Voici le Jour promis
Shoghi Effendi
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Chapitre 14 à 18
14. La fin de l'Empire romain
Des efforts tardifs furent consentis pour stabiliser son trône chancelant. "L'empire
délabré", mélange d'états, de races et de langues, se désintégra néanmoins implacablement
et rapidement. La situation politique et économique était désespérée. La défaite
de l'Autriche et de la Hongrie, dans la même guerre, sonna le glas de l'empire
et provoqua son démembrement. La Hongrie coupa ses liens. L'empire congloméré
se morcela et tout ce qu'il resta du Saint Empire Romain naguère redoutable,
se réduisit à une république rétrécie qui mena une existence misérable jusqu'à
disparaître complètement plus récemment, contrairement à sa nation soeur, jusqu'à
être balayée de la carte politique de l'Europe.
Tel fut le destin de l'empire de Napoléon, des Romanov, des Hohenzollern et
des Habsbourg dont les dirigeants, de même que l'occupant souverain du trône
papal, furent individuellement apostrophés par la Plume du Très Haut et tour
à tour corrigés, prévenus, condamnés, blâmés et admonestés. Et que dire du destin
de ces souverains qui, exerçant une compétence politique directe sur la Foi,
sur ses fondateurs et sur ses disciples, ayant vu naître et se répandre cette
Foi dans les limites de leurs circonscriptions, se permirent de crucifier son
héraut, de bannir son fondateur et de massacrer ses disciples ?
15. Qu'advint-il de la Turquie et de
la Perse ?
Déjà du vivant de Baha'u'llah et ensuite, pendant le ministère d''Abdu'l-Baha,
les premiers coups d'un châtiment lent mais néanmoins stable et impitoyable
tombèrent tant sur les dirigeants de la maison turque des Ottomans que sur la
dynastie Qajar en Perse - ennemis jurés de cette nouvelle Foi de Dieu. Le sultan
'Abdu'l-'Aziz fut déchu du pouvoir et assassiné peu après que Baha'u'llah ait
été banni d'Andrinople alors que le Shah Nasiri'd-Din succomba aux balles d'un
assassin alors qu''Abdu'l-Baha était incarcéré à la cité-prison d''Akka. Ce
fut cependant réservé à la période formative de la Foi de Dieu - période de
la naissance et de l'apparition de son ordre administratif - dont le déroulement
apporte, comme mentionné dans une communication précédente, un tel tumulte dans
le monde, de connaître non seulement la disparition de ces deux dynasties, mais
aussi l'abolition des deux institutions jumelles que sont le sultanat et le
califat.
Des deux despotes, 'Abdu'l''Aziz était le plus puissant, son rang était le plus
élevé, sa culpabilité la plus grande et c'était lui le plus concerné par les
épreuves et les malheurs du fondateur de notre Foi. Ce fut lui qui, par ses
farmans, bannit Baha'u'llah à trois reprises, et ce fut sur ses terres que la
manifestation de Dieu passa la plupart de ses quarante années de captivité.
Ce fut pendant son règne et pendant celui de son neveu et successeur, 'Abdu'l-Hamid
II, que le centre de l'Alliance de Dieu dut endurer pendant plus de quarante
ans, dans la cité prison d''Akka, une incarcération semée de si nombreux dangers,
humiliations et privations.
Voici les appels lancés au sultan 'Abdu'l-'Aziz par Baha'u'llah : Ecoute
O roi le discours de celui qui dit la vérité, celui qui ne te demande pas de
le récompenser avec les choses que Dieu a choisi de t'accorder, celui qui suit
sans dévier le droit chemin.... Observe O roi, du plus profond de ton coeur
et de tout ton être, les préceptes de Dieu, et ne suis pas les traces de l'oppresseur....
Ne mets pas ta confiance dans tes trésors. Place-la entièrement dans la grâce
de Dieu, ton Seigneur.... Ne transgresse pas les limites de la modération, et
sois juste envers ceux qui te servent.... Place devant tes yeux la balance infaillible
de Dieu et, comme si tu étais en sa présence, pèses-y tes actions chaque jour,
à chaque moment de ta vie. Juge-toi toi-même avant d'être appelé au jugement
le Jour où aucun homme n'aura la force de se tenir debout, par crainte de Dieu,
le Jour où le coeur des insouciants se mettra à trembler.
Dans le Lawh-i-Ra'is, Baha'u'llah prophétise en ces termes : Le jour est
proche où la terre du mystère [Andrinople] et ses alentours changeront et échapperont
des mains du roi; des troubles apparaîtront et la voix des lamentations s'élèvera;
les preuves du mal seront révélées de toutes parts, la confusion s'étendra à
cause de ce que les armées de l'oppression infligèrent à ces captifs. Le cours
des choses changera et la situation évoluera si mal que le sable même des collines
désertées se lamentera, que les arbres sur la montagne pleureront et que le
sang jaillira de tout. Alors tu verras ton peuple dans une grande détresse.
Il a en outre écrit : Bientôt Il vous saisira dans sa violente colère, la
révolte fomentera au milieu de vous et vos territoires seront disloqués. Alors
vous pleurerez et vous lamenterez et vous ne trouverez personne pour vous aider
ou vous secourir.... A plusieurs reprises le malheur vous a frappés et pourtant
vous n'y avez jamais pris garde. L'un d'entre eux fut l'incendie qui dévasta
presque toute la ville [Constantinople] avec les flammes de la justice et sur
lequel furent composés de nombreux poèmes qui affirmèrent que jamais on n'avait
assisté à un tel incendie. Et pourtant vous vous êtes enfoncés dans l'insouciance....
La peste également éclata et vous n'y avez toujours pas pris garde ! Soyez dans
l'expectative cependant car la colère de Dieu est prête à s'abattre sur vous.
Bientôt vous verrez ce qui vous a été envoyé par la Plume de mon commandement.
Dans une autre Tablette, anticipant la chute du sultanat et du califat, il blâme
en ces termes les forces combinées de l'Islam sunnite et chiite : Vos actes
ont humilié le rang exalté du peuple, ont renversé l'étendard de l'Islam et
fait choir son trône puissant.
Enfin, dans le Kitab-i-Aqdas, révélé peu de temps après que Baha'u'llah ait
été banni à 'Akka, il apostrophe ainsi le siège du pouvoir impérial turc : O
lieu situé sur la rive des deux mers ! En vérité c'est sur toi que s'est établi
le trône de la tyrannie et c'est en ton sein que s'est allumé le feu de la haine....
Tu es en réalité imbu d'un orgueil manifeste. Ton apparente splendeur t'a-t-elle
rendu vaniteux ? Par Celui qui est le Seigneur de l'humanité ! Cela bientôt
périra et tes filles, tes veuves et toutes les familles qui vivent en toi se
lamenteront. Ainsi t'informe l'Omniscient, le Très-Sage.
En réalité, dans un passage très remarquable du Lawh-i-Fu'ad où il est fait
mention de la mort du Pasha 'Fu'ad, ministre turc des affaires étrangères, la
chute du sultan lui-même est clairement annoncée : Bientôt nous démettrons
celui qui était comme lui, nous nous emparerons de leur chef qui dirige le pays
et en vérité je suis le Tout-Puissant, l'Irrésistible.
La réaction du sultan à ces mots se rapportant à sa personne, à son empire,
à son trône, à sa capitale et à ses ministres se devine au récit des souffrances
qu'il infligea à Baha'u'llah et dont il est déjà fait mention au début de ces
pages. La disparition de cette splendeur superficielle entourant ce siège
orgueilleux du pouvoir impérial est le sujet que je m'apprête maintenant à traiter.
16. Le funeste destin de la Turquie
impériale
Un processus tenant du cataclysme, l'un des plus remarquables dans l'histoire
moderne, se mit en mouvement dès que Baha'u'llah, prisonnier à Constantinople,
remit à un fonctionnaire turc sa Tablette adressée au sultan 'Abdu'l-'Aziz et
à ses ministres afin qu'elle soit transmise à 'Ali Pasha, le Grand Vizir. Comme
l'affirma ce fonctionnaire et le confirma Nabil dans sa chronique, ce fut cette
Tablette qui affecta si profondément le Vizir qu'il pâlit en la lisant. Ce processus
reçut une nouvelle impulsion après que le Lawh-i-Ra'is fut révélé au lendemain
du bannissement définitif de son auteur d'Andrinople à 'Akka. Inexorablement,
dévastateur et d'une force toujours croissante, il se développa sinistrement,
portant atteinte au prestige de l'empire, démantelant ses territoires, détrônant
ses sultans, renversant leur dynastie, dépouillant et déposant son calife, séparant
sa religion et éteignant sa gloire.
"L'homme malade" de l'Europe, dont l'état avait été diagnostiqué avec assurance
par le Docteur divin et dont l'issue avait été jugée inévitable, fut saisi,
pendant le règne de cinq sultans successifs, tous abâtardis, tous démis, d'une
série de convulsions qui eurent finalement raison de sa vie. La Turquie impériale
qui avait été admise, sous 'Abdu'l-Majid, dans le concert européen et qui était
sortie victorieuse de la Guerre de Crimée, entra, sous son successeur 'Abdu'l-Aziz
dans une période de déclin rapide qui culmina juste après la mort d''Abdu'l-Baha
avec le tragique destin que le jugement de Dieu avait prononcé contre elle.
Des soulèvements en Crète et dans les Balkans marquèrent le règne de ce 32ème
sultan de sa dynastie, un despote à l'esprit niais, à la témérité extrême, à
l'extravagance débridée. La question orientale (?) entra dans une phase critique.
Sa mauvaise administration flagrante fit naître des mouvements qui eurent des
conséquences incalculables sur son royaume alors que ses emprunts continus et
énormes, menant à un état de semi-banqueroute, introduisirent le principe du
contrôle étranger sur les finances de son empire. Une conspiration, menant à
une révolution de palais le démit finalement. Une fatva du mufti dénonça son
incapacité et son extravagance. Il fut assassiné quatre jours plus tard et son
neveu Murad V, à l'esprit détruit par l'alcoolisme et par un long emprisonnement
dans la cage lui succéda. Déclaré stupide, il fut déposé après un règne de trois
mois et c'est le subtil, l'ingénieux, le méfiant et le tyrannique 'Abdu'l-Hamid
qui lui succéda et "s'avéra être le plus mesquin, le plus fourbe, le plus déloyal
et le plus cruel intrigant de la longue dynastie Ottomane".
"Personne ne savait" a-t-on écrit de lui "d'un jour à l'autre qui, d'une favorite
de son harem, d'un eunuque, d'un quelconque derviche fanatique, d'un astrologue
ou d'un espion allait émettre le conseil qui coifferait celui de ses soi-disants
ministres." Les atrocités bulgares annoncèrent le règne noir de ce "grand assassin"
qui fit trembler l'Europe d'horreur et qui fut décrit par Gladstone comme "le
plus vil et le plus noir des crimes connus en ce [XIXème] siècle".
La guerre de 1877-78 accéléra le processus du démembrement de l'empire. Plus
de onze millions de personnes furent libérées du joug turc. Les troupes russes
occupèrent Andrinople. La Serbie, le Monténégro et la Roumanie proclamèrent
leur indépendance. La Bulgarie devint un état auto-géré, tributaire du sultan.
Chypre et l'Egypte furent occupés. Les Français exerçaient un protectorat sur
Tunis. La Roumélie orientale fut cédée à la Bulgarie. Les massacres organisés
des Arméniens, concernant directement ou indirectement cent mille âmes, ne furent
qu'un avant-goût des bains de sang encore plus vastes qui devaient sévir dans
un règne ultérieur. L'Autriche perdit la Bosnie et l'Herzégovine. La Bulgarie
obtint son indépendance. Le mépris universel et la haine d'un souverain abominable,
partagés aussi bien par ses sujets chrétiens que musulmans, culminèrent finalement
en une révolution rapide et générale. Le Comité des jeunes Turcs reçut de l'Islam
Shaykhu'l la condamnation du sultan. Abandonné et sans amis, haï de ses sujets
et méprisé de ses pairs dirigeants, il dut abdiquer et fut fait prisonnier d'état,
mettant ainsi fin à un règne "plus désastreux au niveau des pertes de territoires
immédiates et de la certitude d'en perdre d'autres, plus marquant au niveau
de la détérioration des conditions de ses sujets, que celui de n'importe lequel
de ses vingt-trois autres prédécesseurs abâtardis depuis à la mort de Soliman
le Magnifique."
La fin d'un règne si déshonorant ne fut que le début d'une nouvelle ère qui,
bien que favorablement accueillie au départ, était destinée à connaître l'effondrement
de l'état ottoman délabré et rongé de l'intérieur. Muhammad V, un frère d''Abdu'l-Hamid
II, d'une insignifiance totale, ne réussit pas à améliorer le statut de ses
sujets. Les folies de son gouvernement finirent par sceller le destin tragique
de l'empire. La Guerre de 1914-1918 fournit l'occasion. Des revers militaires
firent émerger les forces qui minaient ses fondations. Alors que l'on se battait
encore, la défection du Shérif de La Mecque et la révolte des provinces arabes
annoncèrent la convulsion qui allait saisir le trône turc. La fuite précipitée
et la destruction complète de l'armée de Jamal Pasha, commandant en chef en
Syrie - lui qui, après son retour triomphant d'Egypte, avait juré de raser la
tombe de Baha'u'llah et de crucifier publiquement le centre de son Alliance
sur une place publique de Constantinople - donnèrent le signal du némésis (de
la vengeance) qui devait s'abattre sur un empire en détresse. Les neuf dixièmes
des grandes armées turques avaient fondu. Un quart de la population totale avait
trouvé la mort dans la guerre, dans la maladie, la famine et les massacres.
Un nouveau dirigeant, Muhammad VI, le dernier des vingt-cinq sultans dégénérés
qui se sont succédés, avait entre-temps succédé à son pitoyable frère. L'édifice
de l'empire tremblait à présent et menaçait de tomber. Mustafa Kamal lui assena
le coup final. La Turquie qui était déjà réduite à un petit état asiatique devint
une république. Le sultan fut déposé, le sultanat Ottoman prit fin, un pouvoir
qui avait été respecté pendant six siècles et demi s'éteignit. Un empire qui
s'était étendu du centre de la Hongrie au Golfe persique et au Soudan, et de
la Mer Caspienne à Oran en Afrique, se réduisait maintenant à une petite république
asiatique. Même Constantinople, honorée après la chute de Byzance comme étant
la splendide métropole de l'Empire romain et devenue capitale du gouvernement
ottoman, fut abandonnée par ses conquérants et dépouillée de son faste et de
sa gloire - un rappel muet de l'ignoble tyrannie qui avait si longtemps entaché
son trône.
Ainsi furent, dans les grandes lignes, les terribles preuves de cette justice
vengeresse qui tourmenta si tragiquement 'Abdu'l-'Aziz, ses successeurs, son
trône et sa dynastie. Que dire du Shah Nasiri'd-Din, l'autre associé de cette
conspiration impériale qui chercha à extirper, racines et branches, la Foi bourgeonnante
de Dieu ? Sa réaction au message divin qui lui fut apporté par le courageux
Badi', la "fierté des martyrs", qui s'était spontanément offert pour cette mission,
fut caractéristique de cette haine implacable qui, tout au long de son règne,
brûla si vivement dans sa poitrine.
17. Le châtiment divin de la Dynastie
Qajar
L'Empereur français avait, cela fut rapporté, lancé au loin la Tablette de Baha'u'llah
et ordonné à son ministre, Baha'u'llah lui-même l'affirme, d'envoyer à son auteur
une réponse irrespectueuse. Le grand Vizir d''Abdu'l-'Aziz, tient-on de source
sûre, pâlit à la lecture du message adressé à son maître impérial et à ses ministres
et fit le commentaire suivant : "C'est comme si le roi des rois envoyait ses
ordres au plus humble de ses rois vassaux et lui dictait sa conduite !" On dit
que la Reine Victoria fit la remarque suivante à la lecture de la Tablette révélée
pour elle : "Si cela vient de Dieu, cela durera; si tel n'est pas le cas, cela
ne peut faire aucun mal." Poussé par les théologiens, ce fut cependant le Shah
Nasiri'd-Din qui assouvit sa vengeance sur quelqu'un qu'il ne pouvait plus personnellement
châtier, en faisant arrêter son messager, un garçon de dix-sept ans environ,
en le chargeant de chaînes, en lui faisant subir le supplice du chevalet, et
en le mettant finalement à mort.
A ce souverain despotique, qu'il appela lui-même prince des oppresseurs
et dont il dit qu'il serait bientôt devenu un objet de leçon pour le monde,
Baha'u'llah avait écrit : Regarde ce jeune, o roi, avec les yeux de la justice;
juge alors avec vérité ce qui lui est arrivé. D'une vérité, Dieu a fait de toi
une ombre parmi les hommes et le signe de sa puissance pour tous ceux qui vivent
sur terre. Et aussi : O roi ! Si tu penchais l'oreille au crissement
de la Plume de gloire et au roucoulement de la Colombe de l'éternité, ... tu
atteindrais un rang d'où tu ne verrais dans le monde de l'existence que l'éclat
de l'Adoré et où tu considérerais ta souveraineté comme la plus méprisable de
tes possessions, l'abandonnant à quiconque la désirerait et tournant ton visage
vers l'horizon embrasé de la lumière de sa face. Et aussi : Nous aimerions
espérer cependant que sa majesté le Shah examinera elle-même ces affaires et
qu'elle apportera l'espoir aux coeurs. Ce que nous t'avons soumis, c'est en
réalité pour ton plus grand bien.
Cet espoir cependant ne fut jamais rencontré. Il fut en fait brisé par un règne
qui débuta avec l'exécution du Bab et l'emprisonnement de Baha'u'llah dans le
Siyah-Chal de Téhéran, par un souverain maintes fois à l'origine des bannissements
successifs de Baha'u'llah, et par une dynastie souillée par le massacre de plus
de vingt mille de ses disciples. L'assassinat dramatique du Shah, l'ignoble
règne des derniers souverains de la maison des Qajar, et l'extinction de cette
dynastie, furent des exemples remarquables du châtiment divin que ces horribles
atrocités avaient provoqué.
Les Qajar, membres de la tribu étrangère turcomane, avaient en fait usurpé le
trône de la Perse. Aqa Muhammad Khan, l'eunuque du Shah et fondateur de la dynastie,
était un tyran si effroyable, avare et assoiffé de sang que sa mémoire est la
plus détestée et la plus universellement haïe de Perse. Le rapport de son règne
et de celui de ses successeurs immédiats est un rapport de vandalisme, de guerre
civile, de chefs de clans rebelles et récalcitrants, de brigandage et d'oppression
médiévale, alors que les annales du règne du dernier des Qajar sont marquées
par la stagnation de la nation, l'analphabétisme de la population, la corruption
et l'incompétence du gouvernement, les scandaleuses intrigues de la cour, la
décadence des princes, l'irresponsabilité et l'extravagance du souverain et
sa subordination abjecte à un ordre clérical connu pour sa déchéance.
Le successeur d'Aqa Muhammad Khan, le Shah Fath-'Ali, obnubilé par les femmes
et prolifique (?) (uxorieux et philo-progénitif), appelé le "Darius de l'époque",
était un grigou futile, arrogant et sans scrupules, connu pour le grand nombre
de ses épouses et concubines, qui s'élevait à plus de mille, pour sa progéniture
incalculable et pour les désastres que son règne apporta dans son pays. Ce fut
lui qui ordonna que son vizir, à qui il devait son trône, soit jeté dans un
chaudron d'huile bouillante.
Quant à son successeur, le fanatique Shah Muhammad, un de ses premiers actes,
catégoriquement condamné par la plume de Baha'u'llah, fut d'ordonner d'étrangler
son premier ministre, l'illustre Qa'im-Maqam, immortalisé par la même plume
comme étant le prince de la cité de l'art de gouverner et de l'accomplissement
littéraire, et de le remplacer par ce grossier, par cette fieffée fripouille
de Haji Mirza Aqasi qui amena le pays au bord de la banqueroute et de la révolution.
Ce fut ce même Shah qui refusa de parler avec le Bab et l'emprisonna à Adhirbayjan
et qui, à l'âge de quarante ans, fut affligé de toute une série de maladies
auxquelles il succomba, précipitant le funeste destin prédit dans ces mots tirés
du Qayyum-i-Asma : Je jure par Dieu, O Shah ! Si tu fais preuve de haine
envers celui qui est son souvenir, Dieu te condamnera, au jour du jugement dernier,
aux feux de l'enfer, devant les rois, et tu ne trouveras aucun secours en ce
jour, en toute vérité, si ce n'est de Dieu, l'Exalté.
Le Shah Nasiri'd-Din, un monarque égoïste, capricieux et arrogant, succéda au
trône et resta, pendant un demi siècle, seul juge de ce qu'il advenait de ce
malheureux pays. Un obscurantisme désastreux, une administration chaotique dans
les provinces, la désorganisation des finances du royaume, les intrigues, l'esprit
de vengeance et la débauche de courtisans gavés et avides bourdonnant et pullulant
autour de son trône, son propre despotisme qui aurait été encore plus cruel
et sauvage si ce n'étaient la crainte de l'opinion publique européenne et le
désir d'être bien considéré dans les capitales occidentales, voilà les traits
saillants du règne sanglant de celui qui se nommait lui-même "chemin du ciel"
et "refuge de l'univers".
Une triple obscurité faite de chaos, de banqueroute et d'oppression enveloppa
le pays. Son propre assassinat fut le premier mauvais présage de la révolution
qui devait réduire les prérogatives de son fils et successeur, déposer les deux
derniers monarques de la maison des Qajar et éteindre leur dynastie. A la veille
de son jubilé qui devait inaugurer une nouvelle époque et dont la célébration
avait été minutieusement préparée, il tomba dans le mausolée du Shah 'Abdu'l-'Azim,
victime du pistolet d'un assassin, son corps étant ramené dans son capitole,
soutenu dans l'attelage royal face à son grand vizir afin de retarder la nouvelle
de son meurtre.
Un témoin oculaire de la cérémonie et de son assassinat écrit : "On murmurait
que le jour de la célébration du Shah serait le plus grand dans l'histoire de
la Perse.... Les prisonniers seraient libérés sans conditions et une amnistie
générale serait proclamée; les paysans seraient exemptés de taxes pendant au
moins deux ans,... les pauvres seraient nourris pendant des mois. Les ministres
et les fonctionnaires étaient déjà en train d'intriguer pour obtenir des honneurs
et une pension de la part du Shah. Les mausolées et les lieux sacrés devaient
ouvrir leurs portes à tous les voyageurs et pèlerins, et les siyyids et les
mullas prenaient des remèdes contre la toux afin de s'éclaircir la gorge pour
chanter et célébrer les louanges du Shah de leur tribune. Les mosquées furent
balayées et préparées pour des réunions générales et des prières publiques au
nom du souverain....
On élargit les fontaines sacrées pour qu'elles puissent contenir plus d'eau
bénie, et les autorités légitimes avaient prévu que de nombreux miracles s'accompliraient
le jour du jubilé, grâce à ces fontaines.... Le Shah avait déclaré... qu'il
renoncerait à ses prérogatives de despote et se proclamerait "père majestueux
de tous les Persans." L'autorité communale devait relâcher sa surveillance vigilante.
On ne prendrait aucun renseignement sur les étrangers qui se hâteraient vers
les caravansérails et la population serait libre d'errer dans les rues pendant
la nuit entière." Même les grands mujtahids, d'après ce qui avait été dit au
même témoin oculaire, "avaient décidé pour le moment de suspendre la persécution
des Babis et des autres infidèles."
Ainsi tomba un des règnes qui restera pour toujours associé au crime le plus
odieux dans l'histoire - le martyre de celui que la manifestation suprême de
Dieu proclama comme le Point autour duquel gravitent les réalités des prophètes
et des messagers. Dans une Tablette où la plume de Baha'u'llah le condamne,
nous lisons : Parmi eux [les rois de la terre] se trouve le roi de Perse
qui suspendit celui qui est le temple de la Cause [le Bab] et le mit à mort
avec tant de cruauté que toutes les choses créées, les habitants du Paradis
et le concours des cieux pleurèrent pour lui. Il massacra en outre certain de
nos frères, pilla nos propriétés et fit nos familles prisonnières aux mains
des oppresseurs. Il m'emprisonna à plusieurs reprises. Par Dieu, le Véritable
! Personne ne peut rendre compte de ce qui m'est arrivé en prison si ce n'est
Dieu, le Juge, l'Omniscient, le Tout-Puissant. Ensuite il me bannit de mon pays,
moi et ma famille, et nous sommes alors arrivés en Irak avec une peine évidente.
Nous restâmes là jusqu'au moment où le roi des Roums [le sultan de Turquie]
s'éleva contre nous et nous appela au siège de sa souveraineté. Lorsque nous
y arrivâmes, nous fûmes submergés par ce qui fit se réjouir le roi de Perse.
Plus tard nous entrâmes dans cette prison où les mains de nos aimés furent arrachées
du bord de notre robe. C'est ainsi que nous fûmes traité !
Les jours de la dynastie Qajar étaient à présent comptés. La torpeur dans laquelle
se trouvait la conscience nationale s'était évanouie. Le règne du successeur
du Shah Nasiri'd-Din, le Shah Muzaffari'd-Din, créature faible et timide, prodigue
et dépensier avec ses courtisans, conduisit le pays sur la grand route de la
ruine. Le mouvement favorable à une constitution qui limiterait les prérogatives
du souverain prit de l'ampleur et culmina avec la signature de la constitution
par le Shah agonisant, qui mourut quelques jours plus tard. Le Shah Muhammad-'Ali,
un despote de la pire espèce, sans principe et avare, succéda sur le trône.
Hostile à la constitution, il provoqua une révolution, par son action expéditive
consistant à bombarder le Baharistan où l'assemblée se réunissait, qui entraîna
sa déposition imposée par les nationalistes. Acceptant, après de nombreuses
palabres, une pension confortable, il s'enfuit lâchement en Russie.
L'enfant-roi, le Shah Ahmad, qui lui succéda était une nullité, peu soucieux
de ses devoirs. Les besoins criants de son pays continuèrent à être ignorés.
L'anarchie croissante, l'incapacité du gouvernement central, l'état des finances
nationales, la détérioration progressive de la situation générale du pays pratiquement
abandonné par un souverain qui préférait les amusements et les frivolités de
la vie de société dans les capitales européennes à la prise en charge des responsabilités
sévères et urgentes que réclamait la situation de son pays, sonna le glas d'une
dynastie qui, c'était le sentiment général, avait perdu la couronne. Alors qu'il
était à l'étranger, pendant une de ses visites périodiques, le parlement le
déposa et proclama la fin de sa dynastie qui avait occupé le trône de Perse
pendant cent trente ans, dont les dirigeants prétendaient être rien de moins
que les descendants de Japhet, fils de Noah, et dont les différents monarques,
à une exception près, furent soit assassinés, soit déposés, ou terrassés par
une maladie mortelle.
Leur innombrable progéniture, véritable "ruche à princes", "race de frelons
royaux", représentait une disgrâce et une menace pour leurs concitoyens. Maintenant
cependant, ces malheureux descendants d'une maison déchue, privés de tout pouvoir,
réduits pour certain à la mendicité, montrent clairement dans leur détresse
les conséquences qu'ont eues les abominations perpétrées par leurs aïeux. Gonflant
les rangs des infortunés rejetons de la maison ottomane, des souverains des
dynasties des Romanov, des Hohenzollern et des Habsbourg et de la dynastie napoléonienne,
ils sillonnent la surface de la terre, à peine conscients des forces qui ont
provoqué une si tragique révolution dans leur vie et qui ont si puissamment
contribué à leur situation actuelle.
Les petits-fils du Shah Nasiri'd-Din et du Sultan 'Abdu'l-'Aziz se sont déjà
tournés, dans leur incapacité et leur destitution, vers le Centre mondial de
la Foi de Baha'u'llah et ont recherché respectivement une aide politique et
une assistance financière. En ce qui concerne la première demande, leur requête
fut immédiatement et fermement rejetée, alors que, pour la seconde, l'aide fut
offerte sans aucune hésitation.
18. La destinée déclinante de la royauté
Et lorsque nous examinons, dans d'autres domaines, la destinée déclinante de
la royauté, que ce soit pendant les années juste avant la Grande Guerre ou après,
lorsque nous contemplons le sort qui fut réservé à l'Empire de Chine, aux monarchies
portugaise et espagnole, et, plus récemment, les vicissitudes qu'ont connu et
que connaissent encore les souverains de Norvège, du Danemark et de Hollande,
lorsque nous voyons l'impuissance de leurs homologues souverains, lorsque nous
observons la crainte et le tremblement qui ont saisi leur trône, on ne peut
que mettre en rapport leur situation avec les passages d'ouverture du Suriy-i-Muluk
que je me sens poussé à citer une seconde fois, en raison de leur signification
capitale :
Craignez Dieu, O rassemblement de rois, et ne souffrez pas d'être privés de
cette grâce très sublime.... Tournez votre coeur vers la face de Dieu, abandonnez
ce que vos désirs vous ont ordonné de suivre et ne soyez pas parmi ceux qui
périssent.... Vous n'avez pas examiné sa Cause [du Bab] lorsque cela aurait
mieux valu pour vous que tout ce sur quoi le soleil luit, si seulement vous
le perceviez.... Prenez garde de ne plus être dorénavant nonchalants comme vous
l'avez été jusqu'à présent.... Ma face s'est dévoilée et a brillé sur tout ce
qui est dans le ciel et sur terre, et pourtant, vous ne vous êtes pas tournés
vers Lui.... Alors levez-vous... et réparez ce qui vous a échappé.... Si vous
ne prêtez pas attention aux conseils que nous avons révélés dans cette Tablette,
dans un langage sans pareil et sans équivoque, le châtiment divin s'abattra
sur vous de partout et sa justice vous condamnera.... Vingt années se sont écoulées
O rois pendant lesquelles, chaque jour, nous avons goûté aux douleurs d'une
nouvelle épreuve.... Bien que conscients de notre sort, vous n'avez pas cependant
arrêté la main de l'agresseur. Car n'est-il pas de votre devoir d'empêcher la
tyrannie de l'oppresseur et d'agir équitablement envers vos sujets afin de démontrer
votre sens aigu de la justice à toute l'humanité?
Peu étonnant que Baha'u'llah, en raison du traitement que lui infligèrent les
souverains de la terre, ait écrit ces mots, déjà cités : Le pouvoir a été
ravi à deux classes : aux rois et aux ecclésiastiques. Il va même plus loin
et affirme dans sa Tablette adressée à Shaykh Salman : Un des signes de maturité
du monde est que personne n'accepte de porter le poids de la royauté. Personne
ne voudra en supporter seul le poids. Ce jour sera le jour où la sagesse se
manifestera dans l'humanité. Ce n'est que pour proclamer la Cause de Dieu et
répandre au loin sa Foi que quelqu'un acceptera ce lourd fardeau. Heureux celui
qui, par amour pour Dieu et sa Cause, et dans le but de proclamer sa Foi, s'exposera
à ce grand danger et acceptera ce lourd travail et ce tourment.