes dont la poitrine et les épaules, creusées
de chaque côté de trous profonds, portent des mèches allumées,
insérées dans les plaies. J'en ai vues qu'on traînait,
enchaînées, à travers le bazar, précédées
d'un orchestre militaire, dans lesquelles ces mèches avaient brûlé
si profondément, que la graisse crépitait par à-coups
dans les blessures, comme une lampe qui charbonne. Il n'est pas rare que l'infatigable
ingéniosité de l'oriental parvienne à trouver de nouvelles
tortures. Ainsi, ils écorcheront la plante des pieds du Babi
et tremperont ses blessures dans l'huile bouillante, ou bien, ferrant ses
pieds comme les sabots d'un cheval, ils forceront la victime à courir.
Nul cri ne s'échappe de la poitrine du supplicié; la torture
est supportée dans un silence de mort par les sens engourdis du fanatique;
maintenant il lui faut courir; le corps ne peut endurer ce que l'âme
a supporté et il tombe. Qu'on lui donne le coup de grâce Qu'on
le délivre de sa douleur! Mais non! Le bourreau brandit son fouet et
j'ai dû moi-même être témoin de cela - la malheureuse
victime cent fois torturée se met à courir. C'est le commencement
de la fin. Pour ce qui est de la fin elle-même, elle consiste à
suspendre le corps roussi et troué à un arbre, et la tête
en bas, par les mains et par les pieds; chaque persan peut alors exercer à
son gré son adresse au tir, à une distance déterminée,
mais pas trop proche du noble gibier mis à sa disposition. J'ai vu
des cadavres déchirés par près de cent cinquante balles."
"En relisant ce que j'ai écrit", continue-t-il, "je suis assailli par
l'idée que les gens de votre entourage, dans notre Autriche bien-aimée,
douteront peut-être de l'entière véracité de cette
description et m'accuseront d'exagérer. Plût à Dieu que
je n'aie jamais vécu pour voir cela! Mais par les devoirs de ma profession,
j'étais malheureusement souvent par trop souvent - témoin de
ces abominations. Actuellement je ne quitte jamais ma maison, afin de ne pas
rencontrer de nouvelles scènes d'horreur ... Toute mon âme se
révolte contre de telles infamies . . ., aussi, je ne veux pas conserver
plus longtemps ma charge sur la scène de pareils crimes." Il n'est
pas étonnant qu'un homme aussi célèbre que Renan ait,
dans son livre "Les Apôtres", qualifié de "journée peut-être
sans parallèle dans l'histoire du monde", la hideuse boucherie qui
eut lieu en un seul jour, au cours du grand massacre de Tihran. [...] Page 64 La main qui s'était abattue pour asséner un coup si sévère
aux adeptes d'une foi douloureusement éprouvée ne se limita
pas à la simple masse des fidèles persécutés du
Bab. Avec une fureur et une détermination égales, elle
se leva pour abattre, avec une même force, les quelques chefs qui avaient
survécu aux vents contraires de l'adversité, vents qui avaient
déjà terrassé un si grand nombre de défenseurs
de la foi. Tàhirih, l'immortelle héroïne qui, déjà,
avait jeté un impérissable éclat, à la fois sur
son sexe et sur la cause qu'elle avait épousée, fut entraînée
et finalement engloutie par la tempête déchaînée.
Siyyid Husayn, le secrétaire du Bab, compagnon de son exil,
dépositaire éprouvé de ses dernières volontés
et témoin des prodiges, qui accompagnèrent son martyre, tomba
également victime de sa fureur. Cette main eut même la témérité
de se lever contre la personne sublime de Baha'u'llah. Mais,
bien qu'elle se soit emparée de lui, elle ne réussit pas à
l'abattre. Elle mit sa vie en péril, imprima sur son corps les marques
indélébiles d'une impitoyable cruauté, mais elle fut
impuissante à briser une carrière destinée, non seulement
à entretenir la flamme de l'esprit allumée par le Bab,
mais à provoquer une conflagration qui allait, en même temps,
parachever et éclipser les gloires de sa révélation. Pendant ces sombres jours d'agonie où le Bab n'était
plus, où les sources de lumière qui avaient brillé au
firmament de sa foi avaient été successivement éteintes,
où son remplaçant nominal,' un "fugitif désorienté,
déguisé en derviche, portant un kashkùl* (corbeille à
aumônes) à la main", errait dans les montagnes et les plaines
du voisinage de Rasht*, Baha'u'llah, en raison de ses actes
passés, apparaissait aux yeux d'un ennemi vigilant comme son plus redoutable
adversaire, et comme l'unique espérance d'une hérésie
encore incomplètement exterminée. Sa capture et son exécution
étaient maintenant devenues une impérieuse nécessité.
C'était celui qui, trois mois à peine après la naissance
de la foi, avait reçu des mains de l'envoyé du Bab, Mullà
Husayn, le parchemin qui lui apportait les premières nouvelles d'une
révélation proclamée depuis peu, celui qui avait reconnu
immédiatement son authenticité et s'était levé
pour soutenir sa cause. C'est vers la ville natale de celui-ci que les pas
de cet envoyé se dirigèrent d'abord, vers l'endroit qui recelait
"un mystère d'une sainteté tellement transcendante que ni Hijàz
ni Shiraz ne pouvaient espérer rivaliser avec lui." C'est le
compte rendu fait par Mullà Husayn sur le contact ainsi établi,
compte rendu si réconfortant et accueilli par le Bab avec une
joie triomphante, qui décida enfin ce dernier à entreprendre
son pèlerinage projeté à La Mecque et à Médine. [...] Page 65 Baha'u'llah seul était l'objet et le centre des allusions
secrètes, des apologies ardentes des prières ferventes, des
joyeuses nouvelles et des avertissements terribles enregistrés à
la fois dans le Qayyùmu'l-Asmà' et dans le Bayan, tous
deux destinés à être, respectivement, le premier et le
dernier des témoignages écrits à la gloire dont Dieu
allait bientôt l'investir. C'est lui qui, par sa correspondance avec
l'auteur de la foi nouvellement fondée, et par son association intime
avec les plus distingués de ses disciples tels que Vahid, Quddùs,
Mullà Husayn et Tàhirih, fut à même de favoriser
sa croissance, d'éclaircir ses principes, de renforcer ses bases morales,
de pourvoir à ses besoins immédiats, d'éviter certains
dangers pressants qui la menaçaient, et de participer efficacement
à son développement et à sa consolidation. C'est à
lui, "le seul objet de notre adoration et de notre amour", que le prophète-pèlerin
fit allusion à son retour à Bùshihr lorsque, en congédiant
Quddùs, il lui annonça qu'il aurait la double félicité
d'atteindre à la présence de leur Bien-Aimé et de boire
le calice du martyre. C'est celui qui, dans la fleur de l'âge, rejetant
toute considération de renommée terrestre, de richesse ou de
situation, insoucieux du danger et risquant le blâme de sa caste, se
leva, à Tihran, et plus tard dans sa province natale de Mazindaran,
pour s'identifier avec la cause d'une secte obscure et proscrite; il gagna
à cette cause un grand nombre de fonctionnaires et de notables de Nùr*,
y compris ses propres parents et ses associés; il exposa, sans crainte
et d'une manière persuasive, les vérités de cette cause
aux disciples de l'illustre mujtahid Mullà Muhammad, enrôla sous
son étendard les représentants attitrés du mujtahid,
s'assura par cet acte la fidélité sans réserve d'un grand
nombre de dignitaires ecclésiastiques, de membres du gouvernement,
de paysans et de commerçants, et réussit à en imposer
au mujtahid lui-même, au cours d'une entrevue mémorable. C'est
seulement grâce au pouvoir du message écrit qu'il confia à
Mullà Muhammad Mihdiy-i-Kandi, qui fut remis au Bab alors dans
le voisinage du village de Kulayn, que l'âme en peine du prisonnier
fut capable de se débarrasser, à une heure d'incertitude et
d'expectative, de l'angoisse qui s'était emparée d'elle depuis
son arrestation à Shiraz. C'est lui qui, dans l'intérêt
de Tàhirih et de ses compagnons emprisonnés, se soumit volontairement
à une détention humiliante de plusieurs jours - la première
qu'il eut à souffrir - dans la maison de l'un des kad-khudàs
de Tihran. C'est grâce à sa prudence, à sa prévoyance
et à son habileté que Tàhirih put s'enfuir de Qazvin,
échapper à ses adversaires et parvenir, saine et sauve, à
la demeure de Baha'u'llah, d'où elle partit plus tard
pour un lieu sûr, près de la capitale, et ensuite pour Khuràsàn.
C'est en sa présence que Mullà Husayn fut secrètement
introduit dès son arrivée à Tihran, entrevue suivie
de son départ pour l'Adhirbàyjàn où il rendit
visite au Bab, alors interné dans la forteresse de Màh-Kù.
C'est lui qui discrètement et infailliblement, dirigea les débats
de la conférence de Badasht, lui qui hébergea Quddùs,
Tàhirih et les quatre-vingt-un disciples rassemblés à
cette occasion, lui qui révéla chaque jour une tablette et donna
à chaque participant un nom nouveau, lui qui, sans aucune aide, affronta
l'assaut d'une foule de plus de cinq cents villageois à Niyalà*,
qui protégea Quddùs contre la fureur de ses assaillants, lui
enfin qui réussit à faire restituer une partie des biens que
l'ennemi avait pillés, et qui veilla à la protection et à
la sécurité de Tàhirih, constamment harcelée et
souvent maltraitée. [...] Page 66 C'est contre lui que s'alluma la colère du shah Muhammad qui,
en raison des rapports répétés des semeurs de discorde,
fut à la fin amené à ordonner son arrestation et à
le convoquer dans la capitale, convocation destinée à ne pas
avoir de suite à cause de la mort soudaine du souverain. C'est à
ses conseils et à ses exhortations, adressés aux occupants de
Shaykh-Tabarsi qui l'avaient accueilli avec tant d'amour et de vénération
lors de sa visite à ce fort, qu'il faut attribuer, pour une part appréciable,
le courage montré par ses héroïques défenseurs,
et en même temps c'est grâce à ses instructions explicites
que ces défenseurs obtinrent la libération miraculeuse de Quddùs
qui, en conséquence, se joignit à eux et prit part aux exploits
émouvants qui ont immortalisé le combat de Mazindaran.
C'est à cause de ces mêmes défenseurs - qu'il avait l'intention
de rejoindre - qu'il eut à subir son second emprisonnement, cette fois
dans le masjid d'Amul* où il fut conduit, à travers une foule
tumultueuse d'au moins quatre mille spectateurs; c'est pour eux qu'il fut
bastonné dans le namàz-khànih* du mujtahid de cette ville
au point d'en avoir les pieds en sang puis, plus tard, qu'il fut interné
dans la résidence privée du gouverneur; c'est à cause
d'eux qu'il fut dénoncé avec acrimonie par le mullà en
chef, et insulté par la foule qui, assiégeant la résidence
du gouverneur, le cribla de pierres, lui jetant au visage les plus immondes
injures. C'est à lui et à lui seul que Quddùs fit allusion
quand, arrivant au fort de Shaykh-Tabarsi, aussitôt descendu de cheval
et appuyé contre le tombeau*, il prononça le verset prophétique:
"le Baqiyyatu'Llah (la Pérennité de Dieu) sera ce qu'il
y a de mieux pour vous si vous êtes de ceux qui croient". Lui seul fut
l'objet de cette prodigieuse apologie, de cette magistrale interprétation
du Sàd de Samad, écrite en partie dans ce même fort, par
ce même jeune héros, dans les circonstances les plus pénibles,
oeuvre atteignant six fois le volume du Qur'an. C'est à la date
de sa révélation imminente que la Lawh-i-Hurùfat, révélée
à Chihriq par le Bab en l'honneur de Dayyan, fit une
allusion cachée, dévoilant le mystère de "Mustaghàth".
C'est vers Baha'u'llah que le Bab lui-même attira
expressément l'attention d'un autre disciple, Mullà Bàqir,
une des Lettres du Vivant, afin qu'il atteigne à sa présence.
C'est exclusivement à Baha'u'llah que furent confiés,
conformément aux instructions que le Bab avait données
avant son départ de Chihriq, ses documents, son plumier, son sceau
et ses bagues en agate, ainsi qu'un rouleau de parchemin sur lequel il avait
écrit, sous la forme d'un pentacle, au moins trois cent soixante dérivés
du mot Baha. C'est sur sa seule initiative, et strictement en accord
avec ses instructions, que les précieux restes du Bab furent
transférés sans incident de Tabriz jusqu'à la capitale
et qu'ils furent cachés et préservés, dans le plus grand
secret et avec le plus grand soin, pendant les années troublées
qui suivirent son martyre. Et c'est lui enfin qui, au cours des journées
précédant l'attentat contre la vie du shah, contribua,
pendant son séjour à Karbilà, à répandre
les enseignements de son chef disparu - avec le même enthousiasme et
la même habileté qui avaient présidé à ses
premiers exploits à Mazindaran-, à sauvegarder
les intérêts de sa foi, à ranimer le zèle de ses
fidèles accablés de chagrin, et à organiser les forces
de ses adeptes dispersés et désorientés. [...] Page 67 Un tel homme, nanti d'un tel record d'exploits, ne pouvait passer inaperçu
et, en fait, n'échappa pas à l'attention d'un ennemi vigilant
et pleinement averti. Brûlant, dès les premiers jours, d'un enthousiasme
sans réserve pour la cause qu'il avait embrassée, ne craignant
pas, de toute évidence, de prendre la défense des droits des
opprimés, dans la pleine fleur de sa jeunesse, pourvu d'immenses possibilités,
d'une éloquence sans égale, doué d'une énergie
inépuisable et d'un jugement pénétrant, possédant
la richesse et jouissant au maximum de l'estime, du pouvoir et du prestige
joints à une éminente et enviable position sociale, méprisant
néanmoins toutes pompes, récompenses, vanités et possessions
de ce monde, étroitement associé d'une part, par sa correspondance
régulière, avec l'auteur de la foi dont il s'était fait
le champion, et très au courant d'autre part des espoirs, des craintes,
projets et activités de ses principaux interprètes, s'avançant
parfois, au vu et au su de tous, pour assumer un rôle de chef reconnu,
à la tête des forces luttant pour l'émancipation de cette
foi, se retirant délibérément, avec une discrétion
parfaite à d'autres moments afin de remédier, avec une efficacité
plus grande, à une situation embarrassante ou dangereuse, sans cesse
vigilant, dispos et infatigable en ses efforts pour conserver l'intégrité
de cette foi, résoudre ses problèmes, défendre sa cause,
galvaniser ses fidèles et confondre ses adversaires, Baha'u'llah,
à cette heure infiniment critique des destinées de la foi, s'avançait
enfin au centre même de la scène quittée si tragiquement
par le Bab, scène sur laquelle il était destiné
à jouer, pour une période d'au moins quarante ans, un rôle
jamais atteint en majesté, pathétique et splendeur, par n'importe
lequel des grands fondateurs de religion dans l'histoire. [...] Page 68 Déjà, un personnage aussi éminent et aussi remarqué,
à cause des accusations lancées contre lui, avait provoqué
la colère du shah Muhammad qui, après avoir entendu ce
qui s'était passé à Badasht, avait ordonné son
arrestation, dans plusieurs farmàns* adressés aux khàns*
de Mazindaran, et exprimé son intention de le faire mettre
à mort. Hàji Mirza Àqàsi, déjà
brouillé avec le vazir* (père de Baha'u'llah),
et furieux de son échec personnel à s'approprier, par la fraude,
une propriété appartenant à Baha'u'llah,
avait voué une haine éternelle à celui qui avait si brillamment
réussi à déjouer ses mauvais desseins. L'amir-nizàm,
pleinement au courant par ailleurs de l'influence profonde d'un adversaire
aussi énergique, l'avait accusé, en présence d'une assemblée
distinguée, d'avoir fait perdre, par ses activités, au moins
cinq kurùrs* au gouvernement, et l'avait formellement prié,
en un moment critique pour la foi, de transférer momentanément
sa résidence à Karbilà. Mirza Àqà
Khàn-i-Nùri, qui succéda à l'amir-nizàm,
s'était efforcé, dès le début de son ministère,
d'amener une réconciliation entre son gouvernement et celui qu'il considérait
comme le plus doué des disciples du Bab. Il n'est pas étonnant
que, plus tard, lorsqu'un acte aussi grave et aussi téméraire
fut commis, un soupçon contre Baha'u'llah, aussi affreux
que sans fondement, se soit aussitôt glissé dans l'esprit du
shah, dans celui des membres de son gouvernement, de sa cour et de
son peuple. En tête venait la mère du jeune souverain qui, folle
de colère, le dénonçait ouvertement comme le soi-disant
meurtrier de son fils. Lors de l'attentat contre la vie du souverain, Baha'u'llah
se trouvait à Lavàsàn*. Il était l'invité
du grand vizir et séjournait dans le village d'Afchih* lorsque ces
graves nouvelles lui parvinrent. Refusant de suivre les conseils du frère
du grand vizir, Ja'far-Quli Khàn, son hôte, et de rester quelque
temps caché dans les environs, et se passant des bons offices du messager
spécialement envoyé pour assurer sa sécurité,
il se rendit à cheval, le matin suivant, avec un calme courage, au
quartier général de l'armée impériale alors en
garnison à Niyavaràn, dans la province de ShimIran.
Au village de Zarkandih, Mirza Majid, son beau-frère, vint à
sa rencontre et l'emmena chez lui. Ce dernier, alors secrétaire du
ministre russe, le prince Dolgorouki, habitait une maison contiguë à
celle de son supérieur. Apprenant l'arrivée de Baha'u'llah,
les serviteurs du hàjibu'd-dawlih*, Hàji 'Ali Khàn, en
informèrent aussitôt leur maître qui, à son tour,
l'annonça à son souverain. Le shah, très étonné,
envoya ses officiers de confiance à la légation, demandant que
l'accusé lui soit livré sur-le-champ. Refusant de satisfaire
au désir des envoyés royaux, le ministre russe pria Baha'u'llah
de se rendre au domicile du grand vizir, à qui il demanda officiellement
d'assurer la sécurité du personnage que le gouvernement russe
confiait à sa garde. Ce projet ne fut pas réalisé néanmoins,
en raison de la crainte du grand vizir de perdre sa place s'il accordait à
l'accusé la protection réclamée pour lui. [...] Page 69 Livré aux mains de ses ennemis, hautement redouté et vigoureuse
ment attaqué, cet illustre interprète d'une foi poursuivie sans
relâche allait maintenant goûter au calice que celui qui avait
été son chef reconnu avait bu jusqu'à la lie. De Niyavàràn,
il fut conduit "à pied, enchaîné, tête nue et pieds
nus", sous les rayons implacables du soleil de plein été, jusqu'au
Siyah-Chàl de Tihran. En route, il fut dépouillé
à plusieurs reprises de ses vêtements de dessus, couvert de ridicule
et criblé de pierres. Quant au cachot souterrain dans lequel il fut
jeté, et qui avait servi, dans le temps, de réservoir d'eau
pour l'un des bains publics de la capitale, laissons à ses propres
paroles, écrites dans son Epître au Fils du Loup, le soin de
témoigner de l'épreuve qu'il endura dans ce trou pestilentiel:
" Nous fûmes enfermé pendant quatre mois dans un lieu immonde
au-delà de toute comparaison ... A notre arrivée, Nous fûmes
d'abord conduit le long d'un couloir noir comme du 'goudron, d'où Nous
descendîmes trois volées de marches en pente raide jusqu'au lieu
de réclusion qui nous était assigné. L'obscurité
la plus complète régnait dans ce cachot, et nos compagnons de
captivité, près de cent cinquante hommes, se composaient de
voleurs, d'assassins et de bandits de grand chemin. Bien que bondé,
ce lieu n'avait pas d'autre issue que le couloir par lequel Nous étions
entré. La plume est impuissante à décrire cet endroit,
et aucune langue ne peut définir sa répugnante odeur. La plupart
de ces hommes n'avaient ni vêtements ni literie pour s'étendre.
Dieu seul sait ce qui nous est arrivé dans ce lieu, le plus lugubre
et nauséabond qui soit." Les pieds de Baha'u'llah furent
placés dans des ceps*, et l'on attacha à son cou des chaînes
de Qarà-Guhar* d'un poids si écrasant que leur empreinte resta
imprimée sur son corps pendant toute sa vie. " Une lourde chaîne
fut placée ", comme l'atteste 'Abdu'l-Baha lui-même, "
autour de son cou, chaîne par laquelle il fut lié à cinq
autres Babis; ces chaînes furent réunies par de
gros boulons et de solides écrous. Ses vêtements furent mis en
lambeaux ainsi que son calot. Il resta dans cette terrible condition pendant
quatre mois." Durant trois jours et trois nuits, on lui refusa toute nourriture
et toute boisson. Il lui était impossible de dormir. Le lieu était
froid et humide, sale, fiévreux, infesté de vermine, et dégageait
une odeur infecte. Aminés d'une haine inflexible, ses ennemis allèrent
jusqu'à intercepter sa nourriture et à l'empoisonner, dans l'espoir
de gagner les faveurs de la mère de leur souverain, sa plus implacable
ennemie, tentative qui échoua, bien qu'elle altérât sa
santé pour des années. "'Abdu'l-Baha", écrit le
Dr J. E. Esslemont dans son livre, "raconte comment, un jour, il fut autorisé
à entrer dans la cour de la prison, et à voir son père
bien-aimé qui venait faire sa promenade quotidienne. Baha'u'llah
avait terriblement changé; il était si malade qu'il pouvait
à peine marcher; ses cheveux et sa barbe étaient hirsutes, son
cou écorché et enflé par la pression d'un lourd collier
d'acier, son corps courbé sous le poids de ses chaînes." [...] Page 70 Tandis que Baha'u'llah était soumis, d'une manière
aussi odieuse et aussi cruelle, aux épreuves et aux tribulations inhérentes
à ces jours troublés, une autre lumière de la foi, la
vaillante Tàhirih, succombait rapidement à leur pouvoir dévastateur.
Sa carrière de météore, commencée à Karbilà
et parvenue à son apogée à Badasht, était maintenant
sur le point d'atteindre sa consommation finale, dans un martyre qui peut
passer pour l'un des épisodes les plus émouvants de la période
la plus tumultueuse de l'histoire baha'i. Descendant de la famille hautement réputée d'Hàji Mullà
Sàlih-i Baraqàni, dont les membres occupaient une position enviable
dans la hiérarchie ecclésiastique de Perse, homonyme de l'illustre
Fàtimih, appelée Zarrin-Tàj (Couronne d'or) et Zakiyyih
(Vertueuse) par sa famille et ses proches, née la même année
que Baha'u'llah, considérée depuis l'enfance par
ses concitoyens comme un prodige, à la fois par l'intelligence et la
beauté, hautement estimée avant sa conversion, même par
quelques-uns des plus hautains et des plus savants 'ulamà de son pays,
pour l'éclat et la nouveauté des théories qu'elle avançait,
saluée sous le nom de Qurratu'l-'Ayn (Consolation de mes yeux) par
son maître admiratif Siyyid Kàzim, dénommée Tàhirih
(la Pure) par la "Langue du pouvoir et de la gloire", elle était la
seule femme enrôlée par le Bab parmi les Lettres du Vivant.
Un rêve, signalé dans les pages précédentes, lui
avait apporté son premier contact avec une foi qu'elle continua de
répandre jusqu'à son dernier souffle et à l'heure la
plus périlleuse, avec toute l'ardeur de son esprit indomptable. Nullement
découragée par les protestations véhémentes de
son père, méprisant les malédictions de son oncle, impassible
sous les pressantes exhortations de son mari et de ses frères, nullement
intimidée par les mesures prises, d'abord à Karbilà,
puis à Baghdad et plus tard à Qazvin, par les autorités
ecclésiastiques pour restreindre ses activités, elle soutint
la cause Babi avec une énergie passionnée. Par
ses éloquents plaidoyers, par ses dénonciations hardies, par
ses dissertations, ses poèmes et ses traductions, ses commentaires
et ses correspondances, elle persévéra, enflammant l'imagination
et gagnant la loyauté des Arabes comme des Persans envers la nouvelle
révélation, condamnant la perversité de sa génération,
et prêchant une transformation révolutionnaire des habitudes
et des coutumes du peuple. [...] Page 71 C'est elle qui, à Karbilà - principale citadelle de l'islam
shi'ah - avait été amenée à adresser de longues
épîtres à chacun des 'ulamà résidant dans
cette ville; ces 'ulamà reléguaient les femmes à un rang
à peine supérieur à celui des animaux et leur déniaient
même l'existence d'une âme. Dans ses épîtres, elle
défendait habilement son grand idéal et mettait à jour
les desseins malveillants de ces 'ulamà. C'est elle qui, défiant
ouvertement les coutumes des habitants fanatiques de cette même ville,
négligea avec audace l'anniversaire du martyre de l'Imàm Husayn
commémoré avec un cérémonial recherché
dans les premiers jours de muharram* - et célébra, à
la place, l'anniversaire de la naissance du Bab, qui tombait le premier
jour de ce mois. C'est par son éloquence prodigieuse et par la force
étonnante de ses arguments qu'elle confondit les représentants
délégués par les notables shi'ah, sunnite, chrétiens
et juifs de Baghdad, qui s'étaient efforcés de la dissuader
de répandre, selon son intention ouvertement reconnue, les prémices
du nouveau message. C'est elle qui défendit sa foi avec un art consomme
et qui justifia sa conduite, dans la demeure et en la présence de l'éminent
juriste -shaykh Mahmùd-i Alùsi, mufti* de Baghdad et
qui, plus tard, eut des entrevues historiques avec les princes, les 'ulamà
et les fonctionnaires du gouvernement résidant à Kirmànshah*,
au cours desquelles le commentaire du Bab sur la sùrih du Kawthar
fut publiquement lu et traduit, entrevues qui se terminèrent par la
conversion de l'amir (gouverneur) et de sa famille. C'est cette femme aux
dons remarquables qui entreprit la traduction du long commentaire du Bab
sur la sùrih de joseph (le Qayyùmu'l-Asmà') pour le bien
de ses coreligionnaires persans, et qui s'évertua de son mieux pour
répandre la connaissance et clarifier la substance de ce livre capital.
C'est par son intrépidité, son habileté, ses talents
d'organisatrice et son enthousiasme intarissable qu'elle consolida ses récentes
victoires dans un centre aussi hostile que celui de Qazvin, centre qui se
glorifiait de ne pas compter dans ses murs moins d'une centaine de chefs ecclésiastiques
les plus en vue de l'islam. C'est elle qui, dans la demeure de Baha'u'llah,
à Tihran, au cours de sa mémorable entrevue avec le fameux
Vahid, l'interrompit soudain au milieu de son savant discours sur les signes
de la nouvelle manifestation, et - tout en tenant 'Abdu'l-Baha, encore
enfant, sur ses genoux - qui l'engagea avec véhémence à
se lever pour prouver par des actes d'héroïsme et de sacrifice
personnel la profondeur et la sincérité de sa foi. C'est vers
sa maison, alors qu'elle était à l'apogée de sa renommée
et de sa popularité à Tihran, qu'afflua la fleur de la
société féminine de la capitale pour écouter ses
brillants exposés sur les principes hors de pair de sa foi. C'est la
magie de ses paroles qui, lors de la fête donnée pour le mariage
du fils de Mahmùd Khàn-i-Kalantar* dans la maison duquel elle
était recluse -, attira les invités à l'écart
et les rassembla autour d'elle, avides de boire chacune de ses paroles. C'est
son affirmation passionnée et catégorique des droits et des
traits distinctifs de la nouvelle révélation, faite pendant
sa réclusion dans cette même maison, au cours de ses sept entretiens
avec les envoyés du grand vizir chargés de l'interroger, qui
accéléra finalement sa condamnation à mort. C'est de
sa plume que coulèrent des odes attestant, dans un langage qui ne trompe
pas, non seulement sa foi dans la révélation du Bab,
mais encore son acceptation de la mission élevée de Baha'u'llah,
non dévoilée jusqu'alors. Enfin, dernier fait mais non le moindre,
c'est sur son initiative, au cours de la conférence de Badasht, que
les conséquences implicites les plus hardies d'une dispensation révolutionnaire,
confusément comprises jusque-là, furent exposées à
ses condisciples, et que l'ordre nouveau fut définitivement détaché
des lois et institutions de l'islam. Des réalisations si merveilleuses
allaient maintenant recevoir leur couronnement et atteindre leur consommation
dernière dans son martyre, au milieu de la tempête qui faisait
rage dans toute la capitale. [...] Page 72 Une nuit, ayant conscience que l'heure de sa mort était proche, elle
revêtit la parure d'une mariée, se parfuma, puis, envoyant chercher
l'épouse du kalantar, elle l'informa du secret de son martyre imminent
et lui confia ses dernières volontés. S'enfermant ensuite dans
ses appartements, elle attendit, dans la prière et la méditation,
l'heure qui allait voir sa réunion avec son Bien-Aimé. Elle
allait et venait dans sa chambre, psalmodiant une litanie qui exprimait à
la fois le chagrin et le triomphe, lorsque les farràshs d'Aziz Khàn-i-Sardàr
arrivèrent en pleine nuit pour la conduire au-delà des portes
de la ville, dans le jardin d'Ilkhani qui devait être le lieu de son
martyre. Lorsqu'elle arriva, le sardàr* et ses lieutenants étaient
en train de s'enivrer et riaient comme des forcenés. Le sardàr
ordonna avec désinvolture qu'elle soit étranglée immédiatement
et jetée dans un puits. Avec ce même mouchoir de soie que, par
intuition, elle avait conservé dans ce but, et qu'elle remit en ses
derniers instants au fils du kalantar qui l'accompagnait, le meurtre de cette
immortelle héroïne s'accomplit. On jeta son corps dans un puits
qu'on remplit ensuite de terre et de pierres, ainsi qu'elle l'avait elle-même
souhaité. Ainsi se termina la vie de cette grande héroïne Babi,
la première martyre pour le suffrage des femmes qui, à l'heure
de sa mort, se tournant vers celui à la garde duquel elle avait été
confiée, avait hardiment déclaré: "Vous pouvez me tuer
quand vous voudrez, mais vous ne pouvez empêcher l'émancipation
des femmes." Sa carrière fut aussi éblouissante que brève,
aussi tragique que remplie d'événements. A la différence
de ses condisciples dont les exploits demeurèrent, pour la plus grande
part, inconnus, et qui ne furent pas célébrés par leurs
contemporains de l'étranger, la renommée de cette femme immortelle
retentit au loin, et se propageant avec une remarquable rapidité jusqu'aux
capitales de l'Europe occidentale, souleva l'admiration enthousiaste et suscita
les louanges ardentes d'hommes et de femmes de diverses nationalités,
professions et cultures. Il n'est pas étonnant qu'Abdu'l-Baha
ait uni son nom à ceux de Sarah, d'Assia*, de la Vierge Marie et de
Fàtimih qui, au cours des dispensations successives, en raison de leur
valeur personnelle et de leur position unique, se sont élevées
bien au-dessus de la masse des femmes. "Par l'éloquence", a écrit
'Abdu'l-Baha lui-même, "elle fut la calamité de l'époque,
et par le raisonnement, la confusion du monde." Il l'a décrite encore
comme "un sarment enflammé de l'amour de Dieu" et comme "une lampe
allumée par la bonté de Dieu ". [...] Page 73 En fait, l'histoire merveilleuse de sa vie se propagea aussi loin et aussi
vite que celle du Bab lui-même, source directe de son inspiration.
" Prodige de science, mais aussi prodige de beauté", tel est l'hommage
que lui rend un commentateur connu de la vie du Bab et de ses disciples.
"La Jeanne d'Arc persane, le chef de file de l'émancipation des femmes
d'Orient ... qui ressemble à la fois à l'Héloïse
du moyen âge et à l'Hypathie* néo-platonicienne." C'est
ainsi que la salue un auteur dramatique connu, à qui Sarah Bernhardt
avait précisément demandé d'écrire une version
théâtrale de sa vie. "L'héroïsme de la ravissante
mais infortunée poétesse de Qazvin, Zarrin-Tàj (Couronne
d'or)...", déclare lord Curzon de Kedleston, "est un des épisodes
les plus touchants de l'histoire moderne." ", L'apparition d'une femme comme
Qurratu'l-'Ayn", écrit le Pr E. G. Browne, orientaliste bien connu,
"est un phénomène rare en tous temps et dans n'importe quel
pays, mais dans une contrée telle que la Perse, c'est un prodige, que
dis-je, presque un miracle ... La religion Babi n'aurait-elle
d'autre titre de gloire que celui-là, ce serait suffisant ... qu'elle
ait produit une héroïne comme Qurratu'l-'Ayn." "La moisson semée
dans la terre islamique par Qurratu'l-'Ayn", affirme d'une manière
significative le théologien anglais réputé, Dr T. K.
Cheyne, dans l'un de ses ouvrages, "commence maintenant à lever ...
Cette noble femme ... a l'honneur d'inaugurer le registre des réformes
sociales en Perse..." "Assurément l'une des manifestations les plus
frappantes et les plus intéressantes de cette religion", dit le comte
de Gobineau, diplomate français bien connu et brillant écrivain,
faisant allusion à Qurratu'l-'Ayn. "A Qazvin", ajoute-t-il, "on la
considérait à juste titre comme un prodige." "Bien des gens",
écrit-il encore, "qui l'ont connue et entendue à différentes
périodes de sa vie, m'ont invariablement raconté ... que lorsqu'elle
parlait, on se sentait remué au tréfonds de l'âme, rempli
d'admiration et touché jusqu'aux larmes." "Nul souvenir", écrit
Sir Valentin Chirol, "n'est plus profondément vénéré
et n'allume un plus grand enthousiasme que sa mémoire, et l'influence
qu'elle exerça durant sa vie continue d'aguerrir les femmes." " 0 Tàhirih",
s'exclame le grand auteur et poète turc, Sulaymàn Nazim Bey,
dans son livre sur les Babis, "vous valez mille fois mieux que
le shah Nàsiri'd-Din! " "Le plus grand idéal féminin
a été Tàhirih", dit à sa louange la mère
d'un des présidents d'Autriche, Mme Marianna Hainisch ... J'essaierai
de faire pour les femmes d'Autriche ce qu'elle a fait en donnant sa vie pour
les femmes de Perse." Nombreux et divers sont ses admirateurs fervents qui, de par les cinq continents,
sont avides d'en connaître davantage à son sujet. Nombreux sont
ceux dont la conduite fut ennoblie par son exemple encourageant, qui ont appris
par coeur ses odes incomparables ou mis ses poèmes en musique. La vision
de son indomptable esprit brille devant leurs yeux. Leur coeur garde un amour
et une admiration que le temps ne pourra jamais assombrir, et dans leur âme
brûle la détermination de marcher, avec autant d'énergie
et avec la même fidélité, dans le chemin qu'elle choisit
pour elle-même et dont elle ne s'écarta jamais, du jour de sa
conversion jusqu'à l'heure de sa mort. [...] Page 74 Le furieux déchaînement de persécutions qui avait jeté
Baha'u'llah dans un cachot souterrain et exterminé Tàhirih,
cette lumière, régla aussi le sort du distingué secrétaire
du Bab, Siyyid Husayn-i-Yazdi, surnommé 'Aziz, qui avait partagé
sa captivité à Màh-Kù 'et à Chihriq. Homme
d'une vaste expérience et d'un grand mérite, très versé
dans les enseignements de son maître et jouissant de son entière
confiance, il refusait toutes les offres de délivrance faites par les
personnalités officielles de Tihran, aspirant sans cesse au
martyre qui lui avait été refusé le jour où le
Bab avait sacrifié sa vie dans la cour de la caserne de Tabriz.
Compagnon de captivité de Baha'u'llah dans le Siyah-Chàl
de Tihran, il trouva inspiration et réconfort auprès
de lui en évoquant le souvenir des jouis précieux passés
en compagnie de son maître dans l'Àdhirbàyjàn;
il fut finalement frappé, dans des circonstances d'une odieuse cruauté,
par ce même 'Aziz Khàn-i-Sardàr qui avait porté
le coup fatal à Tàhirih. Une autre victime des horribles tortures infligées par un implacable
ennemi fut Hàji Sulaymàn Khàn, homme influent, courageux
et d'esprit élevé. Il était tenu en si grande estime
que l'amir-nizàm s'était vu obligé, dans le passé,
d'ignorer ses attaches avec la foi qu'il avait embrassée, et d'épargner
sa vie. Les troubles qui bouleversèrent Tihran à la suite
de l'attentat contre la vie du souverain hâtèrent toutefois son
arrestation et entraînèrent son martyre. Le shah n'ayant
pas réussi - par l'intermédiaire du hàjibu'd-dawlih -
à le persuader d'abjurer, ordonna de le mettre à mort de la
manière qu'il choisirait lui-même. A sa demande expresse, neuf
trous furent pratiqués dans sa chair, et dans chacun d'eux on plaça
une chandelle allumée. Comme le bourreau répugnait à
accomplir une tâche aussi horrible, Hàji Sulaymàn Khàn
essaya de lui prendre le couteau des mains afin de le plonger lui-même
dans son propre corps. Craignant qu'il ne l'attaque, le bourreau s'y opposa
et ordonna à ses hommes d'attacher les mains de la victime dans son
dos; là-dessus, le courageux supplicié les pria de percer deux
trous dans sa poitrine, deux sur ses épaules, un dans sa nuque et quatre
autres dans son dos, désir qui fut satisfait. Debout, droit comme une
flèche, les yeux étincelants d'une stoïque endurance, impassible
à la vue de la foule hurlante ou de son propre sang ruisselant de ses
blessures, et précédé par les ménestrels et les
tambours, il conduisit la foule qui se pressait autour de lui jusqu'à
l'emplacement final de son martyre. Il s'arrêtait constamment au bout
de quelques pas pour adresser aux spectateurs ahuris des paroles glorifiant
le Bab et exaltant la signification de sa propre mort. Lorsque ses
yeux se posaient sur les chandelles qui oscillaient dans leurs alvéoles
sanglantes, il éclatait sans retenue en exclamations de joie. Si l'une
d'entre elles tombait de son corps, il la ramassait lui-même, la rallumait
aux autres et la remettait en place. "Pourquoi ne danses-tu pas", lui demanda
le bourreau pour se moquer, " puisque tu trouves la mort si plaisante ? "
- " Danser ", s'écria le supplicié. "Dans une main la coupe
de vin, dans l'autre les boucles de l'Ami! Danser ainsi, au milieu de la place
du marché, voilà mon désir!" Il était encore dans
le bazar quand un coup de vent, activant la combustion des bougies qui, à
présent, brûlaient profondément dans sa chair, fit grésiller
celles-ci, sur quoi il s'emporta en s'adressant aux flammes qui dévoraient
ses plaies: "Vous avez perdu votre dard depuis longtemps ô flammes,
et votre pouvoir de me faire souffrir vous a été ravi. Hâtez-vous,
car je puis, de vos langues de feu mêmes, entendre la voix qui m'appelle
vers mon Bien-Aimé." Dans une flambée de lumière, il
marchait, comme un conquérant aurait pu s'avancer vers le lieu de sa
victoire. Au pied de la potence, il éleva la voix une fois de plus
pour adresser un dernier appel à la multitude des assistants. Il se
prosterna ensuite dans la direction du tombeau de 1'lmàm-Zàdih-Hasan,
murmurant quelques mots en arabe. "Mon travail est terminé", cria-t-il
au bourreau, "venez faire le vôtre". La vie s'attardait encore en lui
tandis que son corps était scié en deux moitiés, et la
louange de son Bien-Aimé s'échappait encore de ses lèvres
mourantes. Les restes roussis et sanglants de son cadavre furent, selon ses
dernières volontés, suspendus de chaque côté de
la porte de Naw, témoins muets de l'inextinguible amour que le Bab
avait fait naître dans le coeur de ses disciples. [...] Page 75 La violente conflagration qui s'était allumée à la suite
de la tentative d'assassinat du souverain ne pouvait rester circonscrite à
la capitale. Elle envahit les provinces avoisinantes, ravagea Mazindaran,
la province natale de Baha'u'llah, et entraîna la confiscation,
le pillage et la destruction de tous ses biens. Au village de Tàkur,
dans la province de Nùr, sa demeure somptueusement meublée,
héritée de son père, fut complètement pillée,
sur l'ordre de Mirza Abù-Tàlib Khàn, neveu du
grand vizir. Ordre fut donné de détruire tout ce qui ne pouvait
pas être emporté tandis que les salles, plus somptueuses que
celles des palais de Tihran, étaient saccagées d'une
façon irréparable. Même les maisons des villageois furent
rasées; après quoi, tout le village fut incendié. La perturbation qui avait atteint Tihran et avait donné naissance
à la campagne de violences et de spoliations de Mazindaran
s'étendit jusqu'aux villes de Yazd*, de Najriz et de Shiraz,
secouant les hameaux les plus éloignés et rallumant la flamme
des persécutions. Une fois encore, les gouverneurs avides et leurs
perfides subordonnés rivalisèrent entre eux pour dépouiller
les innocents, massacrer les non-coupables et déshonorer les plus nobles
représentants de leur race. Il s'ensuivit un carnage qui renouvela
les atrocités déjà commises à Nayriz et à
Zanjàn. "Ma plume", écrit le chroniqueur des sanglants épisodes
relatifs à la naissance et au développement de notre foi, "recule
d'horreur en essayant de décrire ce qu'il est advenu à ces hommes
et à ces femmes pleins de vaillance ... Ce que j'ai tenté de
raconter sur les horreurs du siège de Zanjàn ... pâlit
devant la férocité inouïe des atrocités perpétrées
quelques années plus tard à Nayriz et à Shiraz."
Les têtes d'au moins deux cents des victimes de ces éclats de
fanatisme féroce furent empalées à l'extrémité
de baïonnettes, puis portées en triomphe de Shiraz à
Àbàdih*. Quarante femmes et enfants furent carbonisés
et réduits en cendres dans une cave où l'on avait entassé
une grande quantité de bois sec; on enduisit celui-ci de pétrole,
puis on y mit le feu. Trois cents femmes furent obligées de monter,
deux par deux, sur le dos de chevaux non sellés pour aller jusqu'à
Shiraz. Dépouillées de presque tous leurs vêtements,
elles furent conduites entre les rangées de têtes qui avaient
été coupées sur les cadavres de leurs maris, de leurs
fils, de leurs pères et de leurs frères. On leur lança
d'innommables insultes, et leurs souffrances furent telles qu'un grand nombre
d'entre elles périrent. [...] Page 76 Ainsi se termina un chapitre qui rend compte à la postérité
de la période la plus sanglante, la plus tragique et la plus héroïque
du premier siècle baha'i. Les torrents de sang qui se déversèrent,
au cours de ces années désastreuses et pleines d'événements,
peuvent être considérés comme la fertile semence de cet
ordre mondial qu'une révélation toute proche, et encore plus
importante, allait proclamer et établir. Les hommages rendus à
la noble armée de héros, de saints et de martyrs de cet âge
primitif, par ses ennemis comme par ses amis, depuis Baha'u'llah
lui-même jusqu'aux observateurs les plus désintéressés
des pays lointains, et depuis sa naissance jusqu'à présent,
apportent un témoignage impérissable à la gloire des
actions qui ont rendu cet âge immortel. "Le monde entier", déclare Baha'u'llah, apportant son
témoignage sans égal dans le Kitab-i-Iqan, " s'est émerveillé
de la manière dont ils se sont sacrifiés... L'esprit est confondu
devant leurs actes, et l'âme s'étonne de leur force morale et
de leur endurance Physique....Quelle époque fut jamais le témoin
d'événements aussi considérables? " Et il continue: "
Depuis les jours d'Adam, le monde a-t-il Jamais été témoin
d'un tel tumulte, d'un bouleversement aussi violent? ... Il me semble que
la patience n'a été révélée qu'en vertu
de leur force d'âme, et que la fidélité elle-même
a été engendrée par leur seuls actes." "Par le sang qu'ils
ont versé", affirme-t-il d'une manière significative, dans une
prière faisant allusion plus spécifiquement aux martyrs de la
foi, "la terre a été imprégnée des révélations
merveilleuses de ta puissance et des signes, précieux comme des joyaux,
de ta glorieuse souveraineté. D'ici peu, elle fera connaître
ses bonnes nouvelles lorsque le temps fixé sera venu." [...] Page 77 A qui d'autre pourraient s'appliquer les paroles lourdes de sens de Muhammad, l'apôtre de Dieu, paroles que cita Quddùs en s'adressant
à ses compagnons dans le fort de Shaykh T bars!, sinon à ces
héros de Dieu qui, de leur sang, ont inauguré le jour promis?
"0 combien je suis impatient de contempler le visage de mes frères,
mes frères qui paraîtront à la fin du monde ! Béni
sommes-Nous, bénis sont-ils; plus grande que la nôtre est leur
bénédiction." A qui d'autre pourrait faire allusion cette tradition
connue sous le nom de Hadith-i-jàbir, enregistrée dans le Kàfi*
et reconnue authentique par Baha'u'llah dans le Kitab-i-Iqan,
et qui, en un sûr langage, expose les signes d'apparition du Qà'im
promis? " Ses saints seront humiliés en son temps, et leurs têtes
seront échangées à titre de présents, de même
que les têtes des Turcs et des Daylamites sont échangées
comme des cadeaux; ils seront mis à mort et brûlés; ils
seront saisis de crainte, d'effroi et de consternation; la terre sera rougie
de leur sang; les plaintes et les lamentations seront le lot de leurs femmes;
ceux-là sont vraiment mes saints." "Des récits empreints d'un héroïsme magnifique", déclare
Lord Curzon de Kedleston dans ses écrits, illuminent les pages tachées
de sang de l'histoire Babi ... Les bûchers de Smithfield*
n'allumèrent pas de plus noble courage que celui qui affronta et défia
les tortionnaires plus raffinés de Tihran. Certes il ne faut
pas mésestimer les principes d'une croyance capable d'éveiller
chez ses partisans un esprit de sacrifice personnel aussi rare et aussi beau.
L'héroïsme et le martyre de ses fidèles (fidèles
du Bab) séduira bien des gens qui ne peuvent trouver de phénomènes
semblables dans les annales contemporaines de l'islam." "Le babisme",
écrit le Pr J. Darmesteter, "qui, en moins de cinq ans, se répandit
d'un bout à l'autre de la Perse, qui, en 1852, baigna dans le sang
de ses martyrs, a progressé et s'est propagé silencieusement.
Si la Perse doit jamais être régénérée,
ce sera grâce à cette nouvelle foi." "Des milliers de martyrs
", atteste Renan dans " Les Apôtres ", " sont accourus pour lui (le
Bab) avec allégresse, au-devant de la mort. Un jour sans pareil
peut-être dans l'histoire du monde fut celui de la grande boucherie
qui se fit des Babis à Tihran." "Une de ces étranges
explosions d'enthousiasme, de foi, de dévotion fervente et d'héroïsme
indomptable...", déclare le Pr E. G. Browne, orientaliste bien connu,
"la naissance d'une foi qui pourrait bien gagner sa place parmi les grandes
religions du monde." Et encore: "L'esprit qui anime les Babis
est tel qu'il rie peut guère manquer de toucher d'une manière
très puissante tous ceux qui se sont soumis à son influence
... Que ceux qui n'ont rien vu ne me croient pas s'ils ne veulent pas; mais
si cet esprit se révélait à eux une seule fois, ils feraient
l'expérience d'une émotion qu'ils n'oublieraient point de sitôt."
"J'avoue même", affirme le comte de Gobineau dans son livre, "que si
je voyais en Europe une secte d'une nature analogue au babisme se présenter
avec des avantages tels que les siens: foi aveugle, enthousiasme extrême,
courage et dévouement éprouvés, respect inspiré
aux indifférents, terreur profonde inspirée aux adversaires,
et de plus, comme je l'ai dit, un prosélytisme qui ne s'arrête
pas, et dont les succès sont constants dans toutes les classes de la
société, si je voyais, dis-je, tout cela exister en Europe,
je n'hésiterais pas à prédire que, dans un temps donné,
la puissance et le sceptre appartiendront de toute nécessité
aux possesseurs de ces grands avantages." [...] Page 78 "A vrai dire", répondit paraît-il 'Abbas-Quli Khàn-i-Làrijàni
- dont la balle causa la mort de Mullà Husayn - à une question
que lui posa le ' prince Ahmad Mirza, en présence de plusieurs
témoins, "celui qui n aurait pas vu Karbilà, non seulement comprendrait
ce qui s'y est passé en voyant Tabarsi, mais encore cesserait d'étudier
cette question. Et s'il avait vu Mullà Husayn de Bushrùyih*,
il aurait été convaincu que le chef des martyrs (l'imàm
Husayn) était revenu sur terre. Et s'il avait été témoin
de mes actes, il aurait certainement déclaré: "C'est -Shimr*
revenu avec l'épée et la lance ..A la vérité,
je ne sais pas ce qu'on avait montré à ces gens ou ce qu'ils
avaient vu pour aller au combat avec autant d'empressement et de joie ...
La véhémence de leur courage et de leur bravoure dépasse
l'imagination humaine." Ce qu'on peut se demander c'est quel a été en définitive,
le sort de cette équipe infâme qui, poussée par la méchanceté,
l'avidité et le fanatisme, chercha à éteindre la lumière
que le Bab et ses adeptes avaient diffusée à travers
leur pays et parmi son peuple. Bientôt, et avec une inflexible rigueur,
le glaive du châtiment divin s'abattit, n'épargnant ni le premier
magistrat du royaume, ni ses ministres et conseillers, ni les dignitaires
ecclésiastiques de la religion indissolublement liés au gouvernement,
ni les gouverneurs qui le représentaient, ni les chefs de ses forces
armées qui, à des degrés divers, soit de propos délibéré,
soit par crainte ou négligence, contribuèrent aux épreuves
terrifiantes auxquelles une foi naissante était si injustement soumise.
Le shah Muhammad lui-même, souverain à la fois bigot et
irrésolu, qui refusa de satisfaire à la demande d'audience du
Bab dans la capitale, pour lui permettre de démontrer la vérité
de sa cause, et qui céda aux sollicitations opiniâtres d'un ministre
malveillant, succomba, à quarante ans, aux complications de sa maladie,
après un revers de fortune brutal; ainsi fut-il condamné à
ce "feu de l'enfer" qui, "au jour de la résurrection", devait inévitablement
le dévorer, d'après le serment fait par l'auteur du Qayjdmu'i-Asmd'.
Son mauvais génie, le tout-puissant Hàji Mirza Àqàsi,
autorité dissimulée derrière le trône et principal
instigateur des violences exercées contre le Bab, y compris
son emprisonnement dans les montagnes de l'Adhirbàyjàn, fut
renversé du pouvoir dix-huit mois à peine après son intervention
entre le shah et son prisonnier, privé de ses richesses mal
acquises, disgracié par son souverain, et contraint à chercher
refuge contre la colère croissante de ses concitoyens dans le mausolée
du shah 'Abdu'l-'Azim, Plus tard, honteusement banni à Karbilà
et rongé de chagrin, il sombra dans la maladie et la pauvreté,
pitoyable justification de cette tablette accusatrice dans laquelle son prisonnier
dénonçait son infamie et prédisait son destin. Quant
à l'amir-nizàm, cet infâme Mirza Taqi Khàn,
d'obscure naissance, dont la première année d'un ministère
de courte durée fut entachée d'opprobre par l'attaque féroce
des défenseurs du fort de Tabarsi, qui autorisa et encouragea l'exécution
des Sept-Martyrs de Tihran, déchaîna l'assaut contre Vahid
et ses compagnons, fut directement responsable de la condamnation à
mort du Bab et précipita le grand conflit de Zanjàn,
il fut dépouillé, par l'inexorable jalousie de son souverain
et la vengeance des intrigants de la cour, de tous les honneurs dont il avait
joui. Par ordre du roi, on le mit traîtreusement à mort en lui
ouvrant les veines dans son bain, au palais de Fin, près de Kàshàn.
"Si l'amir-nizàm", déclara Baha'u'llah d'après
Nabil, "s'était rendu compte de ma véritable position, il se
serait certainement emparé de moi. Il fit tous ses efforts pour découvrir
la situation réelle, mais il n'y réussit pas. Dieu a désiré
qu'il ignorât.'' Mirza Aqà Khàn, qui avait pris
une part si active aux cruautés effrénées commises à
la suite de l'attentat contre la vie du souverain, fut relevé de ses
fonctions et placé sous une stricte surveillance à Yazd où
il termina ses jours dans la honte et le désespoir. [...] Page 79 Husayn Khàn, le gouverneur de Shiraz, flétri sous le
nom d' "ivrogne" et de "tyran", le premier qui se leva pour maltraiter le
Bab, qui le réprimanda publiquement et ordonna à son
serviteur de le frapper violemment au visage, fut contraint, non seulement
d'endurer le terrible désastre qui s'abattit si soudainement sur lui,
sur sa famille, sa ville et sa province, mais encore, plus tard, à
voir toute son oeuvre anéantie et à vivre obscurément
les derniers jours de sa vie jusqu'à ce qu'il s'avance, chancelant,
vers sa tombe, abandonné par ses amis comme par ses ennemis. Le hàjibu'd-dawlih,
ce monstre altéré de sang, qui avait pourchassé avec
acharnement un si grand nombre de Babis innocents et sans défense,
tomba victime, à son tour, de la furie des terribles Lurs* qui, après
l'avoir dépouillé de ses biens, lui coupèrent la barbe
et le forcèrent à la manger, puis l'ayant sellé et bridé,
montèrent sur son dos et le promenèrent devant la population.
Enfin, on se livra à des atrocités honteuses sur les femmes
et les enfants appartenant à sa famille. L'odieux, fanatique et féroce
sa'idu'l-'ulamà, mujtahid de Bàrfurùsh, dont l'hostilité
insatiable avait déversé tant d'insultes et attiré tant
de souffrances sur les héros de Tabarsi, fut victime, peu après
avoir perpétré ses abominations, d'une étrange maladie;
pris d'une soif inextinguible et grelottant de froid, ni les fourrures dont
il s'enveloppait ni le feu brûlant continuellement dans sa chambre ne
parvenaient à alléger ses maux. Le spectacle de sa demeure,
autrefois luxueuse, tombée en ruines, et utilisée de façon
déplorable comme dépôt à immondices par les habitants
de la ville, fit une telle impression sur les gens de Mazindaran
que, dans leurs mutuelles invectives, chacun souhaitait souvent aux autres
que leurs foyers subissent le même sort que celui de cette demeure maudite.
L'ambitieux et perfide Mahmùd Khàn-i-Kalantar, chargé
de garder Tàhirih avant son martyre, encourut, neuf ans plus tard,
la colère de son maître royal; il fut attaché et traîné
par les pieds à travers les bazars jusqu'en un lieu situé au-delà
des portes de la ville où il fut pendu à la potence. Mirza
Hasan Khàn, qui procéda à l'exécution du Bab,
sur ordre de son frère l'amir-nizàm, fut soumis, deux ans après
cet acte impardonnable, à un châtiment terrible dont il mourut. [...] Page 80 Le shaykhu'l-islam de Tabriz, l'insolent, avare et tyrannique Mirza
'Ali Asghar qui, devant le refus du garde du corps du gouverneur de cette
ville d'infliger la bastonnade au Bab, appliqua, de sa propre main,
onze coups de bâton sur les pieds de son prisonnier, fut frappé
de paralysie en cette même année, et après avoir enduré
la plus atroce des épreuves, mourut de façon misérable.
Sa mort fut bientôt suivie de l'abolition de la fonction de shaykhu'l-islam
dans cette ville. L'arrogant et perfide Mirza Abù-Tàlib
Khàn qui, sans tenir compte des conseils de modération donnés
par Mirza Aqà Khàn, le grand vizir, ordonna le pillage
et l'incendie du village de Tàkur ainsi que la destruction de la maison
de Baha'u'llah, fut atteint de la peste un an plus tard et périt
misérablement, abandonné même par ses proches. Mihr-'Ali-Khàn,
le shujà'u'l-mulk qui, après l'attentat contre la vie du shah,
persécuta si sauvagement les survivants de la communauté Babi
de Nayriz, tomba malade, comme l'attesta son propre petits-fils, et fut frappé
d'un mutisme qui l'affligea jusqu'au dernier jour de sa vie. Son complice,
Mirza Na'im, tomba en disgrâce; frappé par deux fois de
lourdes amendes, il fut destitué de ses fonctions et soumis à
des supplices raffinés. Le régiment qui, dédaignant le
miracle qui avait averti Sàm Khàn et ses hommes de se dissocier
de toute nouvelle tentative contre la vie du Bab, se porta volontaire
à leur place et qui cribla son corps de balles, ce régiment-là
perdit, dans la même année, au moins deux cent cinquante de ses
officiers et soldats dans un terrible tremblement de terre, entre Ardibil
et Tabriz, deux ans plus tard, les cinq cents survivants furent fusillés
sans pitié à Tabriz pour s'être mutinés. La population,
contemplant leurs corps mutilés qui étaient exposés,
et se souvenant de leur acte sauvage, se permit de telles expressions d'étonnement
et de réprobation, que les chefs mujtahids durent la faire taire et
la punir. Le chef de ce régiment, Àqà Jàn Big,
perdit la vie six ans après le martyre du Bab, pendant le bombardement
de Muhammarih* par les forces navales britanniques. [...] Page 81 L'arrêt de Dieu, qui frappa d'épreuves si sévères
et si impitoyables ceux qui prirent une part prépondérante ou
active aux crimes commis contre le Bab et ses fidèles, n'infligea
pas de rétributions moins sévères à la masse du
peuple plus fanatique que les juifs du temps de jésus -, peuple bien
connu pour sa grande ignorance, sa bigoterie farouche, sa perversité
obstinée et sa sauvage cruauté, peuple mercenaire, avare, égoïste
et poltron. je ne puis faire mieux que de citer ce que le Bab lui même
a écrit dans le Dalà'il-i-Sab'ih (Sept Preuves), pendant les
derniers jours de son ministère: " Remémore-toi les premiers
jours de la révélation. Que nombreux sont ceux qui moururent
du choléra! Ce fut certes l'un des prodiges de la révélation;
et pourtant, nul ne le reconnut. Pendant quatre ans, le châtiment fit
rage parmi les musulmans shi'ah sans qu'aucun d'entre eux en saisisse la signification."
"Quant à la grande masse de son peuple (le peuple de Perse)", rapporte
Nabil dans son immortelle narration, "qui assista avec une morne indifférence
à la tragédie qui se jouait sous ses yeux, et qui ne leva même
pas un doigt pour protester contre l'horreur de ces cruautés, elle
tomba à son tour victime d'une misère que ni les ressources
du pays ni l'énergie de ses hommes d'Etat ne furent capables d'enrayer
... Du jour même où la main de l'assaillant se leva contre le
Bab..., épreuves sur épreuves brisèrent le courage
de ce peuple ingrat et l'amenèrent au bord même de la banqueroute
nationale. Des épidémies dont ils ignoraient pour ainsi dire
les noms exacts - mises à part quelques références générales
dans les livres couverts de poussière que bien peu prenaient le temps
de lire se déchaînèrent sur eux avec une furie telle que
nul ne pouvait y échapper. Ce châtiment sema la dévastation
partout où il sévit. Princes et paysans sentirent sa morsure
et se courbèrent sous son joug. Il maintint la population sous son
étreinte et refusa de relâcher son emprise. Aussi pernicieuses
que la fièvre qui décima la province de Gilàn, ces afflictions
subites continuèrent à dévaster le pays. Si graves qu'aient
été ces calamités, le courroux vengeur de Dieu ne s'arrêta
pas devant les malheurs qui s'abattaient sur un peuple perverti et sans foi.
Il frappa chaque être vivant qui respirait à la surface de cette
terre éprouvée. Il affecta la vie des plantes comme celle des
animaux, et fit sentir aux humains la profondeur de leur détresse.
La disette ajouta son horreur à la charge épouvantable de malheurs
sous lesquels gémissait le peuple. Le spectre décharné
de la famine s'avança à grands pas parmi les habitants, tandis
que la perspective d'une mort lente et douloureuse hantait leur pensée...
Le peuple et le gouvernement soupiraient après un soulagement qu'ils
ne pouvaient trouver nulle part. Ils burent la coupe du malheur jusqu'à
la lie, complètement insoucieux de la Main qui l'avait approchée
de leurs lèvres et de la Personne pour laquelle ils avaient à
souffrir."
CHAPITRE V: Attentat à la vie du shah et conséquences