La chronique
de Nabil
Nabil-i-A'zam
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Epilogue
CHAPITRE XXVI : l'attentat à la vie du Shah et ses conséquences
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Le huitième Naw-Ruz après la déclaration du Bab, qui tombait le 27 du mois de
jamadiyu'l-avval de l'an 1268 après l'hégire, (26.1) trouva
Baha'u'llah encore en 'Iraq, occupé à propager les enseignements et à affermir
les fondements de la nouvelle révélation. Faisant preuve d'un enthousiasme et
d'un talent qui rappelèrent ses activités aux premiers jours du mouvement à Nur
et au Mazindaran, il continua de se dévouer à la tâche qui consistait à ranimer
les énergies, à organiser les forces et à diriger les efforts des compagnons du
Bab qui s'étaient dispersés. Il était l'unique flambeau au milieu des ténèbres
qui entouraient les disciples désorientés, qui avaient été témoins d'une part
du cruel martyre de leur chef bien-aimé et, d'autre part, du sort tragique de
leurs compagnons. Lui seul fut capable de leur inspirer le courage et la force
d'âme nécessaires pour pouvoir endurer les nombreuses afflictions qui les avaient
accablés; lui seul fut capable de les préparer à recevoir le fardeau de la tâche
qu'ils étaient destinés à assumer, et de les habituer à braver la tempête et les
périls qu'ils devraient bientôt affronter.
Au cours du printemps de cette année-là, Mirza Taqi Khan, l'amir-nizam, le Grand
vazir de Nasiri'd-Din Shah, qui avait été coupable des infâmes outrages perpétrés
contre le Bab et ses compagnons, trouva la mort dans un bain public à Fin, près
de Kashan (26.2), après avoir misérablement échoué dans sa
tentative d'arrêter les progrès de la foi qu'il s'était si désespérément efforcé
d'anéantir. Sa propre renommée et son propre honneur étaient finalement destinés
à périr avec lui, et non l'influence de la vie qu'il avait cherché à éteindre.
Durant les trois années pendant lesquelles il occupa le poste de Grand vazir de
Perse, son ministère fut souillé par des actes d'une infamie des plus sombres.
Quelles atrocités ses mains ne commirent-elles pas au moment où elles tentaient
d'anéantir l'édifice que le Bab avait érigé! A quelles mesures abjectes n'eut-il
pas recours, dans sa rage impuissante, pour saper la vitalité d'une cause qu'il
craignait et haïssait!
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La première année de son administration fut marquée par l'assaut farouche de l'armée
impériale de Nasiri'd-Din Shah contre les défenseurs du fort de Tabarsi. Avec
quel caractère impitoyable dirigea-t-il la campagne de répression contre ces innocents
défenseurs de la foi de Dieu! De quelle furie et de quelle éloquence fit-il preuve
pour plaider l'extermination de Quddus, de Mulla Husayn et de trois cent treize
de ses plus nobles et de ses meilleurs compatriotes! La deuxième année de son
ministère le trouva en train de combattre avec une sauvage détermination pour
extirper la foi dans la capitale. Ce fut lui qui autorisa et encouragea l'emprisonnement
des croyants qui résidaient dans cette ville, et qui ordonna l'exécution des sept
martyrs de Tihran. Ce fut lui qui déclencha l'offensive contre Vahid et ses compagnons,
qui inspira cette campagne de revanche qui animait leurs persécuteurs, et qui
les incita à commettre les abominations auxquelles cet épisode restera à jamais
associé. Cette année vit un autre coup plus terrible que tous ceux qu'il avait
jusqu'alors portés contre cette communauté persécutée, un coup qui mit une fin
tragique à la vie de celui qui était la source de toutes les forces qu'il avait
en vain cherché à réprimer. Les dernières années de la vie de ce vazir resteront
à jamais liées à la plus révoltante des grandes campagnes que son esprit ingénieux
avait conçues, une campagne qui causa la mort de Hujjat et de non moins de mille
huit cents de ses compagnons. Tels furent les traits distinctifs d'une carrière
qui commença et se termina dans un règne de terreur tel que la Perse en avait
rarement connu jusque-là.
Il fut suivi de Mirza Aqa Khan-i-Nuri (26.3) qui s'efforça,
dès le début de son ministère, de réaliser une réconciliation entre le gouvernement
qu'il dirigeait et Baha'u'llah, qu'il considérait comme le plus capable des disciples
du Bab. Il lui envoya une lettre cordiale lui demandant de revenir à Tihran et
lui exprimant son impatience de le rencontrer. Avant la réception de cette lettre,
Baha'u'llah avait déjà décidé de quitter 1' 'Iraq pour la Perse.
Il arriva dans la capitale au mois de rajab (26.4), et fut
accueilli par le frère du Grand vazir, Ja'far-Quli Khan, qui avait été spécialement
chargé d'aller le recevoir. Pendant un mois entier, il fut l'invité très honoré
du Grand vazir, qui avait désigné son frère pour agir en qualité d'hôte en son
nom. Le nombre des notables et des dignitaires de la capitale qui affluèrent pour
le rencontrer fut si élevé qu'il se trouva dans l'impossibilité de retourner chez
lui. Il resta dans cette maison jusqu'à son départ pour Shimiran. (26.5)
J'ai entendu Aqay-i-Kalim déclarer qu'au cours de ce voyage, Baha'u'llah put rencontrer
'Azim, qui s'était longtemps efforcé de le voir et qui, lors de cette entrevue,
se vit conseiller par Baha'u'llah, dans les termes les plus vigoureux, de renoncer
au plan qu'il avait conçu.
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PHOTO: Village d'Afchih, proche de Thiran. La maison de
Baha'u'llah se voit à travers les arbres (arrière gauche)
PHOTO: La maison de Baha'u'llah à Afchih, proche de Thiran.
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Baha'u'llah condamna ses desseins, se dissocia totalement de l'acte qu'il envisageait
de commettre, et l'avertit qu'une telle tentative précipiterait de nouveaux désastres
d'une ampleur sans précédent.
Baha'u'llah se rendit à Lavasan et séjournait au village d'Afchih, propriété du
Grand vazir, lorsque la nouvelle de l'attentat à la vie de Nasiri'd-Din Shah lui
parvint. Ja'far-Quli Khan agissait encore comme hôte de substitution, de l'amir-nizam.
Cet acte criminel fut commis vers la fin du mois de shavval, en l'an 1268 après
l'hégire (26.6), par deux jeunes inconnus irresponsables,
l'un nommé Sadiq-i-Tabrizi, et l'autre Fathu'llah-i-Qumi, qui gagnaient tous deux
leur vie à Tihran. A un moment où l'armée impériale, commandée par le Shah lui-même,
avait établi son camp à Shimiran, ces deux jeunes ignorants, dans un accès de
désespoir, se levèrent pour venger le sang de leurs frères massacrés (26.7).
La folie qui caractérisa leur acte devait se manifester par le fait qu'en commettant
un tel attentat à la vie de leur souverain, ils avaient, au lieu de se servir
d'armes efficaces qui auraient assuré le succès de leur aventure, chargé leur
pistolet de plomb qu'aucune personne raisonnable ne songerait jamais à utiliser
dans un tel but.
PHOTO: Murgh-Mahallih, la résidence d'été de Baha'u'llah
à Shimiran
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Si un homme de bon sens et de jugement avait été à l'origine de leur acte, il
ne leur aurait jamais permis d'exécuter leur tentative au moyen d'instruments
aussi ridiculement inefficaces. (26.8)
Cet acte, bien qu'il fût commis par des fanatiques farouches, à l'esprit débile,
et qu'il fût dès le début fermement condamné par une personne non moins responsable
que Baha'u'llah, fut le signal du déclenchement d'une série de persécutions et
de massacres d'une férocité si barbare que l'on ne pourrait les comparer qu'aux
atrocités du Mazindaran et de Zanjan. La tempête à laquelle cet acte donna lieu
plongea tout Tihran dans la consternation et la détresse. Elle causa la mort des
principaux compagnons qui avaient survécu aux calamités auxquelles leur foi avait
été si cruellement et si continuellement soumise. Cette tempête faisait encore
rage lorsque Baha'u'llah et certains de ses lieutenants les plus compétents furent
jetés dans un cachot sale, sombre et pestilentiel, alors que des chaînes, d'un
poids tel que seuls les criminels notoires étaient condamnés à les porter, furent
placées autour de son cou. Durant non moins de quatre mois, il porta ce fardeau,
et l'intensité de sa souffrance fut telle que les marques de cette cruauté laissèrent
durant toute sa vie leur empreinte sur son corps.
Une menace aussi sérieuse pour le souverain et les institutions de son royaume
suscita l'indignation de tout le corps ecclésiastique de la Perse. Un acte aussi
téméraire, leur semblait-il, méritait un châtiment immédiat et exemplaire. Des
mesures d'une sévérité sans précédent, s'écriaient-ils, devraient être prises
pour arrêter la marée qui allait, selon eux, submerger à la fois le gouvernement
et la foi de l'islam. Malgré la réserve dont avaient fait preuve les disciples
du Bab dès le début même de la fondation de la foi dans toutes les provinces du
pays, malgré les recommandations répétées des principaux disciples à leurs frères,
leur enjoignant de s'abstenir de tout acte de violence, d'obéir loyalement à leur
gouvernement et de démentir toute intention qu'on leur prêterait de faire la guerre
sainte, leurs ennemis continuèrent leurs efforts délibérés tendant à dénaturer
le caractère et le but de cette foi devant les autorités. Dès lors qu'un acte
aux conséquences aussi immenses avait été commis, quelles accusations ces mêmes
ennemis allaient-ils porter contre la cause à laquelle avaient été associés les
deux criminels! Le moment semblait venu où ils pourraient enfin faire réaliser
aux dirigeants du pays la nécessité d'éliminer aussi rapidement que possible une
hérésie qui semblait menacer les fondements mêmes de l'Etat.
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Ja'far-Quli Khan, qui était à Shimiran lorsque fut commis l'attentat à la vie
du Shah, écrivit aussitôt une lettre à Baha'u'llah pour le mettre au courant de
ce qui s'était produit. "La mère du Shah, écrivit-il, est folle de colère. Elle
vous dénonce ouvertement devant la cour et le peuple, vous accusant d'être le
"meurtrier probable" de son fils. Elle tente également d'entraîner Mirza Aqa Khan
dans cette affaire, et l'accuse d'être votre complice." Il exhorta Baha'u'llah
à rester quelque temps caché dans le voisinage, jusqu'à ce que la passion de la
populace se fût apaisée. Il dépêcha à Afchih un messager âgé et plein d'expérience,
à qui il donna l'ordre de se mettre à la disposition de son invité et de se tenir
prêt à l'accompagner vers quelque lieu sûr où il désirerait se rendre.
Baha'u'llah refusa d'accepter l'occasion que lui offrait Ja'far-Quli Khan. Ignorant
le messager et rejetant son offre, il se rendit à cheval, le lendemain matin,
avec une confiance sereine, de Lavasan où il séjournait, au quartier général de
l'armée impériale qui était alors stationnée à Niyavaran, dans le district de
Shimiran. A son arrivée au village de Zarkandih, siège de la légation russe situé
à un maydan (26.9) de Niyavaran, il rencontra Mirza Majid,
son beau-frère, qui travaillait comme secrétaire chez le ministre russe (26.10),
et fut invité par lui à résider dans sa maison, qui jouxtait celle de son supérieur.
PHOTO: vue de Niyavaran, près de Tihran
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Les domestiques de Haji 'Ali Khan, le hajibu'd-dawlih, reconnurent Baha'u'llah
et allèrent directement informer leur maître qui, à son tour, porta l'affaire
à l'attention du Shah.
La nouvelle de l'arrivée de Baha'u'llah surprit fort les officiers de l'armée
impériale. Nasiri'd-Din Shah lui-même fut étonné de la démarche inattendue et
osée que venait de faire un homme accusé d'être le principal instigateur de l'attentat
à sa vie. Il envoya aussitôt un de ses officiers sûrs à la légation, demandant
que l'accusé lui soit livré. Le ministre russe refusa et demanda à Baha'u'llah
de se rendre chez Mirza Aqa Khan, le Grand vazir, dont la maison, pensait-il,
était la plus appropriée dans ces circonstances. Sa demande fut acceptée, sur
quoi le ministre communiqua officiellement au Grand vazir son désir de voir Baha'u'llah,
que son gouvernement mettait sous sa protection, entouré du maximum d'attentions,
afin de lui assurer salut et protection; il avertit le Grand vazir qu'il le tiendrait
pour responsable au cas où ses voeux seraient négligés. (26.11)
Mirza Aqa Khan, bien qu'il donnât les pleines assurances requises, et qu'il reçût
Baha'u'llah chez lui avec toutes les marques de respect, craignait trop, cependant,
pour sa propre position pour accorder à son hôte le traitement que l'on attendait
de lui.
Au moment où Baha'u'llah quittait le village de Zarkandih, la fille du ministre,
qui se sentait fort affligée par les dangers qui menaçaient la vie de Baha'u'llah,
fut si bouleversée par l'émotion qu'elle ne put retenir ses larmes. "A quoi sert",
l'entendit-on faire remarquer à son père, "l'autorité dont vous êtes investi si
vous êtes impuissant à accorder votre protection à un hôte que vous avez reçu
chez vous?" Le ministre, qui avait une grande affection pour sa fille, fut ému
à la vue de ses larmes, et chercha à la consoler en l'assurant qu'il ferait tout
ce qui était en son pouvoir afin d'écarter le danger qui menaçait la vie de Baha'u'llah.
Ce jour-là, l'armée de Nasiri'd-Din Shah fut en proie à de violentes agitations.
Les ordres péremptoires du souverain, suivant de si près l'attentat à sa vie,
donnèrent lieu aux rumeurs les plus fantaisistes et suscitèrent les passions les
plus féroces chez les gens du voisinage. L'agitation s'étendit à Tihran et transforma
en fureur monstre les braises de la haine qui couvaient, et que les ennemis de
la cause entretenaient encore dans leur coeur. Une confusion, d'une gravité sans
précédent, régna dans la capitale. Un mot de dénonciation, un signe ou un murmure,
suffisaient à exposer les innocents à une persécution qu'aucune plume n'oserait
décrire.
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La sécurité de la vie et des biens avait complètement disparu. Les plus hautes
autorités ecclésiastiques de la capitale prêtèrent main forte aux membres les
plus influents du gouvernement pour porter ce qu'ils espéraient être le coup fatal
à un ennemi qui, huit ans durant, avait si sérieusement ébranlé la paix du royaume,
et qu'aucune ruse ni violence n'avaient été capables de réduire au silence. (26.12)
Baha'u'llah, à présent que le Bab n'était plus, apparaissait à leurs yeux comme
le pire ennemi qu'ils devaient-et cela, ils le considéraient comme leur premier
devoir-saisir et emprisonner. Pour
eux, il était la réincarnation de l'esprit que le Bab avait si puissamment manifesté,
l'esprit grâce auquel il avait pu accomplir une transformation aussi complète
dans la vie et les moeurs de ses compatriotes. Les précautions que le ministre
russe avait prises, et l'avertissement qu'il avait donné, n'arrêtèrent point la
main qui s'était levée avec une telle détermination pour mettre fin à cette vie
précieuse.
De Shimiran à Tihran, Baha'u'llah fut, à maintes reprises, dépouillé de ses vêtements
et accablé d'injures et de ridicule. A pied et exposé aux rayons brûlants du soleil
de plein été, il fut obligé de couvrir, pieds nus et tête nue, toute la distance
séparant Shimiran du cachot auquel nous avons déjà fait allusion. Tout le long
du parcours, il fut lapidé et vilipendé par les foules que ses ennemis avaient
réussi à convaincre qu'il était l'ennemi juré de leur souverain et le destructeur
de son royaume.
PHOTO: la légation russe dans le village de Zarkandih
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Les mots me manquent pour décrire l'horreur du traitement réservé à Baha'u'llah
au moment où on l'emmenait au siyah-chal (26.13) de Tihran.
Alors qu'il approchait de ce cachot, l'on vit une vieille femme décrépite sortir
du milieu de la foule, une pierre à la main, impatiente de la jeter à la face
de Baha'u'llah. Ses yeux brillaient d'une détermination et d'un fanatisme dont
peu de femmes de son âge étaient capables. Tout son être tremblait de rage alors
qu'elle s'avançait et levait la main pour lui lancer le projectile. "Par le Siyyidu'sh-Shuhada
(26.14), je vous adjure", dit-elle en courant pour rattraper
ceux à qui Baha'u'llah avait été remis, "donnez-moi une chance de jeter ma pierre
à sa face!" "Ne décevez pas cette femme", furent les paroles de Baha'u'llah à
ses gardes lorsqu'il la vit se précipiter derrière lui. "Ne lui refusez pas ce
qu'elle considère comme un acte méritoire aux yeux de Dieu."
Le siyah-chal ou fut jeté Baha'u'llah était autrefois un réservoir d'eau destiné
à l'un des bains publics de Tihran; c'était un cachot souterrain dans lequel étaient
habituellement détenus des criminels de la pire espèce. L'obscurité, la saleté
et le caractère des prisonniers s'ajoutaient pour faire de ce cachot pestilentiel
le lieu le plus abominable auquel des êtres humains pouvaient être condamnés.
Les pieds de Baha'u'llah furent placés dans des entraves et, autour de son cou,
l'on attacha les chaînes de Qani-Guhar, connues dans toute la Perse pour leur
poids blessant. (26.15) Durant trois jours et trois nuits,
l'on ne donna aucune espèce de nourriture ni de boisson à Baha'u'llah. Le repos
et le sommeil lui étaient impossibles. L'endroit était infesté de vermine, et
la puanteur de cette sordide demeure suffisait à étouffer l'esprit même de ceux
qui étaient condamnés à en subir les horreurs. Les conditions dans lesquelles
il était détenu étaient telles que même l'un des bourreaux qui le surveillait
fut pris de pitié pour lui. Plusieurs fois cet homme tenta de le décider à boire
un peu de thé qu'il avait réussi à apporter avec lui dans le cachot, dissimulé
sous ses vêtements. Baha'u'llah, cependant, refusait de le boire. Sa famille s'efforça
à maintes reprises de décider les gardes à lui permettre de lui porter en prison
la nourriture qu'ils avaient préparée à son intention. Bien qu'au début, aucun
raisonnement ne pût inciter les gardes à relâcher la rigueur de leur discipline,
petit à petit, cependant, ils cédèrent aux pressions de ses amis. Personne ne
pouvait toutefois savoir avec certitude si cette nourriture parvenait finalement
au prisonnier, ou si celui-ci consentait à la manger alors que certains de ses
compagnons prisonniers mouraient de faim sous ses yeux.
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Certes, on peut à peine imaginer une plus grande misère que celle qui avait frappé
ces innocentes victimes de la colère de leur souverain. (26.16)
Quant au jeune Sadiq-i-Tabrizi, il eut un sort aussi cruel qu'humiliant. Il fut
fait prisonnier au moment où il se précipitait vers le Shah, qu'il avait fait
tomber de cheval, dans l'espoir de le frapper de l'épée qu'il tenait à la main.
Le Shatir-Bashi, ainsi que les assistants du Mustawfiyu'l-Mamalik, sautèrent sur
lui et, sans essayer de savoir qui il était, le tuèrent sur place. Désireux de
calmer l'excitation de la foule, ils coupèrent son corps en deux et suspendirent
chaque moitié, exposée aux regards de la foule, à l'entrée des portes de Shimiran
et de Shah-'Abdu'l-'Azfm. (26.17) Ses deux autres compagnons,
Fathu'llah-i-Hakkak-i- Qumi et Haji Qasim-i-Nayrizi, qui n'avaient infligé au
Shah que de légères blessures, furent soumis à un traitement inhumain, auquel
ils devaient finalement succomber. Fathu'llah, bien que subissant d'indicibles
cruautés, refusa obstinément de répondre aux questions qu'on lui posait. Le silence
qu'il garda devant des tortures variées incita ses persécuteurs à croire qu'il
était muet. Exaspérés par l'échec de leurs efforts, ils versèrent du plomb fondu
dans sa gorge, acte qui mit fin à ses souffrances.
PHOTO: partie sud de Tihran où les criminels subissaient
la pendaison et où de nombreux baha'is furent martyrisés. (voir, marqué d'un x,
le site de siyah-chal)
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Son camarade, Haji Qasim, fut traité avec une sauvagerie plus révoltante encore.
Le jour même où Haji Sulayman Khan était soumis à cette terrible épreuve, ce pauvre
misérable recevait un traitement semblable des mains de ses persécuteurs à Shimiran.
Il fut déshabillé, des bougies allumées furent introduites dans des trous pratiqués
dans sa chair, et il fut ainsi promené sous le regard de la foule qui le huait
et le maudissait. L'esprit de vengeance qui animait ceux à qui il avait été remis
semblait insatiable. Jour après jour, de nouvelles victimes furent obligées d'expier
de leur sang un crime qu'elles n'avaient jamais commis, et dont elles ignoraient
totalement les circonstances. Tous les artifices ingénieux que les bourreaux de
Tihran pouvaient employer furent appliqués avec une rigueur impitoyable sur les
corps de ces malheureux, qui ne furent ni jugés ni interrogés, et dont on négligea
totalement le droit de plaider et de prouver leur innocence.
Chacune de ces journées de terreur voyait le martyre de deux compagnons du Bab;
l'un était tué à Tihran alors que l'autre subissait son sort à Shimiran. Tous
deux étaient soumis à la même espèce de torture, tous deux étaient livrés à la
foule pour qu'elle se vengeât sur eux. Les prisonniers étaient répartis selon
les différentes classes de la société, dont les messagers venaient chaque jour
visiter le cachot pour réclamer leur victime. (26.18)
PHOTO: famille baha'ie martyrisée en Perse
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Au moment où ils la conduisaient vers le lieu de sa mort, ils donnaient le signal
d'une attaque générale contre elle, après quoi hommes et femmes se ruaient vers
leur proie, déchiquetaient son corps et le mutilaient à un point tel qu'aucune
trace de sa forme originale ne subsistait. Une telle cruauté étonnait même les
bourreaux les plus brutaux dont les mains, bien qu'habituées au massacre d'êtres
humains, n'avaient jamais perpétré les atrocités dont ces gens-là se montraient
capables. (26.19)
De toutes les tortures qu'un insatiable ennemi infligea à ses victimes, aucune
ne fut plus révoltante que celle qui caractérisa la mort de Haji Sulayman Khan.
Il était le fils de Yahya Khan, l'un des officiers au service du Nayibu's-Saltanih,
qui était le père de Mubammad Shah. Il conserva ce rang au début du règne de Mubammad
Shah. Haji Sulayman Khan montra dès ses premières années un désintéressement marqué
pour le rang et la fonction publique. Dès le jour où il accepta la cause du Bab,
les affaires insignifiantes dans lesquelles étaient plongés les gens de son entourage
suscitèrent sa pitié et son dédain. La vanité de leurs ambitions ne lui était
que trop évidente.
PHOTO: croyants réunis autour du corps d'un martyr
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Alors qu'il était tout jeune, il sentit un ardent désir de s'échapper du tumulte
de la capitale et de chercher refuge dans la ville sainte de Karbila. Là, il rencontra
Siyyid Kazim et devint l'un de ses partisans les plus fervents. Sa piété sincère,
sa frugalité et son amour de la solitude étaient quelques-uns des principaux traits
de son caractère. Il séjourna à Karbila jusqu'au jour où l'appel de Shiraz lui
parvint par l'intermédiaire de Mulla Yusuf-i-Ardibili et de Mulla Mihdiy-i-Khu'i,
qui étaient tous deux de ses amis les mieux connus. Il embrassa avec enthousiasme
le message du Bab. (26.20) Il avait eu l'intention, à son
retour de Karbih à Tihran, de rejoindre les défenseurs du fort de Tabarsi, mais
il arriva trop tard. Il demeura dans la capitale et continua à porter le genre
d'habit qu'il avait adopté à Karbila. Le petit turban qu'il portait et la tunique
blanche que cachait son 'aba (26.21) noir ne plaisaient guère
à l'amir-nizam, qui le décida à se débarrasser de ces vêtements et à endosser
un uniforme militaire. Il dut porter le kulah (26.22), un
couvre-chef que l'on jugeait plus compatible avec le rang de son père. Quoique
l'amir-nizam insistât pour qu'il acceptât une position au service du gouvernement,
il refusa avec obstination de se conformer à cette requête. La majeure partie
de son temps, il la passait en compagnie des disciples du Bab, et particulièrement
de ceux de ses compagnons qui avaient survécu à la bataille de Tabarsi. Il les
entourait d'une bonté et d'un soin vraiment étonnants. Lui et son père étaient
si influents que l'amir-nizam fut porté à lui épargner la vie et à s'abstenir
effectivement de tout acte de violence contre lui. Bien qu'il se trouvât à Tihran
lorsque les sept compagnons du Bab, qui étaient de ses intimes, furent martyrisés,
ni les officiels du gouvernement ni aucune autre personne n'osèrent réclamer son
arrestation. Même à Tabriz, où il s'était rendu dans le but de sauver la vie du
Bab, personne, parmi les habitants de cette ville, n osa lever le doigt contre
lui. L'amir-nizam, qui était parfaitement informé de tous les services qu'il rendait
à la cause du Bab, préféra ignorer ses actes plutôt que de créer un conflit entre
lui et son père.
Peu après le martyre d'un certain Mulbi Zaynu'l-'Abidin-i-Yazdi, une rumeur circula
selon laquelle ceux à qui le gouvernement voulait ôter la vie et parmi lesquels
se trouvaient Siyyid Husayn, le secrétaire du Bab, et Tahirih, allaient être relâchés
et qu'on allait définitivement renoncer à toute persécution envers leurs amis.
On avait partout rapporté que l'amir-nizam, estimant que l'heure de sa mort approchait,
avait soudain été saisi d'une grande crainte et que, dans l'angoisse du repentir,
il s'était exclamé: "Je suis hanté par la vision du Siyyid-i-Bab, dont j'ai ordonné
le martyre.
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Je puis à présent discerner l'épouvantable erreur que j'ai commise. J'aurais dû
freiner la violence de ceux qui me pressaient de répandre son sang et celui de
ses compagnons. Je discerne à présent que les intérêts de l'Etat l'exigeaient."
Son successeur, Mirza Aqa Khan, eut la même inclination dès les premiers jours
de son administration, et il entendait inaugurer son ministère par une réconciliation
durable entre lui et les disciples du Bab. Il se préparait à entreprendre cette
tâche lorsque l'attentat à la vie du Shah vint anéantir ses projets et jeta la
capitale dans un état de confusion sans précédent.
J'ai entendu la plus grande Branche (26.23), qui n'était
alors qu'un enfant de huit ans, raconter l'une de ses aventures au moment où il
se hasarda à quitter la maison dans laquelle il résidait. "Nous avions cherché
refuge, nous dit-il, chez mon oncle Mirza Isma`il. Tihran était en proie à une
agitation des plus furieuses. J'osais parfois sortir de cette maison et traverser
la rue pour me rendre au marché. À peine avais-je franchi le seuil de la maison
et mettais-je le pied dans la rue, que des enfants de mon âge, qui couraient par
là, se réunissaient autour de moi en criant: "Babi! Babi!" Sachant bien l'état
d'excitation dans lequel se trouvaient les habitants de la capitale, jeunes comme
vieux, j'ignorais délibérément leur clameur et continuais tranquillement mon chemin
vers chez moi. Un jour, il arriva que je me trouvais seul en train de traverser
le marché, me rendant chez mon oncle. Comme je regardais derrière moi, je vis
une bande de petites brutes courir rapidement vers moi pour me rattraper. Ils
me lançaient des pierres et criaient de façon menaçante; "Babi! Babi!" Les intimider
me sembla le seul moyen d'éviter le danger dont j'étais menacé. Je me retournai
et me précipitai vers eux avec une telle détermination qu'ils s'enfuirent en détresse
et disparurent de ma vue. Je pus entendre leur cri lointain qui disait: "Le petit
Babi nous poursuit rapidement! Il nous rattrapera sûrement et nous tuera tous."
Comme je me dirigeais vers ma maison, j'entendis un homme crier très fort: "Bien
fait mon brave et intrépide garçon! Personne, parmi les gens de ton âge, n'aurait
jamais pu, sans aide, affronter leur attaque." A partir de ce jour-là, je ne fus
plus jamais molesté par aucun des garçons de la rue, et n entendis plus de paroles
offensantes de leur part.
Parmi ceux qui, au milieu de la confusion générale, furent saisis et jetés en
prison, se trouvait Haji Sulayman Khan, dont je vais à présent relater les circonstances
du martyre. Les faits que je mentionne ont été soigneusement examinés et vérifiés
par moi, et je les dois pour la plus grande part à Aqay-i-Kalim, qui se trouvait
lui-même alors a Tihran et dut partager les terreurs et les souffrances de ses
frères.
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"Le jour même du martyre de Haji Sulayman Khan, m'apprit-il, je me trouvais par
hasard avec Mirza 'Abdu'l-Majid à une réunion à laquelle participaient un nombre
considérable de dignitaires et de notables de la capitale. Parmi ceux-ci, il y
avait Haji Mulla Mabmud, le nizamu'l- 'ulama', qui demanda au kalantar de décrire
les véritables circonstances de la mort de Haji Sulayman Khan. Le kalantar fit
un signe du doigt à Mirza Taqi, le kad-khuda (26.24) qui,
dit-il, a conduit la victime du voisinage du palais impérial au lieu de son exécution,
au-delà de la porte de Naw. Mirza Taqi fut donc prié de relater aux assistants
tout ce qu'il avait vu et entendu. "Moi et mes domestiques, dit-il, reçûmes l'ordre
d'acheter neuf chandelles et de les introduire nous-mêmes dans de profonds trous
que nous devions pratiquer dans sa chair. On nous ordonna d'allumer toutes ces
chandelles et de conduire la victime à travers le marché, au battement des tambours
et au son des trompettes, jusqu'au lieu de son exécution. Là, nous reçûmes l'ordre
de couper son corps en deux, et de suspendre chaque moitié de chaque côté de la
porte de Naw. Il avait lui-même choisi la façon dont il désirait être martyrisé.
Hajibu'd-Dawlih (26.25) avait été chargé par Nasiri'd-Din
Shah de se renseigner sur la complicité de l'accusé et de décider celui-ci, au
cas où il serait assuré de son innocence, à abjurer sa foi. S'il acceptait, on
devait lui épargner la vie et le détenir dans l'attente du règlement définitif
de son cas. S'il refusait, on devait lui ôter la vie de la façon que lui-même
choisirait.
"Les investigations de Hajibu'd-Dawlih persuadèrent celui-ci de l'innocence de
Haji Sulayman Khan. L'accusé, dès qu'il fut informé des instructions de son souverain,
s'exclama avec joie:
"Jamais, aussi longtemps que coulera du sang dans mes veines, je n'accepterai
d'abjurer ma foi en mon Bien-Aimé! Ce monde, que le Commandeur des croyants (26.26)
a comparé à une charogne, ne m'éloignera jamais du désir de mon coeur." On lui
demanda de déterminer la manière dont il désirait mourir. "Percez des trous dans
ma chair, répondit-il aussitôt, et placez dans chaque blessure une chandelle.
Allumez neuf chandelles sur tout mon corps et conduisez-moi dans cet état à travers
les rues de Tihran. Appelez la foule à témoigner de la gloire de mon martyre,
afin que le souvenir de ma mort laisse son empreinte dans leurs coeurs et les
aide, au moment où ils se rappelleront l'intensité de mes tribulations, à reconnaître
la lumière que j'ai embrassée.
[ PAGE: 573 ]
Après mon arrivée au pied de la potence, et la dernière prière que je prononcerai
au cours de ma vie terrestre, coupez mon corps en deux et suspendez mes membres
de chaque côté de la porte de jihnin pour que la foule qui passe sous elle puisse
témoigner de l'amour que la foi du Bab a suscité dans le coeur de ses disciples,
et puisse regarder les preuves de leur dévotion."
"Hajibu'd-Dawlih ordonna à ses hommes de se conformer aux voeux exprimés par Haji
Sulayman Khan, et me chargea de le conduire à travers le marché jusqu'au lieu
de son exécution. Au moment ou ils tendaient à la victime les chandelles qu'ils
avaient achetées, et se préparaient à lui enfoncer leurs couteaux dans la poitrine,
il fit une brusque tentative pour retirer l'arme des mains tremblantes du bourreau
afin de la plonger lui-même dans sa chair. "Pourquoi craindre et pourquoi hésiter?"
s'écria-t-il en avançant le bras pour s'emparer du couteau. "Laissez-moi accomplir
cet acte et allumer moi-même les chandelles." De crainte qu'il ne nous attaquât,
je donnai l'ordre à mes hommes de ne pas céder à sa tentative et de lui attacher
les mains derrière le dos. "Laissez-moi, plaida-t-il, montrer du doigt les endroits
auxquels je désire qu'ils enfoncent leur poignard, car je n'ai pas d'autre requête
à présenter, si ce n'est celle-ci."
"Il leur demanda de lui percer deux trous dans la poitrine, deux dans les épaules,
un dans la nuque et les quatre autres dans le dos. Avec un calme stoïque, il endura
ces tortures. La fermeté se lisait dans ses yeux au moment où il gardait un silence
mystérieux et ininterrompu. Ni le hurlement de la foule ni la vue du sang qui
coulait sur tout son corps ne parvinrent à le décider à rompre ce silence. Il
demeura ainsi, impassible et serein, jusqu'à ce que les neuf chandelles fussent
mises en place et allumées.
"Lorsque tout fut achevé en vue de sa marche vers la scène de sa mort, il se tint
debout, droit comme une flèche et, avec la même force d'âme inflexible rayonnant
sur son visage, s'avança pour mener la foule qui se pressait autour de lui vers
l'endroit qui devait voir la consommation de son martyre. A des intervalles de
quelques pas, il s'arrêtait et, regardant les spectateurs déconcertés, criait:
"Quelle plus grande pompe et quel plus grand faste que ceux qui accompagnent aujourd'hui
ma progression pour gagner la couronne de gloire! Glorifié soit le Bab, qui peut
susciter une telle dévotion dans le coeur de ses amants, et qui peut les doter
d'un pouvoir plus grand que la puissance des rois!" Parfois, comme enivré par
la ferveur de cette dévotion, il s'exclamait: "L'Abraham d'un âge écoulé, priant
Dieu, à l'heure de l'agonie la plus cruelle, de lui envoyer le repos auquel aspirait
son âme, entendit la voix de l'Invisible proclamer: "O feu! Sois froid, et pour
Abraham, un salut !" (26.27)
[ PAGE: 574 ]
Mais ce Sulayman crie, du plus profond de son coeur ravagé: "Seigneur, Seigneur,
que ton feu brûle sans cesse en moi, et fais que sa flamme consume mon être!"
Comme ses yeux regardaient la cire scintiller dans ses blessures, il manifesta
un accès de joie effrénée: "Puisse celui dont la main a enflammé mon âme être
ici pour contempler mon état!" "Ne croyez pas que je sois enivré par le vin d'ici-bas!"
cria-t-il à la vaste foule qui restait frappée de stupeur à la vue de son comportement.
"C'est l'amour de mon Bien-Aimé qui a rempli mon âme et fait que je me sens doté
d'une souveraineté que même les rois pourraient m'envier!"
"Je ne puis me souvenir des exclamations de joie qui sortaient de ses lèvres alors
qu'il approchait de sa fin. Tout ce que je me rappelle, ce sont quelques-unes
des paroles émouvantes qu'il lança à la foule des spectateurs dans ses moments
d'exultation. Les mots me manquent pour décrire l'expression de ce visage ou mesurer
l'effet de ses paroles sur la foule.
"Il se trouvait encore dans le bazar lorsqu'une brise vint attiser le feu des
chandelles qui étaient placées sur sa poitrine. Comme elles fondaient rapidement,
leurs flammes atteignirent le niveau des blessures dans lesquelles elles avaient
été enfoncées. Nous qui suivions à quelques pas derrière lui pûmes entendre distinctement
le grésillement de sa chair. La vue du sang coagulé et du feu qui couvraient son
corps, au lieu de le faire taire, semblait augmenter son enthousiasme inextinguible.
On put encore l'entendre, s'adressant cette fois aux flammes alors que celles-ci
dévoraient l'intérieur de ses blessures: "Vous avez depuis longtemps perdu de
votre agressivité, ô flammes, et avez été dépourvues de votre pouvoir de me faire
souffrir. Hâtez-vous car, de vos langues de feu, je puis entendre la voix qui
m'appelle vers mon Bien-Aimé!"
"La peine et la souffrance semblaient avoir disparu dans l'ardeur de cet enthousiasme.
Enveloppé par les flammes, il marchait tel un conquérant vers la scène de sa victoire.
Il envoyait à travers la foule excitée un éclat de lumière au milieu des ténèbres
qui l'entouraient. En arrivant au pied de la potence, il éleva de nouveau la voix
dans un dernier appel à la multitude de spectateurs: "Ce Sulayman que vous voyez
à présent devant vous en proie au feu et au sang, ne jouissait-il pas jusqu'à
ces derniers temps de toutes les faveurs et richesses que le monde peut conférer?
Qu'est-ce qui peut l'avoir fait renoncer à cette gloire terrestre et accepter
en échange un si grand avilissement et une telle souffrance?"
[ PAGE: 575 ]
Se prosternant alors en direction du tombeau de l'Imam-Zadih Hasan, il murmura
certaines paroles en arabe que je ne pus comprendre. "Mon travail est à présent
achevé!" cria-t-il au bourreau dès que sa prière fut terminée. "Viens et fais
le tien!" Il était encore en vie lorsque son corps fut coupé en deux à l'aide
d'une hache. La louange de son Bien-Aimé, malgré ses incroyables souffrances,
se lisait encore sur ses lèvres jusqu'au dernier instant de sa vie. (26.28)
"Ce tragique récit émut les auditeurs jusqu'au tréfonds de leur âme. Le nizamu'l-`ulama',
qui écoutait attentivement tous les détails, se tordit les mains d'horreur et
de désespoir. "Comme elle est étrange, cette cause!" s'exclama-t-il. Sans ajouter
un mot de commentaire, il se leva aussitôt après et quitta la réunion." (26.29)
Ces jours de tumulte incessant virent le martyre d'un autre éminent disciple du
Bab. Une femme, non moins grande et héroïque que Tahirih elle-même, fut plongée
dans la tempête qui faisait rage alors dans la capitale. Ce que je commence à
raconter à présent concernant les circonstances de son martyre, je l'ai recueilli
auprès d'informateurs dignes de foi, dont certains furent eux-mêmes témoins des
événements que je vais tenter de décrire. Le séjour de Tahirih à Tihran fut marqué
par de nombreuses preuves de la cordiale affection et de la haute estime que lui
portaient les femmes de la capitale. Elle avait atteint en réalité, ces jours-là,
l'apogée de sa popularité. (26.30) La maison où elle était
détenue était assiégée par ses admiratrices qui affluaient vers ses portes, avides
d'aller auprès d'elle et de profiter de son savoir. (26.31)
Parmi ces femmes, l'épouse de Kalantar (26.32) se distingua
par l'extrême respect qu'elle montra envers Tahirih. Lui servant d'hôtesse, elle
introduisait auprès d'elle l'élite de la société féminine de Tihran, la servait
avec un enthousiasme extraordinaire et ne manquait jamais de contribuer à accroître
son influence auprès des femmes. Des personnes qui entretenaient des relations
étroites avec la femme de Kalântar l'ont entendu relater ce qui suit: "Une nuit,
alors que Tahirih se trouvait chez moi, je fus convoquée auprès d'elle et la trouvai
parée et vêtue d'une robe de soie de couleur blanc-neige. Sa chambre exhalait
le plus exquis des parfums. Je lui exprimai ma surprise devant cette scène inhabituelle.
"Je me prépare à rencontrer mon Bien-Aimé, dit-elle, et désire vous libérer des
soins et des anxiétés que vous procure mon emprisonnement." Je fus d'abord stupéfaite,
et je pleurai à l'idée de me séparer d'elle. "Ne pleurez pas", chercha-t-elle
à me rassurer.
[ PAGE: 576 ]
"Le temps de vos lamentations n'est pas encore venu. Je désire vous faire part
de mes dernières volontés, car l'heure à laquelle je serai arrêtée et condamnée
à subir le martyre est imminente. Je vous demanderai d'autoriser votre fils à
m'accompagner jusqu'au lieu de ma mort et de s'assurer que les gardes et le bourreau
aux mains de qui je serai remise ne m'obligeront pas à me séparer de ces habits.
Je désire également que mon corps soit jeté dans un puits, et que ce dernier soit
rempli de terre et de pierres. Trois jours après ma mort, une femme viendra vous
rendre visite, et vous lui remettrez ce paquet que je vous confie à présent. Ma
dernière requête est que vous ne permettiez à personne, à partir de ce moment,
d'entrer dans ma chambre. Dès cet instant et jusqu'au moment où je serai appelée
à quitter cette maison, ne laissez personne venir troubler mes prières. Aujourd'hui,
j'entends jeûner, un jeûne que je ne romprai point jusqu'à ce que je me trouve
face à face avec mon Bien-Aimé." Elle me pria, après ces paroles, de verrouiller
la porte de sa chambre et de ne l'ouvrir que lorsque sonnerait l'heure de son
départ. Elle m'exhorta aussi à garder secrète la nouvelle de sa mort jusqu'au
moment où ses ennemis eux-mêmes la révéleraient.
PHOTO: la maison du Kalantar à Tihran, où fut emprisonnée
Tahirih (la chambre supérieure derrière l'arbre est celle qu'elle occupait.)
[ PAGE: 577 ]
"Seul le grand amour que je nourrissais pour elle en mon coeur me permit de me
conformer à ses instructions. Si ce n'était l'irrésistible désir qui me poussait
à réaliser ses voeux, je n'aurais jamais consenti à me séparer d'elle, ne fût-ce
qu'un instant. Je fermai à clef la porte de sa chambre et me retirai dans la mienne
dans un état de tristesse irrépressible. Je me couchai et restai éveillée, inconsolable,
dans mon lit. La pensée de l'imminence de son martyre déchirait mon âme. "Seigneur!
Seigneur!" priais-je dans mon désespoir, "écarte de sa bouche, si tel est ton
désir, la coupe que ses lèvres désirent boire." Ce jour-là et la nuit qui suivit,
je me levai plusieurs fois et, ne pouvant me retenir, allai furtivement vers le
seuil de cette chambre pour rester silencieuse à sa porte, avide d'entendre ce
qui pourrait sortir de ses lèvres. J'étais ravie par la mélodie de cette voix
qui entonnait la louange de son Bien-Aimé. Je pouvais à peine me tenir debout,
tant mon agitation était grande. Quatre heures après le coucher du soleil, j'entendis
frapper à la porte. Je me précipitai aussitôt vers mon fils et le mis au courant
des voeux de Tahirih. Il donna sa parole qu'il accomplirait chacune des instructions
qu'elle m'avait données. Cette nuit-là, mon mari était justement absent. Mon fils,
qui ouvrit la porte, m'apprit que les farrashs (26.33) d'
'Aziz Khan-i-Sardar se tenaient à la porte, demandant que Tahirih leur soit immédiatement
livrée.
PHOTO: vêtements d'extérieur, costumes portés par des femmes
en Perse au milieu du 19e siècle
PHOTO: vêtements d'intérieur
[ PAGE: 578 ]
Je fus frappée de terreur en entendant la nouvelle; j'allai d'un pas chancelant
vers sa porte et l'ouvris d'une main tremblante; je la trouvai voilée et prête
à quitter son appartement. Elle marchait de long en large dans sa chambre lorsque
j'y entrai, et psalmodiait une litanie qui exprimait à la fois le chagrin et le
triomphe. Dès qu'elle me vit, elle s'approcha de moi et m'embrassa. Elle me mit
dans la main la clef de son coffre dans lequel, me dit-elle, elle avait laissé
à mon intention quelques objets sans importance en souvenir de son séjour chez
moi. "Quand vous ouvrirez cette caisse, dit-elle, et regarderez les objets qu'elle
contient, vous vous souviendrez de moi, je l'espère, et vous vous réjouirez de
mon bonheur."
"Après ces paroles, elle me dit un dernier adieu et, accompagnée de mon fils,
disparut de ma vue. Quelle angoisse s'empara de moi au moment où je vis sa belle
stature disparaître peu à peu dans le lointain! Elle monta le cheval que le sardar
avait envoyé à son intention et, escortée de mon fils et de quelques assistants
qui marchaient à ses côtés, alla vers le jardin qui devait être le lieu de son
martyre.
"Trois heures plus tard, mon fils revint, le visage baigné de larmes, proférant
des injures contre le sardar et ses lieutenants serviles. J'essayai de calmer
son agitation et, le faisant s'asseoir à mes côtés, lui demandai de relater aussi
complètement que possible les circonstances de la mort de Tahirih. "Mère, répondit-il
en sanglotant, je puis à peine essayer de décrire ce que mes yeux ont vu. Nous
nous rendîmes directement au jardin Ilkhani (26.34), au-delà
de la porte de la ville. Là je trouvai, à ma grande horreur, le sardar et ses
lieutenants absorbés par des actes honteux et de débauche, complètement ivres
et riant à gorge déployée. En arrivant à la porte du jardin, Tahirih descendit
de cheval et, m'appelant à elle, me demanda d'agir comme intermédiaire entre elle
et le sardar à qui, dit-elle, elle se sentait peu portée à s'adresser au milieu
de ses réjouissances. "Il me semble qu'ils désirent m'étrangler, dit-elle. J'ai
mis de côté, il y a longtemps, un foulard en soie qui, je l'espérais, serait utilisé
à cette fin. Je vous le remets et désire que vous incitiez cet ivrogne dissolu
à l'employer comme moyen par lequel il pourra m'ôter la vie."
"Lorsque je me rendis auprès du sardar, je le trouvai dans un état d'ivresse exécrable.
"N'interrompez pas la gaieté de notre fête!" l'entendis-je crier comme je m'approchais
de lui. "Que cette misérable diablesse soit étranglée et que son corps soit jeté
dans un puits!"
[ PAGE: 579 ]
Je fus fort surpris d'entendre un tel ordre. Estimant superflu de m aventurer
à lui demander autre chose, j'allai vers deux de ses assistants que je connaissais
déjà, et leur donnai le foulard que Tahirih m avait confié. Ils consentirent à
se conformer à sa demande. Ce même foulard fut attaché à son cou et devint l'instrument
de son martyre. Je me hâtai, aussitôt après, vers le jardinier et lui demandai
s'il pouvait m'indiquer un endroit où je pourrais cacher le corps. Il me conduisit,
à ma grande joie, vers un puits qui venait d'être foré et qui était resté inachevé.
Avec l'aide de quelques autres personnes, je descendis Tahirih dans sa tombe et
remplis le puits de terre et de pierres comme elle en avait elle-même exprimé
le désir. Ceux qui la virent dans ses derniers instants furent profondément émus.
Les yeux baissés et plongés dans le silence, ils se dispersèrent en deuil, laissant
leur victime, qui avait jeté sur leur pays un éclat aussi impérissable, enterrée
sous un amas de pierres qu'ils avaient, de leurs propres mains, entassées sur
elle."
"Je pleurais à chaudes larmes tandis que mon fils m'exposait ce récit tragique.
J'étais si submergée par l'émotion que je tombai, prostrée et inanimée sur le
sol. Lorsque je repris connaissance, je trouvai mon fils en proie à une douleur
tout aussi cruelle que la mienne. Il était couché sur son lit, pleurant dans un
accès de dévotion. Voyant mon état, il s'approcha de moi et me consola. "Tes larmes,
dit-il, te trahiront aux yeux de mon père.
PHOTO: lieu où fut martyrisée Tahirih dans le jardin d'Ilkihani
[ PAGE: 580 ]
Des considérations de rang et de position le pousseront sans doute à nous abandonner
et à rompre tous les liens qui le rattachent à cette maison. Si nous ne retenons
pas nos larmes, il nous accusera, devant Nasiri'd-Din Shah, d'être les victimes
du charme d'un ennemi haïssable. Il obtiendra le consentement du souverain quant
à notre propre exécution, et se mettra probablement à nous tuer de ses propres
mains. Pourquoi souffririons-nous, nous qui n'avons jamais embrassé cette cause,
pareil sort de ses mains? Tout ce que nous devons faire est de la défendre contre
ceux qui l'accusent d'être la négation même de la chasteté et de l'honneur. Nous
devrons toujours conserver son amour en nos coeurs et garder intacte, devant un
ennemi calomnieux, l'intégrité de cette vie."
"Ses paroles apaisèrent mon agitation. J'allai vers son coffre et, avec la clef
qu'elle m'avait remise, je l'ouvris. J'y trouvai un petit flacon d'un parfum des
plus choisis, à côté duquel il y avait un rosaire, un collier de corail, et trois
bagues montées de turquoise, de cornaline et de rubis. A la vue de ses biens terrestres,
je me mis à méditer sur les événements de sa vie riche en péripéties, et me rappelai
avec émerveillement son courage intrépide, son zèle, son sens élevé du devoir
et son incontestable dévouement. Je me souvins de ses talents littéraires et songeai
à ses emprisonnements, à la honte et à la calomnie auxquelles elle avait fait
face avec une force d'âme telle qu'aucune autre femme de son pays ne pourrait
manifester. Je me représentai ce visage séduisant qui, hélas! se trouvait maintenant
enfoui sous un amas de terre et de pierres. Le souvenir de son éloquence passionnée
me réchauffait le coeur tandis que je me répétais les paroles qu'elle avait si
souvent prononcées. Le sentiment de l'immensité de son savoir et de sa maîtrise
des Ecrits saints de l'islam traversa mon esprit avec une soudaineté déconcertante.
Et par-dessus tout, sa fidélité passionnée à la foi qu'elle avait embrassée, sa
ferveur alors qu'elle plaidait sa cause, les services qu'elle lui rendit, les
afflictions et les tribulations qu'elle endura par amour pour elle, l'exemple
qu'elle avait donné à ses disciples, l'impulsion qu'elle lui avait apportée, le
nom qu'elle avait gravé dans le coeur de ses compatriotes, je me rappelai tout
cela alors que je me tenais à côté de son coffre, me demandant ce qui pouvait
avoir décidé une si grande femme à abandonner toutes les richesses et tous les
honneurs dont elle était entourée, et à s'identifier à la cause d'un jeune homme
peu connu de Shiraz. Quel pouvait être le secret, me disais-je, du pouvoir qui
la sépara de sa maison et de ses parents, qui la soutint à travers toute cette
carrière mouvementée, et qui la mena finalement à la tombe?
[ PAGE: 581 ]
Cette force pouvait-elle, pensai-je, émaner de Dieu? La main du Tout-Puissant
pouvait-elle avoir guidé sa destinée et dirigé son cours au milieu des périls
de sa vie?
"Le troisième jour après son martyre (26.35), la femme dont
elle avait promis la venue arriva. Je lui demandai son nom et, constatant qu'il
était identique à celui que m'avait indiqué Tàhirih, je lui remis le paquet qui
m'avait été confié. Je n'avais jamais rencontré cette femme auparavant, et je
ne la revis plus (26.36)."
Le nom de cette femme immortelle était Fatimih, nom que son père lui avait donné.
Elle fut surnommée Umm-i-Salmih par sa famille et ses parents, qui la désignaient
aussi sous le nom de Zakiyyih. Elle était née en 1233 après l'hégire (26.37),
l'année même qui vit la naissance de Baha'u'llah. Elle avait trente-six ans lorsqu'elle
subit le martyre à Tihran. Puissent les générations futures être amenées à présenter
le digne récit d'une vie que ses contemporains n'ont pu correctement apprécier!
Puissent les historiens à venir percevoir la pleine mesure de son influence et
enregistrer les services uniques que cette grande dame a rendus à son pays et
à son peuple! Puissent les adeptes de la foi qu'elle servit si bien s'efforcer
de suivre son exemple, de raconter ses hauts faits, de rassembler ses écrits,
de dévoiler le secret de ses talents et de l'établir à jamais dans la mémoire
et les sentiments des peuples et des tribus de la terre ! (26.38)
Une autre éminente figure parmi les disciples du Bab, qui trouva la mort durant
la période tumultueuse qui s'était emparée de Tihran, fut Siyyid Husayn-i-Yazdi,
secrétaire du Bab à Mah-Ku et à Chihriq. Sa connaissance des enseignements de
la foi était telle que le Bab, dans une tablette adressée à Mirza Yahya, pria
ce dernier de rechercher auprès de lui des explications sur tous les sujets qui
pouvaient se rattacher aux Ecrits sacrés. Cet homme de haut rang et d'expérience,
en qui le Bab avait la plus grande confiance et avec qui il avait été intimement
lié, subit, après le martyre de son maître à Tabriz, les souffrances d'une incarcération
prolongée dans le cachot souterrain de Tihran, qui se termina par son martyre.
Baha'u'llah fit beaucoup pour rendre plus supportables les épreuves qui l'accablaient.
Régulièrement chaque mois, il lui envoyait toute l'aide financière qu'il demandait.
Il était loué et admiré même par les geôliers qui le surveillaient. La compagnie
prolongée et intime du Bab durant ses derniers jours, les plus orageux de sa vie,
avait approfondi sa compréhension et doté son âme d'un pouvoir qui devait se manifester
de plus en plus au fur et à mesure que les jours de sa vie terrestre tiraient
à leur fin.
[ PAGE: 582 ]
Il resta en prison, avec le désir ardent de voir venir l'heure où il serait appelé
à subir une mort semblable à celle de son maître. Privé du privilège d'être martyrisé
le même jour que le Bab, privilège qui avait été son but suprême, il attendait
à présent avec impatience l'heure où, à son tour, il boirait jusqu'à la lie la
coupe que ses lèvres avaient touchée. Plus d'une fois, les principaux responsables
de Tihran s'efforcèrent de l'inciter à accepter leur offre de le libérer des rigueurs
de son emprisonnement, ainsi que de la perspective d'une mort encore plus cruelle.
Il refusa chaque fois avec fermeté. Des larmes coulaient sans cesse de ses yeux,
larmes nées de son ardent désir de revoir ce visage dont l'éclat avait si vivement
brillé au milieu des ténèbres d'une cruelle incarcération dans l'Àdhirbayjan,
et dont la chaleur réchauffait le froid de ses nuits d'hiver. Comme il songeait,
dans l'obscurité de sa cellule, à ces jours bienheureux passés auprès de son maître,
quelqu'un vint à lui qui seul pouvait bannir, par la lumière de sa présence, l'angoisse
qui s'était emparée de son âme. Son consolateur ne fut autre que Baha'u'llah lui-même.
Siyyid Husayn eut le privilège de rester en sa compagnie jusqu'à l'heure de sa
mort. La main d"Aziz Khan-i-Sardar, qui avait tué Tahirih, fut celle qui porta
le coup fatal au secrétaire du Bab, autrefois compagnon de prison de celui-ci
dans l'Àdhirbayjan. Il n'est pas nécessaire que je m'étende sur les circonstances
de la mort que lui infligea le sardar meurtrier. Il suffit que je dise que lui
aussi, comme ceux qui l'avaient précédé, but, dans des circonstances d'une ignoble
cruauté, à la coupe qu'il avait si ardemment désirée.
Je vais à présent relater ce qu'il advint aux autres compagnons du Bab, ceux qui
avaient eu le privilège de partager avec Baha'u'llah les horreurs de l'emprisonnement.
J'ai souvent entendu, de la propre bouche de celui-ci, le récit suivant. "Tous
ceux qui furent abattus par la tempête qui faisait rage au cours de cette mémorable
année à Tihran furent nos compagnons de prison dans le siyah-chal, ou nous étions
détenus. Nous fûmes tous entassés dans une seule cellule, nos pieds dans les fers
et, autour de notre cou, des chaînes au poids blessant. L'air que nous respirions
était chargé des plus répugnantes impuretés, alors que le sol sur lequel nous
étions assis était couvert d'immondices et infesté de vermine. Aucun rayon de
lumière ne pouvait pénétrer dans ce cachot pestilentiel ou réchauffer son froid
glacial. Nous fûmes placés sur deux rangées, l'une en face de l'autre. Nous avions
appris aux compagnons à répéter certains versets que, chaque nuit, ils psalmodiaient
avec une ferveur extrême.
[ PAGE: 583 ]
"Dieu me suffit. Il est, en vérité, celui qui suffit à tout!" entonnait une rangée
alors que l'autre répondait: "Qu'en Lui se confient les âmes confiantes!" Ces
joyeuses voix continuaient à se faire entendre en choeur jusqu'aux premières heures
du matin. Leur écho remplissait le cachot et, perçant ses murs massifs, parvenait
aux oreilles de Nasiri'd-Din Shah, dont le palais n'était pas très éloigné de
l'endroit où nous étions emprisonnés. "Que signifie ce bruit ?" se serait-il exclamé.
"C'est l'hymne que les Babis entonnent dans leur prison", avait-on répondu. Le
Shah n'avait pas fait d'autres remarques et n'avait pas essayé non plus de retenir
l'enthousiasme dont faisaient preuve ses prisonniers malgré les horreurs de leur
incarcération.
"Un jour, on nous apporta, dans notre prison, un plateau de viandes rôties que
le Shah, nous dit-on, avait ordonné de distribuer parmi les prisonniers. "Le Shah,
ajouta-t-on, fidèle au serment qu'il a fait, a choisi ce jour pour vous offrir
tout cet agneau, tenant ainsi parole." Un profond silence envahit nos compagnons,
qui s'attendaient à ce que nous donnions une réponse de leur part. "Nous vous
retournons ce présent, répondîmes-nous; nous pouvons très bien nous en passer."
La réponse que nous fîmes aurait fort irrité les gardes si ceux-ci n avaient été
avides de dévorer la nourriture que nous avions refusé de prendre. Malgré la faim
qui terrassait nos compagnons, seul l'un d'entre eux, un certain Mirza Husayn-i-Mutavalliy-i-Qumi,
exprima le désir de manger la nourriture que le souverain avait décidé de nous
offrir. Avec une force d'âme vraiment héroïque, nos compagnons de prison se résignèrent,
sans un murmure, à endurer l'état pitoyable auquel ils étaient réduits. Ils louaient
sans cesse Dieu au lieu de se plaindre du traitement que leur avait réservé le
Shah, essayant ainsi d'oublier les épreuves d'une cruelle captivité.
"Chaque jour nos geôliers, en entrant dans notre cellule, appelaient l'un de nos
compagnons par son nom, lui ordonnaient de se lever et de les suivre au pied de
l'échafaud. Avec quel empressement le compagnon désigné répondait-il à cet appel
solennel! Libéré de ses chaînes, il bondissait et, dans un état de joie irrépressible,
s'approchait de nous et nous embrassait. Nous cherchions à le réconforter avec
l'assurance d'une vie éternelle dans l'au-delà et, faisant déborder son coeur
de joie et d'espoir, l'envoyions gagner la couronne de gloire. Il embrassait alors,
tour à tour, les autres compagnons de prison et partait mourir avec autant d'intrépidité
qu'il avait vécu. Peu après le martyre de chacun de ces compagnons, le bourreau,
qui nous était devenu familier, nous apprenait les circonstances de la mort de
sa victime, et la joie avec laquelle, jusqu'au bout, elle avait enduré ses souffrances.
[ PAGE: 584 ]
"Une nuit, nous fûmes réveillé avant le lever du jour par Mirza 'Abdu'l-Vahhab-i-Shirazi,
qui était attaché aux mêmes chaînes que nous. Il avait quitté Kazimayn et nous
avait suivi jusqu'à Tihran, où il fut arrêté et jeté en prison. Il nous demanda
si nous étions éveillé et se mit à nous raconter son rêve. "J'ai, cette nuit,
dit-il, plané dans un espace d'une beauté et d'une immensité infinies. Je semblais
être soulevé sur des ailes qui me transportaient où je voulais aller. Un sentiment
de joie extatique m'avait envahi l'âme. Je volais au milieu de cette immensité,
à une vitesse et avec une facilité que je ne puis décrire." "Aujourd'hui, répondîmes-nous,
ce sera ton tour de te sacrifier à cette cause. Puisses-tu demeurer jusqu'au bout
ferme et inébranlable! Tu te trouveras alors planant dans ce même espace illimité
dont tu as rêvé, traversant avec la même facilité et à la même vitesse le royaume
de l'immortelle souveraineté et regardant avec le même ravissement l'horizon infini."
"Ce matin-là vit le geôlier entrer de nouveau dans notre cellule et prononcer
le nom d' 'Abdu'l-Vahhab. Se débarrassant de ses chaînes, celui-ci se leva d'un
bond, étreignit chacun de ses compagnons de prison et, nous prenant dans ses bras,
nous pressa avec affection contre son coeur. A ce moment, nous nous aperçûmes
qu'il ne portait pas de chaussures. Nous lui donnâmes les nôtres, lui dîmes une
dernière parole d'encouragement et de réconfort, et l'envoyâmes vers le lieu de
son martyre. Plus tard, son bourreau vint vers nous et loua, en un langage chaleureux,
l'esprit dont ce jeune homme avait fait preuve. Combien nous rendîmes grâce à
Dieu pour ce témoignage que le bourreau lui-même avait donné!"
Toute cette souffrance et la cruelle vengeance que les autorités avaient exercée
sur ceux qui avaient attenté à la vie de leur souverain n'apaisèrent point la
colère de la mère du Shah. Jour et nuit, elle persistait dans sa clameur vindicative,
demandant l'exécution de Baha'u'llah qu'elle considérait toujours comme le véritable
auteur du crime. "Livrez-le au bourreau!" s'écria-t-elle avec insistance devant
les autorités. "Quelle humiliation plus grande que celle-ci: moi, qui suis la
mère du Shah, je serais impuissante à infliger à ce criminel le châtiment qu'il
mérite pour un acte aussi lâche!" Son cri de vengeance, qu'une rage impuissante
ne faisait qu'intensifier, devait rester sans réponse. Malgré ses machinations,
Baha'u'llah échappa au sort qu'elle avait, avec tant d'insistance, cherché à précipiter.
[ PAGE: 585 ]
Le prisonnier devait finalement être libéré de sa prison, et put développer et
établir, au-delà des confins du royaume de son fils, une souveraineté qu'elle
n'aurait jamais pu imaginer. Le sang que versa, au cours de cette année fatale
à Tihran, ce groupe héroïque en compagnie duquel Baha'u'llah avait été emprisonné,
constitua la rançon payée pour sa libération des mains d'un ennemi qui cherchait
à l'empêcher d'atteindre le but auquel Dieu l'avait destiné. À partir du moment
où il épousa la cause du Bab, il n'avait jamais négligé la moindre occasion de
défendre la foi qu'il avait embrassée. Il s'était exposé aux dangers que les adeptes
de la foi avaient eu à affronter au cours de ses premiers jours. Il fut le premier
des disciples du Bab à montrer l'exemple du renoncement et du service à la cause.
Malgré cela, sa vie, exposée comme elle l'était aux risques et aux dangers qu'une
carrière comme la sienne devait à coup sûr rencontrer, fut épargnée par cette
même Providence qui l'avait choisi pour une tâche que lui, dans sa sagesse, estimait
prématuré de proclamer publiquement.
La terreur qui bouleversait Tihran n'était que l'un des nombreux risques et dangers
auxquels la vie de Baha'u'llah fut exposée. Hommes, femmes et enfants de Tihran
tremblaient devant le caractère impitoyable avec lequel l'ennemi poursuivait ses
victimes. Un jeune homme nommé 'Abbas, qui avait été domestique au service de
Haji Sulayman Khan et qui était parfaitement informé, vu le grand cercle d'amis
que fréquentait son maître, des noms, du nombre et du lieu de résidence des disciples
du Bab, servit à l'ennemi d'instrument pour la réalisation de ses plans. Il s'était
identifié à la foi de son maître, et se considérait comme l'un de ses partisans
les plus ardents. Lorsque le tumulte éclata, il fut arrêté et contraint de trahir
tous ceux qu'il savait être associés à la foi. On chercha, par toutes sortes de
récompenses, à le décider à révéler les noms de ceux qui étaient les condisciples
de son maître, et on l'avertit que, s'il refusait de les dévoiler, il serait soumis
à des tortures inhumaines; il donna sa parole qu'il agirait selon leurs voeux
et informerait les assistants de Haji 'Ali Khan, le hajibu'd-dawlih, le farrashh-bashi,
de leurs noms et de leurs adresses. Il fut emmené dans les rues de Tihran et invité
à désigner tous ceux qu'il reconnaissait comme étant adeptes du Bab. Beaucoup
de personnes qu'il n'avait jamais rencontrées ni connues furent ainsi livrées
aux mains des assistants de Haji 'Ali Khan, alors qu'elles n'avaient jamais eu
aucun rapport avec le Bab ni avec sa cause. Elles ne purent recouvrer la liberté
qu'après avoir payé une lourde rançon à ceux qui les avaient capturées.
[ PAGE: 586 ]
L'avidité des assistants du hajibu'd-dawlih était telle qu'ils demandaient spécialement
à 'Abbas de saluer, en signe de trahison, toute personne qu'il estimait capable
de payer de fortes sommes pour sa mise en liberté. Ils l'obligèrent même à trahir
de telles personnes, le menaçant du fait que son refus comporterait un grave danger
pour sa propre vie. Ils promettaient fréquemment de lui donner une partie de l'argent
qu'ils décidaient d'extorquer à leurs victimes.
Cet 'Abbas fut amené au siyah-chal et, dans l'espoir qu'il le trahirait, il fut
introduit auprès de Baha'u'llah, qu'il avait rencontré auparavant à plusieurs
reprises en compagnie de son maître. On lui promit que la mère du Shah le récompenserait
amplement pour une telle trahison. Chaque fois qu'on l'amenait auprès de Baha'u'llah,
'Abbas, après s'être arrêté quelques moments devant lui et avoir regardé son visage,
quittait le lieu, niant avec force l'avoir jamais vu. Ayant échoué dans ses efforts,
l'ennemi eut recours au poison, dans l'espoir d'obtenir la faveur de la mère de
son souverain. Il put intercepter la nourriture que leur prisonnier était autorisé
à recevoir de chez lui, et y mélanger le poison qui, espérait-il, lui serait fatal.
Cette mesure, bien qu'elle ébranlât pour des années la santé de Baha'u'llah, ne
leur permit point d'atteindre le résultat espéré.
L'ennemi fut finalement incité à ne plus le considérer comme le principal instigateur
de cet attentat, et décida de porter la responsabilité de cet acte sur 'Azim,
qu'il accusa désormais d'être le véritable auteur du crime. Il s'efforça ainsi
d'obtenir la faveur de la mère du Shah, une faveur grandement convoitée. Haji
'Ali Khan ne fut que trop heureux de soutenir ses efforts. Comme il n'avait pris
aucune part à l'emprisonnement de Baha'u'llah, il saisit l'occasion qui se présentait
pour dénoncer 'Azim, qu'il avait déjà réussi à arrêter, comme instigateur principal
et responsable de l'attentat.
Le ministre russe qui, par le truchement de l'un de ses agents, observait le développement
de la situation et se tenait parfaitement au courant de la condition de Baha'u'llah,
adressa au Grand vazir, par la voix de son interprète, un message aux termes très
énergiques par lequel il protestait contre son action et suggérait qu'un messager
se rendît, en compagnie de l'un des représentants sûrs du gouvernement et de Hajibu'd-Dawlih,
au siyah-chal pour y demander au nouveau chef de déclarer publiquement son opinion
concernant la position de Baha'u'llah. "Tout ce que pourra déclarer ce chef, écrivait-il,
qu'il s'agisse de louange ou de dénonciation, sera considéré par moi comme digne
d'être aussitôt enregistré et de servir de base au jugement final qui doit être
prononcé sur cette affaire."
[ PAGE: 587 ]
Le Grand vazir promit qu'il suivrait l'avis du ministre et désigna même le moment
auquel le messager rejoindrait le représentant du gouvernement et Haijibu'd-Dawlih
pour se rendre avec eux au siyah-chal.
Lorsqu' 'Azim fut interrogé sur la question de savoir s'il considérait Baha'u'llah
comme le chef responsable du groupe qui avait commis l'attentat contre la vie
du Shah, il répondit: "Le chef de cette communauté n'était autre que le Siyyid-i-Bab,
qui fut tué à Tabriz et dont le martyre m'a poussé à me lever pour venger sa mort.
C'est moi-et moi seul-qui ai conçu ce plan et qui me suis efforcé de l'exécuter.
Le jeune homme qui renversa le Shah de son cheval n'était autre que Sadiq-i-Tabrizi,
un serviteur travaillant dans la boutique d'un confiseur de Tihran qui avait été
durant deux années à mon service. Il brûlait, plus encore que moi-même, du désir
de venger le martyre de son chef. Il agit cependant avec trop de hâte et échoua
dans sa tentative."
Les mots de cette déclaration furent enregistrés par l'interprète du ministre
ainsi que par le représentant du Grand vazir, qui soumirent leurs notes à Mirza
Aqa Khan. Les documents qui lui furent remis contribuèrent, pour une grande part,
à la mise en liberté de Baha'u'llah.
En conséquence, 'Azim fut livré aux mains des 'ulamas qui, bien qu'eux-mêmes anxieux
de hâter sa mise à mort, en furent empêchés par les hésitations de Mirza Abu'l-Qasim,
l'imam-jum'ih de Tihran. Hajibu'd-Dawlih, à cause de l'imminence du mois de muharram,
poussa les 'ulamas à se réunir à l'étage supérieur de la caserne, ou il réussit
à faire venir l'imam-jum'ih qui persista dans son refus de consentir à l'exécution
d' 'Azim. Il ordonna d'emmener l'accusé en ce lieu et d'y attendre le jugement
qui devait être prononcé contre lui. Il fut conduit avec brutalité à travers les
rues, couvert de ridicule et vilipendé par la populace. Grâce à un subtil artifice
que 1 ennemi avait inventé, il réussit à obtenir la condamnation à mort du captif.
Un siyyid armé d'une massue se rua sur lui et lui brisa le crâne. Son exemple
fut suivi par le peuple qui, armé de pierres, de bâtons et de poignards, se jeta
sur lui et mutila son corps. Haji Mirza Jani fut, lui aussi, de ceux qui subirent
le martyre au cours de l'agitation qui suivit l'attentat contre la vie du Shah.
Etant donné la répugnance du Grand vazir à lui faire du tort, il fut tué en secret.
[ PAGE: 588 ]
La conflagration allumée dans la capitale se répandit dans les provinces avoisinantes,
causant dévastation et misère à d'innombrables personnes innocentes parmi les
sujets du Shah. Elle ravagea le Mazindaran, la maison de Baha'u'llah, et fut le
signal d'actes de violence principalement dirigés contre tous ses biens dans cette
province. Deux des disciples dévoués du Bab, Muhammad-Taqi Khan et 'Abdu'l-Vahab,
tous deux résidents de Nur, subirent le martyre à la suite de cette agitation.
Les ennemis de la foi voyant, à leur grande déception, que la mise en liberté
de Baha'u'llah était presque assurée, cherchèrent à faire peur à leur souverain
en entraînant Baha'u'llah dans de nouvelles complications, lesquelles, espéraient-ils,
entraîneraient sa mort. La folie de Mirza Yahya qui, poussé par ses futiles espoirs,
avait essayé de s'assurer, pour lui et le groupe de ses partisans insensés, une
suprématie qu'il s'était jusqu'alors vainement efforcé d'obtenir, servit de nouveau
prétexte à l'ennemi pour exhorter le Shah à prendre des mesures draconiennes afin
de détruire toute l'influence que son prisonnier conservait encore au Mazindaran.
Les rapports alarmants reçus par le Shah, qui venait à peine de guérir de ses
blessures, suscitèrent en lui une terrible soif de vengeance. Il convoqua le Grand
vazir et le réprimanda pour avoir échoué dans sa tâche de maintenir l'ordre et
la discipline au sein du peuple de sa propre province, qui lui était attaché par
des liens de parenté.
PHOTO: vue générale de Takur, dans le Mazindarân
[ PAGE: 589 ]
Déconcerté par le blâme de son souverain, il exprima sa volonté d'accomplir tout
ce que le Shah lui ordonnerait de faire. Il reçut l'ordre d'envoyer aussitôt vers
cette province plusieurs régiments avec, pour consigne stricte, de châtier sans
pitié les fauteurs de trouble.
Le Grand vazir, bien qu'il fût parfaitement conscient du caractère exagéré des
rapports qui lui avaient été soumis, se vit obligé, vu l'insistance du Shah, d'ordonner
l'envoi du régiment Shah-Sun, commandé par Husayn-'Ali Khan-i-Shah-Sun, vers le
village de Bkur dans le district de Nur, où se trouvait la maison de Baha'u'llah.
Il donna le commandement en chef à son neveu, Mirza Abu-Talib Khan beau-frère
de Mirza Hasan, qui était le demi-frère de Baha'u'llah. Mirza Àqa Khan le pria
de prendre le maximum de précautions et de réserve lors de son campement dans
ce village. "Tous les excès qui seront commis par vos hommes, lui dit-il, auront
un effet défavorable sur le prestige de Mirza Hasan et causeront de l'affliction
à votre propre soeur." Il le chargea de faire des investigations sur la nature
des rapports en question et de ne pas camper plus de trois jours à proximité de
ce village.
Le Grand vazir appela ensuite Husayn-'Ali Khan et l'exhorta à se conduire avec
la plus grande sagesse et beaucoup de circonspection. "Mirza Abu-Talib, dit-il,
est encore jeune et sans expérience. Je l'ai spécialement choisi à cause de sa
parenté avec Mirza Hasan. J'ai confiance qu'il s'abstiendra, par amour pour sa
soeur, d'infliger des maux inutiles aux habitants de Takur. Lui étant supérieur
par l'âge et l'expérience, vous devez constituer pour lui un noble exemple et
lui inculquer la nécessité de servir les intérêts du gouvernement comme ceux du
peuple. Vous ne devez jamais lui permettre d'entreprendre une opération sans consultation
préalable avec vous.
Le Grand vazir assura Husayn-'Ali Khan qu'il avait donné des instructions écrites
aux chefs de ce district, faisant appel à eux pour lui venir en aide à tout moment.
Mirza Abu-Talib Khan, bouillant de fierté et d'enthousiasme, oublia les conseils
de modération que lui avait donnés le Grand vazir. Il refusa de se laisser influencer
par les pressants appels de Husayn-'Ali Khan, qui le suppliait de ne pas provoquer
de conflits inutiles avec la population. A peine avait-il atteint le coi qui séparait
le district de Nur de la province avoisinante, et qui n'était pas très éloigné
de Takur, qu'il ordonna à ses hommes de se préparer à lancer une attaque contre
les habitants de ce village. Husayn-'Ali Khan au désespoir, se précipita auprès
de lui et le pria de s'abstenir d'un tel acte.
[ PAGE: 590 ]
"Il m'appartient", rétorqua avec dédain Mirza Abu-Talib, a moi qui suis votre
supérieur, de décider des mesures qui doivent être prises et de la manière dont
je dois servir mon souverain." Une attaque soudaine fut lancée contre la population
sans défense de Takur. Surprise par un assaut aussi violent et aussi inattendu,
celle-ci fit appel à Mirza Hasan, qui demanda à être introduit auprès de Mirza
Abu-Talib mais reçut une réponse négative. "Dites-lui", fut le message du commandant,
"que j'ai été chargé par mon souverain d'ordonner un massacre général des habitants
de ce village, de capturer ses femmes et de confisquer les biens de la population.
PHOTO: vue 1 des ruines de la maison de Baha'u'llah à Takur,
Mazindaran, appartenant initialement au vazir, son père
PHOTO: vue 2 des ruines de la maison de Baha'u'llah à Takur,
Mazindaran, appartenant initialement au vazir, son père
[ PAGE: 591 ]
Par amour pour vous, cependant, je suis prêt à épargner les femmes qui se réfugieront
chez vous.
Mirza Hasan, indigné par ce refus, blâma sévèrement le commandant, dénonça l'action
du Shah et retourna chez lui. Les hommes de ce village avaient, pendant ce temps,
quitté leurs demeures et cherché refuge dans les montagnes avoisinantes. Leurs
femmes, abandonnées à leur sort, s'étaient rendues chez Mirza Hasan, auprès de
qui elles implorèrent protection contre l'ennemi.
Le premier acte de Mirza Abu-Talib Khan fut dirigé contre la maison qu'avait hérité
Baha'u'llah du vazir, son père, et dont il était l'unique propriétaire. Cette
maison avait été somptueusement meublée et décorée de vases d'une valeur inestimable.
Il donna l'ordre à ses hommes de fracturer tous ses coffres et d'en retirer le
contenu. Les objets qu'il ne pouvait emporter furent détruits sur son ordre. Certains
furent brisés, d'autres brûlés. Même les pièces, qui étaient plus somptueuses
que celles des palais de Tihran, furent irrémédiablement saccagées; les poutres
furent incendiées et les décorations entièrement démolies.
Il se tourna ensuite contre les maisons des habitants, qu'il rasa, s'appropriant
et donnant à ses hommes tous les objets de valeur qu'elles contenaient. Le village
entier, dépouillé et déserté par ses habitants, fut livré aux flammes. Incapable
de trouver des hommes valides, il ordonna de procéder à une fouille dans les montagnes
avoisinantes. Tous ceux que l'on trouva furent fusillés ou faits prisonniers.
On ne put cependant mettre la main que sur quelques hommes âgés et des bergers
qui n'avaient pu aller plus loin dans leur fuite devant l'ennemi. Ils découvrirent
deux hommes couchés au loin sur les pentes d'une montagne au bord d'un ruisseau.
Leurs armes qui brillaient aux rayons du soleil, les avaient trahis. Les trouvant
endormis, ils tirèrent sur eux à coups de fusil par-delà le ruisseau qui les séparait
de leurs victimes. Ils les reconnurent comme étant 'Abdu'l-Vahhab et Muhammad-Taqi
Khan. Le premier fut tué, alors que le second fut sérieusement blessé. Ils furent
transportés auprès de Mirza Abu-Talib, qui fit de son mieux pour préserver la
vie de la victime qu'il désirait, à cause de son courage bien connu, ramener avec
lui à Tihran à titre de trophée. Ses efforts échouèrent cependant, car Muhammad
Taqi Khan devait mourir deux jours après, des suites de ses blessures.
[ PAGE: 592 ]
Les quelques hommes qu'ils avaient pu capturer furent conduits enchaînés à Tihran
et jetés dans le même cachot souterrain où Baha'u'llah avait été emprisonné. Parmi
eux se trouvait Mulla 'Ali-Baba qui, avec quelques-uns de ses compagnons de prison,
périt dans ce cachot à la suite des souffrances qu'il avait eu à endurer.
L'année suivante, ce même Mirza Abu-Talib fut frappé par la peste et emmené, dans
un état de misère pitoyable, à Shimiran. Evité même par ses parents les plus proches,
il resta étendu sur son lit de malade jusqu'au jour où ce même Mirza Hasan, qu'il
avait si hautainement insulté, s'offrit comme volontaire pour soigner ses plaies
et lui tenir compagnie dans ses jours d'humiliation et de solitude. Il se trouvait
au seuil de la mort lorsque le Grand vazir vint lui rendre visite et ne trouva
à son chevet que celui qu'il avait traité avec tant de brutalité. Ce même jour,
ce misérable tyran devait expirer, amèrement déçu par l'échec de tous les espoirs
qu'il avait tant caresses.
L'agitation qui s'était emparée de Tihran, et dont on avait sérieusement ressenti
les effets à Nur et dans le district environnant, se répandit jusqu'à Yazd et
Nayriz, où un nombre considérable des disciples du Bab furent saisis et martyrisés
de manière inhumaine. La Perse tout entière semblait en effet avoir ressenti le
choc de cette grande convulsion. Sa marée déferla jusqu'aux hameaux les plus reculés
des provinces lointaines, et causa d'indicibles souffrances aux survivants d'une
communauté persécutée. Des gouverneurs, ainsi que leurs subordonnés, excités par
la vengeance et la cupidité, saisirent cette occasion pour s'enrichir et obtenir
la faveur de leur souverain. Sans pitié ni modération ni honte, ils employèrent
tous les moyens-quelque vils et illégaux qu'ils fussent-pour extorquer aux innocents
les avantages qu'ils convoitaient pour eux-mêmes. Délaissant tout principe de
justice et de décence, ils arrêtèrent, emprisonnèrent et torturèrent tous ceux
qu'ils suspectaient d'être Babis et se dépêchèrent d'informer Nasiri'd-Din Shah,
à Tihran, des victoires remportées sur un adversaire détesté.
A Nayriz, les pleins effets de cette agitation se manifestèrent lors du traitement
réservé, par ses dirigeants et son peuple, aux disciples du Bab. Environ deux
mois après l'attentat à la vie du Shah, un jeune homme appelé Mirza 'Ali, dont
le courage exceptionnel lui avait valu le surnom d' 'Aliy-i-Sardar, se distingua
par la sollicitude extrême dont il fit preuve envers les survivants de la bataille
qui se termina par la mort de Vahid et de ses partisans. On le vit souvent, dans
l'obscurité de la nuit, sortir de son abri, apportant toute l'aide qu'il pouvait
aux veuves et aux orphelins qui avaient souffert des conséquences de cette tragédie.
[ PAGE: 593 ]
Aux nécessiteux, il distribuait de la nourriture et des vêtements avec une noble
générosité; il soignait leurs blessures et les réconfortait dans leur chagrin.
La vue des souffrances continuelles de ces innocents suscita l'indignation farouche
de quelques compagnons de Mirza 'Ali, qui entreprirent de se venger sur Zaynu'l-'Abidin
Khan, qui résidait encore à Nayriz et qu'ils considéraient comme responsable de
leurs malheurs. Croyant qu'il nourrissait encore en son coeur le désir de les
soumettre à de nouvelles afflictions, ils décidèrent de lui ôter la vie. Ils le
surprirent dans le bain public, où ils réussirent à mettre à exécution leur dessein.
Ceci conduisit à un soulèvement qui rappela, dans ses phases finales, l'horreur
des massacres de Zanjan.
La veuve de Zaynu'l-'Abidin Khan pressa Mirza Na'im, qui tenait dans ses mains
les rênes de l'autorité et qui résidait alors à Shiraz, de venger le sang de son
mari, promettant qu'elle lui donnerait en échange tous ses bijoux et transférerait
à son nom tous les biens qu'il pourrait désirer. Par la tromperie, les autorités
réussirent à capturer un nombre considérable d'adeptes du Bab, dont plusieurs
furent sauvagement battus. Tous furent jetés en prison en attendant la réception
des instructions de Tihran. Le Grand vazir soumit la liste des noms qu'il avait
reçue, ainsi que le rapport qui l'accompagnait, au Shah qui exprima sa satisfaction
extrême devant le succès qui avait couronné les efforts de son représentant à
Shiraz, qu'il récompensa généreusement pour ses signalés services. Il demanda
que tous ceux qui étaient capturés fussent emmenés dans la capitale.
Je ne tenterai point de rappeler les diverses circonstances qui conduisirent au
carnage qui marqua la fin de cet épisode. Je reporterai mon lecteur au récit pittoresque
et détaillé que Mirza Shafi'-iNayrizi a écrit dans un livret séparé et dans lequel
il se réfère, avec précision et force, à chaque détail de ce poignant événement.
Il suffira de dire que pas moins de cent quatre-vingts des vaillants disciples
du Bab subirent le martyre. Un nombre identique d'entre eux furent blessés et,
quoique rendus invalides par leurs blessures, reçurent l'ordre de partir pour
Tihran.
Seuls vingt-huit d'entre eux survécurent aux souffrances du voyage vers la capitale.
Sur ces vingt-huit, quinze furent conduits à la potence le jour même de leur arrivée.
Les autres furent jetés en prison et durent souffrir durant deux ans les plus
horribles atrocités. Quoiqu'ils fussent finalement relâchés, nombreux furent ceux
qui périrent sur le chemin du retour, épuisés par les épreuves d'une longue et
cruelle captivité.
[ PAGE: 594 ]
Un grand nombre de leurs condisciples furent tués à Shiraz sur l'ordre de Tahmasb-Mirza.
Les têtes de deux cents victimes furent placées sur des baïonnettes et transportées
triomphalement par leurs oppresseurs à Abadih, un village du Fars. On avait l'intention
de les emporter à Tihran, lorsqu'un messager royal ordonna d'abandonner ce projet,
après quoi on décida d'enterrer les têtes dans ce village.
Quant aux femmes, qui étaient au nombre de six cents, la moitié d'entre elles
furent relâchées à Nayriz, alors que les autres étaient transportées deux par
deux, sur un même cheval sans selle, à Shiraz où, après avoir été soumises à de
sévères tortures, elles furent abandonnées à leur sort. Nombre d'entre elles périrent
en route; beaucoup succombèrent aux afflictions qu'elles durent supporter avant
de retrouver la liberté. Ma plume se refuse, horrifiée, à essayer de décrire ce
qui advint à ces vaillants hommes et femmes qui durent souffrir si cruellement
pour leur foi. La barbarie effrénée qui caractérisa le traitement qu'on leur réserva
atteignit le tréfonds de l'infamie dans les phases finales de ce lamentable épisode.
Ce que j'ai tenté de relater concernant les horreurs du siège de Zanjan, les indignités
qui accablèrent Hujjat et ses partisans, pâlit devant la férocité éclatante des
atrocités perpétrées, quelques années plus tard, à Nayriz et à Shiraz. Une plume
plus capable que la mienne de décrire, dans tous leurs tragiques détails, ces
sauvageries indicibles, viendra, j'en suis confiant, enregistrer un récit qui,
malgré ses traits sinistres, doit à jamais demeurer comme l'une des plus nobles
preuves de la foi que la cause du Bab put inspirer à ses disciples. (26.39)
PHOTO: vue d'Abadih
[ PAGE: 595 ]
La confession d' 'Azim libéra Baha'u'llah du danger auquel sa vie avait été exposée.
Les circonstances de la mort de celui qui s'était déclaré le principal instigateur
de ce crime contribuèrent à calmer le courroux avec lequel une populace enragée
réclamait le châtiment immédiat pour un attentat aussi audacieux. Les cris de
rage et de vengeance, qui avaient jusqu'alors convergé vers Baha'u'llah, s'éloignèrent
désormais de lui. La férocité de ces dénonciations s'apaisa graduellement. La
conviction que Baha'u'llah, jusqu'alors considéré comme le pire ennemi de Nasiri'd-Din
Shah, n'était en aucune façon mêlé à la conspiration contre la vie du souverain,
s'affermit encore dans l'esprit des responsables de Tihran. Mirza Aqa Khan fut
donc encouragé à envoyer son représentant en qui il avait confiance, un nommé
Haji 'Ali, au siyah-chal pour présenter au prisonnier l'ordre de sa mise en liberté.
À son arrivée, ce que l'émissaire contempla le remplit de chagrin et de surprise.
Le spectacle que rencontrèrent ses yeux, il pouvait à peine y croire. Il pleura
en voyant Baha'u'llah enchaîné à un sol infesté de vermine, son cou pliant sous
le poids des chaînes qui le blessaient, son visage accablé de tristesse, non soigné
et échevelé, respirant l'air pestilentiel du plus horrible des cachots.
PHOTO: le Hadiqatu'r-Rahman où furent enterrées les têtes
des martyrs de Nayriz
[ PAGE: 596 ]
"Maudit soit Mirza Aqa Khan!" s'écria-t-il avec violence lorsque ses yeux reconnurent
Baha'u'llah dans les ténèbres qui l'entouraient. "Dieu le sait, je n'avais jamais
imaginé que vous pouviez avoir été soumis à une captivité aussi humiliante. Je
n'aurais jamais pensé que le Grand vazir pouvait oser commettre un acte aussi
odieux."
Il enleva le manteau de ses épaules et le présenta à Baha'u'llah, le suppliant
de le porter lorsqu'il serait en présence du ministre et de ses conseillers. Baha'u'llah
refusa, et c'est avec le vêtement d'un prisonnier qu'il se rendit directement
au siège du gouvernement impérial.
La première parole que le Grand vazir adressa à son prisonnier fut celle-ci: "Si
vous aviez choisi de suivre mon conseil en vous désolidarisant de la foi du Siyyid-i-Bab,
vous n'auriez jamais souffert les peines et les indignités qui vous ont accablé."
"Si vous aviez, à votre tour, suivi mes conseils, répondit Baha'u'llah, les affaires
du gouvernement n'auraient pas atteint un stade aussi critique."
Le ministre se rappela aussitôt la conversation qu'il avait eue avec Baha'u'llah
à l'occasion du martyre du Bab. Les paroles "la flamme qui a été allumée brûlera
avec plus d'éclat que jamais", passèrent comme l'éclair à travers l'esprit de
Mirza Aqa Khan. "L'avertissement que vous m'aviez donné, fit-il remarquer, s'est,
hélas! réalisé. Que me conseillez-vous de faire à présent ?" "Donnez l'ordre aux
gouverneurs du royaume, répondit aussitôt Baha'u'llah, de cesser de verser le
sang des innocents, de piller leurs biens, de molester leurs femmes et de blesser
leurs enfants! Qu'ils cessent de persécuter la foi du Bab, qu'ils renoncent à
leur vain espoir d'exterminer ses adeptes !"
Ce même jour, ordre fut donné, par une circulaire adressée à tous les gouverneurs
du royaume, de renoncer à leurs actes de cruauté et d'humiliation. "Ce que vous
avez fait suffit", leur écrivait Mirza Aqa Khan. "Cessez d'arrêter et de châtier
la population! Ne troublez plus la paix et la tranquillité de vos compatriotes!"
Le gouvernement du Shah avait délibéré sur les mesures les plus efficaces à adopter
afin de délivrer le pays, une fois pour toutes, de la malédiction qui l'avait
affligé. À peine Baha'u'llah avait-il retrouvé la liberté que lui fut remise la
décision du gouvernement l'informant qu'il devait, dans un délai d'un mois à compter
de l'émission de cet ordre, lui, ainsi que sa famille, quitter Tihran pour un
lieu situé au-delà des confins de la Perse.
[ PAGE: 597 ]
Le ministre russe, dès qu'il fut informé de l'action que le gouvernement avait
l'intention d'entreprendre, s'offrit comme volontaire pour prendre Baha'u'llah
sous sa protection et l'invita à se rendre en Russie. Baha'u'llah déclina cette
offre et choisit plutôt de partir pour 1''Iraq Neuf mois après son retour de Karbila,
le premier du mois de rabi'u'th-thani de l'an 1269 après l'hégire (26.40),
Baha'u'llah, accompagné des membres de sa fa mille parmi lesquels se trouvaient
la plus grande Branche (26.41) et Aqay-i-Kalim (26.42),
et escorté d'un membre de la garde impériale et d'un officiel représentant la
légation russe, quittait Tihran et entreprenait un voyage qui devait le mener
à Baghdad.
PHOTO: vue 1 de Baghdad
PHOTO: vue 2 de Baghdad
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NOTE DU CHAPITRE 26:
(26.1) 1852 ap. J-C.
(26.2) "À environ quatre milles au sud-ouest de Kashan,
sur les pentes des montagnes, se trouve le palais de Fin, dont les sources constituent
depuis longtemps un lieu de repos favori pour la famille royale... Par la suite,
un souvenir lugubre est venu se greffer sur le palais de Fin; c'est là en effet,
en 1852, que fut mis à mort, par ordre royal, Mirza Taqi Khan, le premier grand
ministre du Shah régnant, et beau-frère de celui-ci. Il eut les veines ouvertes
dans un bain. Le lieu est à présent abandonné. (Lord Curzon: "Persia and the Persian
Question", Vol. Il, p. 16.) "On envoya une femme du harem à la princesse lui dire
de sécher ses larmes car le shah s'était laissé fléchir et l'amir retournerait
à Tihran ou irait à Karbila, refuge habituel des Persans qui ont perdu la faveur
de la cour."
Le khal'at ou veste d'honneur, dit-elle, se trouve en route et arrivera dans une
heure ou deux; allez donc prendre un bain et préparez-vous à le recevoir." L'amir,
pendant tout ce temps, n avait pas osé quitter le lieu sûr que constituaient l'appartement
de la princesse et sa présence. En entendant la bonne nouvelle, cependant, il
décida d'écouter le conseil de cette femme et de se permettre le luxe d'un bain.
Il quitta la princesse, qui ne le revit plus jamais. Lorsqu'il parvint au bain,
on lui révéla l'ordre fatal et on perpétra le crime. Le farrash-bashi et sa vile
clique se présentèrent et lui donnèrent à choisir le mode de mort qu'il souhaitait
qu'on lui fit subir.
On dit qu'il endura son sort avec patience et force d'âme. On lui ouvrit les veines,
et il finit par expirer. (Lady Sheil: "Glimpses of Life and Manners in Persia",
pp. 251-2.)
(26.3) Il avait le titre d'i'timadu'd-dawlih, ou homme
de confiance de L'État. (Lady Sheil: "Glimpses of Life and Manners in Persia",
p. 249.)
(26.4) 21 avril-21 mai 1852 ap. J-C.
(26.5) Shimiran ou Shimran (quelquefois employé au pluriel,
Shimranat) est le nom qu'on donne généralement aux villages et châteaux situés
sur les pentes inférieures de l'Elburz et qui servent de résidences d'été aux
habitants fortunés de Tihran ("A Traveller's Narrative", p. 81, note 1.)
(26.6) 28 shavval; 15 août 1852 ap. J-C.
(26.7) "Le matin, le roi, sortant du palais, monta à
cheval pour aller faire une promenade. Il était précédé, comme de coutume, de
gens de l'écurie portant de longues lances, de palefreniers menant des chevaux
de main, couverts de housses brodées, et d'un gros de cavaliers nomades, ayant
le fusil en bandoulière et le sabre à la selle du cheval.
Afin de ne pas incommoder le prince par la poussière que soulevaient les pieds
des chevaux, cette avant-garde avait pris un peu d'avance, et le roi venait seul
marchant au pas, à quelque distance de la suite considérable de grands seigneurs,
de chefs et d'officiers qui l'accompagnent partout. Il était encore tout près
du palais et avait à peine dépassé la petite porte basse du jardin de Muhammad-Hasan,
sanduq-dar ou trésorier de l'Épargne, lorsqu'il aperçut sur le bord de la route
trois hommes, les trois ouvriers du jardin, debout, deux à sa gauche, un à sa
droite, et paraissant l'attendre. Il n'en prit aucun soupçon et continua d'avancer.
Quant il se trouva à leur hauteur, il les vit qui le saluaient profondément, et
il les entendit s'écrier tous à la fois: "Nous sommes votre sacrifice! Nous faisons
une supplique!" C'est la formule ordinaire. Mais au lieu de rester à leur place,
comme c'est l'usage, ils s'avancèrent rapidement vers lui, en répétant précipitamment:
"Nous faisons une supplique! "Un peu surpris, le roi s'écria: "Drôles! que voulez-vous?"
En ce moment, l'homme placé à droite saisit la bride du cheval de la main gauche,
et de la main droite, armée d'un pistolet, fit feu sur le roi. Dans le même temps,
les deux hommes de gauche faisaient feu également. Une des décharges coupa le
gland de perles suspendu sous le cou du cheval, une autre cribla de chevrotines
le bras droit du roi et ses reins. Aussitôt l'homme de droite se suspendit à la
jambe de Sa Majesté, attirant le prince à terre, et il aurait sans nul doute réussi
à l'arracher de sa selle, mais les deux assassins de gauche faisaient exactement
le même effort, le roi fut maintenu par eux.
Cependant, le prince frappait de son poing fermé sur la tête des uns et des autres,
et les sauts de côté ou autres mouvements du cheval épouvanté paralysaient les
efforts des Babis et prenaient du temps. Les gens de la suite, d'abord stupéfaits,
accoururent. Asadu'llah Khan, grand écuyer, et un cavalier nomade tuèrent à coups
de sabre l'homme de droite.
Pendant ce temps, d'autres seigneurs saisissaient les deux hommes de gauche, les
renversaient et les garrottaient. Le docteur Cloquet, médecin du roi, aidé de
quelques personnes, faisait entrer rapidement le prince dans le jardin de Muhammad-Hasan,
sanduq-dar; car on ne comprenait rien à ce qui venait d'arriver, et si l'on avait
l'idée de la grandeur du péril, on n'avait aucune notion de son étendue. Ce fut,
pendant plus d'une heure, un tumulte épouvantable dans tout Niyavaran.
Tandis que les ministres, le Sadr-i-A'zam en tête, s'empressaient dans le jardin
où le roi avait été conduit, les trompettes, les tambours, les tambourins et les
fifres appelaient les troupes de tous côtés; les ghulams montaient à cheval ou
arrivaient ventre à terre; tout le monde donnait des ordres; personne ne voyait,
n'écoutait, n'entendait ni ne savait rien.
Comme on était dans ce désordre, un courrier arriva de Tihran, envoyé par Ardishir
Mirza, gouverneur de la ville, pour demander s'il se passait quelque chose, et
ce qu'il fallait faire dans la capitale. En effet, dès la veille au soir, le bruit
que le roi avait été assassiné avait pris la consistance d'une certitude. Les
bazars, parcourus par des troupes de gens armés, dans une attitude menaçante,
avaient été quittés par les marchands. Toute la nuit les boutiques des boulangers
avaient été environnées, chacun cherchant à faire des provisions pour plusieurs
jours.
C'est l'usage lorsqu'on prévoit des troubles. Enfin, à l'aube, le tumulte augmentant,
Ardishir Mirza avait fait fermer les portes de la citadelle et de la ville, mis
les régiments sous les armes et placé ses canons en batterie, mèche allumée, bien
qu'il ne sût pas, en réalité, à quel ennemi il avait affaire et il demandait des
ordres." (Comte de Gobineau: "Les Religions et les Philosophies dans l'Asie Centrale",
pp. 231-3.)
(26.8) Lord Curzon, qui considère cet événement comme
étant "fort injustement confondu avec une conspiration anarchique et révolutionnaire",
écrit ce qui suit: "On a déduit par erreur, du fait que le Babisme dès ses premiers
jours se trouva en conflit avec les pouvoirs civils et qu'un attentat a été fait
par des Babis contre la vie du Shah, que ce mouvement était d'origine politique
et avait un caractère nihiliste.
De l'étude des écrits du Bab ou de ses successeurs, il n'apparaît rien qui puisse
fonder un tel soupçon. La persécution du gouvernement entraîna très tôt les adeptes
de la nouvelle croyance vers une attitude de rébellion; et il n'est pas surprenant
que, dans l'exaspération produite par la bataille et par la féroce brutalité avec
laquelle les vainqueurs exercèrent les droits de la conquête, que des mains fanatiques
aient été prêtes à abattre le souverain.
A présent, les Babis sont également loyaux envers n importe quel sujet de la couronne.
Il n'apparaît pas non plus que les accusations de socialisme, de communisme et
d'immoralité, qu'on a si gratuitement portées contre la jeune croyance, soient
plus justifiées. Certes, aucune idée de communisme tel qu'il est conçu en Europe,
je veux dire une redistribution forcée de la propriété, ou de socialisme dans
le sens qu'on lui prête au dix-neuvième siècle, c'est-à-dire la victoire du travail
sur le capital, n'est jamais passée par l'esprit du Bab ou de ses disciples.
Le seul communisme connu de lui et qu'il recommande est celui du Nouveau Testament
et de l'Église chrétienne primitive, c'est-à-dire le partage des biens en commun
par les membres de la foi et la pratique de l'aumône, ainsi qu'une généreuse charité.
L'accusation d'immoralité semble procéder en partie des inventions malveillantes
de l'adversaire, d'une plus grande liberté que réclamait le Bab pour les femmes,
liberté que l'esprit oriental dissocie à peine de la conduite libertine...
Considéré de plus haut, le Babisme peut être défini comme une croyance de charité,
et presque d'humanité ordinaire. L'amour fraternel, la gentillesse envers les
enfants, la courtoisie liée à la dignité, la sociabilité, l'hospitalité, l'absence
de bigoterie, l'amitié même envers les chrétiens, se retrouvent dans ses principes.
De là à dire que chaque Babi reconnaît ou observe ces préceptes constituerait
une assertion absurde; mais jugeons un prophète par ce qu'il prêche, si l'on met
en question son évangile." (Lord Curzon: "Persia and the Persian Question", pp.
501-2.)
(26.9) Voir glossaire.
(26.10) Le Prince Dolgorouki.
(26.11) "Lorsque j'étais enchaîné et entravé dans la
prison de là, l'un de tes ambassadeurs m'a aidé. Pour cela Dieu a décrété pour
toi une station que personne sinon Lui ne peut saisir. Prends garde à ce que tu
n altères cette station élevée." (Tablette de Baha'u'llah au Tzar de Russie.)
(26.12) Renan, dans son ouvrage intitulé "Les Apôtres"
(p. 378), caractérise le grand massacre de Tihran qui suivit l'attentat contre
la vie du shah comme "un jour sans pareil peut-être dans l'histoire du monde."
(Introduction de E.G. Browne à "A Traveller's Narrative", p. 45.) "Le nombre des
martyres qui eurent lieu en Perse a été estimé à dix mille. [Cette estimation
est moyenne. Beaucoup en fixent le nombre de vingt à trente mille, et quelques-uns
encore davantage.] La plupart de ces martyres eurent lieu durant les premiers
jours de l'histoire de la foi, mais ils ont continué, bien que la fréquence en
soit diminuée, jusqu'à nos jours." (M.H.Phelps: "Life and Teachings of 'Abbas
Effendi", introduction, p. 36.)
"Parmi les documents en ma possession et qui se rapportent aux Babis, se trouve
une copie manuscrite d'un article en allemand publié le 17 octobre 1852 dans le
n0 291 d'un journal allemand ou autrichien dont on ne cite malheureusement pas
le nom. Je pense l'avoir reçu il y a bien quelques années de la veuve de feu le
Dr. Polak, docteur autrichien, qui était le médecin de Nasiri'd-Din Shah au début
du règne de celui-ci, et qui est 1 auteur d un précieux ouvrage et de plusieurs
petits traités sur la Perse et les questions qui s'y rapportent. L'article en
question se fonde principalement sur une lettre écrite le 29 août 1852 par un
officier autrichien, capitaine Von Goumoens, qui était au service du Shah mais
qui fut si dégoûté et horrifié par les cruautés qu'il devait constater qu'il envoya
sa démission.
La traduction de cet article est la suivante: "Il y a quelques jours, nous avons
évoqué l'attentat contre le shah de Perse, lors d'une partie de chasse. Les conspirateurs,
comme l'on sait, appartenaient à la secte religieuse des Babis. Concernant cette
secte et les mesures répressives prises contre elle, la lettre du capitaine autrichien
Von Goumoens publiée récemment dans 1' 'Ami du Soldat" (Soldatenfreund) contient
d'intéressantes révélations et explique, dans une certaine mesure, l'attentat
en question;
Voici le texte de cette lettre: "Tihran, le 29 août 1852. Cher ami, Ma dernière
lettre du 20 courant mentionnait l'attentat contre le Roi. Je m'en vais à présent
te communiquer le résultat de l'interrogatoire auquel les deux criminels ont été
soumis. En dépit des terribles tortures qu'on leur a infligées, l'interrogatoire
ne leur a pas arraché de confession compréhensible; la bouche des fanatiques est
restée close, même lorsqu'on a tenté, au moyen de pinces rougies au feu et de
vis qui percent les membres, de découvrir le nom des conspirateurs...
Mais suis-moi, mon ami, toi qui prétends posséder un coeur et l'éthique européenne,
suis-moi pour voir les malheureux qui, les yeux exhorbités, doivent manger, sur
la scène de l'acte, sans aucune sauce, leurs propres oreilles amputées; ou bien
ceux dont les dents sont arrachées avec une violence inhumaine par la main du
bourreau; ou ceux dont le crâne nu est simplement écrasé par les coups d'un marteau;
ou bien l'endroit où le bazar est illuminé par de malheureuses victimes car, à
droite et à gauche, le peuple creuse de profonds trous dans leurs poitrines et
leurs épaules, et introduit des mèches brûlantes dans leurs blessures.
J'en ai vu quelques-uns traînés, enchaînés, à travers le bazar, précédés par une
bande de militaires, et chez qui ces mèches avaient causé de si profondes brûlures
que la graisse moussait convulsivement dans la blessure à la manière d'une lampe
qu'on vient d'éteindre. Il n'est pas rare de voir l'ingéniosité infatigable des
Orientaux découvrir de nouvelles tortures.
Ils dépècent les plantes des pieds des Babis, plongent les blessures dans de l'huile
bouillante, ferrent les talons comme on le fait pour le sabot d'un cheval, et
obligent la victime à courir. Aucun cri ne s'échappe du sein de la victime; le
tourment est enduré dans un profond silence par le fanatique privé de sensation;
il doit alors courir; le corps ne peut endurer ce que l'âme a enduré; il tombe.
Donnez-lui le coup de grâce! Libérez-le de sa souffrance! Non! Le bourreau fait
siffler le fouet, et - j'ai dû moi-même le voir - la malheureuse victime de centaines
de tortures court! C'est le début de la fin. Quant à la fin elle-même, ils pendent
les corps grillés et perforés par les mains et les pieds à un arbre, la tête vers
le bas, et alors chaque Persan peut essayer à volonté sa qualité de tireur, à
partir d'une distance déterminée mais non trop proche, sur la noble proie mise
à sa disposition. J'ai vu des corps criblés par près de cent cinquante balles...
Quand je relis ce que j'ai écrit, l'idée m'envahit que ceux qui sont avec toi
dans notre bien-aimée Autriche pourraient douter de l'absolue vérité de l'image,
et m'accuser d'exagération. Plût à Dieu que je n'eusse pas vécu pour le voir!
Mais, de par les devoirs de ma profession, j'ai été malheureusement souvent, trop
souvent, témoin de ces abominations. À présent, je ne quitte plus jamais ma maison,
afin de ne pas assister à de nouvelles scènes d'horreur. Après leur mort, les
Babis sont coupés en deux et soit cloués à la porte de la ville, soit jetés dans
la plaine comme nourriture aux chiens et aux chacals. Ainsi, le châtiment dépasse
même les limites qui entourent ce monde cruel, car les musulmans qui ne sont pas
enterrés n'ont pas le droit d'entrer au paradis du Prophète.
Puisque mon âme tout entière se révolte contre une telle infâmie, contre des abominations
comme celles qui, selon l'avis de tous, ont été récemment perpétrées, je ne resterai
plus en rapport avec la scène de tels crimes." (Il ajoute qu'il a déjà demandé
à être déchargé de ses fonctions, mais qu'il n'a pas encore reçu de réponse.)
(E.G. Browne: "Materials for the Study of the Babi Religion", pp. 267-71.)
"Ardishir Mirza eut à agir conséquence. Il maintint la fermeture des portes et
les fit occuper par des piquets d'infanterie, en donnant l'ordre aux gardiens
d'examiner avec soin la physionomie de ceux qui se présenteraient pour quitter
la ville; et, tandis que l'on poussait la population à monter sur le rempart,
près de la porte de Shimiran, pour voir, sur le terre-plein devant le pont qui
traverse le fossé, le corps mutilé de Sadiq, le prince-gouverneur réunit le Kalantar,
ou préfet de police, le Vazir de la ville, le Darughih ou juge de police, et les
chefs des quartiers, et leur donna l'ordre de rechercher et d'arrêter toutes les
personnes soupçonnées de Babisme.
Comme personne ne pouvait quitter la ville, on attendit la nuit pour commencer
cette chasse au furet, où il fallait surtout de l'adresse et de la ruse. La police
à Tihran, comme dans toutes les villes d'Asie, est très bien organisée. C'est
un legs des Sassanides, que les Khalifs arabes ont précieusement conservé; et
comme il était de l'intérêt direct de tous les gouvernements, si mauvais qu'ils
fussent, et des pires encore plus que des autres, de le maintenir, il est resté,
pour ainsi dire, intact au milieu des ruines de tant d'autres institutions également
excellentes qui ont périclité.
Il faut donc savoir que chaque chef de quartier, correspondant directement avec
le Kalantar, a sous ses ordres un certain nombre d'hommes appelés sar-ghishmihs,
sergents de ville, qui, sans costume particulier ni marque distinctive, ne quittent
jamais les rues dont la surveillance leur est attribuée. Ils sont généralement
bien vus des habitants et vivent familièrement avec le peuple. Ils rendent toutes
sortes de services à chacun, et la nuit, couchés, hiver comme été, sous l'auvent
de la première boutique venue, sans souci de la pluie ni de la neige, ils veillent
sur les propriétés et rendent les vols fort rares, parce qu'ils les rendent fort
difficiles.
Du reste, ils connaissent les habitudes et les habitués de toutes les maisons,
de manière à guider immédiatement les recherches en cas de besoin; ils savent
les idées, les opinions, les accointances, les liaisons de chacun; et quand on
invite à dîner trois amis, le sar-ghishmih, sans-même y mettre d'espionnage, tant
il est familier avec tout le monde, sait à quelle heure les convives arrivent,
ce qu ils ont mangé, ce qu'ils ont fait et dit, et à quelle heure ils se sont
retirés. Les kad-khudas ou chefs des quartiers prévinrent ces agents d'avoir à
surveiller les Babis de leurs circonscriptions respectives, et on attendit." (Comte
de Gobineau: "Les Religions et les Philosophies dans l'Asie Centrale", pp. 234-5.)
(26.13) Nom du donjon, qui signifie "Trou noir"
(26.14) L'Imam Husayn.
(26.15) "S'il t'arrivait de visiter la prison de Sa
Majesté le Shah, demande au directeur et chef de
ce lieu de te montrer ces deux chaînes, dont l'une est connue sous le nom de Qara-Guhar
et l'autre sous celui de Salasil. Je jure par l'Etoile matinale de Justice que,
durant quatre mois, je fus écrasé et tourmenté par l'une de ces chaînes." "La
tristesse de Jacob pâlit devant mon chagrin; et toutes les afflictions de Job
ne furent qu'une partie de mes calamités." ("l'Épître au fils du Loup", p. 57.)
"Quant à la façon persane d'emprisonner les gens, elle est aussi différente de
la nôtre que le sont les peines. Il n'y a pas de peines semblables aux travaux
forcés à vie, ou même pour quelques années; comme sentence, on ne connaît pas
les travaux forcés; et les emprisonnements pour une longue période sont rares.
Il y a habituellement une session de cour d'assises au début de chaque nouvelle
année; et lorsqu'un nouveau gouverneur est désigné, il n'est pas rare de vider
les prisons qu'avait remplies son prédécesseur; seul un ou deux cas de la pire
espèce, peut-être, sont condamnés à mort afin de créer une impression de force
salutaire. Il n'y a pas de prison pour femmes, celles-ci étant détenues, comme
le sont d'ailleurs les criminels de rang élevé, chez un prêtre.
On dit qu'il y a trois sortes de prisons à Tihran: les cellules souterraines sous
l'Arche, où auraient été détenus des criminels accusés de conspiration ou de haute
trahison; la prison de la ville, où l'on peut voir les criminels ordinaires avec
des colliers de fer autour du cou, qui ont parfois leurs pieds dans des ceps,
et qui sont attachés les uns aux autres par des chaînes en fer; et la prison privée
qui est souvent une dépendance des demeures des grands.
On verra que la théorie persane de la justice, telle qu'elle s'exprime dans les
sentences judiciaires, dans la mise à exécution des peines et dans le code de
la prison, est une procédure stricte et rapide, dont l'objet est le châtiment
(d'une certaine façon, aussi équivalente que possible à l'offense originale),
mais en aucun sens le retour à une vie honnête du prévenu." (Lord Curzon: "Persia
and the Persian Question", vol 1, pp. 458-9.)
(26.16) "Nous n'avions rien à voir avec cet acte odieux,
et notre innocence fut irréfutablement prouvée devant les tribunaux. Néanmoins,
on nous arrêta et on nous conduisit à la prison de Tihran, de Niyavaran, qui était
alors le siège de la résidence royale; à pied, enchaînés, les pieds et la tête
nus, car un suiveur brutal qui nous accompagnait à cheval arracha de notre tête
notre chapeau, et plusieurs bourreaux et farrashs nous faisaient avancer à grande
vitesse; et l'on nous mit pour quatre mois dans un endroit dont on n'a jamais
vu le pareil. En réalité, une cellule étroite et sombre était de loin meilleure
que le lieu où cet opprimé et ses compagnons furent emprisonnés. Lorsque nous
entrâmes dans la prison, à notre arrivée, on nous conduisit à travers un sombre
corridor, et nous descendîmes trois marches abruptes pour aller dans le donjon
auquel on nous destinait.
L'endroit était sombre, et ses pensionnaires étaient au nombre d'environ cent
cinquante - voleurs, assassins et brigands de grand chemin. Puisqu'il hébergeait
une pareille foule, il ne présentait comme issue que le passage par lequel nous
entrâmes. La plume ne saurait décrire cet endroit et sa puanteur. La plupart des
gens qui s'y trouvaient n'avaient pas de vêtements pour se couvrir ni de nattes
pour se coucher. Dieu sait ce que nous endurâmes dans ce lieu ténébreux et répugnant!
Jour et nuit, dans cette prison, nous ne faisions que réfléchir sur la condition
des Babis, leurs faits et gestes et leurs affaires, nous étonnant de ce que, malgré
leur grandeur d'âme, leur noblesse et leur intelligence, ils aient pu commettre
un acte aussi audacieux que celui d'attenter à la vie du souverain.
Alors cet Opprimé décida qu'après être sorti de cette prison, il se lèverait et
ferait le maximum d'efforts pour régénérer ces âmes. Une nuit, dans un rêve, nous
entendîmes de tous côtés ces paroles très glorieuses: "En vérité nous t'aiderons
à triompher par toi-même et par ta plume. Ne t'attriste pas de ce qui t'est advenu,
et ne crains rien. En vérité tu es de ceux qui sont en sûreté. Bientôt le Seigneur
fera surgir et révèlera les trésors de la terre, des hommes qui t'assureront la
victoire par toi-même et par ton nom grâce auquel le Seigneur a vivifié le coeur
de ceux qui savent." ("l'Épître au fils du Loup",: référence de Baha'u'llah au
siyah-chal".)
'Abdu'l-Baha", écrit le Dr. JE. Esslemont, "nous dit comment un jour il fut autorisé
à entrer dans la cour de la prison de son père bien-aimé lors de sa sortie pour
son exercice quotidien.
Baha'u'llah avait terriblement changé, Il était si malade qu'il pouvait à peine
marcher, sa chevelure et sa barbe étaient en désordre. Son cou était écorché et
enflé par la pression du lourd collier en acier, son corps recourbé sous le poids
de ses chaînes, et cette vision laissa une impression ineffaçable sur l'esprit
de l'enfant sensible." ("Baha'u'llah et l'Ère nouvelle", p. 34 et 35, Ed. 1972.)
(26.17) "On fit attacher le corps de Sadiq, le Babi
qui avait été tué, à la queue d'un mulet, et on le traîna à travers les pierres
jusqu'à Tihran, afin que toute la population pût voir que les conjurés avaient
manqué leur coup. En même temps, on envoya des messagers à Ardishir Mirza, pour
lui dicter ce qu'il avait à faire." (Comte de Gobineau: "Les Religions et les
Philosophies dans l'Asie Centrale", p. 234.)
(26.18) "Ce fut à cette occasion que Mirza Aqa Khan,
le Grand vazir, dans le but de répartir la responsabilité du châtiment et d'amenuiser
les chances de vengeance sanglante, conçut l'extraordinaire idée d'assigner aux
principaux ministres, généraux et officiers de la cour, ainsi qu'aux représentants
du clergé et de la classe marchande, la tâche d'exécuter les nombreux criminels.
Le ministère des Affaires étrangères en tua un, le ministre de l'Intérieur un
autre, l'intendant des écuries un troisième, et ainsi de suite." (Lord Curzon:
"Persia and the Persian Question", p. 402, note 2.)
(26.19) "Son Excellence décida de répartir l'exécution
des victimes entre les différents départements de l'État; l'unique personne qu'il
exempta fut lui-même. Il y eut d'abord le Shah, qui avait droit au qisas, ou revanche
légale, pour sa blessure. Afin de sauver la dignité de la couronne, l'intendant
de la cour tira, en tant que représentant du Shah, le premier coup de feu sur
le conspirateur qu'on lui avait choisi pour victime, et ses adjoints, les farrashs,
achevèrent le travail. Le fils du Premier ministre se trouvait à la tête du ministère
de l'Intérieur, et tua un autre Babi. Vint alors le tour du ministère des Affaires
étrangères.
Le secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, un homme pieux et naïf, qui passait
son temps à lire avec grande attention les traditions attribuées à Muhammad, donna,
le visage détourné, le premier coup d'épée, suivi par le sous-secrétaire d'État
et par les employés du ministère des Affaires étrangères, qui mirent en morceaux
leur victime. Le clergé, les marchands, l'artillerie, l'infanterie, eurent chacun
le Babi qu'on leur avait assigné. Même l'admirable médecin français du Shah, feu
et regretté Dr. Cloquet, fut invité à prouver sa loyauté en suivant l'exemple
du reste de la cour. Il s'excusa et dit avec enjouement qu'il tuait trop d'hommes
de par sa profession pour pouvoir se permettre d'en augmenter le nombre par un
homicide volontaire.
Il rappela au sadr que ces procédés barbares et inouïs étaient non seulement révoltants
en soi, mais produisaient la plus grande horreur et le plus grand dégoût en Europe.
Là-dessus, le sadr, fort irrité, demanda avec colère: "Désirez-vous que la vengeance
de tous les Babis s'accumule sur ma tête seule?" Ce qui suit est un extrait de
la "Gazette de Tihran" de ce jour-là et servira comme exemple d'un "éditorial"
persan: "Quelques individus dépravés, sans principes, dépourvus de religion, sont
devenus disciples du maudit Siyyid 'Ali-Muhammad Bab qui, il y a quelques années,
inventa une nouvelle religion et qui, par la suite, a trouvé la mort.
Ils étaient incapables de prouver la vérité de leur foi, dont l'erreur était manifeste.
Par exemple nous n'avons trouvé, dans beaucoup de leurs livres qui nous sont tombés
sous la main, que pure infidélité. Dans des discussions verbales également, ils
n'ont jamais pu défendre leur religion, qui semblait seulement en état d'entrer
en contestation avec le Tout-Puissant. Ils ont alors commencé à aspirer à la souveraineté
et à s'efforcer de soulever des insurrections, espérant tirer profit de la confusion
et piller les biens de leurs voisins. Une maudite et misérable clique dont le
chef, Mulla Shaykh 'Ali de Turshiz, se donna le titre d'adjoint de l'ex-Bab, et
qui s'appropria le titre de Haute Majesté, réunit autour d'elle quelques ex-compagnons
du Bab.
Par la séduction elle amena à sa cause quelques débauchés licencieux dont l'un
était Haji Sulayman Khan, fils de feu Yahya Khan de Tabriz. Chez ce Haji, on avait
l'habitude de tenir des réunions de consultation et de projeter un attentat à
la vie heureuse de Sa Majesté. Douze d'entre eux, qui étaient volontaires pour
commettre l'acte, furent choisis pour mettre le plan à exécution et, à chacun
d'eux, on donna des pistolets, des poignards, etc. On décida que ces douze hommes
se rendraient à la résidence du Shah à Niyavaran et attendraient l'occasion."
Alors suit un récit de l'attaque, que j'ai déjà donné avec suffisamment de détails.
"Six personnes, dont les crimes n'étaient pas si clairement prouvés, furent condamnées
à l'emprisonnement à vie; les autres furent réparties entre le clergé, les docteurs
de la loi, les serviteurs en chef de la cour, les gens de la ville, les marchands,
les commerçants, les artisans, qui leur réservèrent ce qu'ils méritaient de la
façon suivante: Les mullas, les prêtres et le corps d'érudits tuèrent Mulla Shaykh
Ah, le représentant du Bab, qui s'était donné le titre de Majesté Impériale et
qui était l'auteur de cette atrocité.
Les princes tuèrent Siyyid Hasan, du Khurasan, un homme connu pour sa dépravation,
à coups de pistolets, d'épées et de poignards. Le ministre des Affaires étrangères,
plein de zèle religieux et moral, se chargea du premier coup donné à Mulla Zaynu'l-'Abidin
de Yazd, et les secrétaires de son département l'achevèrent et le mirent en morceaux.
Le Nizamu'l-Mulk (fils du Premier ministre) tua Mulla Husayn. Mirza 'Abdu'l-Vallab,
de Shiraz, qui était l'un des douze assassins, fut tué par le frère et les fils
du Premier ministre; les autres parents de celui-ci le mirent en morceaux. Mulla
Fathu'llah, de Qum, qui tira le coup de feu qui blessa la personne du roi, fut
tué de cette façon: Au milieu du camp royal, on plaça des chandelles dans son
corps (après avoir fait des incisions), et on les alluma.
L'intendant de la cour le blessa à l'endroit même où il avait blessé le Shah,
puis les assistants le lapidèrent. Les nobles de la cour envoyèrent Shaykh 'Abbas
de Tihran en enfer. Les assistants personnels du shah mirent à mort Muhammad-Baqir,
l'un des douze. L'intendant des écuries du shah et les serviteurs des écuries
ferrèrent Muhammad Taqi de Shiraz, et l'envoyèrent ensuite rejoindre ses compagnons.
Les maîtres des cérémonies et les autres nobles, ainsi que leurs représentants,
tuèrent Muhammad de Najaf-Abad au moyen de cognées et de massues, et l'envoyèrent
dans les profondeurs de l'enfer.
Les artilleurs arrachèrent d'abord les yeux à Muhammad-'Ali de Najaf-Abad, puis
le projetèrent par la gueule d'un mortier. Les soldats transpercèrent Siyyid Husayn
de Milan au moyen de leurs baïonnettes, et l'envoyèrent en enfer. La cavalerie
tua Mirza Rafi'. L'adjudant en chef, les généraux et les colonels tuèrent Siyyid
Husayn." (Lady Sheil: "Ghimpses of Life and Manners in Persia", pp. 277-81.) "On
vit, on vit alors, on vit ce jour-là, dans les rues et les bazars de Tihran, un
spectacle que la population semble devoir n'oublier jamais. Quand la conversation,
encore aujourd'hui, se met sur cette matière, on peut juger de l'admiration horrible
que la foule éprouva et que les années n'ont pas diminuée.
On vit s'avancer, entre les bourreaux, des enfants et des femmes, les chairs ouvertes
sur tout le corps, avec des mèches allumées flambantes fichées dans les blessures.
On traînait les victimes par des cordes et on les faisait marcher à coup de fouet.
Enfants et femmes s'avançaient en chantant un verset qui dit: "En vérité, nous
venons de Dieu et nous retournons à Lui !"Leurs voix s'élevaient éclatantes au-dessus
du silence profond de la foule, car la population Tihrani n'est ni méchante ni
très croyante à l'Islam. Quand un des suppliciés tombait et qu'on le faisait relever,
à coups de fouets ou de baïonnettes, pour peu que la perte de sang, qui ruisselait
sur tous ses membres, lui laissât encore un peu de force, il se mettait à danser
et criait avec un surcroît d'enthousiasme: "En vérité, nous sommes à Dieu et nous
retournons à Lui !"
Quelques-uns des enfants expirèrent dans le trajet. Les bourreaux jetèrent leurs
corps sous les pieds de leurs pères et de leurs soeurs, qui marchèrent fièrement
dessus et ne leur donnèrent pas deux regards. Quand on arriva au lieu d'exécution,
près de la Porte-Neuve, on proposa encore aux victimes la vie pour leur abjuration,
et, ce qui semblait difficile, on trouva même à leur appliquer des moyens d'intimidation.
Un bourreau imagina de dire à un père que, s'il ne cédait pas, il couperait la
gorge à ses deux fils sur sa poitrine. C'étaient deux petits garçons dont l'aîné
avait 14 ans, et qui, rouges de leur propre sang, les chairs calcinées, écoutaient
froidement le dialogue; le père répondit, en se couchant par terre, qu'il était
prêt, et l'aîné des enfants réclamant avec emportement son droit d'aînesse, demanda
à être égorgé le premier.
Il n'est pas impossible que le bourreau lui ait refusé cette dernière satisfaction.
Enfin, tout fut achevé; la nuit tomba sur un amas de chairs informes; les têtes
étaient attachées en paquets au poteau de justice, et les chiens des faubourgs
se dirigeaient par troupes de ce côté. Cette journée donna au Bab plus de partisans
secrets que bien des prédications n'auraient pu faire. Je l'ai dit tout à l'heure,
l'impression produite sur le peuple par l'effroyable impassibilité des martyrs
fut profonde et durable.
J'ai souvent entendu raconter les scènes de cette journée par des témoins oculaires,
par des hommes tenant de près au gouvernement, quelques-uns occupant des fonctions
éminentes. A les entendre, on eut pu croire aisément que tous étaient Babis, tant
ils se montraient pénétrés d'admiration pour des souvenirs où l'Islam ne jouait
pas le beau rôle, et par la haute idée qu'ils avouaient des ressources, des espérances
et des moyens de succès de la secte." (Comte de Gobineau: "Les Religions et les
Philosophies dans l'Asie Centrale", pp. 248-50.)
"Ces exécutions n'étaient pas simplement criminelles mais stupides. La barbarie
des persécuteurs anéantissait leurs propres espérances et, au lieu d'inspirer
la terreur, donnait aux martyrs une occasion d'exhiber une héroïque force d'âme
qui a fait bien plus que n'importe quelle propagande, quelque habile qu'elle fût,
pour assurer le triomphe de la cause pour laquelle ils mouraient... L'impression
produite par de telles exhibitions de courage et d'endurance fut profonde et durable;
que dis-je, la foi qui inspira les martyrs fut souvent contagieuse, comme le montre
l'incident suivant.
Un certain Yazdi, rude, connu pour son caractère sauvage et sa vie désordonnée,
vint assister à l'exécution de quelques Babis, peut-être avec l'intention de se
moquer d'eux. Mais lorsqu'il vit avec quel calme et quelle force d'âme ceux-ci
faisaient face à la torture et à la mort, ses sentiments subirent un si grand
revirement qu'il se précipita en avant et s'écria: "Tuez-moi aussi! Je suis également
Babi!" Et il continua ainsi à crier jusqu'à ce qu'il dût aussi partager le sort
de ceux qu'il était simplement venu voir." (E.G. Browne: "A Year amongst the Persians",
pp. 111-12.)
(26.20) D'après Samandar (manuscrit, p. 2), Sulayman
Khan parvint en présence du Bab au cours du pèlerinage de celui-ci à La Mecque
et à Médine.
(26.21) Voir glossaire.
(26.22) Voir glossaire.
(26.23) Titre d' 'Abdu'l-Baha.
(26.24) Voir glossaire.
(26.25) Il s'appelait Haji 'Ali Khan (Voir A Traveller's
Narrative", p. 52, note 1.)
(26.26) L'Imam Ali.
(26.27) Qur'an, 21: 69.
(26.28) "L'extraordinaire héroïsme avec lequel Sulayman
Khan supporta ces tortures effrayantes est remarquable, et à maintes reprises
j'ai entendu raconter qu'il ne cessa pas, durant la longue agonie qu'il endura,
d'affirmer sa joie d'avoir été trouvé digne de subir le martyre pour la cause
de son maître. Il chantait même et récitait des vers de poésie, dont les suivants:
"Je suis revenu! Je suis revenu! Je suis venu par la voie de Shiraz! Je suis venu
avec des airs et des grâces séduisantes! Telle est la folie de l'amant!"
"Pourquoi ne danses-tu pas," demandèrent les bourreaux avec ironie, puisque tu
trouves la mort si agréable?" "Danse! s'écria Sulayman Khan. La coupe de vin dans
une main, les tresses de l'Ami dans l'autre. Une telle danse au milieu de la place
du marché est mon désir!" ("A Traveller's Narrative", Note T, pp. 333-4.)
Il fut martyrisé en août 1852." Lorsqu'on arrêta Sulayman Khan et qu'on s'efforça,
étant donné ses fidèles services et sa loyauté, de l'inciter, par des promesses
de récompenses de la part du roi, à abandonner la foi qu'il avait adoptée, il
ne consentit point et répondit fermement: Sa Majesté le Roi a le droit d'exiger
de ses serviteurs fidélité, loyauté et droiture; mais il n'est pas qualifié pour
se mêler de leurs convictions religieuses."
En conséquence de la hardiesse de son discours, on donna l'ordre que son corps
fût percé de blessures et que, dans chacune de celles-ci, on introduisît une chandelle
allumée pour que cela servît d'exemple aux autres. Une autre victime fut l'objet
d'un traitement similaire. On le mena dans cet état, précédé de ménestrels et
de tambours, à travers les bazars alors que lui, pendant ce temps, ne cessait
de répéter, le visage souriant, ces versets:
"Heureux celui qui est si enivré par l'amour
Qu'il parvient à peine à savoir
Si, aux pieds du Bien-Aimé,
Il doit jeter la tête ou le turban!"
Chaque fois que l'une des chandelles tombait de son corps, il la ramassait de
sa propre main, l'allumait au moyen des autres, et la remettait en place. Les
bourreaux, en le voyant si exultant et si ravi, dirent: "Si tu es si avide de
martyre, pourquoi ne danses-tu pas?" Alors il commença à sautiller et à chanter
des vers appropriés à son état:
"Une oreille qui n'est plus insensibilisée par l'ignorance
et qui s'est vaincue a le droit de danser.
Les stupides dansent et bondissent sur la place du marché;
Les hommes dansent alors que leur sang s'écoule à profusion.
Lorsque le soi est tué, ils applaudissent allègrement
Et dansent, car du mal ils sont libérés."
On conduisit ainsi ces deux hommes jusqu'à la porte de Shah 'Abdu'l-'Azim. Lorsqu'on
se mit à scier en deux ce brave homme, il étendit le pied sans peur ni hésitation
alors qu'il récitait ces vers:
"Pour moi ce corps a peu de valeur;
L'esprit d'un brave homme dédaigne sa maison terrestre.
Le poignard et l'épée ressemblent au parfum du baume,
ou à des fleurs qui recouvrent de leur éclat le banquet de la mort."
("Le Tarikh- i-Jadid", pp. 228-30.)
(26.29) "Si le rappel du passé dans lequel je me suis
complu a imposé à notre attention une conclusion plutôt qu'une autre, c'est qu'une
dévotion sublime et paisible a été inculquée par cette nouvelle foi, quelle qu'elle
soit. Il n'y a, je crois, qu'un seul cas où un Babi ait rejeté sa foi sous la
pression ou la menace de souffrances; il est revenu à sa foi primitive et fut
exécuté dans les deux ans. Des récits d'un magnifique héroïsme illuminent les
pages entachées de sang de l'histoire Babie. Ignorants et illettrés comme beaucoup
de ses fidèles le sont, et l'ont été, ils sont cependant prêts à mourir pour leur
religion, et les feux de Smithfield n'ont pu allumer un courage plus noble que
celui qu'ont rencontré et défié les plus raffinés des bourreaux de Tihran.
Les principes d'une foi qui peut éveiller chez ses disciples un esprit de sacrifice
aussi rare et aussi beau ne doivent pas, par conséquent, être de peu de valeur...
Ce sont ces petits incidents, faisant ressortir de temps en temps leurs traits
hideux, qui prouvent que la Perse n'a pas encore totalement retrouvé ses droits
et que quelque chose rend perplexes ceux qui parlent avec extravagance de la civilisation
iranienne." (Lord Curzon: "Persia and the Persian Question", vol. 1, p. 501.)
(26.30) "Elle y resta longtemps, recevant de nombreuses
visites tant d'hommes que de femmes: elle passionnait ces dernières en leur démontrant
le rôle abject que l'Islam leur assignait: elle les séduisait en leur démontrant
la liberté et le respect que la nouvelle religion leur accordait, et il y eut
bien des scènes de ménage dont les maris ne sortirent pas toujours vainqueurs.
Ces discussions eussent pu durer longtemps si Mirza Aqa Khan-i-Nuri n'avait pas
été nommé Sadr-i-A'zam. Le premier ministre, en effet, donna l'ordre à Haji Mulla
Mirza Muhammad Andirmani et à Haji Mulla 'Ali Kini d'aller la voir pour examiner
ses croyances. Il y eut sept conférences entre les deux hommes et la prisonnière:
elle y discuta avec passion et affirma que le Bab était l'Imam promis et attendu.
Ses adversaires 1ui firent alors remarquer qu'en vertu des prophéties, l'Imam
promis devait venir de Jabulqa et de Jabulsa.
Elle leur répondit violemment que cela était faux et inventé par de faux traditionalistes;
que ces deux villes n'existaient pas et que ce ne pouvait être là qu'une superstition
digne d'un cerveau maladif. Elle exposa la nouvelle doctrine, en fit ressortir
la vérité, mais se heurtait toujours au même argument du Jabulqa.
Impatiente, elle leur dit: "Les raisonnements que vous tenez sont d'un enfant
ignare et stupide. Jusques à quand vous arrêterez-vous à ces insanités, à ces
mensonges: Quand donc élèverez-vous vos regards jusqu'au Soleil de la Vérité?"
Outré du blasphème, Haji Mulla 'Ali se leva et entraîna son compagnon en lui disant:
"Quelles discussions plus longues pouvons-nous avoir avec une infidèle." Ils se
rendirent chez l'un d'eux et rédigèrent la sentence qui, constatant son apostasie
et son refus d'en faire pénitence, la condamnait à mort au nom du Qur'an!" (A.L.M.
Nicohas: "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab", pp. 446-7.)
(26.31) "Pendant qu'elle était prisonnière, eut lieu
dans la maison le mariage du fils du Kalantar. Toutes les femmes des grands personnages
s'y trouvèrent naturellement conviées. Mais, quoiqu'on eût fait de grandes dépenses
pour réunir tous les divertissements usités en la circonstance, elles réclamèrent
à grands cris qu'on fît venir Qurratu'l-'Ayn. À peine celle-ci se fut-elle présentée
et eut-elle commencé à parler qu'on renvoya musiciennes et danseuses, et qu'oubliant
toutes les sucreries dont elles sont si friandes, ces dames n'eurent plus de regards
et d'attention que pour Qurratu'h-'Ayn." (Ibid., p. 448.)
(26.32) Mahmud Khan-i-Kalantar, sous la surveillance
de qui elle fut placée.
(26.33) Voir glossaire.
(26.34) "En face de la Légation d'Angleterre et de
l'Ambassade de Turquie s'étendait une place assez vaste qui a disparu depuis 1893.
Vers le milieu de cette place, mais rentrant dans l'alignement de la rue, s'élevaient
cinq ou six arbres solitaires marquant l'endroit où mourut l'héroïne Babie, car
à cette époque le jardin d'lhKhanf s'étendait jusque là. A mon retour, en 1898,
la place avait disparu, envahie par les constructions modernes, et je ne sais
si l'acquéreur actuel a respecté ces arbres qu'une main pieuse avait plantés."
(A.L.M. Nicolas "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab" p. 452.)
(26.35) Août 1852 ap. J.-C.
(26.36) Voir Journal of the Royal Asiatic Society,
1889, article 6, p. 492.
(26.37) 1817-18 ap. J.-C.
(26.38) La beauté et les femmes se consacrèrent aussi
à la nouvelle croyance, et l'héroïsme de la charmante mais infortunée poétesse
de Qazvin, Zarrin-Taj (Couronne d'Or) ou Qurratu'l- 'Ayn (Consolation des Yeux)
qui, se débarrassant du voile, porta au loin la torche du missionnaire, constitue
l'un des épisodes les plus touchants de l'histoire contemporaine." (Lord Curzon:
"Persia and the Persian Question," vol. 1, p. 497, note 2.)
"Aucune mémoire n'est plus profondément vénérée ou plus profondément enthousiasmante
que la sienne, et l'influence qu'elle exerça durant sa vie est restée vivace chez
les femmes." (Valentine Chirol: "The Middle Eastern Question", p. 124.) "L'apparition
d'une femme telle que Qurratu'l- 'Ayn est, dans quelque pays et à quelque époque
que ce soit, un phénomène rare, mais dans un pays comme la Perse elle constitue
un prodige - que dis-je, presqu'un miracle.
Elle demeure incomparable et immortelle parmi ses compatriotes (femmes) tant par
sa merveilleuse beauté que par ses talents intellectuels rares, son éloquence
passionnée, son dévouement intrépide et son glorieux martyre. Si la religion Babie
ne revendiquait, pour appuyer sa grandeur, que le fait d'avoir produit une héroïne
comme Qurratu'l-'Ayn, cela suffirait. ("A Traveller's Narrative", note Q, p. 213.)
La poétesse Qurratu'l-'Ayn était à peu de chose près la figure la plus remarquable
du mouvement tout entier. On la connaissait pour sa vertu, sa piété et son savoir;
elle avait été finalement convertie par la lecture de quelques versets et exhortations
du Bab.
Elle devint si ferme dans sa foi que, malgré sa richesse et sa noblesse, elle
abandonna biens, enfants, nom et position pour servir son maître et se mettre
à proclamer et à établir sa doctrine... La beauté de son discours était telle
qu'elle faisait préférer à ses hôtes la mélodie de la voix de l'hôtesse aux festivités
du mariage, et ses vers sont parmi les plus émouvants de la poésie persane." (Sir
Francis Younghusband: "The Gheam", pp. 202-3.)
"Lorsqu'on revoit la brève carrière de Qurratu'l-'Ayn, on est surtout frappé par
son ardent enthousiasme et par son détachement absolu de ce monde. Ce monde n'était
en fait à ses yeux - comme on dit que ce fut le cas pour Quddus - qu'une simple
poignée de poussière. Elle était également un orateur éloquent, connaissant parfaitement
les mesures compliquées de la poésie persane. L'un de ses poèmes, peu nombreux
d'ailleurs, qui soit connu à ce jour présente un intérêt spécial, car il exprime
la croyance au caractère à la fois divin et humain de quelqu'un (qu'elle appelle
Seigneur) dont les revendications, une fois avancées, recevraient une reconnaissance
universelle.
Qui était ce personnage? Il semble que Qurratu'l-'Ayn pensait qu'il était lent
à avancer ses prétentions. Peut-on songer à une autre personne que Baha'u'llah?
La poétesse était une véritable baha'ie. (Dr. T.K. Cheyne: "The Reconcihiation
of Races and Religions", pp. 114,115.) "La graine semée par Qurratu'l-'Ayn dans
les pays islamiques commence à présent à germer. Une lettre adressée au "Christian
Commonwealth" en juin dernier nous apprend que quarante suffragettes turques sont
en train d'être déportées de Constantinople à 'Akka (qui fut pendant si longtemps
la prison de Baha'u'llah): "Durant ces dernières années, les idées de suffrage
se sont répandues en secret dans les harems. Les hommes en étaient inconscients;
tout le monde l'ignorait et, à présent, la vanne s'est ouverte et les hommes de
Constantinople ont estimé nécessaire de recourir à des mesures draconiennes.
On a organisé des clubs; des exposés intelligents contenant les revendications
des femmes ont été rédigés et mis en circulation; des journaux et des magazines
féminins ont surgi et ont publié d'excellents articles; on a tenu des réunions
publiques. Puis, un jour, les membres de ces clubs - quatre cents femmes - rejetèrent
leurs voiles. La chasse sérieuse et "fossilisée" de la société en fut choquée,
les bons musulmans furent alarmés, et le gouvernement fut contraint à l'action.
Ces quatre cents femmes éprises de liberté furent réparties en plusieurs groupes.
L'un des groupes, comprenant quarante d'entre elles, a été exilé à 'Akka et y
arrivera dans quelques jours.
Tout le monde en parle, et il est réellement surprenant de voir le grand nombre
de ceux qui sont favorables à la suppression du voile recouvrant le visage des
femmes. Plusieurs hommes avec qui je me suis entretenu jugent la coutume non seulement
archaïque, mais encore propre à étouffer l'esprit. Les autorités turques, croyant
éteindre cette flamme de liberté, en ont grandement accru l'intensité, et leur
action tyrannique a matériellement aidé à la création d'une opinion publique plus
vaste et à une meilleure compréhension de ce problème crucial." (Ibidem, pp. 115-16.)
"L'autre missionnaire, la femme dont je parle, était, elle, venue à Qazvin, et
c'est assurément, en même temps que l'objet préféré de la vénération des Babis,
une des apparitions les plus frappantes et les plus intéressantes de cette religion."
(Comte de Gobineau: "Les Religions et les Philosophies dans l'Asie Centrale",
p. 136.)
"Beaucoup de gens qui l'ont connue et entendue à différentes époques de sa vie
m'ont toujours fait la remarque, au contraire, que, pour une personne aussi notoirement
savante et riche de lectures, le caractère principal de sa diction était une simplicité
presque choquante; et quand elle parlait, ajoutait-on, on se sentait pourtant
remué jusqu'au fond de l'âme, pénétré d'admiration, et les larmes coulaient des
yeux." (Ibid., p. 150.)
Bien que musulmans et Babis se répandent aujourd'hui en éloges extraordinaires
sur la beauté de la Consolation des Yeux, il est incontestable que l'esprit et
le caractère de cette jeune femme étaient beaucoup plus remarquables encore. Ayant
souvent et, pour ainsi dire, quotidiennement assisté à des entretiens fort doctes,
il paraît que, de bonne heure, elle y avait pris un grand intérêt, et il se trouva,
un jour, qu'elle était parfaitement en état de suivre les subtiles discussions
de son père, de son oncle, de son cousin, devenu son mari, et même de raisonner
avec eux, et, souvent, de les étonner par la force et l'acuité de son intelligence.
En Perse, ce n'est pas chose ordinaire que de voir des femmes appliquer leur esprit
à de pareils emplois, mais ce n'est pas non plus un phénomène tout à fait rare;
ce qui est là, comme ailleurs, vraiment extraordinaire, c'est de rencontrer une
femme égale à Qurratu'l-'Ayn. Non seulement elle poussa la connaissance de l'arabe
jusqu'à une perfection inusitée, mais elle devint encore éminente dans la science
des traditions et celle des sens divers que l'on peut appliquer aux passages discutés
du Qur'an et des grands auteurs. Enfin elle passait à Qazvin, et à bon droit,
pour un prodige." (Ibid., p. 137.)
(26.39) Chose curieuse, on respecta les femmes qu'on
rassembla et qu'on conduisit au mont Biyaban. Il y avait parmi elles deux vieillards
sans force pour se battre: Mulla Muhammad-Musa, foulon, et Mashhadi Baqir, teinturier.
On les tua. Mashhadi Baqir fut tué par 'Ali Big, capitaine des soldats Nayrizis.
fi lui coupa la tête et la remit à un enfant: puis il prit la nièce de sa victime,
lui mit sur la tête un voile noir et, montant à cheval, il la poussa jusqu'auprès
de Mirza Na'im. Celui-ci se trouvait au mont Biyaban, dans un jardin, assis sur
une pierre.
Quand Ali Big arriva près de lui, il lui jeta la tête de Baqir, et poussant d'un
brusque coup la fillette qui tomba la face contre terre il s'écria: "Nous avons
fait ce que tu voulais, les Babis n'existent plus." Akhund Muhlâ 'Abdu'l-Husayn,
sur l'ordre de Mirza Na'im, eut la bouche remplie de terre; puis un ghulam tira
un coup de fusil dans la tête, mais sans le tuer. Il y eut environ six cent trois
femmes d'arrêtées.
On se mit en route avec les prisonniers jusqu'au moulin appelé Takht qui est tout
près de Nayriz. Notre auteur raconte l'anecdote suivante comme preuve de la férocité
des vainqueurs: "J'étais bien jeune, alors, dit-il, et je suivais ma mère qui
avait un autre fils plus jeune que moi. Un nommé Asadu'llah avait pris mon frère
sur ses épaules et le portait. L'enfant avait un chapeau avec quelques ornements.
Un cavalier qui nous accompagnait, vit le chapeau, s'approcha et l'arracha avec
tant de brutalité qu'il saisit en même temps le bébé par les cheveux. L'enfant
alla rouler à dix mètres de là. Ma pauvre mère le trouva évanoui."
Je ne m'appesantirai pas sur les horreurs qui suivirent cette victoire. Qu'il
nous suffise de savoir que Mirza Na'im monta à cheval, précédé et suivi d'hommes
portant des piques au bout desquelles étaient fichées les têtes des martyrs. On
poussait les prisonniers à coups de fouets ou de sabres. On poussait les femmes
dans les fossés pleins d'eau. La nuit se passa au caravansérail Shirazi. Le matin
on fit sortir les femmes toutes nues et on s'amusa à les frapper à coups de pied,
de pierres, de bâton, on leur crachait dessus.
Quand on fut fatigué de ce jeu, on les conduisit à l'école de l'endroit, où elles
restèrent vingt jours au milieu des insultes et outrages. Quatre-vingt Babis liés
dix par dix furent confiés à cent soldats pour être conduits à Shiraz. Siyyid
Mir Muhammad 'Abd mourut de froid à Khanih-gird, d'autres moururent un peu plus
loin. On leur coupait la tête au fur et à mesure. Enfin, ils entrèrent à Shiraz
par la porte de Sa'di.
On les promena dans toute la ville, puis on les enchaîna dans la prison. Les femmes
furent au bout de vingt jours sorties du collège où elles avaient été enfermées
et divisées en deux groupes. Un groupe fut rendu à la liberté, l'autre fut dirigé
sur Shiraz avec d'autres prisonniers, hommes qui avaient été arrêtés sur ces entrefaites.
Arrivée à Shiraz, la caravane fut encore divisée en deux: les femmes furent dirigées
vers le caravansérail Shah Mir 'Ali-Hamzih, et les hommes allèrent rejoindre en
prison leurs coreligionnaires.
Le lendemain fut un jour de fête. Le Gouverneur, assisté de tout ce que Shiraz
comptait de grands et de nobles, fit comparaître devant lui les prisonniers. Un
Nayrizi nommé Jalal, et que Na'im avait surnommé Bulbul, se chargeait de dénoncer
ses compatriotes. Le premier qui comparut fut Mulha 'Abdu'l-Husayn: on lui ordonna
de maudire le Bab; il s'y refusa et sa tête roula sur le sol. Haji fils d'Asghar,
Ali Garm-Siri, Husayn fils de Hadi Khayri, Sadiq fils de Salih, Muhammad-ibn-i-Muhsin
furent exécutés.
Les femmes furent relâchées et le restant des hommes fut conduit en prison. Le
Shah ayant réclamé l'envoi des prisonniers, soixante treize furent expédiés sur
Tihran. Vingt-deux moururent en route et parmi eux Mulla 'Abdu'l-Husayn qui mourut
à Saydan, 'Ali fils de Karbila'i Zaman, à Abadih; Akbar fils de Karbila'i Muhammad
à Qinarih; Hasan fils d' 'Abdu'l-Vahhab, Mulla 'Ali-Akbar, à Isfahan; Karbila'i
Baqir fils de Muhammad-Zaman, Hasan et son frère Dhu'l-Faqar, Karbila'i Naqi et
'Ali son fils, Vali Khan, Mulla Karim, Akbar Ra'is, Ghulam-'Ali, fils de Pir Muhammad,
Naqi et Muhammad-'Ali, fils de Muhammad, en cours de route.
Le reste parvint à Tihran, et le jour même de leur arrivée, quinze d'entre eux
furent exécutés, entr'autres Aqa Siyyid 'Ali, celui qui avait été laissé pour
mort, Karbila'i Rajab, le barbier; Sayfu'd-Din, Sulayman fils de K. Salman, Ja'far,
Murad Khayri, Husayn, fils de K. Baqir, Mirza Abu'l-Hasan, fils de Mirza Taqi,
Mulla Muhammad-'Ali, fils de Aqa Mihdi. Vingt-trois personnes moururent en prison,
treize furent délivrées après trois ans, le seul qui resta à Tihran, pour y mourir
peu de temps après, fut Karbila'i Zaynu'l-'Abidin." (A.L.M. Nicolas: "Siyyid Ali-Muhammad
dit le Bab", p. 421-4.)
"Leurs bourreaux, ayant capturé et tué les hommes, s'emparèrent de quarante femmes
et enfants, et les tuèrent de la façon suivante: on les plaça au milieu d'une
caverne, on entassa dans celle-ci une grande quantité de bois à brûler, on répandit
du pétrole sur les fagots éparpillés tout autour, et on y mit le feu. L'un de
ceux qui prirent part à cette action raconta ce qui suit: "Après deux ou trois
jours, je gravis ce mont et déplaçai la porte de la caverne.
Je vis que le feu s'était éteint et qu'il n'y avait plus que des cendres; mais
toutes ces femmes avec leurs enfants étaient assises, chacune dans un coin, serrant
leurs petits contre leurs seins, et assises en rond exactement comme nous les
avions quittées. Quelques-unes, comme désespérées ou en deuil, avaient laissé
tomber leur tête sur leurs genoux, pleines de chagrin, et toutes gardaient la
position qu'elles avaient prises.
Je fus rempli d'étonnement, songeant au fait que le feu ne les avait pas brûlées.
Plein d'appréhension et de terreur, j'entrai. Alors je vis que tout le monde était
brûlé et réduit en cendres, mais elles n'avaient jamais fait un mouvement qui
aurait pu causer l'écroulement des corps. Dès que je les touchai de la main, ils
s'écroulèrent tous, réduits en cendres. Et lorsque nous vîmes cela, nous nous
repentîmes tous de ce que nous avions fait. Mais à quoi cela pouvait-il servir?"
(Le "Tarikh-i-Jadid", pp. 128-31.)
L'auteur du "Tarikh-i-Jadid", en conclusion de ce récit saisit l'occasion de souligner
comment ces événements avaient accompli la prophétie contenue dans une tradition
se rapportant aux signes qui marqueront l'apparition de l'Imam Mihdi: "En lui
sera la perfection de Moïse, la grande valeur de Jésus, et la patience de Job;
ses saints seront avilis en son temps, et l'on échangera leurs têtes en signe
de cadeau, exactement comme on se sert des têtes des Turcs et des Daylamites lorsqu'on
échange des présents; ils seront tués et brûlés; ils seront effrayés, épouvantés,
et consternés; la terre sera teintée de leur sang, et les lamentations et les
plaintes prévaudront parmi leurs femmes; voilà en réalité mes saints."
Cette tradition, nommée Hadith-i-Jabir, est citée aussi dans 1' 'Iqan", tirée
du "Kafi", l'un des principaux recueils de traditions shi'ites]. Lorsque je me
trouvais à Yazd au début de l'été 1888, je fis la connaissance d'un Babi qui occupait
une position de quelque importance dans le gouvernement, et dont deux des ancêtres
avaient pris une part prépondérante dans la répression de l'insurrection de Nayriz.
Ce qui suit est un résumé de ce qu'il m'a dit, et que j'ai tiré de mon journal
à la date du 18 mai 1888: "Mon grand-père maternel Mihr-'Ali Khan Shuja'-u'l-Mulk
et mon grand-oncle Mirza Na'im prirent tous deux une part active à la guerre de
Nayriz, mais dans le mauvais camp. Lorsqu'on reçut à Shiraz l'ordre d'étouffer
l'insurrection, mon grand-père fut chargé de prendre le commandement de l'expédition
envoyée à cette fin.
La tâche qu'on lui avait confiée ne l'enchantait guère, et il fit part de son
peu d'enthousiasme à deux des 'ulamas, qui le rassurèrent cependant en lui déclarant
que la guerre qu'il était sur le point de mener était une entreprise sanctionnée
par la religion, et qu'il en serait récompensé au paradis. Il partit à la guerre,
et ce qui arriva vous est connu. Après avoir tué sept cent cinquante hommes, ils
prirent les femmes et les enfants, les mirent presque nus, les firent monter sur
des ânes, des mules et des chameaux et leur firent traverser des files de têtes
coupées provenant des corps inanimés de leurs pères, frères, fils et maris, cela
jusqu'à Shiraz.
À leur arrivée, on les plaça dans un caravansérail en ruines juste hors de la
porte d'Isfahan et en face d'un imam-zadih, tandis que leurs ravisseurs établissaient
leur campement sous quelques arbres non loin de là. Ils y restèrent pendant un
temps assez long, soumis à nombre d'insultes et de mauvais traitements, si bien
que bon nombre d'entre eux en moururent.
Voyez maintenant le jugement de Dieu sur les oppresseurs car, des principaux responsables
de ces cruautés, aucun n'échappa à une mauvaise fin et tous moururent accablés
de calamités. Mon grand-père Mihr-'Ali Khan tomba malade et resta muet jusqu'au
jour de sa mort. Au moment d'expirer, ceux qui l'entouraient s'aperçurent, d'après
le mouvement de ses lèvres, qu'il murmurait quelque chose. Ils se penchèrent pour
saisir ses dernières paroles et l'entendirent murmurer faiblement: "Babi! Babi!
Babi!" trois fois.
Puis il tomba à la renverse et rendit l'âme. Mon grand-oncle Mirza Na'im tomba
en disgrâce auprès du gouvernement et fut deux fois frappé d'amende: dix mille
tumans la première fois, et quinze mille la seconde. Mais sa punition ne devait
pas s'arrêter là, car il dut endurer diverses tortures. Ses mains furent mises
dans 1' "il-chik" (cette torture consiste à placer des morceaux de bois entre
les doigts de la victime et à les ficeler solidement avec des cordes.
On verse ensuite de l'eau froide sur la corde, ce qui a pour effet de provoquer
sa contraction) et ses pieds dans le "tang-i-Qajar" (ou étreinte des Qajar", un
instrument de torture ressemblant à la "botte" employée autrefois en Angleterre;
son introduction en Perse, on la doit à la dynastie occupant actuellement le trône.)
La victime fut forcée de rester tête découverte en plein soleil, la tête enduite
de mélasse pour attirer les mouches. Après avoir subi ces tourments et beaucoup
d'autres encore plus douloureux et humiliants, il fut licencié tel un homme en
disgrâce et ruiné." ("A Traveller's Narrative", Note H, pp. 191-3.)
(26.40) 12 janvier 1853 ap. J.-C.
(26.41) 'Abdu'l-Baha.
(26.42) Mirza Musa, communément appelé Aqay-i-Kalim,
le plus capable et le plus éminent parmi les frères et soeurs de Baha'u'llah,
et son dévoué et précieux défenseur.