La chronique
de Nabil
Nabil-i-A'zam
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CHAPITRE XXIII : le martyre du Bab
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Le récit de la tragédie qui marqua la phase finale du soulèvement de Nayriz se
répandit à travers la Perse et suscita un étonnant enthousiasme dans le coeur
de ceux qui l'entendirent. Il plongea les autorités de la capitale dans la consternation
et les renforça dans leur ultime résolution. L'amir-nizam, le Grand vazir de Nasiri'd-Din
Shah, était particulièrement hanté par ces manifestations répétées d'une volonté
indomptable, d'une fermeté de foi farouche et inflexible. Bien que les forces
de l'armée impériale eussent partout triomphé, bien que les compagnons de Mullah
Husayn et de Vahid aient été successivement abattus dans un carnage impitoyable
par les mains de ses officiers, pour les esprits rusés des dirigeants de Tihran,
cependant, il était clair et évident que l'esprit responsable d'un héroïsme aussi
rare n'avait en aucune façon disparu, que son pouvoir était loin d'être anéanti.
PHOTO: mirza Taqi Khan, l'Amir-nizam
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La loyauté que les survivants du groupe éparpillé portaient à leur chef prisonnier
restait encore inaltérée. Rien n'avait jusqu'alors réussi, malgré les pertes terrifiantes
qu'ils avaient subies, à saper cette loyauté ou à miner cette foi. Loin d'être
éteint, cet esprit était devenu plus intense et plus dévastateur que jamais. Blessé
par le souvenir des indignités dont il avait été l'objet, ce groupe persécuté
s'attachait plus passionnément que jamais à sa foi et dirigeait son attention,
avec une ferveur et un espoir toujours croissants, vers son chef. (23.1)
Et puis surtout, celui qui avait allumé cette flamme et nourri cet esprit était
encore en vie et, malgré son isolement, il pouvait encore exercer pleinement son
influence. Même une vigilance toujours en éveil n'avait pu endiguer la marée qui
déferlait sur le pays tout entier et qui avait pour force animatrice l'existence
prolongée du Bab. Eteindre cette lumière, arrêter le courant à sa source même,
et le torrent qui avait causé tant de dévastation s'assècherait de lui-même. Ainsi
pensait le Grand vazir de Nasiri'd-Din Shah. Oter la vie au Bab semblait à ce
ministre insensé le moyen le plus efficace de relever son pays de la honte dans
laquelle, pensait-il, il avait sombré. (23.2)
Pressé d'agir, il convoqua ses conseillers, leur fit part de ses craintes et de
ses espoirs, et les mit au courant de ses plans. "Voyez, s'exclama-t-il, l'orage
que la foi du Siyyid-i-Bab a provoqué chez mes compatriotes! Seule, à mon avis,
son exécution publique permettra à ce pays divisé de recouvrer sa tranquillité
et sa 'paix. Qui oserait estimer les forces qui ont péri au cours des engagements
de Shaykh Tabarsi? Qui peut évaluer les efforts fournis pour assurer cette victoire?
A peine l'agitation qui déchirait le Mazindaran était-elle terminée que les flammes
d'une autre sédition apparaissaient dans la province du Fars, causant tant de
souffrances à mon peuple. Nous avions à peine réussi à mâter la révolte qui avait
ravagé le Sud, qu'une autre insurrection éclatait dans le Nord, balayant dans
son tourbillon Zanjan et ses environs. Si vous pouvez me conseiller un remède,
faites-le, car mon unique but est d'assurer à mes citoyens la paix et l'honneur.
Pas une seule voix, à part celle de Mirza Aqa Khan-i-Nuri, le ministre de la Guerre,
n'osa s'élever; celui-ci fit valoir que mettre à mort un siyyid exilé pour les
actes commis par une bande d'agitateurs irresponsables serait un acte de cruauté
manifeste . Il rappela l'exemple de feu Muhammad Shah, qui avait l'habitude de
dédaigner les viles calomnies que les ennemis de ce siyyid lui rapportaient continuellement.
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PHOTO: la chapelle et la chevalière du Bab
PHOTO: qur`an ayant appartenu au Bab
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L'amir-nizam fut fort irrité. "De telles considérations, protesta-t-il, n'ont
rien à voir ave le problème auquel nous sommes confrontés. Les intérêts de l'Etat
sont en danger et nous ne pouvons en aucun cas tolérer ces soulèvements périodiques.
L 'Imam Husayn ne fut-il pas, dans le but essentiel de sauvegarder l'unité de
l'Etat, exécuté par ces mêmes personnes qui l'avaient vu plus d'une fois être
l'objet d'une affection exceptionnelle de la part de Muhammad, son grand-père?
N'a-t-on pas, en de telles circonstances, refusé de considérer les droits que
lui conférait son lignage? Seul le remède que je préconise peut déraciner ce mal
et nous apporter la paix à laquelle nous aspirons."
Dédaignant l'avis de son conseiller, l'amir-niam envoya a Navvab Hamzih Mirza,
le gouverneur d'Adhirbayjan, qui se distinguait des autres princes de sang royal
par sa bonté et la rectitude de sa conduite, l'ordre de convoquer le Bab à Tabriz.
(23.3) Il prit soin de ne pas divulguer au prince son véritable
but. Le navvab, croyant que l'intention du ministre était de permettre à son prisonnier
de regagner sa maison, chargea aussitôt l'un de ses officiers les plus sûrs de
se rendre, en compagnie d'une escorte montée à Chihriq où le Bab était encore
prisonnier, et de le ramener à Tabriz. Il le recommanda à leurs soins et les pria
de faire preuve envers lui de la plus grande considération.
Quarante jours avant l'arrivée de cet officier à Chihriq, le Bab réunit tous les
documents et les tablettes en sa possession, les plaça avec son plumier, ses sceaux
et ses bagues d'agate, dans un coffret qu'il confia aux soins de Mulla Baqir,
l'une des Lettres du Vivant. C'est à ce dernier qu'il remit également une lettre
adressée à Mirza Ahmad, son secrétaire, dans laquelle il inséra la clef de ce
coffret. Il le pria de prendre le plus grand soin de ce dépôt, en souligna le
caractère sacré, et pria Mulla Baqir d'en cacher à tous le contenu sauf à Mirza
Ahmad.
Mulla Baqir partit aussitôt pour Qazvin. Dix-huit jours plus tard, il atteignit
cette ville et apprit que Mirza Ahmad était parti pour Qum. Il quitta aussitôt
la ville pour cette destination où il arriva vers le milieu du mois de sha'ban.
(23.4) Je me trouvais alors à Qum en compagnie d'un certain
Sadiq-i-Tabriz, que Mirza Ahmad avait envoyé de Zarand pour me chercher. J'habitais
la même maison que Mirza Ahmad, une maison qu'il avait louée dans le quartier
de Bagh-Panbih.
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En ce temps-là, Shaykh 'Azim, Siyyid Isma'il et quelques autres compagnons demeuraient
avec nous dans cette maison. Mulla Baqir remit le dépôt entre les mains de Mirza
Ahmad qui, sur l'insistance de Shaykh 'Azim, l'ouvrit devant nous. Nous nous émerveillâmes
de voir, parmi les choses que contenait ce coffre, un parchemin en papier bleu,
d'une texture des plus fines, sur lequel le Bab avait, de sa propre écriture dans
le style d'un fin shikastih, écrit sous forme d'un pentacle quelque cinq cents
versets constitués de dérivés du mot "Baha" (23.5) Ce parchemin
était parfaitement conservé, absolument immaculé, et donnait l'impression, de
prime abord, d'être une page imprimée plutôt qu'écrite. L'écriture était si fine
et si enchevêtrée que, vu de loin, le texte apparaissait comme une seule tache
d'encre sur le papier. Nous débordions d'admiration devant un chef-d'oeuvre qu'aucun
calligraphe, croyions-nous, ne pouvait égaler. Ce parchemin fut replacé dans le
coffret et remis à Mirza Ahmad qui, le jour même où il le reçut, partit pour Tihran.
Avant de s'en aller, il nous informa que tout ce qu'il pouvait divulguer de cette
lettre était l'injonction qu'elle contenait, selon laquelle le dépôt devait être
remis aux mains de Jinab-i-Baha (23.6) à Tihran. (23.7)Quant
à moi, je reçus de Mirza Ahmad l'ordre de me rendre à Zarand et de rejoindre mon
père, qui attendait avec anxiété mon retour.
Fidèle aux instructions qu'il avait reçues de Navvab Hamzih Mirza, cet officier
conduisit le Bab à Tabriz et fit preuve envers lui d'un respect et d'une considération
extrêmes. Le prince avait chargé l'un de ses amis de loger chez lui le Bab et
de le traiter avec une parfaite déférence. Trois jours après l'arrivée du Bab,
parvint un nouvel ordre du Grand vazir selon lequel le prince devait procéder,
le jour même de l'arrivée du farman, (23.8) à l'exécution
de son prisonnier. Toute personne qui se prétendait son disciple devait également
être condamnée à mort. Le régiment arménien d'Urumiyyih, dont le colonel avait
pour nom Sam Khan, reçut l'ordre de fusiller le Bab dans la cour de la caserne
de Tabriz, qui était située au centre de la ville.
Le prince exprima sa consternation au porteur du farman, Mirza Hasan Khan, le
vazir-nizam et frère du Grand vazir. "L'amir, lui dit-il, ferait mieux de me confier
des services d'un plus grand mérite que celui dont il vient de me charger. La
tâche que je suis appelé à réaliser est une tâche que seuls des gens ignobles
accepteraient. Je ne suis ni Ibn-i-Ziyad ni Ibn-i-Sa'd (23.9)
pour qu'il fasse appel à moi pour exécuter un descendant du Prophète de Dieu aussi
innocent que cet homme." Mirza Hasan Khan rapporta ces dires du prince à son frère;
celui-ci lui ordonna alors de suivre lui-même, sans délai et dans leur totalité,
les instructions qu'il avait déjà données.
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"Libère-nous, supplia le vazir, de cette anxiété qui pèse lourdement sur nos coeurs
et mets un terme à cette affaire avant que le mois de ramadan ait commencé, afin
que nous puissions entrer dans la période du jeûne avec une tranquillité absolue."
Mirza Hasan Khan essaya de mettre le prince au courant de ces nouvelles instructions,
mais il échoua dans ses efforts, car le prince refusa de le rencontrer, prétextant
la maladie. Point découragé par ce refus, Mirza Hasan Khan donna des instructions
pour qu'on transférât aussitôt le Bab et ceux qui se trouvaient en sa compagnie,
de la maison où ils se trouvaient à l'une des chambres de la caserne. Il chargea
en outre Sam Khan d'envoyer dix de ses hommes garder l'entrée de la chambre où
le Bab devait être emprisonné.
Privé de son turban et de sa ceinture, les deux emblèmes de sa noble descendance,
le Bab ainsi que Siyyid Husayn, son secrétaire, furent conduits vers une nouvelle
prison qui, comme il le savait parfaitement, ne constituait qu'un pas en avant
sur le chemin qui allait le mener vers le but qu'il s'était assigné. Ce jour-là
vit Tabriz en proie à une formidable agitation. La grande convulsion associée,
dans l'esprit des habitants de cette ville, au jour du Jugement, semblait enfin
les frapper. Jamais cette ville n'avait connu un tumulte aussi farouche et aussi
mystérieux que celui qui s'empara de ses habitants le jour où le Bab fut emmené
là où devait avoir lieu son martyre. Comme il approchait de la cour de la caserne,
un jeune homme qui, dans son impatience à rattraper le Bab s'était forcé un passage
à travers la foule, négligeant totalement les risques et les périls que pouvait
comporter une telle tentative, s'élança soudain vers lui. Ses yeux
étaient hagards, ses pieds nus et ses cheveux en désordre. A bout de souffle et
épuisé par la fatigue, il se jeta aux pieds du Bab et, saisissant le pan de son
vêtement, l'implora passionnément en ces termes:
"Ne me renvoie pas, ô mon maître! Laisse-moi te suivre partout où tu vas." "Muhammad
'Ali, répondit le Bab, lève-toi, et sois certain que tu seras avec moi. (23.10)
Demain, tu témoigneras de ce que Dieu a décrété." Deux autres compagnons, incapables
de se contenir, se ruèrent en avant et l'assurèrent de leur immuable loyauté.
Ceux-ci, ainsi que Mirza Muhammad-'Aliy-i-Zunuzi, furent faits prisonniers et
placés dans la même cellule que le Bab et Siyyid Husayn.
J'ai entendu Siyyid Husayn confirmer ce qui suit: "Cette nuit-là, le visage du
Bab rayonnait de joie, une joie qu'on n'avait jamais vue jusqu'alors sur son visage.
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Indifférent à la tempête qui faisait rage autour de lui, il conversait avec nous
avec gaieté et entrain. Les soucis qui l'avaient tant accablé semblaient s'être
totalement évanouis. Leur poids paraissait s'être réduit à néant devant l'idée
de la victoire imminente. "Demain, nous dit-il, sera le jour de mon martyre. Oh!
Si quelqu'un parmi vous pouvait se lever maintenant et, de ses propres mains,
mettre fin à ma vie! Je préfère être tué par la main d'un ami que par celle d'un
ennemi." Les larmes coulèrent de nos yeux lorsque nous l'entendîmes exprimer ce
désir. Nous reculions cependant devant l'idée de supprimer de nos propres mains
une vie si précieuse. Nous refusâmes, et gardâmes le silence. Mirza Muhammad'Ali
se leva d'un bond et se déclara prêt à Réaliser tout ce que pourrait désirer le
Bab. "Ce même jeune homme qui s'est levé pour se conformer à mon voeu", déclara
le Bab dès que nous intervînmes pour le forcer à renoncer à cette idée, "subira
avec moi le martyre. C'est lui que je choisirai pour en partager la couronne.
Tôt le matin, Mirza Hasan Khan donna l'ordre à son farrash-bashi (23.11)
d'emmener le Bab auprès des principaux mujtahids de la ville pour obtenir d'eux
l'autorisation requise pour son exécution. (23.12) Au moment
où le Bab quittait la caserne, Siyyid Husayn lui demanda ce qu'il devait faire.
"Ne confesse pas ta foi", lui conseilla-t-il. "Tu pourras ainsi, une fois l'heure
venue, communiquer à ceux qui sont destinés à t'entendre les choses que toi seul
connais." Le Bab était en train de mener une conversation confidentielle avec
lui lorsque le farrash-bashi les interrompit soudain et, prenant Siyyid Husayn
par la main, l'éloigna du Bab et le blâma sévèrement. "Aucune force terrestre
ne peut me faire taire", fut l'avertissement du Bab au farrash-bashi, "avant que
je lui aie dit tout ce que je désire lui dire. Même si le monde entier s'armait
contre moi, il serait encore impuissant à m'empêcher d'accomplir, jusqu'à la dernière
parole, mon intention." Le farrash-bashi fut ahuri devant une affirmation aussi
hardie. Il ne répondit pas cependant et ordonna à Siyyid Husayn de se lever pour
le suivre.
Lorsque Mirza Muhammad-'Ali fut introduit auprès des mujtahids, ceux-ci le prièrent
à plusieurs reprises, étant donné la position qu'occupait son beau-père, Siyyid
'Aliy-i-Zunuzi, de rejeter sa foi. "Jamais, s'exclama-t-il, je ne renoncerai à
mon maître. Il est l'essence de ma foi et l'objet de ma véritable adoration. En
lui j'ai trouvé mon paradis et, dans le respect de sa loi, je reconnais l'arche
de mon salut." "Tais-toi" cria d'une voix tonnante Mutla Muhammad-i-Mamaqani,
devant qui fut amené ce jeune homme.
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"De telles paroles trahissent la folie; je puis parfaitement t'excuser pour des
paroles dont tu n'es pas responsable." "Je ne suis pas fou, rétorqua-t-il. Une
telle accusation devrait plutôt être portée contre vous, qui avez condamné à mort
un homme aussi saint que le Qa'im promis. Celui qui a embrassé sa foi et désire
ardemment verser son sang dans son sentier n'est pas un insensé."
Le Bab fut, à son tour, amené devant Mulla Muhammad-Mamaqani. Dès que celui-ci
le reconnut, il s'empara de l'arrêt de mort qu'il avait rédigé auparavant, le
tendit à son assistant et le pria de le remettre au farrash-bashi. "Inutile, s'écria-t-il,
d'amener le Siyyid-i-Bab auprès de moi. Cet arrêt de mort, je l'ai écrit le jour
même où je l'ai rencontré à la réunion présidée par le vali-'ahd. C'est sûrement
le même homme que j'ai vu à cette occasion et il n'a, depuis lors, renoncé à aucune
de ses revendications."
De là, on emmena le Bab chez Mirza Baqir, fils de Mirza Ahmad, dont il venait
de prendre la succession. Lorsqu'ils y arrivèrent, ils trouvèrent son domestique
debout à la porte et tenant à la main l'arrêt de mort du Bab. "Inutile d'entrer,
leur dit-il. Mon maître a déjà consenti, car son père a eu raison de prononcer
la sentence de mort de cet homme. Il ne peut mieux faire que de suivre son exemple."
Mulla Murtada-Quli, suivant le chemin tracé par les deux autres mujtahids, avait
publié antérieurement son propre témoignage écrit, et refusa de rencontrer face
à face son redoutable adversaire.
PHOTO: ruines de la maison de mulla Muhammad-Mamaqani, le
mujtahid de Tabriz
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Dès que le farrash-bashi eut recueilli les documents indispensables, il remit
son prisonnier à Sam Khan, lui affirmant qu'il pouvait exécuter sa tâche puisqu'il
avait obtenu la sanction des autorités civiles et ecclésiastiques du royaume.
Siyyid Husayn était resté emprisonné dans la chambre où il avait passé la nuit
précédente en compagnie du Bab. On allait placer Mirza Muhammad-'Ali dans cette
même chambre lorsque celui-ci éclata en sanglots et supplia qu'on lui permette
de rester avec son maître. Il fut remis entre les mains de Sam Khan, qui reçut
l'ordre de l'exécuter également au cas où il persisterait dans son refus de renier
sa foi.
Sam Khan se sentait cependant de plus en plus touché par la conduite de son prisonnier
et par la manière dont on l'avait traité. Une grande peur s'était emparée de lui;
il craignait, en effet, de voir son action lui attirer la colère divine. "Je professe
la foi chrétienne, expliqua-t-il au Bab, et ne nourris aucun mauvais désir contre
vous. Si votre cause est celle de la vérité, permettez-moi de me libérer de l'obligation
de répandre votre sang." "Suivez vos instructions, répondit le Bab, et si votre
intention est sincère, le Tout-Puissant peut assurément vous libérer de votre
embarras."
Sam Khan donna l'ordre à ses hommes de planter un clou dans le pilier qui se trouvait
entre la porte de la chambre occupée par Siyyid Husayn et l'entrée de la pièce
voisine, et d'y attacher eux cordes auxquelles le Bab et son compagnon devaient
être suspendus séparément. (23.13) Mirza Muhammad-'Ali pria
Sam Khan de le placer de telle façon que son propre corps protégeât celui du Bab.
(23.14) Il fut finalement suspendu dans une position telle
que sa tête reposa sur la poitrine de son maître. Dès qu'on eut fini de tes attacher,
un régiment de soldats s'aligna en trois files, chacune de deux cent cinquante
hommes; elles reçurent l'ordre d'ouvrir le feu l'une après l'autre jusqu'à ce
que le détachement tout entier eut tiré sa salve. (23.15)
La fumée provoquée par la décharge des sept cent cinquante fusils fut si épaisse
que l'éclat du plein soleil de midi se changea en ténèbres. Il y avait foule sur
le toit de la caserne ainsi que sur ceux des maisons avoisinantes; environ dix
mille personnes assistèrent à ce triste et émouvant spectacle.
Dès que le nuage de fumée se fut dissipé, une multitude ébahie vit une scène à
laquelle ses yeux pouvaient à peine croire. Devant elle, debout et indemne, se
tenait le compagnon du Bab, alors que celui-ci avait disparu, sain et sauf, de
sa vue.
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Bien que les cordes au moyen desquelles ils étaient suspendus fussent déchiquetées
par les balles, leurs corps avaient miraculeusement échappé à la salve. (23.16)
Même la tunique que portait Mirza Muhammad-'Ali était restée intacte en dépit
de l'épaisseur de la fumée. "Le Siyyid-i-Bab a disparu de notre vue!" entendit-on
crier la foule ébahie. On se mit activement à la recherche du Bab, et on le trouva
finalement assis dans la chambre même qu'il avait occupée la nuit précédente,
en train de terminer sa conversation interrompue avec Siyyid Husayn. Une expression
de calme absolu se lisait sur son visage. Son corps était sorti indemne de la
pluie de balles que le régiment avait tirée sur lui. "J'ai fini ma conversation
avec Siyyid Husayn", dit le Bab au farrash-bashi. "À présent, tu peux te mettre
à exécuter ton dessein." L'homme était trop bouleversé pour reprendre ce qu'il
avait déjà essayé de réaliser. Refusant d'accomplir son devoir, il quitta ce lieu
et démissionna de son poste. Il raconta tout ce qu'il avait vu à son voisin, Mirza
Siyyid Muhsin, l'un des notables de Tabriz qui dès qu'il entendit l'histoire,
fut converti à la foi.
J'eus le privilège de rencontrer par la suite ce même Mirza Siyyid Muhsin, qui
me conduisit vers le lieu du martyre du Bab et me montra le mur où il avait été
suspendu. Je fus amené dans la chambre où on l'avait trouvé conversant avec Siyyid
Husayn, et l'on me montra l'endroit même où il s'était assis. Je vis le clou que
ses ennemis avaient enfoncé dans le mur et auquel on avait attaché la corde qui
supporta le poids de son corps.
Sam Khan lui aussi, fut stupéfait par la force de cette formidable révélation.
Il ordonna à ses hommes de quitter aussitôt la caserne, et refusa à jamais de
participer, lui et son régiment, à tout acte qui impliquerait le moindre tort
infligé au Bab. Il jura, en quittant cette cour, de ne plus jamais reprendre cette
tâche, même si son refus devait lui coûter la vie.
A peine Sam Khan était-il parti qu'Aqa Jan Khan-i-Khamsih, colonel de la garde,
connu aussi sous les noms de Khamsih et de Nasiri, s'offrit comme volontaire pour
réaliser l'ordre d'exécution. On suspendit à nouveau le Bab et son compagnon au
même mur et de la même façon, alors que le régiment se mettait en ligne pour ouvrir
le feu sur eux. Contrairement à la fois précédente, où seule la corde au moyen
de laquelle on les avait suspendus avait été coupée en morceaux, cette fois-ci
leurs corps furent déchiquetés et se mêlèrent en une seule masse de chair et d'os.
(23.17) "Si vous aviez cru en moi, ô génération rebelle",
furent les dernières paroles qu'adressa le Bab à la foule qui le regardait alors
que le régiment se préparait à tirer l'ultime salve, "chacun d'entre vous aurait
suivi l'exemple de ce jeune homme qui était supérieur à la plupart d'entre vous
quant au rang, et vous vous seriez volontairement sacrifiés dans mon sentier.
Le jour viendra où vous me reconnaîtrez; ce jour-là, j'aurai cessé d'être parmi
vous." (23.18)
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PHOTO: la cour de la caserne de Tabriz où le Bab subit le
martyre ; l'on peut voir, marqué d'un x, l'endroit où il fut suspendu et fusillé
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Au moment même où eut lieu la fusillade, un grand vent d'une violence exceptionnelle
se leva et balaya toute la ville. Un tourbillon de poussière d'une incroyable
épaisseur obscurcit la lumière du soleil et aveugla les gens. La cité tout entière
resta enveloppée dans cette obscurité de midi jusqu'à la nuit. Même un phénomène
aussi étrange, suivant immédiatement cette tentative manquée et plus stupéfiante
encore du régiment de Sam Khan, ne put émouvoir les coeurs des habitants de Tabriz
ni les décider à s'arrêter un moment pour réfléchir sur la signification d'événements
aussi importants. Ils furent témoins de l'effet qu'un fait aussi extraordinaire
avait exercé sur Sam Khan; ils virent la consternation du farrash-bashi et assistèrent
à son irrévocable décision; ils purent même observer cette tunique qui, malgré
la décharge de tant de balles, était restée entière et immaculée; ils purent lire
sur le visage du Bab, qui était sorti indemne de cette tourmente, l'expression
d'une sérénité absolue alors qu'il reprenait sa conversation avec Siyyid Husayn;
et, cependant, aucun d'entre eux ne se donna la peine de rechercher la signification
de ces signes et de ces prodiges.
Le martyre du Bab eut lieu à midi, le dimanche 28 sha`ban de l'an 1266 après l'hégire,
(23.19) trente et une années lunaires, sept mois et vingt-sept
jours après sa naissance à Shiraz.
Le soir de ce même jour, les corps intimement mêlés du Bab et de son compagnon
furent enlevés de la cour de la caserne pour être déposés au bord des douves en
dehors des murs de la ville. Quatre compagnies, comprenant chacune dix sentinelles,
reçurent l'ordre de monter la garde à tour de rôle à côté de ces corps. Le lendemain
du jour du martyre au matin, le consul de Russie à Tabriz se rendit en ce lieu
en compagnie d'un peintre et dit à ce dernier de faire un croquis des dépouilles
alors qu'elles gisaient à côté des douves. (23.20)
J'ai entendu Haji 'Ali-'Askar raconter ce qui suit: "Un fonctionnaire du consulat
de Russie, qui était un de mes parents, me montra ce tableau le jour même où il
fut dessiné. Comme le portrait du Bab que j'eus devant les yeux était fidèle!
Aucune balle n'avait frappé son front, ses joues ou ses lèvres.
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Je vis un sourire qui semblait encore se lire sur son visage. Son corps, cependant,
avait été cruellement mutilé. Je pus reconnaître les bras et la tête de son compagnon,
qui semblait le tenir étroitement embrassé, mon coeur faiblissait à mesure que
je regardais, frappé d'horreur, cette peinture obsédante, et que je voyais comment
ses nobles traits avaient été défigurés. Je me détournai plein d'angoisse, regagnai
ma maison et m'enfermai dans ma chambre. Durant trois jours et trois nuits, je
ne pus ni dormir ni manger, tant j'étais écrasé par l'émotion. Cette courte vie
tumultueuse avec tous ses soucis, ses troubles, ses exils et, enfin, ce martyre
horrible par lequel elle avait été couronnée, semblait repasser devant mes yeux.
Je me retournais sur mon lit, me tordant dans l'angoisse et la douleur."
L'après-midi du second jour qui suivit le martyre du Bab, Haji Sulayman Khan,
fils de Yahya Khan, arriva à Bagh-Mishih, faubourg de Tabriz, et fut reçu par
le kalantar, (23.21) l'un de ses amis et confidents, qui
était dervish et appartenait à la communauté sufie. Dès qu'il eut appris le danger
imminent qui menaçait la vie du Bab, Haji Sulayman Khan avait quitté Tihran avec
l'intention d'obtenir sa libération. A sa grande consternation, il arriva trop
tard pour mettre à exécution son projet. A peine son hôte l'eut-il informé des
circonstances qui avaient conduit à l'arrestation et à la condamnation du Bab,
ainsi que des événements relatifs à son martyre, qu'il décida aussitôt d'emporter
les corps des victimes, même au risque de mettre sa propre vie en danger.
PHOTO: douves entourant Tabriz, où fut jeté le corps du
Bab
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Le kalantar lui conseilla d'attendre et de suivre sa suggestion plutôt que de
s'exposer à ce qui serait, lui semblait-il, une mort certaine. Il le pressa de
transférer sa résidence dans une autre maison et d'attendre l'arrivée, le soir
de ce jour-là, d'un certain Haji Allah-Yar qui, dit-il, "ferait tout ce qu'il
pourrait désirer". À l'heure fixée, il rencontra Haji Allah-Yar qui réussit, au
milieu de la nuit, à porter les corps du bord du fossé à une usine de soierie
dont le propriétaire était l'un des croyants de Milan; il les déposa, le lendemain,
dans une caisse en bois spécialement construite à cet effet, et les transporta,
suivant les directives de Haji Sulayman Khan, en un lieu sûr. Pendant ce temps,
les sentinelles cherchaient à se justifier de leur disparition en prétendant que,
tandis qu'ils dormaient, des bêtes sauvages avaient emporté les corps. (23.22)
Leurs supérieurs, de leur côté, ne voulant pas mettre en jeu leur propre honneur,
cachèrent la vérité et ne la divulguèrent point aux autorités. (23.23)
Haji Sulayman Khan rapporta aussitôt les faits à Baha'u'llah, qui se trouvait
alors à Tihran et qui chargea Aqay-i-Kalim d'envoyer un messager spécial à Tabriz
dans le but de transférer les corps à la capitale. Cette décision fut motivée
par le voeu que le Bab lui-même avait exprimé dans le "Ziyarat-i-Shah-'Abdu'l-'Azim",
une Tablette qu'il avait révélée lors de son séjour dans le voisinage de ce tombeau
et qu'il avait remise à un certain Mirza Sulayman-i-Khatib, chargé par lui de
se rendre en ce lieu en compagnie de quelques croyants, et de psalmodier cette
Tablette. (23.24) En s'adressant au saint inhumé là, le Bab
dit, en prononçant les paroles contenues dans les passages finaux de cette Tablette,
"Heureux sois-tu car tu as trouvé ton lieu de repos à Rayy, à l'ombre de mon Bien-Aimé.
Puissé-je être enterré dans l'enceinte de ce sol sacré!"
Je me trouvais, quant à moi, à 'Tihran en compagnie de Mirza Ahmad lorsque les
corps du Bab et de son compagnon y parvinrent. Baha'u'llah avait, pendant ce temps,
quitté la capitale pour Karbila, suivant en cela les instructions de l'amir-nizam.
Aqay-i-Kalim, ainsi que Mirza Ahmad, transférèrent leurs dépouilles depuis "1'Imam-Zadih-Hasan",
(23.25) où on les avait d'abord transportées, vers un autre
endroit dont la situation resta inconnue de tous sauf d'eux-mêmes. Cet endroit
resta secret jusqu'au départ de Baha'u'llah pour Andrinople, époque à laquelle
Aqay-i-Kalim fut chargé d'indiquer à Munir, l'un de ses condisciples, l'endroit
véritable où les corps avaient été déposés.
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En dépit de ses recherches, celui-ci ne parvint pas à le trouver et ce n'est que
plus tard que Jamal, un ancien adepte de la foi, le découvrit. C'est à lui que
le secret avait été confié alors que Baha'u'llah se trouvait encore à Andrinople.
Cet endroit est resté, jusqu'à présent, inconnu des croyants; personne ne peut
non plus soupçonner le lieu où les dépouilles furent finalement transférées.
PHOTO: vues de l'Imam-zadih-hasan à Tihran, où fut gardé
le corps du Bab
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La première personne de Tihran à apprendre les circonstances de ce cruel martyre
fut, après le Grand vazir, Mirza Aqa Khan-Nuri, qui avait été exilé à Kashan par
Muhammad Shah lorsque le Bab était passé par cette ville. Il avait affirmé à Haji
Mirza Jani, qui l'avait mis au courant des préceptes de la foi, que si l'amour
qu'il portait envers la nouvelle révélation lui permettait de regagner sa position
perdue, il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour assurer le bien-être et
la sécurité de la communauté persécutée. Haji Mirza Jani rapporta l'affaire à
son maître, qui le chargea d'affirmer au ministre en disgrâce qu'il serait bientôt
de nouveau convoqué à Tihràn et serait investi par son souverain d'une position
qui suivrait immédiatement celle du Shah lui-même. On l'avait averti de ne pas
oublier sa promesse et de s'efforcer de mettre à exécution son intention. Il était
ravi par ce message et renouvela l'assurance qu'il avait donnée.
Lorsque la nouvelle du martyre du Bab lui parvint, il avait déjà été promu au
rang d'i'timadu'd-dawlih et espérait devenir Grand vazir. Il se hâta d'aller informer
Baha'u'llah, avec qui il entretenait des relations intimes, de la nouvelle qu'il
venait de recevoir; il exprima l'espoir que le feu dont il craignait qu'il n'en
résulte un jour pour i i des calamités indicibles était finalement éteint. "Pas
si vite, répondit Baha'u'llah. Si ce que vous dites est vrai, vous pouvez être
certain que la flamme qui a été allumée brûlera avec plus d'intensité qu jamais
grâce à cet acte même, et causera une conflagration telle qu les forces combinées
des hommes d'Etat de ce royaume seront impuissantes à la maîtriser." La portée
de ces paroles, Mirza Aqà Khan devait l'apprécier plus tard. Il imaginait avec
peine, au moment où la prédiction fut faite, que la foi qui avait reçu un coup
si fatal pût survivre à son auteur. Il avait été lui-même, à une certaine occasion,
guéri par Baha'u'llah d'une maladie dont il n'espérait plus pouvoir se débarrasser.
Son fils, le Nizamu'l-Mulk, lui demanda un jour s'il ne pensait pas que Baha'u'llah
qui, de tous les fils de feu le vazir, s'était montré le plus capable, avait failli
à son devoir de garder vivante la tradition de son père, et avait déçu les espoirs
que l'on avait placés en lui. "Mon fils, répondit Mirza Aqa Khan, crois-tu vraiment
qu'il soit un fils indigne de son père? Tout ce que nous pouvons espérer atteindre
l'un et l'autre n'est qu'une allégeance éphémère et précaire, qui disparaîtra
dès que nous aurons quitté ce monde. Notre vie mortelle ne pourra jamais se libérer
des vicissitudes qui se trouvent accumulées sur le sentier des ambitions terrestres.
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Même si nous parvenions à nous assurer, au cours de notre vie, l'honneur de notre
nom, qui peut dire si, après notre mort, la calomnie ne tachera pas notre mémoire
et ne défera pas l'oeuvre que nous avons réalisée? Ceux-là mêmes qui, alors que
nous sommes encore vivants, nous honorent en paroles, nous condamneraient et nous
calomnieraient dans leur coeur si, ne fût-ce qu'un instant, nous manquions de
promouvoir leurs intérêts. Il n'en est pas de même cependant pour Baha'u'llah.
Contrairement aux grands de la terre, quels que soient leur race ou leur rang,
il est l'objet d'un amour et d'une dévotion tels que le temps ne peut les dissiper
ni l'ennemi les détruire. Sa souveraineté ne peut être ternie par l'ombre de la
mort, ni minée par la langue du calomniateur. L'empire de son influence est tel
que personne, parmi ceux qui l'aiment, n'ose, dans le calme de la nuit, évoquer
le souvenir du plus vague désir qui pût, même de loin, être interprété comme contraire
à son souhait. Le nombre de tels amants augmentera beaucoup. L'amour qu'ils lui
portent ne diminuera jamais et sera transmis, de génération en génération, jusqu'à
ce que le monde ait été baigné de gloire."
La persistance malveillante avec laquelle un ennemi farouche cherchait à maltraiter
le Bab et finalement à lui ôter la vie, causa des calamités indicibles à la Perse
et à ses habitants. Les hommes qui perpétrèrent ces atrocités furent tenaillés
par le remords et, en très peu de temps subirent une mort ignominieuse. Quant
à la grande masse de la population, qui observait avec une lugubre indifférence
la tragédie qui s'accomplissait sous ses yeux, et qui ne leva pas même le doigt
pour protester contre le caractère hideux de ces cruautés, elle tomba à son tour
victime d'une misère que toutes les ressources du pays et l'énergie de ses dirigeants
ne purent soulager. Le vent de l'adversité souffla sur elle avec violence, ébranlant
les fondements de sa prospérité matérielle. A partir du jour même où la main de
l'assaillant se leva contre le Bab et chercha à porter un coup fatal à sa foi,
des châtiments successifs accablèrent l'esprit de ce peuple ingrat et le menèrent
au bord même de la banqueroute nationale. Des fléaux, dont les noms mêmes ne leur
étaient connus que par une vague allusion dans les livres couverts de poussière
que quelques-uns lisaient de temps en temps, les frappèrent avec une violence
telle que personne ne put y échapper. Ces fléaux semèrent la dévastation partout
où ils passèrent. Prince, comme paysan, en ressentirent le coup douloureux et
se plièrent sous son joug.
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Ils tinrent la population dans leur poigne et refusèrent de relâcher leur emprise.
Malignes comme la fièvre qui décima la province de Gilan, ces afflictions soudaines
continuèrent à ravager tout le pays. Si cruelles que fussent ces calamités, la
colère vengeresse de Dieu ne s'arrêta pas cependant aux malheurs qui frappaient
un peuple pervers et sans foi. Elle se fit sentir chez tout être vivant qui respirait
à la surface de ce pays désolé. Elle affecta la vie des plantes comme celle des
animaux, et fit sentir aux hommes l'étendue de leur détresse. La famine ajouta
ses horreurs au fardeau stupéfiant des afflictions sous lesquelles gémissait le
peuple. Le spectre lugubre de la faim commença à les traquer, et la perspective
d'une mort lente et douloureuse hanta leur esprit. Peuple et gouvernement soupiraient
ensemble après le secours qu'ils ne parvenaient à obtenir de nulle part. Ils burent
jusqu'à la lie à la coupe du malheur, ne considérant absolument pas la main qui
l'avait portée à leurs lèvres et la personne par laquelle ils furent amenés à
souffrir.
La première personne qui se leva pour maltraiter le Bab fut Husayn Khan, le gouverneur
de Shiraz. Le traitement honteux qu'il infligea à son prisonnier coûta la vie
à des milliers de personnes qui avaient été confiées à sa protection et qui étaient
complices de ses actes. Sa province fut ravagée par un fléau qui la conduisit
au bord de la destruction. Appauvri et épuisé, le Fars languit sans aide sous
son poids, faisant appel à la charité de ses voisins et à l'assistance de ses
amis. Husayn Khan lui-même vit avec amertume ses oeuvres détruites, fut condamné
à mener une vie obscure pour le restant de ses jours et chancela jusqu'à sa tombe,
abandonné et oublié, aussi bien de ses amis que de ses ennemis.
La seconde personne qui chercha à défier la foi du Bab et à entraver son développement
fut Haji Mirza Aqasi. Ce fut lui qui, pour des buts intéressés et dans l'intention
de s'attirer la faveur des 'ulamas abjects de son temps, s'interposa entre le
Bab et Muhammad Shah et s'efforça d'empêcher leur rencontre. Ce fut lui qui prononça
le bannissement de son prisonnier redouté dans un coin perdu de l'Adhirbayjan
et, avec une vigilance sans relâche, veilla à son isolement. C'est à lui que fut
adressée cette tablette qui le dénonçait et dans laquelle son prisonnier présageait
sa ruine et étalait son infamie. A peine un an et six mois s'étaient-ils écoulés
depuis l'arrivée du Bab à proximité de Tihran, que la vengeance divine l'écarta
du pouvoir et le conduisit à chercher refuge dans l'enceinte peu glorieuse du
tombeau de Shah-'Abdu'l-'Azim, pour échapper à la colère de son propre peuple.
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De là, la main du Vengeur le conduisit à l'exil, au-delà des confins de son pays
natal, et le plongea dans un océan d'afflictions jusqu'au moment où il trouva
la mort dans des circonstances de misère et de détresse indicibles.
Quant au régiment qui, malgré l'échec inexplicable de Sam Khan et de ses hommes
dans leur tentative d'ôter la vie au Bab, s 'était présenté comme volontaire pour
renouveler cette tentative, et qui avait finalement criblé son corps de balles,
deux cent cinquante de ses membres trouvèrent la mort au cours de cette même année,
en compagnie de leurs officiers, dans un terrible tremblement de terre. Alors
qu'ils se reposaient par une chaude journée d'été à l'ombre d'un mur sur leur
chemin entre Ardibil et Tabriz, absorbés par leurs jeux et leurs plaisirs, toute
la structure céda soudain et le mur tomba sur eux, ne laissant aucun survivant.
Les cinq cents autres subirent le même sort que celui qu'ils avaient, de leurs
propres mains, infligé au Bab. Trois ans après son martyre, ce régiment se mutina
et ses membres furent impitoyablement fusillés par ordre de Mirza Sadiq Khan-i-Nuri.
Point satisfait par une première salve, ce dernier donna l'ordre d'en tirer une
seconde afin d'être certain qu'aucun des mutinés ne survécût. Leurs corps furent
alors percés de lances et de javelots et exposés au regard des habitants de Tabriz.
Ce jour-là, de nombreux habitants de la ville, se rappelant les circonstances
du martyre du Bab, furent étonnés de voir ce même sort frapper ceux qui l'avaient
tué. "Est-il possible, par un hasard quelconque, que ce soit là la vengeance de
Dieu", entendit-on quelques-uns se murmurer à l'oreille, "qui ait apporté une
fin si tragique et si déshonorante à tout le régiment? Si ce jeune homme avait
été un imposteur et un menteur, pourquoi ses persécuteurs auraient-ils été si
sévèrement châtiés ?" Ces doutes parvinrent aux oreilles des principaux mujtahids
de la ville, qui furent saisis d'une grande peur et donnèrent l'ordre de châtier
sévèrement tous ceux qui entretenaient de tels doutes. Certains furent battus,
d'autres durent verser une amende; tous furent avertis de cesser de tels chuchotements,
qui ne pouvaient que ranimer le souvenir d'un terrible adversaire et susciter
à nouveau de l'enthousiasme pour sa cause.
Le premier animateur des forces qui précipitèrent le martyre du Bab, l'amir-nizam,
ainsi que son frère le vazir-nizam, son principal complice, furent, au cours des
deux années qui suivirent cet acte sauvage, soumis à un terrible châtiment qui
mit une fin misérable à leur vie. Le sang de l'amir-nizam tache encore, de nos
jours, le mur du bain de Fin, (23.26) témoignage des atrocités
que sa propre main avait perpétrées. (23.27)
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NOTE DU CHAPITRE 23:
(23.1) Des Babis, il y en avait partout, on ne le savait
que trop. La Perse en était pleine, et si les esprits inquiets de choses transcendantes,
si les philosophes à la recherche de combinaisons nouvelles, si les âmes froissées
à qui les injustices et les faiblesses du temps présent répugnaient, s'étaient
jusqu'alors livrés avec emportement à l'idée et aux promesses d'un nouvel état
de choses plus satisfaisant, on était en droit de penser que les imaginations
turbulentes, amies de l'action, même au prix du désastre, que les esprits braves
et passionnés pour les batailles, et, enfin, les ambitieux hardis n'auraient que
trop de tendance à se précipiter dans les rangs qui se montraient riches de tant
de soldats propres à former d'intrépides phalanges.
Mirza Taqi Khan, maudissant la mollesse avec laquelle son prédécesseur, Haji Mirza
Aqasi, avait laissé naître et grandir un pareil péril, comprit qu il ne fallait
pas prolonger cette faute et voulut couper le mal dans sa racine. Il se persuada
que la source en était le Bab lui-même, premier auteur de toutes les doctrines
qui troublaient le pays, et il voulut faire disparaître cette source." (Comte
de Gobineau: "Les Religions et les Philosophies dans l'Asie Centrale", pp. 210-11.)
(23.2) "Cependant, Haji Mirza Taqi résolut de frapper
le monstre du Babisme à la tête, et il se persuada que, ce coup porté, l'instigateur
du désordre une fois éloigné de la scène et n'exerçant plus d'action, tout reprendrait
son cours naturel. Toutefois - chose assez remarquable dans un gouvernement asiatique,
et surtout chez un homme d'Etat comme Mirza Taqi Khan, qui ne regardait pas de
très près à une exagération de sévérité - ce ministre ne s'arrêta pas d'abord
à ordonner la mort du novateur.
Il pensa que le meilleur moyen de le détruire était de le perdre moralement. Le
tirer de sa retraite de Chihriq, où une auréole de souffrance, de sainteté, de
science, d'éloquence, l'entourait et le faisait briller comme un soleil; le montrer
aux populations tel qu'il était, ce qui veut dire, tel qu'il se le figurait, c'était
le meilleur moyen de l'empêcher de nuire en détruisant son prestige.
Il se le représentait, en effet, comme un charlatan vulgaire, un rêveur timide
qui n'avait pas eu le courage de concevoir, encore moins de diriger les audacieuses
entreprises de ses trois apôtres, ou même d'y prendre part. Un homme de cette
espèce, amené à Tihran et jeté en face des plus habiles dialecticiens de l'Islam,
ne pourrait que plier honteusement, et son crédit s'évanouirait bien mieux par
ce moyen que si, en supprimant le corps, on laissait encore flotter dans les esprits
le fantôme d'une supériorité que la mort aurait rendue irréfutable.
On forma donc le projet de le faire arrêter, de le faire venir à Tihran, et, sur
la route, de l'exposer en public, enchaîné, humilié; de le faire discuter partout
avec des mullas, lui imposant silence lorsqu'il deviendrait téméraire: en un mot,
de lui susciter une série de combats inégaux où il serait nécessairement vaincu,
étant d'avance démoralisé par tant de moyens propres à briser son courage. C'était
un lion qu'on voulait énerver, tenir à la chaîne et désarmer d'ongles et de dents,
puis livrer aux chiens pour montrer combien ceux-ci en pouvaient triompher aisément.
Une fois vaincu, peu importait ce qu'on se déciderait à en faire.
Ce plan ne manquait pas de portée; mais il se fondait sur des suppositions dont
les principales n'étaient rien moins que prouvées. Ce n'était pas assez que d'imaginer
le Bab sans courage et sans fermeté; il fallait qu'il le fût réellement. Or, l'attitude
de ce personnage dans le fort de Chihriq ne le donnait pas à penser. Il priait
et travaillait sans cesse. Sa douceur était inaltérable. Ceux qui l'approchaient
subissaient malgré eux l'influence séductrice de son visage, de ses manières,
de son langage. Les soldats qui le gardaient n'étaient pas tous restés exempts
de cette faiblesse. Sa mort lui paraissait prochaine. Il en parlait fréquemment
comme d'une idée qui lui était non seulement familière, mais aimable.
Si donc, promené ainsi dans toute la Perse, il allait ne pas s abattre? S'il ne
se montrait ni arrogant, ni peureux, mais bien au-dessus de sa fortune présente?
S'il allait confondre les prodiges de savoir, d'adresse et d'éloquence ameutés
contre lui? S'il restait plus que jamais le Bab pour ses sectateurs anciens et
le devenait pour les indifférents ou même pour ses ennemis? C'était beaucoup risquer
afin de gagner beaucoup sans doute, mais aussi pour beaucoup perdre, et, tout
réfléchi, on n'osa pas courir cette chance." (Comte de Gobineau: "Les Religions
et les Philosophies dans l'Asie Centrale", p. 211-13.)
(23.3) Le Premier ministre, ayant mandé Sulayman Khan,
l'Afshar, il le chargea de porter à Tabriz, au prince Hamzih Mirza devenu gouverneur
de l'Adhirbayjan, l'ordre de tirer le Bab du fort de Chihriq et de l'amener dans
la citadelle de Tabriz, où il apprendrait plus tard ce qu'il aurait à en faire."
(Comte de Gobineau: "Les Religions et les Philosophies dans l'Asie Centrale",
p. 213.)
(23.4) 12 juin - 11 juillet 1850 ap. J.-C.
(23.5) D'après "A Traveller's Narrative" (p. 42), le
Bab avait réalisé pas moins de trois cent soixante dérivés du mot "Baha".
(23.6) Titre par lequel on désignait Baha'u'lhah en
ce temps-là.
(23.7) "La fin de la manifestation terrestre du Bab
a eu lieu il y a peu de temps. Il le savait lui-même avant l'événement, et le
pressentiment ne lui déplaisait guère. Il avait déjà mis de l'ordre dans sa maison,
concernant les affaires spirituelles de la communauté babie qu'il avait, si je
ne me trompe, confiée à la sagesse intuitive de Baha'u'llah... Il est impossible
de ne pas sentir que cette dernière hypothèse est bien plus probable que celle
qui fait de Subh-i-Azal le gardien des Ecrits sacrés et celui qui arrangea le
lieu de repos des Restes sacrés. Je crains fort que les Azalis n'aient falsifié
la tradition dans l'intérêt de leur parti." (Dr. T.K. Cheyne: "The Reconcihiation
of Races and religions", pp. 65-6.)
(23.8) Voir glossaire.
(23.9) Persécuteurs des descendants de Muhammad.
(23.10) "C'est sans nul doute une singulière coïncidence
qu'aussi bien 'Ali-Muhammad que Jésus-Christ aient adressé, dit-on, ces paroles
à un disciple: "Aujourd'hui tu seras avec moi au paradis." (Dr. T.K. Cheyne: "The
Reconcihiation of Races and Religions", p. 185.)
(23.11) Voir glossaire.
(23.12) "Le lendemain, de grand matin, les gens de
Hamzih Mirza ayant ouvert les portes de la prison, en firent sortir le Bab et
ses deux disciples. On s'assura que les fers qu'ils avaient au cou et aux mains
étaient solides; on attacha de plus au carcan de chacun d'eux une longue corde
dont un farrash tenait le bout, puis, afin que chacun pût bien les voir et les
reconnaître, on les promena ainsi par la ville, dans toutes les rues et dans tous
les bazars, en les accablant d'injures et de coups. La foule remplissait les chemins
et les gens montaient sur les épaules les uns des autres pour considérer de leur
mieux l'homme dont on avait tant parlé.
Les Babis, les demi-Babis, répandus de tous côtés tâchaient d'exciter, chez quelques-uns
des spectateurs, un peu de commisération ou quelque autre sentiment dont ils auraient
profité pour sauver leur maître. Les indifférents, les philosophes, les Shaykhis,
les sufis, se détournaient du cortège avec dégoût et rentraient chez eux, ou,
l'attendant au contraire au coin des rues, le contemplaient avec une muette curiosité
et rien davantage. La masse déguenillée, turbulente, impressionnable, criait force
grossièretés aux trois martyrs; mais elle était toute prête à changer d'avis pour
peu qu'une circonstance quelconque vînt pousser ses esprits dans un sens différent.
Enfin, les musulmans, maîtres de la journée, poursuivaient d'outrages les prisonniers,
cherchaient à rompre l'escorte pour les frapper au visage ou sur la tête, et quand
on ne les avait pas repoussés à temps ou qu'un tesson lancé par quelque enfant
avait atteint le Bab ou l'un de ses compagnons à la figure, l'escorte et la foule
éclataient de rire." (Comte de Gobineau: Les Religions et les Philosophies dans
l'Asie Centrale", p. 220.)
(23.13) "Bab gardait le silence, son pâle et beau visage
qu'encadraient une barbe noire et de petites moustaches, sa tournure et ses manières
distinguées, ses mains blanches et délicates, ses vêtements simples, mais d'une
exquise propreté, tout enfin dans sa personne éveillait la sympathie et la compassion."
("Journal Asiatique", 1866, tome VII, p. 378.)
(23.14) "La preuve de la dévotion et de la fermeté
de cet homme noble est fournie par une lettre écrite de sa propre écriture bénie
et qui se trouvait en possession de son frère Mulla 'Abdu'llah; celui-ci vit encore
à Tabriz. Cette lettre, il l'écrivit de la prison, deux ou trois jours avant son
martyre, en réponse à son frère qui lui avait écrit pour lui conseiller d'abandonner
sa dévotion et son asservissement; dans cette lettre, il présente ses excuses
et puisque le martyr est le cadet des deux frères, il adopte dans sa lettre un
ton respectueux.
Le texte de cette lettre est le suivant: "Il est le Compatissant. O mon Qiblih!
Dieu soit houé, je n'ai pas de fautes à trouver dans mon état, et "chaque fatigue
est suivie de repos." Quant à ce que tu as écrit pour dire que cette affaire n'a
pas de fin, quelle affaire, alors, a une fin? Nous au moins, nous n'en sommes
pas mécontents; nous sommes, en fait, incapables d'exprimer suffisamment notre
gratitude pour cette bénédiction.
Tout au plus nous ne pouvons qu'être tués pour l'amour de Dieu; oh! quel bonheur
ce serait! La volonté de Dieu doit être accomplie par ses serviteurs, et la prudence
ne peut écarter le sort prédestiné. Ce que Dieu veut aura lieu: il n'y a de force
qu'en Dieu. Ô mon Qiblih! La fin de la vie du monde est la mort: "Toutes les âmes
connaîtront la mort."
Si la destinée fixée que le Seigneur (puissant et glorieux qu'Il est) a décrétée
devait m'advenir, alors Dieu est le gardien de ma famille, et tu es mon dépositaire;
agis conformément au bon plaisir de Dieu. Pardonne tout manque de respect ou de
devoir dû à un frère aîné que j'aie pu commettre, demande que tous les membres
de ma maisonnée me pardonnent, et recommande-moi à Dieu. Dieu est mon héritage,
et comme Il est bon en tant que gardien!" (Le "Tarikh-i-Jadid", p. 301-3.)
(23.15) "Lorsqu'on fusille, en Perse, les condamnés
sont attachés à un poteau, le dos tourné aux spectateurs et de sorte qu'ils ne
puissent voir les signes du commandement." (Journal Asiatique, 1866, Tome VII,
p. 377.)
(23.16) "Une clameur intense s'éleva de la foule à
ce moment. C'est que les spectateurs venaient d'apercevoir Bab, délivré de ses
entraves, s'avancer libre vers eux. Un hasard merveilleux avait fait qu'aucune
balle n'avait atteint le condamné; au contraire, ses liens avaient été rompus,
il était délivré. C'était un vrai miracle, et Dieu sait ce qui serait arrivé sans
la fidélité et le sang-froid dont le régiment chrétien fit montre en cette circonstance.
Les soldats, pour calmer l'effervescence de la foule qui s'agitait, prête à croire
à la vérité d'une religion qui faisait ainsi ses preuves, lui montrèrent les cordes
brisées par les balles, démonstration visible de l'inanité du miracle. En même
temps on saisissait Bab et on le liait de nouveau au poteau fatal...
Cette fois le supplice fut bon; la justice musulmane et la loi canonique avaient
repris leurs droits. Mais la foule, vivement impressionnée par le spectacle qu'elle
avait eu sous les yeux, s'écoula lentement, mal convaincue que le Bab était un
criminel. Sa faute, après tout, n'en était une que pour les gens de loi, et le
monde est indulgent aux crimes qu'il ne comprend point." (M.C. I-huart: "La Religion
de Bab", pp. 3-4.)
"C'est alors que se passa un fait étrange, unique dans les annales de l'humanité...
Les balles étaient venues couper les cordes qui retenaient le Bab, celui-ci retomba
sur ses pieds sans une égratignure." (A.L.M. Nicohas: "Siyyid 'Ali-Muhammad dit
le Bab", p. 375.) "Par un hasard extraordinaire, les balles ne touchèrent que
les cordes qui tenaient Bab attaché; elles se rompirent et il se sentit libre.
Du bruit, des éclats de voix retentirent de tous les côtés sans qu'on comprît
d'abord de quoi il s'agissait." (Ibid., p. 379.)
(23.17) D'après "A Traveller's Narrative" (p. 45),
"Les poitrines (des victimes) furent criblées et leurs membres complètement disséqués,
exception faite de leurs visages, qui ne furent que légèrement défigurés."
(23.18) "Loué soit Dieu qui manifesta le Point [le
Bab] et fit que de celui-ci vînt le savoir de tout ce qui fut et sera... Il est
ce Point que Dieu a transformé en un océan de lumière pour les fidèles d'entre
ses serviteurs, et une boule de feu pour celles de ses créatures qui le renient
et ceux, parmi son peuple, qui sont impies." (Baha'u'llah, les "Ishraqat", p.
3.) "Dans son interprétation de la lettre "Hâ", Il soupire après le martyre, en
disant: "Il me semble avoir entendu une voix qui appelait dans mon être le plus
intime: "Sacrifie la chose que tu aimes le plus dans le sentier de Dieu, de même
que Husayn - qu'il repose en paix - a offert sa vie pour l'amour de moi.
Et si je n'étais pas attentif à ce mystère inévitable, par celui qui tient dans
sa main mon âme, même si tous les rois de la terre devaient se liguer, ils seraient
impuissants à me ravir une seule lettre; combien plus impuissants sont alors de
tels serviteurs, qui ne méritent aucune attention et qui sont en vérité le rebut
de la société! Je veux par là que tous puissent connaître le degré de ma patience,
de ma résignation et de mon sacrifice dans le sentier de Dieu." (Idem, le "Kitab-i-Iqan",
p. 195.)
"Le Bab, le Seigneur très haut - que la vie de tous lui soit sacrifiée ! - a spécifiquement
révélé une épître aux 'ulamas de chaque cité, dans laquelle il expose pleinement
le caractère du rejet et de la répudiation de chacun d'eux. C'est pourquoi vous
devez y prêter une grande attention, ô vous hommes perspicaces!" (Ibid., p. 193.)
Cette âme illustre se leva avec une telle force qu'elle ébranla les fondements
de la religion, de la moralité, des conditions, des coutumes et des habitudes
de la Perse et institua de nouvelles règles, de nouvelles lois et une nouvelle
religion.
Bien que les grandes figures de l'État, la presque totalité du clergé et les fonctionnaires
se levassent pour le détruire et l'anéantir, il résista tout seul à leurs assauts
et mit toute la Perse en émoi. Il conféra l'éducation divine à une multitude peu
éclairée et eut une influence merveilleuse sur les pensées, la moralité, les coutumes
et les conditions des Persans. ('Abdu'l-Baha: "les Leçons de St. Jean-d'Acre",
pp. 30-31.)
"Les chrétiens sont en effet convaincus que si Jésus-Christ avait voulu descendre
vivant de la croix, il l'eût fait sans difficulté: il est mort volontairement,
parce qu'il devait mourir et pour accomplir les prophéties. Il en est de même
pour le Bab, disent les Babis, qui voulut donner aussi une sanction évidente à
ses paroles. Lui aussi mourut volontairement, parce que sa mort devait sauver
l'humanité.
Qui dira jamais les paroles que le Bab put prononcer au milieu du tumulte sans
nom qui accueillit son départ: qui saura quels souvenirs agitaient sa belle âme,
qui nous dira jamais le secret de cette mort... Le spectacle des turpitudes, des
hontes, des vices, du mensonge de ce clergé révoltait son âme pure et sincère:
il sentait le besoin d'une réforme profonde à introduire dans les moeurs publiques
et dut, plus d'une fois, hésiter devant la perspective de la révolution qu'il
lui fallait déchaîner pour délivrer les corps et les intelligences du joug d'abrutissement
et de violence qui pesait sur toute la Perse pour le plus grand profit d'une élite
de... jouisseurs et pour la plus grande honte de la vraie religion du Prophète.
Sa perplexité dut être grande, ses angoisses terribles, et il lui fallut le triple
airain dont parle Horace pour se précipiter tête baissée dans l'océan des superstitions
et des haines qui devait fatalement l'engloutir.
C'est un des plus magnifiques exemples de courage qu'il ait été donné à l'humanité
de contempler, et c'est aussi une admirable preuve de l'amour que notre héros
portait à ses concitoyens. Il s'est sacrifié pour l'humanité; pour elle il a donné
son corps et son âme, pour elle il a subi les privations, les affronts, les injures,
la torture et le martyre. Il a scellé de son sang le pacte de la fraternité universelle,
et comme Jésus il a payé de sa vie l'annonce du règne de la concorde, de l'équité
et de l'amour du prochain.
Plus que tout autre il savait quels dangers formidables il accumulait sur sa tête,
il avait pu juger par lui-même de l'exaspération à laquelle le fanatisme savamment
excité peut atteindre: mais toutes les réflexions qu'il put faire à ce sujet ne
furent point assez puissantes pour le détourner de la voie dans laquelle il avait
désormais résolu d'entrer: la peur n'eut aucune prise sur son âme tranquille,
sans daigner jeter un regard en arrière, calme, en pleine possession de lui-même,
il entra dans la fournaise." (A.L.M. Nicolas: "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab",
pp. 203-4, 376.)
"Le chef de la religion nouvelle était mort, et suivant les calculs de Mirza Taqi
Khan, Premier ministre, la paix la plus profonde allait se rétablir dans les esprits
et ne plus être troublée au moins de ce côté-là. Mais la sagesse politique se
trouva cette fois en défaut, et au lieu d'éteindre l'incendie on en avait au contraire
attisé la violence."
On le verra tout à l'heure, quand j'examinerai les dogmes religieux prêchés par
le Bab: la perpétuité de la secte ne tenait nullement à sa présence; tout pouvait
marcher et se développer sans lui. Si le Premier ministre avait eu connaissance
de ce point fondamental de la religion ennemie, il est probable qu'il n'eût pas
été aussi empressé à faire disparaître un homme dont l'existence, en définitive,
ne lui eût pas dès lors importé plus que la mort." (Comte de Gobineau: "Les Religions
et les Philosophies dans l'Asie Centrale", pp. 224-225.) "C'était un tel prophète",
écrit le R. Dr. T.K. Cheyne, "que le Bab; nous l'appelons "prophète" à défaut
d'un meilleur nom; oui, je vous le dis, un prophète et plus qu'un prophète." Son
mélange de douceur et de force est si rare que nous devons le compter parmi les
hommes supranormaux...
Nous apprenons qu'aux grandes étapes de sa carrière, après qu'il eut été en extase,
son visage rayonnait une telle puissance et une telle majesté que personne ne
pouvait se permettre de regarder la splendeur de sa gloire et de sa beauté. Il
n'était pas rare non plus que des non-croyants s'inclinassent en signe d'humble
obéissance lorsqu'ils contemplaient Sa Sainteté; alors que les habitants de la
forteresse, bien qu'ils fussent pour la plupart chrétiens ou sunnis, se prosternaient
chaque fois qu'ils voyaient le visage de Sa Sainteté. Une telle transfiguration
est bien connue des saints. On la considérait comme l'apposition du sceau célèste
confirmant la réalité et le caractère parfait du détachement du Bab." ("The Reconciliation
of Races and Religions", pp. 8-9.)
"Qui peut se soustraire à l'attraction exercée par le doux esprit de Mirza 'Ali
Muhammad? Sa vie triste et persécutée, sa pureté de conduite et sa jeunesse, son
courage et sa patience silencieuse dans le malheur, sa totale abnégation, l'idéal
imprécis d'un meilleur état de choses que l'on peut discerner à travers les expressions
mystiques et obscures du Bayan, mais, par-dessus tout, sa mort tragique, tout
cela a assuré au jeune Prophète de Shiraz nos sympathies. Le charme irrésistible
qui lui gagna une telle dévotion durant sa vie est encore vivant et continuera
encore à influencer l'esprit des habitants de la Perse." (art. de E.G. Browne:
"The Babis of Persia", Journal of the RAS., 1889, p. 933.)
Peu nombreux sont ceux qui croient qu'on empêchera, par ces mesures sanguinaires,
la propagation des doctrines du Bab. Il y a un esprit de changement dans diverses
directions parmi les Persans, qui préservera son système de l'extinction; en outre,
ses doctrines présentent un caractère attrayant aux Persans. Bien qu'elle soit
actuellement subjuguée et réduite à se tenir cachée dans les villes, on conjecture
que la croyance du Bab, loin de décliner, croît de jour en jour." (Lady Sheil:
"Glimpses of Life and Manners in Persia", p. 181.)
"L'histoire du Bab, de Mirza 'Ali-Muhammad comme il s'appelait lui-même, fut l'histoire
d'un héroïsme spirituel insurpassé dans l'expérience de Svabhava; et sa propre
âme aventureuse en fut enflammée. Qu'un jeune homme sans influence sociale et
sans éducation parvienne, par la simple force de la perspicacité, à percer le
coeur des choses et à voir la vérité réelle, et qu'il y tienne alors avec une
telle fermeté de conviction et la présente avec une telle persuasion qu'il fut
capable de convaincre les hommes qu'il était le Messie et de les amener à le suivre
jusqu'à la mort elle-même, était l'un de ces faits splendides de l'histoire humaine
sur lequel Svabhava aimait méditer...
La sincérité passionnée du Bab ne pouvait être mise en doute, car il avait donné
sa vie pour sa foi. Et qu'il doive y avoir quelque chose dans son message qui
plaisait aux hommes et satisfaisait leur âme est témoigné par le fait que des
milliers de gens ont offert leur vie dans sa cause et que des millions le suivent
à présent.
Si un jeune homme parvint, au cours de six années seulement de son ministère,
grâce à la sincérité de son dessein et à l'attraction de sa personnalité, à tant
inspirer les riches comme les pauvres, les cultivés comme les illettrés, d'une
croyance en lui et en ses doctrines, pour qu'ils demeurent fermes bien qu'on les
traque et que, sans jugement préalable, on les condamne à mort, on les scie en
deux, on les étrangle, on les abatte, on les fasse souffler par la gueule des
canons; et si des hommes de rang élevé et de culture en Perse, en Turquie et en
Egypte adhèrent en nombre jusqu'à ce jour à ses doctrines, sa vie doit constituer
l'un de ces événements des cent dernières années qui mérite vraiment d'être étudié."
(Sir Francis Younghusband: "The Gleam", pp. 183-4.)
Ainsi, alors qu'il n'avait que trente ans, en l'an 1850, finit l'héroïque carrière
d'un véritable homme-Dieu. La façon dont il est mort constitue la preuve la plus
grande possible de la sincérité de sa conviction selon laquelle Dieu l'avait désigné.
Croyant qu'il sauverait ainsi ses semblables de l'erreur de leurs croyances de
l'époque, il a volontairement sacrifié sa vie. La dévotion passionnée de centaines
et même de milliers d'hommes qui ont offert leur vie dans sa cause constitue un
témoignage convaincant en faveur de son pouvoir qui faisait que les gens s'attachèrent
à lui." (Ibid., p. 210)
"Le Bab était mort, mais non le Babisme. Il n'était pas le premier, et encore
moins le dernier, d'une longue liste de martyrs qui ont démontré que même dans
un pays comme la Perse, gangrené par la corruption et atrophié par l'indifférence,
l'âme d'une nation survit, inarticulée peut-être et, dans un certain sens, impuissante,
mais encore capable de spasmes soudains de vitalité." (Valentine Chirol: "The
Middle Eastern Question", p. 120.)
(23.19) 9 juillet 1850 ap. J.-C.
(23.20) "L'empereur de Russie, dit Haji Mirza Jani,
chargea le consul de Russie à Tabriz de mener une enquête complète sur la situation
de Sa Sainteté le Bab, et de lui en faire un rapport complet. Dès que cette nouvelle
arriva à destination, les autorités persanes mirent le Bab à mort. Le consul de
Russie convoqua Aqa Siyyid Muhammad-Husayn, le secrétaire du Bab, qui se trouvait
emprisonné à Tabriz, et se renseigna sur les preuves et la situation de Sa Sainteté.
Aqa Siyyid Husayn, comme il y avait des auditeurs musulmans, n'osa pas dire tout
ce qu'il voulait concernant son maître, mais parvint, grâce à des insinuations,
à lui communiquer diverses affaires et aussi à lui donner (au consul de Russie)
certains des écrits du Bab." L
e témoignage de Dom tend à prouver le caractère sinon entièrement, du moins partiellement
vrai de cette déclaration. Dom dit en effet, en décrivant un MS. de l'un des "Commentaires
sur les noms de Dieu" du Bab (commentaires qu'il appelle "Qur'an des Babis"),
à la p. 248 du vol. VIII du Bulletin de l'Académie Impériale des Sciences de St.
Petersbourg, que cet écrit avait été "directement reçu du secrétaire personnel
du Bab qui, durant son emprisonnement à Tabriz, le confia à des Européens." (Le
"Tarikh-i-Jadid", pp. 395-6.)
(23.21) Voir glossaire.
(23.22) "Suivant un usage immémorial en Orient, usage
en vigueur au siège de Béthulie comme autour du tombeau de Notre-Seigneur, une
sentinelle est un guerrier qui dort de son mieux auprès du poste qu'il est chargé
de garder." (Comte de Gobineau: "Les Religions et les Philosophies dans l'Asie
Centrale", p. 166.) On a pu voir au cours de cette histoire ce que sont les sentinelles
persanes: leurs fonctions consistent essentiellement à dormir auprès du dépôt
qu'ils sont sensés garder." (A.L.M. Nicolas: "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab",
p. 378.)
(23.23) "M. de Gobineau, d'accord en cela avec les
auteurs du Nasikhu't-Tavarikh, du Rawdatu's-Safa, du Mir'atu'l-Buldan, en un mot
avec tous les historiens officiels, rapporte qu'après l'exécution, le cadavre
du Bab fut jeté dans les fossés de la ville et dévoré par les chiens. En réalité
il n'en a pas été ainsi, et nous allons voir pourquoi ce bruit a été répandu tant
par les autorités de Tauris peu soucieuses de s'attirer les réprimandes du gouvernement
pour une complaisance chèrement vendue, que par les Babis désireux de prévenir
ainsi les recherches de la police. Les témoignages les plus sûrs des spectateurs
même du drame ou de ses acteurs ne me laissent aucun doute que le corps de Siyyid
'Ali-Muhammad n'ait été recueilli par des mains pieuses et n'ait enfin, après
les péripéties que je vais raconter, reçu une sépulture digne de lui." (Ibid.,
p. 377.)
(23.24) "Tihran jouit ainsi du respect dû au mausolée
et au sanctuaire de Shah 'Abdu'l-'Azim. Reposant sous un dôme plaqué or, dont
j'avais vu de loin les scintillements alors que je me rendais à cheval à la ville,
les restes de ce saint personnage attirent, dit-on, chaque année trois cent mille
visiteurs.
Je trouve que la plupart des écrivains cachent discrètement leur ignorance de
l'identité du saint en le décrivant comme "un saint musulman", dont le tombeau
est fort visité par les pieux citoyens de Tihran." Il semble cependant que, bien
avant l'avènement de l'islam, il avait été un lieu sacré, contenant les restes
d'une dame d'une grande sainteté; à cet égard, on doit noter que le tombeau compte
encore parmi ses visiteurs un grand nombre de femmes.
C'est là que fut enterré, après la conquête musulmane, Imam-Zadih Hamzih, le fils
du septième Imam, Musa-Kazim; et c est là que, pour échapper au Khalif Mutavakkil,
vint se réfugier un saint personnage nommé Abu'l-Qasim 'Abdu'l-'Azim, qui vécut
en cachette à Rayy jusqu'à sa mort aux environs de 861 après J.-C. (Ceci est le
récit donné par le Kitab-i-Majhisi persan, citant Shaykh Najashi, qui cite lui-même
Barki).
Par la suite, son renom obscurcit celui de son plus illustre prédécesseur. Les
souverains qui suivirent, notamment ceux de la dynastie régnante, ont agrandi
et embelli l'ensemble des bâtiments élevés sur sa tombe, dont la popularité sans
cesse croissante a fait qu'un grand village a surgi autour du site sacré. La mosquée
est située dans la plaine, à environ six milles au sud-sud-est de la capitale,
juste au-delà des ruines de Rayy et à l'extrémité de la chaîne de montagnes qui
entoure la plaine de Tihran au sud-est." (Lord Curzon: "Persia and the Persian
Question", pp. 345-7.)
(23.25) Un tombeau local à Tihran.
(23.26) Il est vrai, écrit Lord Curzon, que son règne
[de Nasiri'd-Din Shah] a été sali par un ou deux actes de violence regrettable,
dont le pire fut le meurtre de son Premier ministre, Mirza Taqi Khan, l'amir-nizam...
Le beau-frère du shah et le premier sujet du royaume, il dut sa disgrâce à l'esprit
de vengeance des intrigues de la cour et à la jalousie malicieusement excitée
de son jeune souverain; ses ennemis ne furent entièrement satisfaits que lorsqu'ils
eurent complété cette disgrâce par la mort de leur victime, déchue mais encore
redoutable." ("Persia and the Persian Question", vol. 1, p. 402.)
(23.27) "Tout le monde savait que les Babis avaient
prédit la fin prochaine du Premier ministre et annoncé son genre de mort. Cela
eut lieu exactement, dit-on, comme l'avaient annoncé les martyrs de Zanjan, Mirza
Ridai, Haji Muhammad-'Ali et Haji Muhsin. Le ministre, tombé en disgrâce et poursuivi
par la haine royale, eut les veines ouvertes au village de Fin, près de Kashan,
comme les avaient eues ses suppliciés. Son successeur fut Mirza Aqa Khan-i-Nuri,
d'une tribu noble du Mazindaran, et jusqu'alors ministre de la Guerre. Ce nouveau
dépositaire du pouvoir prit le titre de Sadr-i-A'zam, que portent les grand vazirs
de l'empire ottoman. On était alors en 1852." (Comte de Gobineau: Les Religions
et les Philosophies dans l'Asie Centrale", p. 230.)